On peut étudier un courant musical pendant des années, sonder
ses origines, recouper les différentes collaborations de ses principaux acteurs,
tenter de trouver leurs influences, leurs prédécesseurs; il y aura toujours un
détail, quelque outsider iconoclaste qui échappera à notre vigilance, et le
musicien dont je vous parlerai aujourd’hui dans ce nouveau portrait (ou plus exactement son groupe, son
quartette) est exactement ce personnage qui est longtemps (et jusqu’à
relativement récemment) passé sous mon radar dans mon exploration des origines de la musique improvisée européenne.
Prehn c’est donc Tom Prehn, un pianiste
danois né en 1938. Fils d’un violoncelliste devenu chef d’orchestre, compositeur et enseignant au conservatoire de musique, étudiant au conservatoire lui-même, Tom Prehn est venu au jazz sous l’influence de
son demi-frère, le guitariste Ulrik Neumann. Le jazz danois était alors
évidemment sous forte influence américaine, et de nombreux musiciens locaux
avaient aussi dû faire carrière dans la musique populaire, dont Neumann lui-même,
Mais lorsque Prehn transforme
son trio de jeunesse avec le contrebassiste Poul Ehlers (Tom’s Trio) en
quartette, c’est vers une tout autre direction qu’il va se tourner, vers le
free jazz, ce qui peut sembler surprenant vu son relatif éloignement de ce qui
est inévitablement le centre culturel du pays, Copenhague, là où on pouvait
entendre dans les clubs les courants les plus modernes du jazz et où surgiront
bientôt quelques figures de l’avant-garde, notamment le
Contemporary Jazz Quartet/Quintet de Hugh Steinmetz et Franz Beckerlee ou le
groupe Cadentia Nova Danica. Mais Prehn restera plutôt à Aarhus, sur la côte
Est de la péninsule du Jutland, ville où il avait étudié au conservatoire; avec
Ehlers et le saxophoniste Fritz Krogh, recruté au
sein du sextette Jazzminerne (ou les mineurs du jazz, probablement un nom
inspiré des Jazz Messengers de Art Blakey), plus le batteur Finn Slumstrup,
Prehn se tourne dès 1962-63 vers l’improvisation totale. Le saxophoniste se souvient par exemple :
Nous jouions du bebop assez
ordinaire, mais un jour quelque chose d’assez étrange s’est produit : au
milieu de Green Dolphin Street nous avons soudainement abandonné complètement
le rythme et nous avons commencé à jouer free. Je n’ai aucune idée d’où c’est
venu; je n’avais pas de table tournante, je n’écoutais pas de disques, mais je
sais que Tom avait écouté le pianiste Cecil Taylor. Moi j’avais entendu
Coltrane, mais c’était l’époque Kind of Blue; d’une certaine façon notre
musique est née d’elle-même : on a dit que nous étions plus européens qu’américains.
Nous avons probablement été inspirés par le minimalisme de la musique moderne :
Poul et Tom venaient tous deux du conservatoire…
Un autre étudiant du conservatoire à cette époque est le saxophoniste John Tchicai, le plus célèbre représentant du
free jazz danois, qui allait bientôt rejoindre New York et collaborer avec certaines des figures
marquantes de la nouvelle musique : Don Cherry, Archie Shepp, Albert Ayler,
le New York Art Quartet et John Coltrane. Pas très loin, au Café Montmartre à
Copenhague, se produisent en 1962 Albert Ayler et le
trio de Cecil Taylor; mais Prehn ne cherche pas vraiment à copier ces
pionniers de la musique libre; il dit par exemple :
Dans l’art, et spécifiquement dans
une musique improvisée comme le jazz, la présence d’une expression originale,
personnelle, est un élément essentiel. Au Danemark, le jazz a toujours été encombré
d’épigones accompagnés d’un fort complexe d’infériorité. Vous n’êtes pas
vraiment reconnu avant d’avoir trouvé quel artiste américain copier. C’est
quelque chose à combattre pour un musicien danois, mais ça peut aussi tourner à
votre avantage. Le style de piano de Cecil Taylor était tellement puissant que
je devais absolument l’éviter.
Mais il ajoute aussi :
Il a prouvé qu’il était
possible de jouer du free jazz sans aller directement puiser dans la tradition
afro-américaine. Il nous a ainsi offert la possibilité d’une certaine liberté.
Heureusement, il aurait aussi été impossible de le copier.
Dès octobre 1963, le quartette enregistre
deux faces pour le label Sonet, qui devait publier le disque, dont le titre
aurait été Axiom. Mais lorsque l’édition et la masterisation sont
complétées, les musiciens reçoivent les pressages-tests et sentent que leur
musique a déjà vieilli; ils hésitent à donner le go au label, et celui-ci
s’impatientant, l’album n’est finalement pas publié : il faudra attendre 2015 pour que les improvisations du
groupe soient révélées au grand public, sur étiquette Corbett vs. Dempsey.
Cette bande, disais-je, avait été enregistrée en août 1964; le mois suivant, en septembre, le quartette assure la première partie d’un concert de Albert Ayler («nous n’avons joué que du tout nouveau jazz», se souvient Prehn). La seconde bande du groupe publiée sur le CD paru l’an dernier date pour sa part de janvier 1965 et contient quatre parties baptisées Solhverv, le mot danois pour «solstice» (probablement d’hiver puisque la session date de janvier); la quatrième pièce sur cette bande avait été soit amputée, soit accélérée sans que Prehn se souvienne comment ou pourquoi. La session semble avoir trouvé le quartette dans une phase intense de recherches sonores: couché sous le piano, projetant le son directement sur les cordes de l’instrument, Fritz Krogh produit des sonorités surprenantes, et le groupe explore des timbres et des textures extrêmement variées; sur ce qui seraient les deuxième et quatrième «mouvements» par exemple, Krogh utilise abondamment les bruits de clés de son instrument rapproché au plus près du microphone pour créer un effet percussif et résonnant.
C’est aussi à cette époque que Prehn, avec Poul Ehlers et l’artiste visuel Mogens Gissel, crée le personnage de Kosmo, héros de bandes dessinées qui ne sont pas sans rappeler Quino, mais dans un style humoristique plus proche du nonsense, et sans paroles. Le quartette se passait d’ailleurs généralement de la parole dans ses performances, qui étaient apparemment plus prisées par les habitués des happenings dans les galeries et les salles de concert que des amateurs habitués aux cabarets enfumés où on entendait plus volontiers les groupes de jazz à cette époque (ce que fait remarquer Prehn); on entend aussi le groupe à la radio et à la télévision nationale dès 1966, l’année dont est tirée une pièce publiée en bonus sur Axiom, une pièce baptisée Percussive Anticipations, dont le titre souligne le rôle du batteur Finn Slumstrup, qui allait bientôt quitter le groupe pour se consacrer à l'enseignement.
Mais l’environnement le plus habituel pour le quartette à cette époque est le centre culturel situé au numéro 58 de Vestergade à Aarhus, baptisé Musikernes Hus (ou la Maison des Musiciens), installé dans un immeuble du 18e siècle. À l’été 1966, Preben Vang remplace Slumstrup à la batterie, et ce sera lui qui apparaîtra sur le seul disque du quartette paru à l’époque, baptisé simplement Tom Prehn Kvartet sur un label appelé V 58, en référence à l'adresse de la Musikernes Hus, et dont ce fut la seule publication (le disque avait cependant été enregistré à Copenhague). Évidemment extrêmement rare, l’album fut d’abord repris en CD par Atavistic en 2001 dans la série Unheard Music, sous la recommandation enthousiaste de Mats Gustafsson (dont on connaît la réputation de collectionneur de raretés et qui allait rédiger plus tard les notes dithyrambiques de Centrifuga & Solhverv), puis a fait l’objet d’une réédition limitée en vinyle en 2016. Les pièces de l’album suivent des structures un peu plus établies que les œuvres précédentes du quartette; à partir de 1966, dit Prehn : «Le quatuor a conservé ses moments d’improvisation spontanée, mais en même temps la musique est devenue un peu plus organisée. Composée si vous voulez. Chiffrée. Ouverte.» Sur le disque de 1967 par exemple, avec l’utilisation du vieux thème L’Homme Armé (abondamment utilisé par les compositeurs de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance), Prehn inscrit sa musique fermement au sein des traditions européennes.
