vendredi 1 juillet 2022

L'abécédaire du Viking: O comme... Osborne

(Photo gracieuseté Cuneiform Records). 

Le premier article que j'ai publié sur ce blogue en 2008 était un court portrait (assorti de deux chroniques de disques) du saxophoniste Mike Osborne. J'ai eu envie dans ce nouveau texte (réalisé en prévision d'une nouvelle série de portraits plus courts que mes diffusions précédentes, série que j'ai baptisée L'Abécédaire du Viking) de parler à nouveau de ce saxo alto que j'ai découvert à l'époque où j'explorais le jazz britannique des années 1960 et 70, scène particulièrement riche au sein de laquelle Osborne s'était illustré, dans les groupes de Mike Westbrook et John Surman, dans le Brotherhood of Breath et Isipingo, mais aussi dans S.O.S. et avec son propre trio: 

Un extrait de la pièce Ist par le trio de Mike Osborne, tirée de Border Crossing (1974). 
Mike Osborne (saxo alto), Harry Miller (contrebasse), Louis Moholo (batterie). 

Le jazz britannique a connu plusieurs périodes fécondes, depuis le passage de l’Original Dixieland Jazz Band en 1919-20 jusqu’à la nouvelle génération des Shabaka Hutchings, Nubya Garcia et autres Alexander Hawkins. On pense bien sûr à l’immédiat après-guerre, avec le jazz "Trad" des Humphrey Lyttelton, Ken Colyer ou Chris Barber, mais le véritable âge d’or du jazz au Royaume Uni s’étend sans doute entre le milieu des années 1960 et le début des années 1980, un moment où le jazz moderne éclate dans plusieurs directions, entre les boppers du Ronnie Scott’s Club comme Tubby Hayes ou Stan Tracey, les big bands éclatés de Mike Wesbrook, Michael Gibbs et Chris McGregor, les styles métissés des exilés sud-africains et caribéens comme les Blue Notes, Joe Harriott ou Harry Beckett, le jazz-rock et fusion de Soft Machine, Nucleus et du Keith Tippett Group, et l’émergence de la nouvelle musique improvisée prolongeant le free jazz, avec les Derek Bailey, Evan Parker ou encore Eddie Prévost et AMM. Au centre de tous ces chemins du nouveau jazz britannique, on trouve un nombre de musiciens qui pouvaient naviguer entre ces différentes scènes, apportant une fraîcheur certaine qui transparaît dans les enregistrements de cette époque encore aujourd’hui, et l’amateur cherchera avec fébrilité sur les disques des années 1960, 70 et 80 les noms de Kenny Wheeler, John Surman, Alan Skidmore, Dudu Pukwana ou Louis Moholo. Le musicien qui, par son style bouillant, représentait peut-être le mieux cette intersection dynamique des différents courants du jazz en sol anglais était probablement le saxophoniste Mike Osborne, dont la carrière correspond à peu près exactement à cet âge d’or des années 1960 à 1980, avant d'être interrompue par la maladie qui allait le tenir éloigné de la scène pendant un quart de siècle. 

John Surman et Mike Osborne (photo gracieuseté Cuneiform Records). 

Né à Hereford dans l’Ouest de l’Angleterre en 1941, Mike Osborne (surnommé Ossie) étudie la clarinette à la Guildhall School of Music à Londres avant de rejoindre à 21 ans un des premiers groupes de Mike Westbrook; avec John Surman, le jeune saxo alto appartient au noyau autour duquel est construit le Concert Band de Westbrook, avec lequel Osborne est d’abord remarqué comme soliste sur les albums que le pianiste dirige et écrit pour l’étiquette Deram : Celebration (1967), Release (1968), les deux volumes de son œuvre anti-guerre Marching Song (1969) et Love Songs (1970). Ses solos sur Lover Man (tiré de Release) ou encore Ballad (tiré de Marching Song) sont caractéristiques de son style, inspiré de Jackie McLean et Ornette Coleman mais avec une sonorité et un phrasé très personnels et reconnaissables entre tous. Mais s’il fait merveille sur les ballades, son jeu incendiaire est aussi bien représenté sur des tempi plus rapides, comme sur cet extrait d’un album du trompettiste Harry Beckett :

Le solo de Mike Osborne sur Scarlet Mine, pièce de Harry Beckett tirée de son album Flare Up (1970). 
Harry Beckett (trompette), Frank Ricotti (vibraphone), Chris Laurence (contrebasse), John Webb (batterie). 

En plus de Beckett, Osborne collabore sur disque dans les années 68-72 avec à peu près tout ce que le jazz britannique compte de nouvelles têtes : Surman bien sûr, mais aussi Alan Skidmore, Michael Gibbs, le Brotherhood of Breath de Chris McGregor, la première mouture du London Jazz Composer's Orchestra de Barry Guy ou la chanteuse Norma Winstone, en plus de quelques figures plus obscures comme le trompettiste Ric Colbeck ou le batteur Selwyn Lissack. Son premier album, Outback, est enregistré et paru en 1970; il y était rejoint par Beckett, McGregor, et un tandem rythmique qui fait alors avec le saxophoniste les belles soirées du Peanuts Club dans Bishopsgate à Londres, Harry Miller (contrebasse) et Louis Moholo (batterie). C’est avec ces deux exilés sud-africains, piliers du Brotherhood of Breath, que Osborne va collaborer pendant une bonne partie des années 1970, au Peanuts Club (où est enregistré Border Crossing en 1974) mais aussi dans des festivals européens (par exemple celui de Willisau en Suisse en 1975, passage documenté sur All Night Long). Les deux disques du trio étaient parus sur l’étiquette de Miller, Ogun, et présentent sans doute Osborne au sommet de son art, livrant ses thèmes répétitifs ou incantatoires avec une intensité dédoublée, soutenu par une rythmique constamment en mouvement. 

S.O.S.: John Surman, Alan Skidmore, Mike Osborne, octobre 1973 (photo: Fin Costello/Redferns)

C’est aussi à cette époque que Osborne forme avec deux autres anciens de chez Mike Westbrook un trio de saxophones baptisé S.O.S. (des initiales des trois membres : Surman, Osborne, Skidmore); les trois avaient évidemment souvent collaboré, notamment sur une session de Osborne de 1972 parue seulement en CD en 1995 sous le titre de Shapes; mais la nouveauté de SOS était alors de se passer de section rythmique (bien que Skidmore passe derrière la batterie pour certaines pièces) et d’intégrer les synthétiseurs, que Surman avait commencer à utiliser quelques années auparavant (pour l'album Westering Home). Le trio crée en 1974 le ballet Sablier Prison pour la chorégraphe Carolyn Carlson à l’Opéra de Paris; l’année suivante paraît un album, toujours sur Ogun. Une autre collaboration, cette fois en duo avec le pianiste Stan Tracey, donne naissance à deux disques: Original (en 1972) et Tandem (enregistré au festival de Bracknell en 1976). 

Pochette de l'album Marcel's Muse par le quintette de Mike Osborne (1977). 

Mais la santé mentale de Mike Osborne se dégrade de plus en plus à cette époque, et ses apparitions et collaborations s’espacent: il est encore remarqué au sein du groupe de Harry Miller, Isipingo, entre 1975 et 1977, et dans la mouture 1977 du Brotherhood of Breath; il fait paraître un album en quintette (toujours sur Ogun) la même année, Marcel’s Muse, avec Miller, le trompettiste Marc Charig et le batteur néerlandais Peter Nykuruj. Deux ans plus tard, il fait partie du trio de John Stevens (avec le contrebassiste Paul Rogers), un projet relativement conventionnel que le batteur et principal animateur du Spontaneous Music Ensemble mène au club The Plough à Londres. Osborne continue d’être actif jusqu’en 1982, mais la paranoïa et la schizophrénie ont finalement raison de sa santé mentale. Il se retire à Hereford, sa ville d’origine, où il sera pris en charge par différentes institutions durant les 25 prochaines années; atteint d’un cancer du poumon, il y décède en 2007, à l’âge de 65 ans. 

Mike Osborne en 2006 (photo: Andrey Henkin). 

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Louis Moholo, Harry Miller et Mike Osborne (photo: Andreas Raggenbass). 

Après sa disparition, nombre de parutions sur CD ajouteront à son héritage enregistré, évidemment peu fourni jusqu’alors. En 2008, par exemple, Ogun réédite en CD All Night Long, peut-être son meilleur album, et l’étiquette canadienne Reel Recordings, spécialisée dans les bandes inédites de jazz britannique de cette période, fait paraître Force of Nature, document précieux des dernières années d’activité du saxophoniste, qu’on entend diriger deux quartettes en 1980 et 1981, où son principal interlocuteur est un vieux comparse du Concert Band de Mike Wesbrook, le trompettiste Dave Holdsworth. Depuis sont parus The Birmingham Jazz Concert, sur Cadillac (un trio de 1976); un double CD de sessions inédites du trio S.O.S. sur le label Cuneiform, baptisé Looking for the Next One; une collection de bandes de 1970 (avec le trio Miller-Moholo) et de 1966 (avec John Surman) sur le CD Dawn (lui aussi sur Cuneiform); un long duo inédit avec Stan Tracey sur Live at Wigmore Hall, 1974 (sur Cadillac); et enfin un album numérique sur l’étiquette Jazz In Britain qui offre quelques extraits de l’époque du Peanuts Club vers 1975-76. On le retrouve aussi avec John Surman sur deux inédits de ce dernier parus sur Cuneiform : Way Back When, une session de 1969 qui avait fait l’objet d’un pressage test mais qui n’avait finalement jamais atteint l’état d’album; et une apparition la même année à la télévision nord-allemande, la NDR, sur Flashpoint, qui offre aussi la session complète en DVD, dont je tire ces précieuses images de Mike Osborne sur lesquelles je vais terminer ce court portrait. 

Le solo de Mike Osborne sur Mayflower de John Surman, tiré de Flashpoint: NDR Jazz Workshop, avril 1969. 
Fritz Pauer (piano), Harry Miller (contrebasse), Alan Jackson (batterie). 

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