mardi 19 mars 2019

"...To Miss New Orleans", 2e partie: panorama d'une renaissance



Des années de vaches maigres

À l'époque de la Crise et après, avec l'arrivée des big bands de l'ère du Swing, le jazz New Orleans n'a plus tellement la cote; la manière polyphonique et l'instrumentation traditionnelle trompette-clarinette-trombone semble bien démodée pour la jeunesse qui préfère les sections mieux domestiquées des grands orchestres... et pourtant  l'esprit de la ville n'est pas tout à fait effacé de la musique populaire: Benny Goodman devint bel et bien célèbre avec ses versions de King Porter Stomp (de Jelly Roll Morton) et de Sing, Sing, Sing (de Louis Prima); Louis Armstrong était toujours l'une des plus grandes vedettes au monde, swinguant les chansons populaires du jour accompagné par l'orchestre très néo-orléanais de Luis Russell (on y retrouve Henry "Red" Allen, Albert Nicholas, Pops Foster et Paul Barbarin); et une bonne partie du répertoire de l'orchestre de Bob Crosby (oui oui, le frère de Bing!) recréait avec bonheur l'esprit de South Rampart Street avec l'aide de quelques natifs comme Eddie Miller, Irving Fazola et Ray Bauduc. Peu à peu, à la fin des années 1930, les astres semblent l'aligner pour une certaine renaissance du jazz traditionnel. En 1938 par exemple, le célèbre musicologue Alan Lomax installe Jelly Roll Morton à la bibliothèque du Congrès à Washington devant un piano et une enregistreuse afin de recueillir ses souvenirs (souvent assez embellis, il va sans dire quand on connaît le personnage), ceux-ci évidemment entrecoupés d'exemples musicaux. Résultat de ces sessions-marathon, on peut aujourd'hui écouter un coffret de 7 disques compacts (plus un CD bonus d'autres interviews de contemporains néo-orléanais de Morton), véritable coffre aux trésors pour qui sait naviguer entre les écueils de la légende mortonesque... Morton pourra aussi diriger l'année suivante pour Bluebird ses premières sessions comme chef d'orchestre depuis 1930 (dont une mémorable avec Sidney Bechet), mais malheureusement, après une dernière série de disques pour la petite étiquette General en 1939-40 (une poignée de solos et trois sessions avec une formation incluant les néo-orléanais Henry Allen et Albert Nicholas), Morton disparaît à l'âge de 50 ans en 1941, trop tôt pour voir la vague du Revival dont il avait pourtant initié les premiers remous. Également en 1938, un autre exilé néo-orléanais, Johnny Dodds, visite New York et enregistre pour la première fois depuis la Crise; ses reprises de Wild Man Blues et Melancholy avec un groupe définitivement contemporain (Charlie Shavers, John Kirby, Teddy Bunn) furent un rappel du grand talent de l'ancien clarinettiste du Hot Five de Armstrong. Malheureusement, après avoir gravé une paire de blues à Chicago en 1940 avec son frère cadet Baby Dodds et le trompettiste Natty Dominique, il disparaît, emporté par une crise cardiaque. Parallèlement, l'historien et critique français Hugues Panassié, connu pour son amour du jazz hot (et ses goûts plutôt conservateurs), vient aux États-Unis en 1938-1939 et organise de remarquables sessions avec Sidney Bechet et Tommy Ladnier, entre autres. Les deux participeront également à l'un des concerts de la série From Spirituals to Swing organisée par John Hammond à Carnegie Hall. En 1939, Bechet connaît un succès important avec une interprétation de Summertime, enregistrée pour un jeune label de New York appelé... Blue Note!

Jelly Roll Morton's New Orleans Jazzmen: Oh! Didn't He Ramble, 14 septembre 1939: Sidney De Paris (trompette), Claude Jones (trombone, preaching), Sidney Bechet (saxophone soprano), Happy Caldwell (saxophone ténor), Jelly Roll Morton (piano), Lawrence Lucie (guitare), Wellman Braud (contrebasse), Zutty Singleton (batterie). 

Retour aux sources. 

En 1939 également paraît un livre important pour la renaissance du jazz de la Nouvelle-Orléans, Jazzmen de Frederic Ramsey Jr. et Charles Edward Smith. Dans ce livre on retrouve une correspondance de l'historien et compositeur William (Bill) Russell avec un trompettiste jusqu'alors inconnu des historiens mais mentionné par Louis Armstrong comme une référence au jazz des débuts, William "Bunk" Johnson. Russell, par sa dévotion à la documentation du jazz traditionnel de la Nouvelle-Orléans, et Johnson, comme musicien-phare de ce renouveau d'intérêt pour les anciens de la ville, seront deux des figures majeures de ce qu'on appellera le Revival. Fondateur du label American Music, Russell a laissé une collection exhaustive de documents et enregistrements à sa mort en 1992. Aujourd'hui, le catalogue de l'étiquette regroupe environ 140 titres et, au sein du groupe Jazzology/G.H.B., représente un fleuron de la documentation du jazz traditionnel. Deux volumes baptisés Prelude to the Revival (volumes 1 et 2) se concentrent sur la période précédant immédiatement la renaissance du jazz de la Nouvelle-Orléans, entre les années 1937 et 1942. 


Le premier volume (AMCD-40) regroupe quelques enregistrements très rares réalisés sur acétates par le guitariste Frank Murray (qui apparaît sur la plupart des faces) et retrouvés au début des années 1960 par le batteur anglais Barry Martyn, un autre passionné qui fera beaucoup pour la diffusion du jazz traditionnel, tant comme musicien que comme producteur. Repiqués tant bien que mal par le technicien spécialiste de la restauration sonore John R.T. Davies, cette poignée d'enregistrements couvre la période qui s'étend entre la session du Jones & Collins Astoria Hot Eight de 1929 et les premières sessions de Bunk Johnson en 1942, période où on n'enregistre presque pas les orchestres locaux de la Nouvelle-Orléans. Ce sont bien sûr avant tout des documents historiques, d'une qualité sonore variable et qui n'étaient pas d'abord destinés à être publiés commercialement. Malgré tout, on peut se faire une idée du jeu dynamique du trompettiste Avery "Kid" Howard, futur pilier du groupe de George Lewis, par ses quatre titres enregistrés en 1937-38. Il s'y montre peut-être plus «moderne» ici que ses enregistrements ultérieurs le laissent prévoir, s'adonnant à une finale stratosphérique à la Louis Armstrong sur Sweet Georgia Brown. Les autres sessions du disque nous font entendre quelques groupes au style un peu moins flamboyant, dont ceux des trompettistes Charles "Duke" Derbigny et Andrew Anderson (qu'on entendra plus tard aussi auprès de George Lewis, du Young Tuxedo et de l'Olympia Brass Band). Le clarinettiste Joe "Brother Cornbread" Thomas et son Dixieland Band nous font entendre une musique plus proche des canons néo-orléanais, avec sans doute deux des premières versions enregistrées de la chanson créole Eh, Là-Bas. Le reste du disque est consacré à une session de 1941 du trompettiste Ernest "Punch" Miller, qui sera également une figure importante du Revival, mais qui était encore installé à Chicago à l'époque où ces faces furent gravées. Déjà rival de Louis Armstrong dans les années 1920 (voir mon article précédent), Miller semble toujours s'aligner sur le grand Satchmo, et ses aigus à la fin de Chinatown, My Chinatown sont comme l'écho de ceux de Howard sur Sweet Georgia Brown.

