jeudi 14 avril 2011

Bill Dixon: l'origine

Voilà, je vous parle encore d'un disparu... Cela peut vous sembler triste, mais je crois que la meilleure façon de préserver une vie aux grands artistes c'est encore d'écouter leur musique et d'en parler, qu'ils soient ou non toujours des nôtres. Vous verrez plus loin qu'il y a aussi matière à réjouissance, de toute façon.

Bill Dixon, donc. Instrumentiste fondamental, tout d'abord, dont l'influence n'en finit plus de se faire sentir chez tous les trompettistes contemporains. Tous ceux qui comptent, en tout cas : Taylor Ho Bynum, Nate Wooley, Peter Evans, Axel Dörner, Herb Robertson, et j'en passe. Mais Dixon était aussi compositeur, conceptualiste, créateur de mondes. J'étais présent lors de ce qui allait s'avérer être son dernier concert à Victoriaville l'an dernier. Il semblait très affaibli, il ne joua pas de trompette (sauf sur bande pour un solo pré-enregistré), mais il mit toute son énergie à diriger sa dernière composition, encourageant du geste les musiciens, particulièrement les quatre trompettistes (Taylor Ho Bynum, Graham Haynes, Stephen Haynes et Rob Mazurek) à donner le meilleur d'eux-mêmes. Ceux qui n'ont pas assisté à ce concert pourront, pour entrer un peu dans le monde du musicien et comprendre sa façon de travailler, déchiffrer un peu cette musique à la fois dense et flottante, consulter le DVD qui accompagne l'album Tapestries for Small Orchestra (Firehouse 12), album majeur et document remarquable. Mais, comme j'aime souvent le faire, retournons un peu à la source pour saisir l'origine de cette musique.


Archie Shepp/Bill Dixon : Quartet
Free Factory 065

C'est donc aux côtés d'un jeune Archie Shepp que l'on retrouve Dixon au début de sa carrière discographique (à ma connaissance, il n'existe aucun enregistrement antérieur à ces sessions d'octobre 1962). Rétrospectivement, on ne pourrait imaginer deux tempéraments musicaux aussi opposés. À l'époque, cependant, les deux étaient des figures du proue du free jazz naissant, même si leurs styles respectifs, pourtant complémentaires, semblaient déjà éloignés l'un de l'autre. Les quatre pièces du disque Savoy d'origine se situent dans la continuation des concepts d'Ornette Coleman (on les qualifierait maintenant de free-bop), mais contrairement à l'association de Coleman avec Don Cherry, qui semblaient sur la même longueur d'onde, on sent chez Dixon et Shepp une dynamique similaire à celle qui prévalait dans les derniers enregistrements de Coltrane chez Miles Davis, Shepp semblant prêt à faire sa marque seul. (La comparaison avec Davis n'est pas fortuite, l'évolution des deux trompettistes semblant avoir été parallèle; Dixon apparaît d'ailleurs quelquefois comme un frère torturé de Davis, notamment dans certaines pièces de November 1981, laissant entrevoir ce qu'aurait pu faire Miles s'il avait décidé de suivre d'autres avenues... Mais tout ceci n'est que spéculation - ou affabulation - de ma part... et refermons la parenthèse). La curiosité de cette première session (dont la reproduction sonore, dans cette édition du moins, laisse à désirer), est d'entendre Dixon jouer un standard (une fascinante version de Somewhere de Bernstein, tiré de West Side Story!) et une pièce de Coleman (Peace). Les deux autres pièces sont de ses compositions, assez rudimentaires encore (Trio, qui restera au répertoire du New York Contemporary Five de Shepp, et Quartet), mais qui illustrent déjà quelques traits caractéristiques de Dixon (importance de la basse dans Trio). Tout comme Cecil Taylor à la même époque, Dixon cherchera rapidement à se défaire de l'influence dominante du bop en ajoutant une certaine densité à sa musique et en cherchant une relation au temps différente, tout en développant une approche instrumentale qui s'éloignera d'autant des méthodes traditionnelles. La prochaine étape devait être une session singulière de février ou mars 1964, également reproduite sur le CD ci-dessus, de même que sur une réédition Savoy, Bill Dixon 7-tette/Archie Shepp and the New York Contemporary Five. Si le rythme en est encore assez conventionnel, et une partie des musiciens semble appartenir à une autre époque (le saxophoniste George Barrow, notamment), le jeu de Dixon lui-même est assez surprenant : son solo sur Winter Song 1964 Section III (Letter F) est déjà presque entièrement construit sur des intervalles et des sonorités inhabituels (pour le moment...). On aura une meilleure idée de ce qui devait suivre en écoutant l'une des courtes sections (IV) qui composent cette suite, petit choral aux curieuses harmonies...

