dimanche 25 septembre 2022

Pharoah Sanders en 10 pièces

Photo: © Wowe / Rapho

La disparition cette semaine de Pharoah Sanders à l'âge de 81 ans marque le passage d'un des derniers liens directs à la musique de John Coltrane, mais aussi un des derniers de cette génération de musiciens pionniers de ce qu'on a qualifié de "spiritual jazz". Sanders, tout au long de sa carrière, a su adapter son style incendiaire des années 1960 aux contextes les plus divers, jusqu'à des musiques très méditatives ou à des projets éclectiques (parfois électriques). Célèbre pour ses albums planants sur Impulse (Karma, Jewels of ThoughtThembi,...), puis pour quelques productions plus dansantes au sommet de l'époque Disco (Love Will Find a Way, Journey to the One, Heart is a Melody), Sanders n'abandonne jamais un jazz plus acoustique, quitte à s'adonner à l'art de la ballade (avec un certain bonheur: Welcome to Love, Ballads with Love) ou à revenir au répertoire de Coltrane, dont il demeure évidemment un des disciples les plus recherchés (collaborations avec McCoy Tyner et Elvin Jones, ou encore l'album Crescent with Love). Dans les années 1990 et 2000, une association avec Bill Laswell donne naissance à plusieurs projets souvent un peu étranges (Message from Home, Save Our Children, With a Heartbeat), mais parfois incontournables (Ask the Ages, avec Sonny Sharrock). Difficile de résumer cette carrière mais j'ai tenté, en dix morceaux incontournables, de me prêter à l'exercice. 

1. The Father, the Son and the Holy Ghost, avec John Coltrane (tiré de Meditations, enregistré le 23 novembre 1965). 

John Coltrane, Pharoah Sanders (saxophones ténor, percussion), McCoy Tyner (piano), Jimmy Garrison (contrebasse), Rashied Ali, Elvin Jones (batteries). 

L'arrivée de Sanders au sein du groupe de Coltrane allait être le premier signe de la dissolution du quartette, avec le départ de McCoy Tyner, puis Elvin Jones. Ils sont toujours là pour la version «augmentée» (Sanders, second saxophone, et Rashied Ali, second batteur) de la suite Meditations en novembre 1965; l'autre différence majeure avec la version quartette gravée en septembre est le remplacement de Joy par cette pièce qui rappelle cette citation de Albert Ayler: «Trane était le Père, Pharoah le Fils, et moi j'étais le Saint Esprit». Sanders est certainement explosif ici, dans un classique de l'Energy Music de la grande époque: 





2. The Creator Has a Master Plan (tiré de Karma, enregistré le 14 février 1969). 

Pharoah Sanders (saxo ténor), James Spaulding (flûte), Julius Watkins (cor français), Lonnie Liston Smith (piano), Richard Davis, Reggie Workman (contrebasses), Billy Hart (batterie), Nathaniel Bettis (percussion), Leon Thomas (voix, percussion). 

On peut préférer à Creator certaines des autres longues pièces sandersiennes de la période Impulse, comme Upper and Lower Egypt, Summun Bukmun Umyun ou Black Unity (voire Izipho Zam, produite par Clifford Jordan et publiée sur Strata-East), mais il est indéniable que son succès a largement contribuer à faire de Sanders une figure centrale du jazz post-coltranien. Avec sa structure minimale, sa mélodie répétitive et incantatoire, le "Black Yodel" de Leon Thomas, la pièce est devenue iconique de cette époque. 





3. Astral Traveling (tiré de Thembi, enregistré le 25 novembre 1970). 

Pharoah Sanders (saxos soprano et ténor, cloches, percussion), Michael White (violon, percussion), Lonnie Liston Smith (piano, piano électrique, claves, percussion), Cecil McBee (contrebasse, percussion), Clifford Jarvis (batterie, maracas, cloches, percussion). 

À la différence de la majorité de ses disques de l'époque, Thembi ne repose pas sur de longues pièces incantatoires, mais sur une demi-douzaine de pièces plus courtes, peut-être au détriment d'une plus grande cohérence. On en tirera tout de même quelques moments de grâce, comme ce Astral Traveling baignant dans la sonorité du Fender Rhodes de Lonnie Liston Smith et exposé plutôt délicatement par le soprano de Sanders. Remarquons la section rythmique exceptionnelle, formée du grand Cecil McBee et de Clifford Jarvis, pilier de l'Arkestra de Sun Ra. 





4. Harvest Time (tiré de Pharoah, enregistré en août/septembre 1976). 

Pharoah Sanders (saxo ténor, percussion), Bedria Sanders (harmonium), Tisziji Muñoz (guitare), Steve Neil (contrebasse), Lawrence Killian (percussion). 

Comme Izipho Zam quelques années auparavant, Pharoah paraît sur un petit label indépendant, India Navigation, qui publie alors certains des noms les plus en vue de la scène du Loft Jazz newyorkais. Il représente un tournant pour Sanders, qui est loin de s'y montrer aussi virulent que sur ses disques Impulse. À plus de 20 minutes, Harvest Time rejoint les longues formes du début de la décennie, mais la combinaison de la guitare méditative de Tisziji Muñoz (qui sera un collaborateur fréquent, surtout à partir de la fin des années 1990) et de l'harmonium installent une forme de drone beaucoup plus apaisé que les cohortes sandersiennes de l'époque Black Unity





5. Doktor Pitt (tiré de Live..., enregistré le 12 avril 1981). 

Pharoah Sanders (saxo ténor, voix), John Hicks (piano), Walter Booker (contrebasse), Idris Muhammad (batterie). 