L'autre session qui complète ce prélude au Revival se trouve sur le deuxième volume de la série (AMCD-41). Le futur journaliste sportif Heywood "Woody" Hale Broun se rendit à la Nouvelle-Orléans en 1940 avec l'idée d'enregistrer Bunk Johnson, mais celui-ci ayant refusé, Broun et le pionnier de la discographie de jazz Orin Blackstone se tournèrent vers Leonard Bechet (le frère dentiste et tromboniste de Sidney) pour les aider à former un groupe susceptible d'enregistrer la musique traditionnelle néo-orléanaise. C'est dans une salle de danse que Broun tomba sur le trompettiste Henry "Kid" Rena (dont véritable nom de famille semble avoir été René) et son frère Joseph "Joe" Rena, batteur; les deux gagnaient alors également leur vie comme peintres en bâtiment... Broun avait déjà engagé Alphonse Picou (auteur du solo de clarinette sur High Society, repris par tous les clarinettistes depuis), mais comme "Big Eye" Louis Nelson se montra également intéressé à enregistrer, le groupe se retrouva ainsi avec deux clarinettistes. Le guitariste Willie Santiago et le vétéran contrebassiste Albert Glenny (déjà septuagénaire à l'époque!) complétèrent l'ensemble, ainsi que Jim Robinson (qui avait enregistré dans les années 1920 avec l'orchestre de Sam Morgan), remplaçant le tromboniste originalement prévu au pied levé. Les huit titres gravés en août 1940 parurent d'abord sur étiquette Delta, puis sur Circle Records, un des labels-phares du jazz traditionnel, dirigé par le critique Rudi Blesh. La compilation CD nous permet d'entendre l'enregistrement de la répétition en plus des pièces originales, et d'un deuxième master rare de Gettysburg March. En fait, plus qu'un prélude, on pourrait dire que cette session est en fait celle qui ouvre véritablement le Revival, avec des versions classiques de PanamaMilneberg JoysHigh SocietyWeary Blues et le blues Get It Right qui, comme plusieurs autres morceaux traditionnels, aurait eu chez les musiciens de la Nouvelle-Orléans un nom plus... salé. En plus de cette session déterminante de l'histoire du jazz, le disque nous offre la poignante poignée de pièces solo enregistrées par Mary Karoley chez Bunk Johnson en février 1942. À travers sa correspondance avec nombre d'historiens et de musiciens du Nord, Johnson avait déjà acquis une dimension légendaire mais n'avait pas encore pu enregistrer. Karoley réussit à le convaincre de graver un message à Sidney Bechet et Louis Armstrong ainsi que cinq versions de quelques-unes de ses pièces favorites dont Maple Leaf Rag et Pallet on the Floor. Si prélude il y a, c'est bien dans ces faces, qui préfigurent le chapitre final de la carrière de Johnson, personnage imparfait, complexe et fascinant qui fut l'un des plus influents acteurs de la renaissance du jazz traditionnel. Mais nous retrouverons Bunk plus loin...

Un troisième disque sur American Music (AMCD-44) nous permet d'entendre la réponse de Sidney Bechet à Bunk, en plus de documenter un des voyages de Bechet à la Nouvelle-Orléans en 1944, voyage qui lui permit de reprendre contact avec quelques vétérans de la scène, dont "Big Eye" Louis Nelson, Alphonse Picou, Willie Santiago et Emanuel Perez. Ces enregistrements proviennent de la collection de John D. Reid, ami et grand fan de Bechet alors à l'emploi de RCA Victor. Reid assembla alors un ensemble baptisé New Orleans Pioneers, avec Nelson, Picou, le trompettiste Peter Bocage, le guitariste Louis Keppard (frère de Freddie Keppard), le pianiste Walter Decou, en plus de George "Pops" Foster et de Paul Barbarin. Bechet remplace Decou au piano sur trois pièces; c'est surtout l'interaction entre les deux grands clarinettistes qui retiennent l'attention ici. Le reste du disque nous permet d'entendre une discussion entre vieux amis avec Emanuel "Manuel" Perez, le légendaire cornettiste créole qui dirigea le Onward Brass Band et l'Imperial Orchestra au début du siècle. Hélas, il était déjà trop malade à l'époque pour jouer... Par contre, la découverte d'une paire d'acétates gravées par le pianiste Burnell Santiago (frère de Lester et cousin de Willie, mort en 1942 à l'âge de 29 ans), malgré une piètre qualité d'enregistrement, nous permet d'entendre ce musicien qui semble avoir durablement impressionné plusieurs des pianistes locaux. En plus de la réponse de Bechet à Bunk enregistrée par Mary Karoley, les faces gravées en août 1942 nous permettent d'entendre le grand Sidney en solo, reprenant Maple Leaf Rag à son tour, et accompagnant sur Weary Blues le disque que Bunk en avait fait quelques mois plus tôt... Le CD se conclut sur quatre pièces enregistrées en 1940 par le groupe de George Baquet, autre clarinettiste légendaire de la Nouvelle-Orléans et mentor de Bechet, qui jouait à l'époque dans un club de Philadelphie avec ses Swingsters. Celui-ci rejoint son aîné (et, chose rare, semble presque déférent) sur un joli Blues With Bechet. Une autre collection d'enregistrements rares et d'autant plus précieux pour la connaissance du jazz de la Nouvelle-Orléans. 



Les George Baquet's Swingsters avec Sidney Bechet, Philadelphie, 17 juin 1940: 
George Baquet (clarinette), Sidney Bechet (saxophone soprano), Billy Carter (piano), 
inconnu (guitare), Harold Holmes (contrebasse), Shorty Williams (batterie). Blues With Bechet



Enfin, Bunk... 

Le cas de Bunk Johnson est à la fois unique et caractéristique des musiciens que l'on découvre (ou redécouvre) sur le tard. Comme il n'avait pas eu d'engagement sérieux depuis 1931 ou 1932 (un soir où le leader du groupe avec lequel il jouait fut poignardé sur scène par un ancien bagnard jaloux) et que ses dents étaient en piteux état, il dut dépendre de la générosité du frère dentiste de Sidney Bechet, Leonard, pour lui confectionner un dentier. Les membres du Yerba Buena Jazz Band de Lu Watters à San Francisco, fervents défenseurs du jazz traditionnel, se cotisèrent pour leur part pour lui offrir une nouvelle trompette. Correspondant toujours avec des historiens et amateurs du Nord (William Russell, Gene Williams - directeur de la revue Jazz Information - et David Stuart - propriétaire du Jazz Man Record Shop à Hollywood - notamment), il leur fit savoir à l'été 1942 qu'il était prêt à rejouer et une cohorte se rendit bientôt chez lui à New Iberia, Louisiane - puis à la Nouvelle-Orléans même - pour le rencontrer et organiser un groupe pour une séance d'enregistrement. Déçus par ce qu'ils entendirent sur place de "Big Eye" Louis Nelson et Alphonse Picou et échouant à recruter le guitariste Johnny St. Cyr qui redoutait les foudres de son syndicat local, Russell et ses acolytes se fièrent au jugement de Bunk et au hasard pour dénicher le tromboniste Jim Robinson (alias Jim Crow), le banjoïste Lawrence Marrero, le pianiste Walter Decou, le contrebassiste Austin Young (oncle de Lester Young), le batteur Ernest Rogers, et surtout celui qui était aux côtés de Bunk lors de son dernier engagement plus de 10 ans plus tôt, le clarinettiste George Lewis. Les 9 pièces gravées le 11 juin 1942 dans un local situé au deuxième étage d'un magasin de musique dans une chaleur étouffante (ségrégation oblige, aucun studio n'avait accepté d'ouvrir ses portes pour enregistrer un groupe de musiciens Noirs...) resteront dans les annales comme le point de départ du Revival et le modèle pour les sessions du genre. Les disques parurent sur le label Jazz Man, puis furent repris en album dans les années 1960 sur étiquette Good Time Jazz (sous la forme où on les retrouve toujours de nos jours, sous le titre Bunk Johnson and his Superior Jazz Band, GTJCD-12048-2). Bien que l'orchestre n'ait pas été un groupe régulier, on retrouve une grande cohésion dans ces versions de standards et pièces traditionnelles désormais irrémédiablement liées au répertoire néo-orléanais: PanamaBallin' the JackMake Me a Pallet on the FloorWeary BluesYes, Lord I'm Crippled,... En octobre 1942, Gene Williams enregistre de nouveau Bunk avec Lewis, Decou et Marrero - cette fois pour son étiquette Jazz Information. Chester Zardis tient la contrebasse et Edgar Moseley la batterie. Le remplaçant de Jim Robinson, Albert Warner, était toutefois un tromboniste bien inférieur et les thèmes choisis par Johnson étaient cette fois plus obscurs. On retiendra tout de même de cette session un Franklin Street Blues qui est un exemple parfait de la simplicité du jeu de Bunk et nous rappelle pourquoi il était habituellement considéré comme un spécialiste du blues. En 1943, Bunk se rendit sur la côte Ouest sur l'invitation de Bill Colburn (un fan qui avait été parmi ceux à se rendre à New Iberia l'année précédente); Bunk Johnson in San Francisco (AMCD-16) nous le font entendre avec le groupe de Kid Ory (comprenant les vétérans néo-orléanais Mutt Carey, trompette, et Ed Garland, contrebasse) pour un concert au Geary Theatre. Mais les six pièces en duo avec la pianiste Bertha Gonsoulin, une autre néo-orléanaise installée sur la Côte, sont ce qui rendent ce CD indispensable, particulièrement un Bolden Medley qui fait appel à la mémoire de Bunk pour recréer un thème typique du légendaire Buddy Bolden. 

Les sessions American Music de Bunk Johnson produites par William Russell en 1944 et 1945 (toujours avec Lewis, Robinson et Marrero, mais avec cette fois Alcide "Slow Drag" Pavageau à la contrebasse et Baby Dodds à la batterie) représentent sans doute une des plus remarquables et exhaustives documentations d'un musicien de toute l'histoire du jazz. Divisées entre plusieurs volumes sur CD, les sessions sont ainsi disponibles à l'amateur sous forme d'anthologies thématiques: The King of the Blues (AMCD-1) regroupe, on l'aura deviné, les blues de la série; Plays Popular Songs (AMCD-15) est une collection de chansons populaires, des standards After You've GoneSweet Georgia Brown et Indiana à d'obscures chansons comme les aimait Bunk tel There's Yes Yes in Your Eyes; les volumes baptisés laconiquement 1944 (AMCD-3) et 1944/45 (AMCD-12) rassemblent pour leur part le répertoire plus traditionnel (Tiger RagSister KateDarktown Strutters' Ball, etc.) alors qu'un volume complet de prises inédites complète la série (1944 Second Masters, AMCD-8). Avec un groupe remarquablement homogène (bien que Bunk ne semble pas s'être bien entendu avec George Lewis et Jim Robinson), ces enregistrements sont des classiques incontournables du jazz New Orleans. De ce remarquable corpus d'enregistrements, isolons Bunk's Brass Band & 1945 Sessions (AMCD-6), où Russell demanda à Bunk d'assembler un groupe qui recréerait un marching band de l'époque. En plus de ses acolytes réguliers (Robinson, Lewis, Dodds et Marrero, qui joue ici de la grosse caisse), Bunk put recruter un second trompettiste (Louis "Kid Shots" Madison), deux réguliers de l'Eureka Brass Band (Adolphe Alexander au cor baryton, et Joseph "Red" Clark au sousaphone) en plus du vétéran Isidore Barbarin (père de Paul Barbarin et grand-père du banjoïste et guitariste Danny Barker) au cor alto. Bien que l'ensemble de Johnson eut été un pick-up band (c'est à dire un brass band qui ne jouait pas de façon régulière), les faces de 1945 sont bien les premiers enregistrements de musique de fanfare à la Nouvelle-Orléans, et on ne peut douter de l'authenticité de ces versions de GlorylandJust a Closer Walk with TheeDidn't He Ramble et de l'inévitable When the Saints Go Marching In.

Si le reste de la carrière de Bunk Johnson rencontra un accueil relativement mitigé (entre l'enthousiasme débordant de ses fans et l'incompréhension d'une bonne partie des amateurs qui trouvaient sa musique peu sophistiquée et quelque peu rétrograde à l'époque de Charlie Parker et Dizzy Gillespie), sa venue à New York, où il fut en vedette au Stuyvesant Casino en 1945 et 1946, fut un autre moment déterminant pour le Revival. Si les conflits internes minèrent quelque peu ces engagements, la rencontre du pianiste Don Ewell, émule de Jelly Roll Morton, créera une amitié durable pour Johnson et leurs enregistrements de 1946 en trio (que l'on retrouve sur Bunk Johnson Plays Popular Songs en exergue des sessions de 1944-45) sont parmi les plus réjouissants de sa carrière. Ses séjours à Boston avec Sidney Bechet en 1945 et à Chicago en 1947 furent moins heureux; en 1947, de retour à New York, il pourra pour la dernière fois diriger une session d'enregistrement. Choisissant deux vétérans néo-orléanais ayant aussi oeuvré dans de célèbres big bands, le guitariste Danny Barker (ancien de chez Cab Calloway) et le contrebassiste Wellman Braud (pilier de l'orchestre de Duke Ellington dans les années 1920 et 1930), Bunk engage également quelques musiciens qui, s'ils sont certainement de moins fortes personnalités que George Lewis et Jim Robinson, sont peut-être mieux adaptés à la vision musicale de Bunk, qui cherchait des acolytes capables de jouer un répertoire le plus large possible. Avec Garvin Bushell (clarinette), Ed Cuffee (trombone) et Don Kirkpatrick (piano), il dispose de professionnels capables d'interpréter aussi bien des classiques du ragtime (The Entertainer) que des pièces populaires (Some of These DaysOut of Nowhere). En 1948, Bunk retourne chez lui à New Iberia; après avoir fait un premier AVC à la fin de l'année, il est emporté par un second en juillet 1949. Sa dernière session paraîtra après sa mort sous le titre The Last Testament of a Great New Orleans Jazzman.


Bunk Johnson joue Till We Meet Again lors de sa dernière session au Carnegie Recital Hall, décembre 1947.
Bunk Johnson (trompette), Ed Cuffee (trombone), Garvin Bushell (clarinette), Don Kirkpatrick (piano),
Danny Barker (guitare), Wellman Braud (contrebasse), Alphonse Steele (batterie). 



...et George. 

De retour à la Nouvelle-Orléans en 1943 pour réaliser de nouveaux enregistrements, William Russell s'y trouve alors que Bunk Johnson est à San Francisco. Il en profite pour recruter de nouveau George Lewis (qui travaillait alors comme docker) et lui permettre de diriger pour la première fois son propre groupe pour un enregistrement. Si Lewis est plus jeune que bien des vétérans redécouverts lors de la première phase du Revival (il est né en 1900), sa longue carrière et ses nombreux enregistrements en feront l'une des figures centrales du jazz traditionnel. Utilisant le même noyau de musiciens que pour les sessions de Bunk de l'année précédente (Jim Robinson, Lawrence Marrero, Chester Zardis, Edgar Mosley), Lewis recrute également Kid Howard, qui sera un collaborateur régulier jusqu'au début des années 1960. Le tubiste Sydney Brown (surnommé "Jim Little"), présent aux sessions d'enregistrement, se fait également entendre sur Don't Go Way Nobody et Two Jim Blues. Parmi les classiques gravés lors de cette session, mentionnons Climax RagJust a Closer Walk with TheeAin't Gonna Give Nobody None of This Jelly RollCareless LoveMilneberg Joys et Fidgety Feet. Les enregistrements de 1943 furent originalement publiés sur étiquette Climax, un sous-label utilisé par Blue Note pour contourner la grève des enregistrements décrétée en 1942 par le syndicat des musiciens américains (AFM). Lewis fut évidemment amplement documenté sur disque, mais dans cette première vague du Revival, mentionnons surtout, outre les sessions Climax ci-dessus, deux CDs sur American Music. George Lewis with Kid Shots (AMCD-2) inclut la version originale de son célèbre Burgundy Street Blues, enregistrée chez lui en 1944 avec seulement Marrero et le contrebassiste Alcide "Slow Drag" Pavageau alors qu'il se remettait d'un accident de travail. Le reste du disque nous le font entendre en compagnie du trompettiste Louis "Kid Shots" Madison, un vétéran du Tuxedo Brass Band, en plus de trois pièces tirées des sessions de Bunk Johnson de 1944. Le reste de la session avec Kid Shots se retrouve sur Trios & Bands (AMCD-4), en plus d'excellents trios avec Marrero et Pavageau - qui mettent parfaitement en évidence son jeu doux-amer - et de trois prises des New Orleans Stompers de 1943. Parmi les incontournables de ces sessions, mentionnons Bucket's Got a Hole in ItIce Cream et Over in Gloryland. Le reste de la discographie de Lewis est vaste et on pourrait y consacrer un article complet; contentons-nous ici de recommander son classique Jazz Funeral in New Orleans de 1953, paru sous plusieurs titres et étiquettes mais que l'on retrouve le plus souvent sous ce titre, soit sur Everest ou Olympic en vinyle, et sur Tradition en CD.


George Lewis joue Burgundy Street Blues pour la télévision avec "Slow Drag" Pavageau. 


Le Revival s'étend. 

Si l'impulsion originale du Revival vint effectivement des enregistrements réalisés sur place, on ne saurait passer sous silence certaines figures majeures du jazz New Orleans qui avaient depuis longtemps quitté la ville. Ainsi, Louis Armstrong lui-même devait abandonner le format big band vers 1946-47 pour former sur le modèle néo-orléanais ses All-Stars, le groupe avec lequel il effectuera la plupart de ses tournées jusqu'à la fin de sa carrière. De même, Sidney Bechet allait trouver en France dans les années 1950 auprès d'orchestres influencés par le jazz New Orleans un auditoire captivé et enthousiaste. Installé à Chicago depuis 1922, Warren "Baby" Dodds y avait joué régulièrement, participant aux sessions classiques du Creole Jazz Band de King Oliver, du Hot Seven de Louis Armstrong et des Red Hot Peppers de Jelly Roll Morton. Il est également souvent l'accompagnateur de son frère Johnny jusqu'à la mort de celui-ci. Appelé à rejoindre Bunk Johnson à la Nouvelle-Orléans en 1944, il participe aux fameuses sessions American Music, et devient par le fait même un personnage central du Revival. Il fit dans les années 1944-1946 plusieurs talking records et enregistrements solo où il démontre les différents éléments de son jeu de batterie. On en retrouve principalement sur trois CDs: une anthologie sur American Music (AMCD-17) où ils sont entrecoupés par des pièces tirées des sessions avec Bunk Johnson et Wooden Joe Nicholas; un disque sur G.H.B. (Jazz à la Créole, BCD-50) qui contient également ses excellents enregistrements en trio avec le clarinettiste Albert Nicholas et le pianiste Don Ewell ainsi qu'une série de chansons créoles par Nicholas; et une réédition de son album 25 cm paru originalement sur étiquette Folkways, Talking and Drum Solos (Atavistic UMS/ALP241CD, disque qui contient aussi des enregistrements de brass bands assez primitifs de l'Alabama). (Pour plus de détails sur les sessions de Baby Dodds, on peut consulter cet article précédemment paru sur Jazz Viking). Par contre, les pièces gravées par Dodds pour Blue Note en 1945 avec son Jazz Four ne semblent avoir été rééditées en totalité que sur le coffret Mosaic des enregistrements Blue Note de Art Hodes...

Pour sa part, Edward "Kid" Ory avait depuis longtemps été un ambassadeur du jazz traditionnel, autant sur la côte Ouest (il y avait réalisé les premiers enregistrements d'un ensemble Noir de la Nouvelle-Orléans, avec son Sunshine Orchestra à Los Angeles en 1922) qu'à Chicago (où il avait travaillé avec Armstrong, Morton et les frères Dodds). Converti au travail de la ferme pendant la Crise, il devint avec le Revival l'une des figures majeures du jazz traditionnel en Californie, son groupe étant une des attractions du Orson Welles Almanac à la radio à partir de 1944. Produits par un jeune Nesuhi Ertegun, les sessions de Ory pour le label Crescent sont parmi les classiques du Revival; ils sont réunis sur Kid Ory's Creole Jazz Band 1944/45, paru à la fois sur Good Time Jazz et sur G.H.B.. Avec ses vieux comparses Mutt Carey (trompette) et Ed Garland (contrebasse) (ils étaient déjà sur les faces du Sunshine Orchestra), Ory s'entoure également de Omer Simeon ou Darnell Howard (clarinette), Bud Scott (guitare), Buster Wilson (piano) et Alton Redd ou Minor Hall (batterie). Blues For Jimmie Noone est évidemment dédié au clarinettiste, qui avait joué avec Ory peu avant sa mort en 1944. Avec un ensemble plus discipliné que la plupart des groupes constitués à la Nouvelle-Orléans même, et bénéficiant du lead solide de Carey, on comprend l'attrait du groupe de Ory autant pour les jeunes musiciens cherchant à l'émuler que pour le grand public. Son répertoire était évidemment constitué autant de standards traditionnels (PanamaCareless LoveMaryland, My MarylandOh! Didn't He Ramble) que de pièces de son cru (Do What Ory Say et son classique Ory's Creole Trombone). Après avoir pris sa retraite en 1966, Ory s'installa à Hawaï, où il mourut en 1973.

On retrouve deux autres sessions du groupe de Ory (avec cette fois Joe Darensbourg à la clarinette) sur un CD paru sous le nom de Papa Mutt CareyPortrait of a New Orleans Master (Upbeat Jazz URCD176). Si son nom reste surtout associé à celui d'Ory dans l'histoire du jazz, Carey fut un vétéran important dans le Revival. Il avait débuté avec son frère, le tromboniste Jack Carey, vers 1912 - c'est à Carey aîné que l'on doit la transcription d'un vieux quadrille français que l'on connaît désormais sous le nom de Tiger Rag... Les anciens de la Nouvelle-Orléans appellent parfois cette pièce Jack Carey! S'il passa la plupart de sa carrière en Californie (il y resta lorsque Ory se rendit à Chicago), c'est à New York qu'il put diriger à la fin de sa vie deux sessions sous son nom, sessions qui se retrouvent à la fin de ce CD. Avec ses New Yorkers (le tromboniste Jimmy Archey, les clarinettistes Albert Nicholas ou Edmond Hall, les pianistes Hank Duncan ou Cliff Jackson, et la section rythmique indéniablement néo-orléanaise constituée par Danny Barker, guitare; Pops Foster, contrebasse; et Baby Dodds, batterie), Carey dispose d'un orchestre de premier ordre pour faire entendre son style sans fioritures mais sensible et efficace autant sur le blues (Slow Drivin') que sur les pièces rapides (Cake Walkin' BabiesFidgety Feet) ou le ragtime (Joplins SensationChrysanthemum et The Entertainer, tous de la deuxième session). En plus des deux sessions avec le groupe de Ory, le CD contient également des duos avec la pianiste et chanteuse de blues Hociel Thomas.

That's where you left your heart... 

Un autre thuriféraire du jazz traditionnel, Rudi Blesh, organisa en 1946 un brass band pour publier sur son label Circle. Nommé The Original Zenith Brass Band, il s'agit tout comme l'ensemble de Bunk Johnson d'un pick-up band, avec Kid Howard et Peter Bocage (trompettes), Jim Robinson (trombone), George Lewis (clarinette), Isidore Barbarin (cor alto), Harrison Barnes (cor baryton), le vétéran Joe Howard (sousaphone), Baby Dodds (caisse claire) et Lawrence Marrero (grosse caisse). À la différence des enregistrements de 1945, le Zenith évite les hymnes pour se concentrer surtout sur les marches et les morceaux hot, dont Fidgety FeetShake It and Break It et Bugle Boy March. Dans la même série d'enregistrements on retrouve un petit groupe avec Lewis, Robinson, Marrero, Alcide Pavageau et Dodds, groupe baptisé Eclipse Alley Five et accompagnant surtout les chanteurs Berenice Phillips et Harold Lewis sur une sélection de chansons gospel et blues (Wade in the Water). Parmi les instrumentaux, notons une version de cette chanson titrée ici All the Girls Love the Way I Drive et que l'on voit aussi parfois sous le titre All the Girls Go Crazy About the Way I Walk mais dont le titre original est... All the Whores Go Crazy About the Way I Ride (rappel du red light district de Storyville et d'une certaine tradition de chansons grivoises toujours bien vivant dans ce répertoire!). Les deux pièces qui ferment le disque sont des versions assez énergiques de Just a Closer Walk with Thee et Fidgety Feet par un ensemble baptisé Avery-Tillman Band, du nom du tromboniste Joe Avery et du tubiste Wilbert Tillman; le clarinettiste John Casimir, leader de l'Original Tuxedo Brass Band, en est le seul membre quelque peu connu... On retrouve ces sessions sur l'anthologie intitulée New Orleans 1946 sur American Music (AMCD-75).

Parues seulement en 1997 sur un CD American Music (Emile Barnes 1946: The Very First Recordings, AMCD-102), quatre pièces gravées en 1946 par le Harmony Four du clarinettiste Emile ("Meely") Barnes sont peut-être parmi les premiers enregistrements d'un orchestre de danse régulier, par opposition aux orchestres assemblés spécialement pour une séance d'enregistrement. Parmi les habitués de l'orchestre de Barnes, on pouvait compter le trompettiste Joseph "De De" LaCroix Pierce et sa compagne Billie Pierce (piano, vocal), ainsi que Lawrence Tocca (ou Toca, trompette) et le batteur Willie Wilson. Remarquons que le classique solo de clarinette sur High Society est repris ici par un des deux trompettistes. Walking the Dog est un blues chanté de façon bien sentie par Billie Pierce, mais la piètre qualité d'enregistrement ne favorise pas tant Barnes, qui semble favoriser le registre grave. Le reste du CD est dédié à une session du clarinettiste Israel Gorman enregistrée en 1954 dans un restaurant baptisé Happy Landing (qui semble avoir été proche de l'aéroport, d'où son nom) avec Charlie Love (trompette), Joe Avery (trombone), "Sweet" Emma Barrett (piano) et Albert Jiles (batterie). Si le groupe est relativement anonyme, on retiendra un répertoire quelque peu inhabituel (Missouri Waltz, Marine Hymn, The Man Upstairs,...). Deux pièces du groupe de Billie et DeDe Pierce captées à leur quartier général du Luthjens en 1953 concluent cette anthologie qui recrée bien, quoique de façon un peu fragmentaire, l'atmosphère des dancehalls des années 1940-1950. Si Emile Barnes n'était pas nécessairement à son meilleur sur la session de 1946, on peu apprécier beaucoup mieux son jeu sur un enregistrement réalisé par Alden Ashforth et David Wyckoff cinq ans plus tard; The Louisiana Joymakers (AMCD-13) nous le font retrouver toujours en compagnie de Billie et DeDe, la première se chargeant de chanter les blues et le second les chansons créoles (le standard All of Me devient ici Tout de Moi), alors qu'il se partage une nouvelle fois le lead avec Lawrence Tocca. Le style de clarinette de Barnes, au large vibrato et aux inflexions bluesées, est mieux représenté ici par son solo sur la première version de St. Louis Blues et semble appartenir à la même école que celui de Sidney Bechet; normal, peut-être, quand on sait que les deux étudièrent avec Lorenzo Tio, "Big Eye" Louis Nelson et George Baquet. Quant à Billie et DeDe, ils seront plus tard une des principales attractions du Preservation Hall.


Parmi les anciens que William Russell tenait à enregistrer, celui qui représente sans doute le mieux le jazz des débuts est sans conteste "Wooden Joe" Nicholas (oncle du fameux clarinettiste Albert Nicholas), qui avait commencé sa carrière à la clarinette peu avant 1900 et qui était ensuite passé au cornet en empruntant celui de King Oliver... La puissance de son jeu est évidente dès l'ouverture de Shake It and Break It (sur AMCD-5) - il faut dire que son idole de jeunesse était Buddy Bolden, et on a noté que si Bolden avait un héritier stylistique, c'était probablement Nicholas. Sa session de 1945 au Artesian Hall est un classique du jazz New Orleans, avec des versions de Careless LoveEh Là-BasTiger RagAll the WhoresDon't Go Away Nobody et un Artesian Hall Blues. Trois pièces enregistrées une semaine plus tard nous permettent d'entendre le légendaire tromboniste Joe Petit, beau-père de Buddy Petit (une autre pièce de cette session se retrouve sur le disque de Baby Dodds sur American Music). Le reste du CD est dédié à une session de 1949 où le jeu de Nicholas semble moins assuré mais où il retrouve son premier instrument pour deux prises d'un Clarinet Blues. L'autre présence légendaire de cet album est celle de la redoutable chanteuse "Bad" Ann Cook, qui avait fait un unique disque de blues pour RCA Victor dans les années 1920 mais se consacrait désormais au répertoire sacré; cette version de The Lord Will Make a Way restera son seul autre enregistrement connu. Notons qu'un second disque de Nicholas a été publié depuis, réunissant des masters rares et des pièces inédites (Rare & Unissued Masters 1945-1949, AMCD-136).

Si Wooden Joe peut être considéré comme un lien direct avec le jazz plus «brut» de Buddy Bolden, le clarinettiste "Big Eye" Louis Nelson Delisle représente quant à lui l'école créole issue de Lorenzo Tio Sr. et Manuel Perez. Membre de l'Original Creole Orchestra de Freddie Keppard et Bill Johnson dans les années 1910, Nelson était déjà présent sur les sessions Delta de Kid Rena (voir ci-dessus). Un CD sur American Music (1949 Sessions & Live at Luthjens, AMCD-7) nous le font entendre 9 ans plus tard (et peu de temps avant sa mort) avec ses propres groupes. Le style élégant de Nelson transparaît parfaitement dans les sessions avec le trompettiste Charles Love, Johnny St. Cyr à la guitare, Austin Young à la contrebasse et Ernest Rogers à la batterie, en plus du tromboniste Louis Nelson (que Bunk Johnson appelait toujours «le fils du docteur Nelson» pour le différencier de son aîné clarinettiste - donc, aucun lien de parenté!). L'écoute d'une version de Basin Street Blues nous donne peut-être le meilleur exemple de ce «style créole», alors que les sessions avec Wooden Joe Nicholas, Louis Nelson, Louis Keppard, Albert Glenny et Albert Jiles offrent un répertoire plus traditionnel (Leaning on the Everlasting ArmBye and Bye,...) et un contraste entre le jeu puissant de Wooden Joe et celui, plus délicat, de Big Eye. Une rare session live de mai 1949 fut également conservée, enregistrée par Herbert Otto au Luthjens Dance Hall (un endroit surtout fréquenté par une clientèle à la recherche de la musique du vieux style... et que certains musiciens surnommaient pour cette raison «la maison de vieux») avec un quartette comprenant également Love, le pianiste Louis Gallaud et Ernest Rogers à la batterie.

Un autre musicien que William Russell n'avait pu enregistrer lors de ses précédents passages dans la Cité du Croissant était le trompettiste Herb Morand. Morand avait été le frontman des Harlem Hamfats à Chicago dans les années 1936-1939 avant de revenir à la Nouvelle-Orléans, et on avait pu apprécier son jeu sur la cinquantaine de faces gravées par le populaire petit ensemble swing pour Decca durant cette période. Sur Herb Morand 1949 (AMCD-9) on retrouve une session plutôt décontractée avec Albert Burbank (clarinette), Louis Nelson (trombone), Johnny St. Cyr (guitare), Austin Young (contrebasse) et Albert Jiles (batterie). Si quelques pièces étaient parues sur 78-tours, la plupart étaient trop longues pour le format et sont éditées ici pour la première fois. Vu le background de Morand, le répertoire contient peut-être plus de standards que la plupart des sessions des vétérans de la Nouvelle-Orléans (Sheik of ArabySome of These DaysBaby Won't You Please Come Home) mais Burbank insista pour livrer une version de High Society en bonus (ou, comme on dit à la Nouvelle-Orléans, lagniappe). Sur le même disque on retrouve quatre pièces - précieuses vu le peu de jazz live enregistré à la Nouvelle-Orléans à cette époque - enregistrées deux mois plus tôt par Herbert Otto avec le groupe régulier de Morand au Mama Lou's Camp, groupe incluant le saxophoniste et clarinettiste Andrew Morgan (frère de Sam Morgan); le tout ne manque pas d'atmosphère même si le groupe n'est pas à la hauteur de celui la session de juillet.

Parmi les musiciens Blancs de valeur révélés dans la foulée du Revival, on peut compter le clarinettiste excentrique Raymond Burke, qui semble s'être produit autant avec des groupes Blancs que Noirs ou mixtes. Un CD sur American Music (1937-1949, AMCD-47) nous permet de l'entendre en illustre compagnie avec ses Speakeasy Boys, puisqu'il est aux côtés de Wooden Joe Nicholas et Johnny St. Cyr, entre autres. Son jeu modeste, parfois presque comme chuchoté, et sa sonorité boisée sont particulièrement bien représentés sur les blues (Savoy BluesBackroom BluesGutbucket Blues). Nicholas semble en meilleure forme sur les trois prises de See See Rider, sur Up Jumped the Devil et sur Shake It & Break It que sur ses propres enregistrements de 1949, et l'accompagnement de St. Cyr est toujours dynamique et solide (il est remarquable de l'entendre reprendre Savoy Blues et Gutbucket Blues plus de 20 ans après les versions des Hot Five et Hot Seven de Louis Armstrong!); par contre le tromboniste Joe Avery et le pianiste Louis Gallaud (qui, il faut le dire, semble jouer sur un instrument mal accordé) sont les maillons faibles de l'ensemble. Le reste du disque est constitué d'enregistrements rares de Burke avec les orchestres de George Hartman (une version de Solitude datée de 1937) et du trompettiste Vincent Cass (quatre pièces de 1942, dont une inévitable version de High Society), en plus de deux pièces en duo avec le pianiste Woodrow Roussell.

Parmi d'autres enregistrements notables des années 1940, mentionnons ceux de Johnny Wiggs (Congo Square, G.H.B. BCD-502) et de Tony Parenti (Tony Parenti and his New Orleanians, Jazzology JCD-1).


Just a little while to stay here... 

Dans les années 1950, d'autres enthousiastes se joindront à William Russell pour documenter les musiciens de la Nouvelle-Orléans, notamment l'historien (et futur producteur de Country Joe and the Fish!) Samuel Charters et le futur professeur de musique électroacoustique Alden Ashforth. En 1951, ce dernier et David Wyckoff décidèrent de réaliser des enregistrements de certains groupes qui restaient encore inconnus, dont le plus important est sans doute l'Eureka Brass Band. Si les disques réalisés par le brass band de Bunk Johnson en 1945 et par l'Original Zenith Brass Band en 1946 furent les premiers par des ensembles du genre, on n'avait toujours pas enregistré un brass band déjà constitué. Selon Ashforth, qui l'avait souvent vu en action lors des parades, le Eureka était tout désigné pour interpréter le répertoire varié approprié aux diverses fonctions remplies par cette formation: hymnes et pièces funèbres (dirges) pour les enterrements, marches et autres morceaux plus hot pour le retour du cimetière. L'histoire de l'Eureka remontait à 1920, et le leadership en avait incombé au trompettiste Percy Humphrey en 1946 (c'est Humphrey qu'on aperçoit sur la pochette du CD des enregistrements Ashforth/Wyckoff New Orleans Funeral & Parade, AMCD-70, avec la sacoche contenant les cartes codées et numérotées où figurait le répertoire du groupe). Parmi les autres membres réguliers de l'Eureka présents sur ces enregistrements, citons Willie Pajeaud (trompette), Emanuel Paul (saxophone ténor), les vétérans Albert Warner et Charles "Sunny" Henry (trombones) et Joseph "Red" Clark (sousaphone). Pour l'occasion, et selon Ashforth pour assurer une meilleure visibilité aux enregistrements, George Lewis se joignit au groupe à la clarinette en mi bémol, instrument dont la sonorité perçante se prête mieux aux parades et autres performances extérieures. Après une tentative infructueuse d'enregistrer l'Eureka en répétition, Ashforth décida de capter l'ensemble à l'extérieur, dans une ruelle aménagée en salle de danse pour les week-ends. Malgré quelques problèmes d'intonation de la part de Lewis (il jouait sur un instrument emprunté), cette session demeure un classique de la musique de fanfare, avec des versions de Sing OnJust a Closer Walk with Thee et un long Garland of Flowers.

Parmi les autres musiciens que Ashforth put alors enregistrer, "Kid" Thomas Valentine fut certainement celui dont la carrière fut la plus féconde par la suite, devenant un habitué du Preservation Hall dès sa fondation et s'y produisant régulièrement - ainsi qu'un peu partout dans le monde - jusque dans les années 1980. Habitant le quartier d'Algiers (comme le rappelle le nom de ses Algiers Stompers), Kid Thomas, bien que contemporain de Bechet et Armstrong (il était né en 1896) pratiquait un jeu plutôt primitif très bien décrit par Charlie DeVore: «Le chorus d'ouverture typique de n'importe laquelle des pièces qu'il interprète est caractérisé par un lead puissant et direct, avec peu de variation mélodique, joué de manière abrupte et sans notes soutenues. Il est très difficile d'anticiper ses phrases, puisqu'elles se présentent en clusters rythmiques générés par un vibrato ample et une sonorité chaude, intense. Ces phrases explosent littéralement, traînant le groupe comme un train en marche...». Sa manière abrupte, laissant beaucoup d'espace entre les explosions très puissantes des fragments de ses phrases, laissent beaucoup de place à ses acolytes, et le jeu vibrant de Emile Barnes à la clarinette en est le parfait complément sur les pièces de 1951 (The First Recordings, AMCD-10). En plus de Barnes, Kid Thomas est rejoint ici par "Creole George" Guesnon au banjo et à la guitare, Bob Thomas ou Harrison Barnes (le frère de Emile) au trombone, George Henderson à la batterie et le vénérable Joe Phillips à la contrebasse.


Samuel Charters est bien connu pour ses recherches sur le blues mais la série de cinq disques parue sur Folkways dans la série The Music of New Orleans nous offre un regard différent, plus ethno-musicologique que celui de Russell, sur le jazz et autres traditions musicales de la ville. Le premier volume, intitulé The Music of the Streets, est un véritable documentaire sonore: cireurs de souliers et vendeurs de rue y côtoient une chanteuse de gospel, un joueur de scie musicale, le bluesman Snooks Eaglin, les Indiens du Mardi-Gras et les sons des parades du carnaval... Il enregistre également le Eureka Brass Band en répétition (volume 2 - les sessions intégrales sont disponibles sur un CD double sur American Music), différents groupes dans des dance halls (Billie et DeDe Pierce, Charlie Love et Albert Jiles, Kid Thomas, Emile Barnes, Jimmy "Kid" Clanton, Punch Miller sur les volumes 3 et 5), il laisse les musiciens raconter leurs souvenirs de Buddy Bolden et fait recréer par Louis Keppard le son d'un orchestre des années 1910 avec sa seule voix, en plus d'enregistrer l'obscur pianiste de ragtime H.J. Boiusseau (volume 4). Également pour Folkways, Charters et Frederic Ramsay produisent un album du Six and Seven-Eight String Band avec le docteur Edmond Souchon, chirurgien, guitariste et chroniqueur (et directeur du magazine Second Line), groupe dont l'histoire remontait à 1913... (On retrouve par ailleurs une anthologie assez exhaustive de ce groupe sur American Music: Echoes of Tom Anderson's: The New Orleans String Jazz Traditions - Tom Anderson était le «maire» non-officiel de Storyville, le quartier red light de la Nouvelle-Orléans jusqu'à sa fermeture en 1917, et son cabaret était le quartier général de bien des habitués du quartier).