Mais le grand œuvre de Dixon était encore à venir:


The Bill Dixon Orchestra : Intents and Purposes
RCA Victor/International Phonograph LSP-3844

Au même titre que Free Fall de Jimmy Giuffre (publié par Columbia), Intents and Purposes était un disque en avance sur son temps, lui aussi originalement paru sur une grande étiquette qui ne devait pas trop savoir quoi faire avec cette musique singulière (RCA Victor). Jamais réédité (sauf pour une édition française du LP), l'album a atteint des dimensions quasi-mythiques, et c'est effectivement une œuvre majeure autant pour l'évolution des conceptions de Dixon que pour l'acceptation de ce que peut être une œuvre issue du monde du «jazz». C'est donc un événement majeur que cette réédition, même si elle semble disponible seulement en quantités limitées. Pour replacer le disque dans son contexte, rappelons qu'il fut enregistré en 1966-67, alors que le free jazz entrait la phase très « énergique » de son existence, phase initiée par la parution de Ascension de John Coltrane en 1965 et que l'on pourrait qualifier à l'aide du titre d'un autre disque paru la même année sous le nom d'un comparse de Dixon et Coltrane, Fire Music d'Archie Shepp. Dixon n'était pas étranger à cette mouvance libertaire, communautaire et souvent spirituelle, lui qui avait initié en 1964 la Jazz Composers' Guild, association de musiciens responsable de la série de concerts baptisée October Revolution in Jazz. Mais il recherchait aussi une manière de conjuguer la liberté nouvelle offerte par le free jazz à une certaine rigueur dans la conception musicale. En 1966, Dixon avait déjà participé à un autre enregistrement très important, Conquistador de Cecil Taylor. Avec ce disque (et son compagnon, Unit Structures), le pianiste poursuivait alors une redéfinition complète de la dynamique de groupe, utilisant à la fois l'énergie de la New Thing et ses propres conceptions, que l'on pourrait qualifier de cellulaires (développement de la performance à partir de cellules rythmiques/mélodiques), brisant la monotonie de la section rythmique traditionnelle et se détachant des structures souvent simplistes du free jazz plus conventionnel. Dans Intents and Purposes, musique inspirée par et/ou écrite pour la chorégraphe Judith Dunn, Bill Dixon rejoint certaines des préoccupations de Taylor, mais aussi de celles d'un Jimmy Giuffre (voir Free Fall, cité plus haut) : visiblement inspiré par la musique contemporaine, le trompettiste crée ici un véritable free jazz « de chambre ». La pièce-clé est indubitablement Metamorphosis 1962-1966, composition de 13 minutes qui ouvre le disque : avec une instrumentation singulière (cor anglais, clarinette basse), une forte présence des basses fréquences (une violoncelliste, Catherine Norris, plus deux contrebassistes, Jimmy Garrison et Reggie Workman) et des percussions (Robert Frank Pozar et Marc Levin), Dixon développe une œuvre aux riches textures et livre un solo caractéristique aux sonorités inquiétantes. Après la première section, on sent une coupure entre un passage de percussions et un bref duo de contrebasses (la pièce semble avoir été éditée) qui mène à une section touffue où se détache un solo intense de Robin Kenyatta à l'alto, qui n'est pas sans faire penser aux interventions de Charlie Mariano sur le célèbre The Black Saint and the Sinner Lady de Mingus. Un choral où les mélodies sont confiées successivement au cor anglais et au violoncelle occupe le centre de la composition, avant un duo percussif entre Pozar et Levin. Une section suit qui semble récapituler l'ouverture, avec un nouveau solo de Dixon, puis celui de Byard Lancaster, qui monte vite dans le registre suraigu pour l'apothéose de cette stupéfiante performance. Autre pièce de longue durée (12 minutes), Voices ouvrait originalement la face B du disque. Avec un ensemble plus petit (lui-même plus Norris, Garrison, Pozar et Lancaster), Dixon est plus présent comme instrumentiste, mais le son de l'ensemble ne paraît pas moins riche, grâce notamment au jeu très actif de Pozar (un batteur méconnu) et à la symbiose entre violoncelliste et contrebassiste. Lancaster enrichit l'ensemble à l'aide de sa clarinette basse (notons que Dixon, qui a toujours porté un soin particulier aux basses fréquences, utilisa plus tard, dans son projet Tapestries, le musicien québécois Michel Côté à la clarinette basse et contrebasse). Après chacune des deux œuvres de grande envergure que sont Metamorphosis et Voices, on retrouve de courtes pièces baptisées Nightfall Pieces I & II, où Dixon et le flûtiste George Marge sont dédoublés par un procédé de réenregistrement en un dialogue nocturne qui semble abolir temps et espace.

Après avoir créé le Free Conservatory of the University of the Streets en 1967 (avec de nombreux musiciens dont Sam Rivers, Sonny Simmons, Arthur Doyle, Clifford Thornton et Jacques Coursil), Dixon devient en 1968 professeur au Bennington College (Vermont), où il enseignera jusqu'au milieu des années 1990. Pendant les années 1970, il enregistre très peu et se consacre au travail en solo (que l'on retrouve sur l'album double Collection chez Cadence, ou encore dans le coffret auto-produit Odyssey). Inspiration pour de nombreux improvisateurs européens (il est invité par le trompettiste viennois Franz Koglmann sur Opium en 1976), il enregistrera régulièrement pour des étiquettes du Vieux Continent (principalement Soul Note) à partir des années 1980, notamment l'excellent November 1981. Dans ses dernières années, une reconnaissance tardive lui permet de s'engager dans des projets de plus grande envergure comme 17 Musicians in Search of a Sound : Darfur (Aum Fidelity, 2007), enregistré au Vision Festival à New York, Bill Dixon with Exploding Star Orchestra (Thrill Jockey, 2007), avec un orchestre de Chicago, et enfin Tapestries for Small Orchestra (Firehouse 12, 2008), qui devait être son testament musical.