Si, à l'image de certains disques d'un autre freejazzman croisé jadis chez Don Cherry, Gato Barbieri, plusieurs des disques studio de Sanders réalisés pour Arista ou Theresa dans les années 1978-83 environ sont des productions ajoutant cordes, choeurs ou rythmiques quasiment Disco au saxo de plus en plus docile du leader, les quelques sessions live de l'époque racontent parfois une toute autre histoire. Alors que ses Love Will Find a Way ou Heart is a Melody semblent des pièces à la recherche d'un public plus pop, un album comme Live..., compilé lors de plusieurs concerts californiens en avril 1981, le retrouvent au meilleur de sa forme, accompagné plus sobrement d'un quartette de haut niveau. Absente de la version vinyle (probablement faute de place), cette version de 21 minutes de son Doktor Pitt (un de ses thèmes souvent repris à l'époque) est certainement une de ses performances classiques de cette période: 



 

6. Promises Kept, avec Sonny Sharrock (tiré de Ask the Ages, paru en 1991). 

Sonny Sharrock (guitare), Pharoah Sanders (saxo ténor), Charnett Moffett (contrebasse), Elvin Jones (batterie). 

Ask the Ages devait marquer le retour au jazz de Sharrock, ancien comparse de Sanders sur Tauhid et Izipho Zam entre autres. Si cette renaissance du guitariste allait être de courte durée (il est emporté par une crise cardiaque en 1994, à l'âge de 53 ans), l'album réalisé pour le label Axiom de Bill Laswell demeure un des projets les plus vitaux du jazz de cette époque. La réunion de Sanders avec Sharrock, mais aussi avec Elvin Jones, y est pour beaucoup, et on peut entendre ce quartette exceptionnel au sommet dans l'ouverture explosive de cet album unique: 





7. Crescent (tiré de Crescent with Love, enregistré les 19 et 20 octobre 1992). 

Pharoah Sanders (saxo ténor), William Henderson (piano), Charles Fambrough (contrebasse), Sherman Ferguson (batterie). 

Avec une atmosphère plus favorable aux relectures qu'aux projets avant-gardistes, les années 1980 et 1990 auraient pu être fatales à Sanders. Mais le saxophoniste s'est magistralement adapté avec une succession de groupes acoustiques remarquables, incluant par exemple les pianistes John Hicks et William Henderson, les contrebassistes Curtis Lundy, Stafford James et Charles Fambrough et les batteurs Eddie Moore et Sherman Ferguson. Remplissant à merveille le rôle de premier héritier de John Coltrane, il produit par exemple pour la japonaise Venus l'album double Crescent with Love, où on retrouve 5 compositions du grand Trane, en plus de quelques ballades qu'on lui associe également (In a Sentimental Mood, Body and Soul, etc.). 




8. If I Die Before I Wake, avec Franklin Kiermyer (tiré de Solomon's Daughter, paru en 1994). 

Franklin Kiermyer (batterie), Pharoah Sanders (saxo ténor), John Esposito (piano), Drew Gress (contrebasse). 

Avec sa position de respectable ancien, Sanders sera sollicité par plusieurs jeunes musiciens dans les années 1990 et 2000: en plus d'un disque du Jeune Lion Wallace Roney, le saxophoniste participera par exemple à des projets du pianiste sud-africain Bheki Mseleku, du contrebassiste Alex Blake, du saxophoniste Kenny Garrett (le magistral Beyond the Wall) ou du Chicago/São Paulo Underground de Rob Mazurek. Mais c'est peut-être le batteur montréalais Franklin Kiermyer qui a le mieux saisi l'esprit de la musique de Sanders sur son album de 1994, Solomon's Daughter





9. Morning in Soweto / Thousand Petalled Lotus, avec Hamid Drake et Adam Rudolph (tiré de Spirits, enregistré le 4 juillet 1998). 

Pharoah Sanders (saxo ténor, voix, flûtes en bois, sifflet hindewhu), Hamid Drake (batterie, voix, daf, tabla, tambour sur cadre), Adam Rudolph (congas, djembe, udu, piano à pouces, tambour parlant, bendir, flûte de bambou, chant harmonique, gong, percussion). 

Documentant un concert semi-légendaire au festival de jazz de Montréal en 1998, Spirits fait entendre Sanders dans un contexte World Music, qu'il avait par exemple touché dans certaines productions de Bill Laswell au début de la décennie. Ici, par contre, il dialogue avec deux percussionnistes familiers avec le free jazz (Drake a collaboré avec Fred Anderson, William Parker, Peter Brötzmann et de nombreux autres, alors qu'on a retrouvé Rudolph auprès de Yusef Lateef ou Wadada Leo Smith par exemple). Les trois atteignent une entente rare sur cet extrait: 





10. Promises, Movement 1, avec Floating Points et le London Symphony Orchestra (tiré de Promises, paru en 2021). 

Pharoah Sanders (saxo ténor, voix), Sam Shepherd (piano, clavecin, céleste, Fender Rhodes, Hammond B3, Oberheim 4 Voice, OB-Xa, Solina String Ensemble, Therevox ET-4.3, EMS Synthi, ARP 2600, Buchla 200e), London Symphony Orchestra. 

Pour ce qui sera apparemment son chant du cygne, Sanders est principal soliste d'une oeuvre plutôt ambiante du compositeur, producteur et joueur de synthétiseurs Sam Shepherd, alias Floating Points, dont les sonorités analogiques sont augmentées par les cordes de l'orchestre symphonique de Londres. Sanders est surprenamment discret ici, mélodique et élégiaque, au centre d'une musique très apaisée, à mille lieues de ses ensembles tonitruants des années 1960-70. On saisira la beauté subtile de cette oeuvre singulière dans cet extrait: 





Bonus: Kazuko, performance dans un tunnel abandonné à San Francisco, 1982: