lundi 3 avril 2023

Dexter Gordon: le gentil géant du bebop

Dexter Gordon dans les coulisses et jouant Those Were the Days sur scène au Jazzhus Montmartre à Copenhague, 1971. 
Kenny Drew (piano), Niels-Henning Ørsted Pedersen (contrebasse), Makaya Ntshoko (batterie). 
On remarquera la présence de Ben Webster dans le public. 
 

F. Scott Fitzgerald disait que contrairement au théâtre, les vies américaines n’avaient pas de deuxième acte. Cette citation pourrait décrire le parcours de nombreux musiciens de jazz, entre ceux qui étaient tenus de reprendre sans cesse les numéros qui les avaient rendus célèbres, ceux qui disparurent trop tôt, et ceux qui finirent leurs vies dans l’oubli ou la déchéance. D’autres ont cependant fait mentir l’adage de l’auteur de Tales of the Jazz Age, et parmi ceux-ci peu l’auront fait avec autant de panache que Dexter Gordon, dont on célèbre le centenaire cette semaine.

Issu des big bands des dernières années de l’Ère du Swing, pionnier du bebop qu’il a incarné durant toute sa carrière, Dexter Gordon a survécu à une décennie difficile dans les années 1950, où se sont succédé séjours en prison et mésaventures d’une vie de junkie pour devenir dans les années 1960 une des figures de proue du plus prestigieux label de jazz de l’époque, Blue Note. Trouvant par la suite une vie plus équilibrée en Europe, il aurait pu – comme nombre d’expatriés – rester plus ou moins oublié sur sa terre d’origine, mais son retour triomphal au pays à la fin des années 1970 devait donner un souffle nouveau non seulement à sa carrière mais aussi au bop et au jazz acoustique qu’il avait toujours défendu. Enfin, dans ses dernières années, un rôle improbable au cinéma devait le tirer d’une semi-retraite pour le métamorphoser en véritable star, son charisme irrésistible lui apportant même une nomination aux Oscars! Mais ceux qui applaudirent Gordon dans Round Midnight aux festivals de Toronto ou de Venise à la fin des années 1980 n’étaient finalement que les derniers à découvrir la présence exceptionnelle de ce gentil géant (il faisait 1m95/6 pieds 5 pouces), présence que ses plus vieux fans avaient déjà remarquée dès ses débuts avec l’orchestre de Lionel Hampton près d’un demi-siècle plus tôt.

En réalisant que son centenaire approchait, j’ai eu envie de vous faire un portrait de Dexter Gordon, qui fut dès mon adolescence un des musiciens qui m’a attiré immédiatement vers le jazz. J’ai toujours admiré son phrasé nonchalant et toujours en retrait du beat, hérité de Lester Young, mais aussi sa sonorité large et son humour un peu pince-sans-rire, typiquement bebop, qui transparait dans les nombreuses citations qui émaillaient ses solos. Je me rappelle avoir entendu chez Gilles Archambault sa version de Willow Weep for Me, et son anthologie Ballads fut un des premiers CDs que je me suis acheté moi-même. Et si je sais que certains jugent exagérée (voire caricaturale) son interprétation de Dale Turner dans le film de Bertrand Tavernier, je suis de ceux qui tiennent Round Midnight en haute estime, et le premier à reconnaître que ce film a joué un rôle assez important dans mon amour du jazz et de ses personnages uniques. Pour ce portrait, je me sers principalement du livre de la veuve de Dexter Gordon, Maxine, qui fut d’abord sa gérante dans la deuxième moitié des années 1970, avant de devenir sa compagne dans les années 1980. Elle a raconté la vie de son compagnon (une vision évidemment intime et quelque peu hagiographique) dans Sophisticated Giant : The Life and Legacy of Dexter Gordon, paru aux Presses de l’Université de Californie en 2018. J’ai aussi consulté le livre du critique britannique Stan Britt Dexter Gordon : A Musical Biography, originalement paru en 1989, peu avant la disparition du saxophoniste, sous le titre Long Tall Dexter

Dexter Keith Gordon était né à Los Angeles le 27 février 1923, il y a donc cent ans comme je l’ai rappelé plus tôt. Son père, Frank Gordon, était médecin, un des premiers médecins noirs de la communauté; il était aussi clarinettiste, et parmi ses patients et amis personnels on pouvait compter Duke Ellington et Lionel Hampton, entre autres. Le jeune Dexter s’est plus tard souvenu d’un souper familial où le Duke avait partagé le repas, mais on lui avait bien stipulé de demeurer silencieux… Son père offre à Gordon junior une clarinette pour ses 13 ans, et le jeune Dexter, déjà nourri des artistes qu’il entendait à la radio (Earl Hines, Fletcher Henderson, Roy Eldridge), va aussi étudier plus sérieusement les représentants les plus en vue du blackstick, comme Benny Goodman, Buster Bailey ou Barney Bigard; mais l’oreille du clarinettiste débutant est aussi attirée par quelques saxophonistes : Chu Berry chez Henderson et Cab Calloway, Dick Wilson chez Andy Kirk, Ben Webster chez Ellington puis Calloway, mais surtout les deux solistes rivaux de l’orchestre de Count Basie, Lester Young et Herschel Evans. Plus tard, quand on lui demandait s’il avait des regrets, Dexter devait répondre : «un seul : je n’ai jamais joué dans l’orchestre de Count Basie – sur la chaise de Lester Young.»¹

La disparition du docteur Gordon en 1937, alors que Dexter Gordon n’a que 14 ans, marque un premier tournant dans la vie du jeune Dexter. L’adolescent avait de toute façon déjà choisi une nouvelle famille : celle du jazz. Passé au saxophone alto, puis au ténor, le jeune Dexter Gordon s’épanouit surtout à travers la musique au secondaire, à la McKinley Junior High School d’abord (où ses condisciples sont par exemple Melba Liston et le batteur Lawrence Marable), puis à la Jefferson High School (où il côtoie Chico Hamilton, Vi Redd et Ernie Royal). Au début de l’adolescence, son meilleur ami est Lamar Wright, Jr., dont le père était alors premier trompette dans l’orchestre de Cab Calloway, et qui allait lui-même devenir plus tard un trompettiste en demande, notamment chez Dizzy Gillespie. Les Wright étaient d’ailleurs voisins de Lionel Hampton tout près de Central Avenue, avenue qui était le centre de la vie culturelle afro-américaine à Los Angeles. C’est au Dunbar Hotel (baptisé en l’honneur du poète Paul Laurence Dunbar) que passaient les plus grands noms de la musique noire lorsqu’iels étaient de passage : Louis Armstrong, Duke Ellington, Lena Horne, Cab Calloway ou encore Billie Holiday. Le saxophoniste Jackie Kelso, camarade de classe de Dexter à la Jefferson High School, se souvient que le trottoir qui bordait le Dunbar était le véritable point de convergence du quartier, là où on sentait que les choses se passaient : «c’est là que se tenaient les noctambules : les sportifs, les hommes d’affaires, les danseurs-danseuses, tous les gens du showbusiness… Tous ceux qui étaient quelqu’un restaient à l’hôtel…»²

Le Dunbar Hotel sur Central Avenue à Los Angeles. 

À l’âge de 15 ans, Dexter Gordon est déjà un jeune homme imposant qui fait ses 6 pieds 5, et qui par sa taille et sa stature a facilement accès aux clubs où on joue du jazz; son charisme déjà évident n’est pas sans rappeler celui d’un vieil ami de son père, le grand Duke Ellington. Un témoin de l’époque se souvient par exemple de ses intonations : «il avait une voix de baryton, très riche; et son instrument avait une voix de ténor, très riche. Il savait utiliser ces deux voix je pense. C’était quelqu’un qui avait des choses à dire, en paroles et beaucoup avec son instrument.»³ Selon Maxine Gordon : «Quand Dexter entrait dans une pièce, il ne passait jamais inaperçu. Ce n’était pas que sa taille, sa belle allure ou sa garde-robe – les gens étaient attirés par son charme, son élégance.»⁴ Comme le Duke ou son père le docteur, le jeune Dexter s’inscrit par ses manières dans cette élégance, ce besoin de se montrer à son meilleur. Une attitude qui était répandue parmi la petite bourgeoisie afro-américaine du début du siècle, soucieuse de donner l’exemple en quelque sorte.

Mais Dexter aime aussi se payer du bon temps, et son goût pour la marijuana et d’autres substances euphorisantes (le saxophoniste Art Pepper se souvient qu’il utilisait des «sulphates», probablement de la benzédrine, le nom sous lequel les amphétamines étaient alors commercialisées) donnent un moins bon exemple à ses contemporains. Un de ceux-ci, qui travaillait alors pour le Département de la Probation, se souvient : «à chaque fois qu’il avait des ennuis, je recevais un coup de téléphone. Et de temps en temps j’arrivais à intercéder en sa faveur. Dexter n’était pas un mauvais gars, mais Dexter aimait aussi beaucoup la drogue, il faut le dire. À l’époque, seulement fumer de la marijuana était considéré comme un crime. Et Dexter se faisait toujours attraper avec une drogue ou une autre sur lui.»⁵ Mais Dexter passera plus tard à l’héroïne, très populaire chez les jeunes jazzmen après la guerre, et ses incartades de jeunesse prendront de plus en plus un tour tragique une décennie plus tard, comme nous le verrons un peu plus loin.

Musicalement, l’adolescent, toujours à l’école, rejoint déjà un orchestre de Pasadena baptisé les Harlem Collegians, qui jouait des arrangements commerciaux des airs des big bands à la mode, des pièces de Glenn Miller ou de Count Basie par exemple. Au fur et à mesure, sa réputation grandit, et il côtoie nombre de musiciens de la foisonnante scène de Central Avenue, des vétérans comme le batteur Lee Young (le frère de Lester), le pianiste Nat ‘King’ Cole (dont le trio deviendra bientôt très populaire), ou le trompettiste et arrangeur Gerald Wilson, mais aussi toute une génération de jeunes instrumentistes, Noirs et Blancs, dont certains deviendront célèbres plus tard; pensons par exemple à Charles Mingus, à Art Pepper, à Buddy Collette, à Hampton Hawes, Sonny Criss et Teddy Edwards, au tromboniste Britt Woodman (plus tard vedette chez Duke Ellington), à certains qui incarneront plus tard le jazz West Coast, comme Chet Baker ou le contrebassiste Howard Rumsey, et évidemment à quelques camarades de classe de Dexter Gordon, comme Chico Hamilton, Melba Liston ou Ernie Royal. Mais Dexter commence aussi à rencontrer ses héros; un jour de mai 1939, avec Lamar Wright, il sèche les cours pour aller entendre l’orchestre de Count Basie qui se produisait au Paramount Theatre. Il y rencontre enfin celui sur lequel il modèle déjà son jeu, Lester Young, qui est l’influence majeure d’à peu près tous les saxophonistes qui émergent dans les années 1940 et 1950.

C’est un après-midi de 1940 que Dexter reçoit un coup de téléphone providentiel :

La voix au bout du fil a dit, «Ici c’est Marshal Royal.»
J’ai répondu : «Allez, t’es qui pour vrai?» et j’ai raccroché. J’ai cru que c’était un de mes potes de l’école qui se foutait de moi. Je n’avais que 17 ans. Le téléphone a sonné de nouveau et le type a dit : «Ici c’est Marshal Royal. Aimerais-tu venir chez Lionel Hampton et passer une audition avec lui?»⁶ 

Et c’est ainsi que Dexter Gordon allait participer, pas encore sorti de l’adolescence, à la fondation du premier big band dirigé par le célèbre vibraphoniste. À ses côtés dans la section de saxes, dirigée par le vétéran Marshal Royal, Dexter rencontre un autre jeune saxophoniste qui avait à peine quelques mois de plus vieux que lui, Illinois Jacquet. Alors que Dexter tente (d’abord un peu maladroitement) d’émuler Lester Young, Jacquet livre déjà des solos incendiaires dont l’exemple le plus célèbre est sans doute Flyin’ Home, enregistré avec Hampton la première fois en 1942. Au sein de l’orchestre, les deux ténors tentent de se donner les rôles contrastés que tenaient chez Count Basie Lester Young et Herschel Evans, notamment au sein d’un numéro à deux ténors appelé Po’k Chops, malheureusement jamais enregistré par Hampton. Mais ce genre de duel va laisser des traces, et Dexter Gordon en reprendra souvent le modèle plus tard. Le saxophoniste apprend aussi les vicissitudes de la vie de tournée avec Hampton, dont la compagne, Gladys, gérante de l’orchestre, faisait figure de bourreau de travail. La paye était faible, l’autobus inconfortable, et les conditions de vie sur la route, particulièrement dans le Sud raciste, exécrables. Plus tard, lors d’expériences un peu pénibles en tournée en Europe ou les petits matins de tournage sur Round Midnight, Dexter aimait à répéter : «J’ai été sur la route avec Lionel Hampton. Rien n’est difficile après cette expérience!»⁷ Mais c’est aussi avec Hampton que Dexter vient pour la première fois dans la Mecque du jazz, New York. Jimmy Heath se souvient avoir entendu que lorsque Dexter est descendu du train dans la Grosse Pomme la première fois, il a embrassé le sol! Voici comment Dexter décrit Harlem tel qu’il l’a vu la première fois :

Il y avait une telle activité autour du Braddock Grill. Les pimps, les arnaqueurs, les putes, les danseurs et les musiciens. C’était comme les bandes de E. Simms Campbell, que je lisais dans le (Pittsburgh) Courier depuis que j’avais neuf ans. Ces dessinateurs décrivaient tellement bien Harlem que lorsque j’y suis arrivé, je connaissais tout le monde. Mais il faut y ajouter un autre élément. Je m’y identifiais. C’était le paradis sur terre. C’était exactement comme je l’avais rêvé et visualisé. Et moi j’étais là, à 17 ans, à me tenir sur le coin des rues avec les potes. Et tous ceux qui passaient par là : Ben (Webster), Lester (Young), Billie (Holiday), Charlie Shavers, Roy (Eldridge), Milt Hinton, (Sid) Catlett – nommez-les! Ils étaient tous là. Je ne pouvais pas y croire…⁸ 

En même temps que l’orchestre de Hampton est de passage à New York, un autre orchestre, du Midwest celui-là, est en résidence au Savoy Ballroom, celui de Jay McShann; Dexter y entend pour la première fois un jeune saxo alto, un certain Charlie Parker…

L'orchestre de Lionel Hampton en 1942: 
Debout: Illinois Jacquet, Marshal Royal, Dexter Gordon, Ernie Royal, Karl George. 
Assis: Lionel Hampton, Jack McVea, Henry Sloan, Joe Newman. 

Dexter lui-même commence à être reconnu : le grand Coleman Hawkins le compare à Charlie Barnet dans une entrevue pour le magazine Music and Rhythm en 1941, et le critique George Simon le mentionne également dans Metronome. Chez Hampton, il reçoit le sobriquet de Society Red, surnom venant de la couleur rouge que prenaient les cheveux des jeunes hommes afro-américains qui utilisaient une mixture chimique (la congolene) pour défriser leurs cheveux, comme c’était la mode à l’époque. Dexter rappelle : «Malcolm (Malcolm Little, plus tard Malcolm X) était Detroit Red, et moi j’étais Society Red. Le nom est resté à travers les années pour tous les potes qui me connaissaient alors.»⁹ À cause de sa grande taille, on l’a aussi surnommé Long Tall Dexter (abrévié en L.T.D.) ou encore The Sophisticated Giant. Society Red et Long Tall Dexter sont aussi le nom de deux pièces de Gordon, et un de ses albums Columbia s’appelle Sophisticated Giant. C’est un soir de 1943, lors d’un nouveau passage de l’orchestre de Lionel Hampton à New York, que Dexter va prendre sa place de façon indéniable dans la grande famille du jazz. Voici comment il aimait raconter cette séance :

Après l’engagement à l’Apollo avec le groupe de Lionel Hampton, quelques-uns des gars ont décidé d’aller au Minton’s, sur la 118e Rue Ouest à Harlem. Nous avons pris deux taxis pour se rendre au club. Lester Young et Ben Webster jouaient avec une section rythmique composée de Thelonious Monk, Kenny Clarke et Oscar Pettiford, de l’orchestre maison. Lester et Ben jouaient assis. Lester portait son pork-pie hat et Ben portait un chapeau Knox, un feutre mou avec une petite plume sur le côté, à la tyrolienne.

(…) Il y a eu pas mal de cohue, un petit remue-ménage et quelques coups de coude pendant qu’on essayait de rejoindre la scène. (…) La section rythmique surveillait mon avancée, savourant ma lutte acharnée en souriant et en tentant d’attirer l’attention sur la situation : ce grand jeune homme qu’on poussait sur la scène pour qu’il se mesure à Ben et Lester, les maîtres! (…)

Je suis monté sur scène sur la pointe des pieds et j’ai trouvé une chaise derrière les «maîtres». Monk ricanait et m’a mimé un «qu’est-ce que tu fais là, boy?» Je l’ai gratifié de mon meilleur sourire de crétin et j’ai pointé mes potes, tout fiers dans leur coin. Heureusement, le groupe jouait un standard très connu, Sweet Georgia Brown. Monk m’a donné un signal et j’ai commencé à jouer. Mes potes se sont mis à hurler et d’une certaine façon je sonnais pas mal. Après huit mesures, Ben a dit : «Mais c’est qui celui-là?» Pour se retourner, il devait utiliser tout son corps parce que son cou était naturellement raide de façon permanente. Et voilà que je me suis retrouvé à fixer ses yeux globuleux de grenouille (on le surnommait parfois Frog, ndlr). J’ai failli avaler mon bec! De l’autre côté, après un demi-chorus, Lester s’étire et nonchalamment, très cool, regarde derrière lui et me détaille de haut en bas.

J’ai joué seulement quelques chorus, pour ne pas en faire trop, et alors que l’orchestre finissait de jouer, j’ai remballé mes trucs et j’étais devenu le héros de la bande – ils criaient «Alright, alright, Dex, my man Dex, yeah Dex!» J’étais content de m’en tirer en un seul morceau. Mais, bien sûr, un petit évènement comme celui-là allait ajouter à ma réputation et à ma légende. «Eh ouais, man, Dex a joué au Minton’s hier soir avec Ben et Lester…» «Ah merde, man, tu déconnes…» «Non, mec, j’étais là!»¹⁰  


I've Found a New Baby, extrait de la première session dirigée par Dexter Gordon à Los Angeles à la fin de 1943. 
Harry "Sweets" Edison (trompette), Nat "King" Cole (piano), Johnny Miller (contrebasse), Clifford "Juicy" Owens (batterie). 

À l’été 1943, Dexter Gordon avait quitté l’orchestre de Lionel Hampton et était retourné à Los Angeles, où la pièce ci-dessus a été gravée; la session ne paraîtra qu’en 1948 sur Mercury. Il passe quelques semaines dans un orchestre dirigé par Fletcher Henderson, et on le retrouve ensuite avec Lee Young, dans un orchestre qui comprend aussi Art Pepper et Charles Mingus. Après les engagements réguliers, Dexter aime passer dans les clubs after hours, qui pullulaient alors au moments du couvre-feu décrété en temps de guerre. Il se fait bientôt remarquer par un autre leader qui aura une grande importance sur sa carrière. Il raconte :

Après le set, quelqu’un est venu me voir et me dit : «Son, say son, j’aime beaucoup ce son que tu as.» J’ai levé les yeux et c’était Louis (Armstrong)! J’ai dit : «Merci, merci beaucoup!» C’était tout un honneur! Ça c’était le premier soir, et alors le lendemain, son gérant vient et me demande si je voudrais rejoindre l’orchestre.

(...)

Oh, c’était formidable! Chaque soir. Il avait un son énorme, superbe, gras, claironnant, un son qui vous traversait. Et c’était vraiment la raison pour laquelle j’ai rejoint le band, pour jouer avec lui. Pour jouer avec lui chaque soir. Le band était assez médiocre. Il jouait les mêmes arrangements swing que dans les années 1930… spécialement Ain’t Misbehavin’ et I’m Confessin’.¹¹ 

Décimé par le départ de ses musiciens qui sont appelés sous les drapeaux, l’orchestre qui accompagne Armstrong en 1944 n’est évidemment pas à la hauteur de celui de Luis Russell, avec lequel il a joué longtemps. Mais Louis aime bien Dexter et lui laisse aussi pas mal de solos; il faut dire que les deux ont une passion commune qui rend le jeune géant saxophoniste bien sympathique au célèbre trompettiste :

Je savais qu’il aimait bien les petits joints, et je traînais plusieurs boîtes de véritable mota mexicaine (…) Lui avait un grand sac de papier rempli de New Orleans Golden Leaf. Alors on échangeait les rondes de fumette, et après à peu près une semaine je me suis rendu compte qu’il n’apportait plus sa Golden Leaf comme d’habitude. Passe encore une semaine, et un soir je lui demande : «Hé Pops, qu’est-ce qui s’est passé avec toute cette feuille de la Nouvelle-Orléans?» Il a répondu : «Shit, son, ce serait comme apporter un hamburger à un banquet!»¹² 

Louis Armstrong joue et chante Ain't Misbehavin' dans un extrait du film Atlantic City (1944). 
On y reconnait aussi Dorothy Dandridge, et, inaudible mais bien visible au premier rang derrière Louis, Dexter Gordon!
 

Comme de nombreux afro-américains, Dexter Gordon va tout faire pour éviter de combattre dans la Deuxième Guerre Mondiale; comme l’avait dit Dizzy Gillespie : «À ce stade de ma vie ici aux États-Unis, quel est le pied qui me botte le cul?»¹³ Dexter devait être envoyé dans une section «de couleur», mais il répondit au sergent-recruteur qu’il venait de Los Angeles, et qu’il n’y avait pas de ségrégation là-bas. Soumis à une évaluation psychiatrique, il est réformé et obtient la fameuse classification 4-F, stipulant qu’il était inapte au service. On sait que d’autres musiciens afro-américains, comme Lester Young ou Sun Ra, devaient garder des séquelles assez importantes de leur refus du service militaire, les deux ayant été détenus, le premier pour possession de marijuana et d’alcool pendant le service, le second comme objecteur de conscience. Chez les jeunes noirs plus politisés, ce refus de servir dans l’armée fait partie d’une attitude plus rebelle face à la société, et en particulier face au milieu du divertissement; c’est ce même choc générationnel qui va donner bientôt naissance au bebop, dont Dexter rappelait qu’il semblait créé par ces gens qui avaient refusé de servir pendant la guerre. 

La sections de saxes de l'orchestre de Billy Eckstine en octobre 1944: 
Gene Ammons, Leo Parker, John Jackson, Billy Frazier, Dexter Gordon. 

Dexter Gordon va d’ailleurs rapidement se retrouver au cœur d’un des incubateurs de ce nouveau style de jazz émergeant vers 1944-45, l’orchestre du chanteur Billy Eckstine. Ayant atteint une grande popularité au début des années 1940 avec l’orchestre de Earl Hines, qui abritait déjà des modernistes comme Charlie Parker et Dizzy Gillespie, Eckstine lance avec ces deux derniers entre autres son propre orchestre en 1944. Lorsque Dexter Gordon rejoint ce que les jazzmen appelleront bientôt "The Band" en septembre 1944 (en remplacement de Lucky Thompson), Parker, souvent problématique, n’était déjà plus là; mais en plus de Gillespie, on retrouvait dans les rangs du big band des musiciens comme Art Blakey, Gene Ammons, Leo Parker, en plus de Sarah Vaughan, la chanteuse féminine de l’ensemble. Lorsque Dizzy quitte en 1945, il est remplacé par Fats Navarro; le saxo alto Billy Frazier, lui, avait déjà été remplacé plus tôt par Sonny Stitt. Si la section de saxes est bien soudée et pratique inlassablement (en plus de partager le stock de mota mexicaine de Dexter…), quatre de ses membres (Dexter, Stitt, Leo Parker et John Jackson) se méritent le surnom de "Unholy Four" à cause de leur comportement assez turbulent. C’est un duel de Gordon avec le cinquième membre de la section, Gene Ammons, qui devient un des disques les plus connus de l’orchestre, Blowing the Blues Away 

L'orchestre de Billy Eckstine joue Blowing the Blues Away, enregistré le 5 décembre 1944: 
Solistes: John Malachi (piano), Billy Eckstine (voix), 
Gene Ammons et Dexter Gordon (saxophones ténor), Dizzy Gillespie (trompette). 