Louis Keppard recrée une interprétation du classique de la Nouvelle-Orléans Bucket's Got a Hole in It, tel qu'il l'aurait joué dans les années 1910 avec son frère Freddie Keppard. Enregistré par Samuel Charters en 1957. 

Parmi d'autres disques gravés dans les années 1950, mentionnons un CD regroupant les groupes de Percy Humphrey, de Paul Barbarin et du guitariste Blind Gilbert avec Raymond Burke (Percy Humphrey & his Sympathy Five, American Music AMCD-88), un hommage au leader du Reliance Brass Band (Papa Laine's Children, American Music AMCD-127), des disques du trompettiste Alvin Alcorn (Southland Sessions, American Music AMCD-123), de Oscar "Papa" Celestin (Oscar Papa Celestin with Adolphe Alexander, American Music AMCD-128; Marie LaVeau, G.H.B BCD-106), du Paddock Jazz Band avec Alphonse Picou (1953, Center), du guitariste Johnny St. Cyr (des faces parues originalement sur Southland rééditées sur American Music, AMCD-78), de Emile Barnes et Peter Bocage (Barnes-Bocage Big Five, American Music AMCD-84), de Johnny Wiggs et Raymond Burke (Wiggs-Burke Big 4, American Music AMCD-133/134). L'intérêt des compagnies de disques pour le Revival commence aussi à se faire sentir à la fin des années 1950: le label Atlantic produit un album de Paul Barbarin (Paul Barbarin and his New Orleans Jazz, 1955) et un du Young Tuxedo Brass Band du clarinettiste John Casimir (Jazz Begins: Sounds of New Orleans Streets: Funeral and Parade Music, 1958). Évidemment, nombre d'orchestres Blancs furent aussi très actifs durant cette période, dont le Basin Street Five de George Girard et Pete Fountain, les groupes de Sharkey Bonano et Santo Pecora, ainsi que le populaire Al Hirt.


La fin d'une époque. 

Au début des années 1960, le temps devient évidemment plutôt court pour documenter les derniers survivants de la grande époque. Mais la survie du jazz traditionnel semblera bientôt assurée grâce à la naissance de certaines institutions incontournables. Propriétaire d'une galerie d'art où il fait jouer des musiciens, Larry Borenstein sera à l'origine de la fondation en 1961 du Preservation Hall, qui demeure encore aujourd'hui la Mecque du jazz traditionnel dans la ville de ses origines. Rapidement, le tubiste (et jeune diplômé d'une école commerciale) Allan Jaffe et son épouse Sandra, publicitaire, en deviendront les organisateurs. Cette salle installée en plein Vieux Carré attire depuis touristes et amateurs, et nombre d'enregistrements y furent réalisés et/ou associés, dont deux importantes séries au début des années 1960, l'une par le label Riverside, l'autre par Atlantic. Sous la bannière New Orleans/The Living Legends, Riverside publiera une anthologie et des disques de Sweet Emma Barrett, Kid Thomas et ses Algiers Stompers, Jim Robinson, Billie et DeDe Pierce, Percy Humphrey et ses Crescent City Joymakers, Peter Bocage, et le clarinettiste Louis Cottrell Jr. (fils du légendaire batteur Louis "Old Man" Cottrell). Pour sa part, Atlantic (qui avait déjà produit les disques de Paul Barbarin et du Young Tuxedo cités ci-dessus) enregistre en 1962 une série de quatre albums Jazz at Preservation Hall: le Eureka Brass Band; Billie et DeDe Pierce et Jim Robinson; Paul Barbarin et Punch Miller; et George Lewis. Deux disques paraissent également en 1964 et 1966 produits par le Preservation Hall lui-même: ceux de Sweet Emma et de Billie et DeDe Pierce avec le Preservation Hall Band, les premiers de cette institution toujours active aujourd'hui...

Parmi les autres enregistrements notables dans les années 1960-1970, citons ceux du frère clarinettiste et saxophoniste de Emile Barnes, Paul (Paul Barnes and his Polo Players, American Music AMCD-55), de Kid Howard (Kid Howard's La Vida Band, Icon, réédité sur American Music AMCD-54), du trompettiste Thomas Jefferson (Dreaming Down the River to New Orleans, G.H.B. BCD-138), du saxophoniste Cap'n John Handy (All Aboard, sur G.H.B. BCD-41/42), du banjoïste Emanuel Sayles (Sayles' Silver Leaf Ragtimers, également sur G.H.B.), du clarinettiste Willie Humphrey (New Orleans Clarinet, Smoky Mary), de son frère tromboniste Earl (Earl Humphrey and his Footwarmers, Center), de DeDe Pierce (De De Pierce's New Orleans Stompers, Center), de Albert Burbank (Creole Clarinet, Smoky Mary), de Alcide "Slow Drag" Pavageau (Drag's Half Fast Jazz Band, G.H.B. BCD-54), de Pops Foster (George "Pops" Foster with Art Hodes, American Music AMCD-105). Du côté des fanfares, l'ancien saxophoniste de l'Eureka Harold "Duke" Dejan avait fait revivre le nom du légendaire Olympia Brass Band dès 1958; le Dejan's Olympia Brass Band réalisera plusieurs disques et tournées en plus d'apparaître dans le film de James Bond, Live and Let Die! De même, Paul Barbarin et Louis Cottrell Jr. réutilisent à partir de 1960 le nom du Onward Brass Band. Mentionnons aussi le Gibson Brass Band qui enregistra deux sessions en 1963-64 (AMCD-96) et le Paragon Brass Band du tromboniste Mike Casimir. Dans un autre registre, le pianiste et banjoïste suédois Lars Edegran, habitant de la Nouvelle-Orléans depuis 1966, fonde l'année suivante le New Orleans Ragtime Orchestra, dédié au répertoire du tournant du siècle; dans ses rangs on retrouve le trompettiste Lionel Ferbos (qui sera actif jusqu'à sa mort en 2014 à... 103 ans!), William Russell lui-même au violon et un John Robichaux à la batterie... Encore plus d'Histoire en marche! Mais avec la disparition d'un nombre d'acteurs essentiels du Revival à cette époque (Lester Santiago en 1965 - il aura droit à deux disques pour l'enregistrement de ses funérailles! - Kid Howard et Johnny St. Cyr en 1966, Peter Bocage en 1967, George Lewis en 1968, Paul Barbarin, Alcide Pavageau et Pops Foster en 1969, Emile Barnes en 1970, Punch Miller, Cap'n John Handy et Earl Humphrey en 1971, DeDe Pierce en 1973, Billie Pierce en 1974, Jim Robinson en 1976), c'est un autre chapitre qui se referme dans la riche histoire musicale de la Cité du Croissant.