dimanche 8 octobre 2017

Hors des voûtes: Blue Note Records Presents The Lost Sessions


Various Artists: Blue Note Presents The Lost Sessions
Blue Note, série Connoisseur 7243 5 21484 2 4
Enregistré en 1960, 1961, 1962, 1965 et 1966, paru en 1999. 

Une pochette faisant appel à une forte typographie, des photos classiques de Francis Wolff, des noms comme Herbie Hancock, Ike Quebec et Duke Pearson: nous avons indéniablement affaire à un classique de chez Blue Note, non? Eh bien... pas tout à fait. 

Paru en 1999, au plus fort de «l'Ère du CD», The Lost Sessions est né des recherches de Michael Cuscuna et Michel Ruppli pour la nouvelle édition de leur livre The Blue Note Label: A Discography (originalement publié en 1988 mais remanié pour la nouvelle édition de 2001). Comme Cuscuna l'explique lui-même dans les notes de ce CD, il s'agissait alors de démêler lesquelles parmi les nombreuses sessions d'enregistrement jamais parues de toute la (longue) histoire de ce label culte étaient véritablement impubliables (jugées insatisfaisantes, donc rejetées) et celles qui étaient tout simplement complètement (ou du moins partiellement) inédites. Agissant comme producteur de rééditions au sein du label, Cuscuna avait accès aux légendaires «voûtes» de Blue Note et put donc vérifier par lui-même ce qu'il en était. Bien lui en pris car les quelques 73 généreuses minutes de cette anthologie renferment quelques pépites qui seraient autrement restées bien cachées dans cette caverne d'Ali Baba du jazzophile...

Charlie Rouse n'est pas un nom qu'on identifie spontanément à l'écurie Blue Note. Même parmi les rares disques parus hors de son association avec le grand Monk, on retiendra plus volontiers ses sessions pour Jazzland (Takin' Care of Business) ou Epic que son unique disque Blue Note, enregistré en 1962, au plus fort de la «nouvelle vague» brésilienne (Bossa Nova Bacchanal). Pourtant, Alfred Lion devait le réinviter à des sessions d'enregistrement en 1963, puis en 1965, sans grand succès. De cette dernière séance, Cuscuna sauva tout de même un excellent One For Five, où le grand ténor brille auprès de Freddie Hubbard, McCoy Tyner, Bob Cranshaw et Billy Higgins... Il est quelque peu déstabilisant d'entendre son phrasé si habituel dans la musique de Monk dans un autre contexte, particulièrement accompagné par Tyner, mais la pièce a tout d'un classique hard-bop/post-bop de chez Blue Note, et il est dommage que le reste de la session n'ait pas été du même calibre...

Compositeur et arrangeur essentiel de la première époque du bop, Tadd Dameron avait en 1961 ses meilleures sessions derrière lui, mais quelles sessions! - il faut jeter une oreille sur The Complete Blue Note Recordings of Fats Navarro and Tadd Dameron pour entendre ce pianiste-compositeur au sommet de son art. Pourtant, les quatre pièces incluses ici sont quand même précieuses à plus d'un titre: elles lui permettent de graver ses dernières faces à la tête d'une petite/moyenne formation (un octette ici), elles mettent en vedette d'excellents musiciens (Donald Byrd, Curtis Fuller, Cecil Payne, Paul Chambers, et surtout Philly Joe Jones qui, avec le groupe baptisé Dameronia, tentera plus tard de garder l'héritage de Dameron bien vivant), et elles nous font entendre un (relativement) jeune Sam Rivers à un stade jusqu'alors ignoré de son développement musical - on aurait par ailleurs du mal à reconnaître le musicien avant-gardiste des années 1970 uniquement par le thème gospelisant et funky de sa composition The Elder Speaks - c'est à dire avant d'entendre son ténor incendiaire et aisément identifiable dans les deux dernières minutes de la performance... Mais les trois autres pièces appartiennent totalement au grand esprit musical qu'était Dameron: son solo tout en silences et en discontinu sur Bevan Beeps donne tout son caractère à cette pièce d'une modernité proche de Herbie Nichols; Lament for the Living et Aloof Spoof révèlent la force de son écriture pour un groupe de cette taille, faisant appel à la sonorité relativement inhabituelle du cor de Julius Watkins pour enrichir ces deux thèmes. Malheureusement, des problèmes liés à la copie des partitions empêchèrent cette session d'aboutir, mais nous pouvons être reconnaissants que les 20 minutes présentées ici aient fini par voir le jour pour augmenter la discographie de Dameron, qui n'a de toute façon jamais été particulièrement volumineuse.

Si Duke Pearson fut également un pianiste et compositeur de valeur, on le connaît surtout pour avoir été, entre 1963 et 1970, l'un des architectes du «son Blue Note», comme A&R Man, arrangeur, accompagnateur et parfois producteur, bref ni plus ni moins que le bras droit d'Alfred Lion. Ses propres disques sont souvent passés sous le radar, et cette session de 1960 encore plus, qui lui faisait rencontrer son prédécesseur comme A&R Man chez Blue Note, le saxophoniste Ike Quebec, ainsi que la section rythmique de Ahmad Jamal: Israel Crosby à la contrebasse et Vernel Fournier à la batterie. Si les trois ballades présentées ici n'avaient aucune autre qualité que de faire entendre le son généreux et le phrasé large de Ike Quebec, elles justifieraient déjà leur présence sur cette compilation... 

Alfred Lion, le patron de Blue Note, fut apparemment horrifié de la façon dont Sonny Stitt, musicien du laisser-aller s'il en était un, menait une session d'enregistrement. Le seul essai du grand saxophoniste pour le label restera donc un échec, mais la version endiablée de Lady Be Good, où Stitt échange les honneurs avec Dexter Gordon dans la plus pure tradition des duels de ténors, est toutefois assez irrésistible. Fréquent collaborateur de Stitt à l'époque, Don Patterson tient l'orgue. 

Pour ceux qui auraient encore envie de la belle sonorité de Ike Quebec, Blues on Trial sera une pièce supplémentaire le mettant en vedette, cette fois avec comme accompagnateurs le trio maison, les Three Sounds, mais avec le pianiste Gene Harris taquinant ici l'orgue Hammond, avec un certain brio. 

Il faut un mordu du catalogue Blue Note pour avouer plus qu'une familiarité passagère avec l'oeuvre du saxophoniste Fred Jackson, qui réalisa un seul album pour le label (Hootin' 'n Tootin') et participa aussi à des sessions de "Baby Face" Willette et Big John Patton. Une seule pièce est retenue ici de sa deuxième session (avortée) pour le label. Patton est également présent ici mais au piano (renversement de la situation du Ike Quebec ci-dessus) et met en place un solide boogie-woogie. Jackson est bluesy à souhait mais sans grande originalité et, ne devant pas atteindre la notoriété, il retourna rapidement au Rhythm & Blues et au travail de studio, qui le mènera de Little Richard et Lloyd Price à Frank Zappa, Alice Coltrane, Earth Wind & Fire et Rick James... 

Il est sans doute surprenant de trouver une pièce rejetée de Herbie Hancock sur cette anthologie des rendez-vous manqués, mais il est vrai que quelques mois avant l'élaboration de la trame sonore de Blow-Up, Hancock (se) cherchait... ou du moins essayait pour la première fois une voie entre le jazz très moderne qu'il interprétait à l'époque au sein du quintette de Miles Davis et une musique plus populaire, proche du soul, synthèse qu'il ne devait véritablement achever qu'au début de la décennie suivante. L'essai que représente Don't Even Go There n'est pourtant pas sans mérites, et Hancock savait, à l'instar de son patron du moment, bien s'entourer: on retrouve ici un Stanley Turrentine toujours habité par l'esprit du blues, en plus des guitaristes Eric Gale et Billy Butler et du légendaire Bernard Purdie, batteur spécialiste des grooves bien sentis.

Au final, cette compilation est par définition assez inégale, mais elle nous fait aussi réaliser à quel point le savoir-faire et le souci du détail ayant fait la renommée de Blue Note dans ses grandes années pouvait se faire ressentir jusque dans les ratés et les essais avortés, en plus d'ajouter de précieux documents aux discographies de figures aussi importantes que Tadd Dameron, Sam Rivers, Herbie Hancock et Charlie Rouse. Des fonds de tiroir, certes, mais de quel tiroir!