C’est en février 1967 qu’avait été enregistrée cette variation sur un vieux thème médiéval cher à Dufay, Ockeghem, Josquin et Palestrina. L’année suivante, sous l’influence d’un nouveau membre occasionnel puis permanent, Jens Wilhelm (plus connu au Danemark sous son seul surnom de ‘Fuzzy’), le quartette va s’engager de plus en plus dans des performances se réclamant du happening, par exemple un concert de 1968 qui durait toute une nuit, éclaté en plusieurs scènes situées dans le même bâtiment, une performance à laquelle avait participé David Tudor, entre autres; pour la télévision, ils créent également un ballet de l’acteur Torben Jetsmark. Fritz Krogh se souvient que Prehn était à cette époque intéressé à la fusion entre les arts; le saxophoniste dit par exemple à propos de ce ballet : «C’était tout simplement l’une des choses les plus drôles que j’ai jamais vécues; souvenirs d’une époque où les grands médias n’avaient pas peur de diffuser des émissions pointues aux heures de grande écoute!». Le quartette allait rester actif tout au long des années 1970, apparaissant par exemple en 1970 même à l’Automne de Varsovie, où ils sont invités par le compositeur Witold Lutoslawski; mais le groupe vit des mutations : Poul Ehlers quitte en 1968 pour le milieu plus lucratif du rock et de la pop – c’est Finn Sigfusson qui prendra sa place; Fritz Krogh se consacre de plus en plus à sa carrière de technicien en informatique – il sera remplacé éventuellement par Holger Laumann; Tom Prehn lui-même devait concentrer ses énergies au début des années 1970 au service de la chanteuse pop Birgit Lystager, pour qui il écrit et dirige deux albums. Il décrit le tournant pris par le groupe à cette époque :
Après 1970, notre jazz n’était
plus un but en lui-même. Sur la scène, pour les concerts, le jazz de l’époque
était notre guide pour la trame du moment. Le liant de cette trame. Le groupe de 1967 était un groupe de jazz pur, même s’il
dépendait au départ de la scène même de ces concerts classiques, de ces
conventions maniérées contre lesquelles nous nous élevions alors, avec toutes
les protestations et la soif de liberté qui caractérisait notre son même. Mais
nous en avions aussi après la soumission de la scène du jazz danois aux vieilles
cadences du jazz afro-américain. Notre son même était notre message pour ainsi
dire. En musique, un message est toujours mieux véhiculé s’il vit dans une
seule note et grandit avec la suivante.
Mais le moment du quartette était passé, et si Ehlers et Krogh sont tous deux revenus au jazz éventuellement,
la disparition du batteur Preben Vang à la fin des années 1980 sonne la
véritable fin du groupe. Tom Prehn, lui,
enseigne au conservatoire et continue de composer, notamment un cycle de
chansons sur des paroles de l’écrivain Svend Åge
Madsen, Genever, et une pièce de chambre dans la mouvance Third Stream
inspirée d’un séjour à Nairobi, Ngorongoro. Il collabore aussi avec l’autrice
italienne Paulina Olsen. Passionné d’archéologie et de mythologie antique, il
réalise en 2006 une suite dédiée à la déesse Diane baptisée DI’ aux claviers
et en duo avec le batteur Erik Frandsen. Prehn laisse aussi des traces sur le
web avec un site en forme de longue entrevue (pour qui saisit les nuances du
danois dans le texte) et avec une chaîne YouTube où
apparaissent quelques improvisations récentes et quelque peu atmosphériques sur
des montages des bandes de son personnage des années 1960, Kosmo; les films
sont crédités à un Jonathan Prehn, les arrangements à un Oliver Prehn, que je
soupçonne être les fils (ou petit-fils?) de Tom. Le film le plus récent date
d’avril 2021. C’est avec un petit extrait d’une reprise du thème de L’Homme
armé qui date de 2016 que je terminerai donc ce portrait; j’espère que vous
avez apprécié, je vous invite à vous abonner à ma chaîne Twitch, à ma chaîne
YouTube et à ma page Facebook pour suivre mes prochaines diffusions!
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