 

Blow Mr. Gene, blow Mr. Dexter, too.
Maybe you can help me and blow away the blues.

Autrement, le thème de l’orchestre de Eckstine, composé par le tromboniste Jerry Valentine, était Second Balcony Jump, qui restera longtemps au répertoire de Dexter puisque deux décennies plus tard la pièce apparaît sur son album Go!. Mais si Eckstine pouvait endurer les frasques du "Unholy Four", il est moins enclin à fermer les yeux sur les retards à répétition et l’état souvent second du saxophoniste, et il doit lui montrer la porte. 

Stan Levey, Leonard Gaskin, Charlie Parker, Miles Davis et Dexter Gordon au Spotlite Club sur la 52e rue à New York, automne 1945. 

En 1945, Dexter est à New York, où il participe activement à la première vague du bop qui déferle alors sur la 52e rue. En octobre par exemple, il est au Spotlite Club avec Charlie Parker et Miles Davis. Il dirige aussi ses propres sessions d’enregistrement pour Savoy, la première le 30 du même mois, avec le pianiste Sadik Hakim entre autres. Plus tôt dans l’année, en février, il avait participé à une des premières sessions véritablement bop, avec Dizzy Gillespie et Shelly Manne. En janvier 1946, il est de nouveau dans les studios pour Savoy, cette fois soutenu par Bud Powell et Max Roach. À cette époque, il partage une seule chambre au Dewey Square Hotel avec Miles Davis et le batteur Stan Levey; mais peu importe que les trois doivent dormir par quarts dans le seul lit de la pièce, tout ce qui compte pour les trois comparses c’est d’être chaque soir sur "The Street", comme on appelle la 52e rue où étaient tous les clubs de cette époque : le Spotlite bien sûr (qui devient ensuite le Famous Door), mais aussi le Three Deuces, le Downbeat, l’Onyx, bientôt tout près le Birdland, le Royal Roost et Bop City. C’est l’âge d’or du bebop, et Dexter Gordon est parmi ses acteurs majeurs; on considère déjà ses solos avec Eckstine (comme le Blowin’ the Blues Away entendu plus tôt) ou avec Gillespie (sur Blue ‘n Boogie) comme les premières transpositions au saxo ténor du nouveau style. Il se réclamera d’ailleurs du bebop pendant toute sa carrière, même aux moments où ce style semblait avoir disparu derrière les revendications de l’avant-garde et la lutherie électrique du jazz-rock. Quant à ses disques pour Savoy, le saxophoniste Jimmy Heath, qui suivait la progression du jazz moderne depuis Philadelphie (où on l’avait surnommé ‘Little Bird’ en référence à Charlie Parker) raconte leur importance pour ceux qui étaient (déjà!) un peu ses disciples :

Coltrane et moi nous écoutions Dexter sur ses disques Savoy. Dexter’s Deck était celui qu’on écoutait surtout, et Dexter’s Minor Mad, Dexter’s Cutting Out, Long Tall Dexter, Dexter Rides Again et Dexterity. Il vous faisait savoir : «voilà, ça c’est moi, et ça c’est mon style, et voici ce que je fais.» Il était un saxophoniste très puissant – un grand monsieur – et il était très charmant, très séduisant, comme les femmes s’en rendraient vite compte. (…)

On écoutait ces disques chez Coltrane ou chez moi (…) c’est moi qui avais le band, et nous pratiquions dans mon salon. Et puis nous mettions des écouteurs et nous faisions tourner des disques pendant des heures.

Ce qui était intéressant alors lorsque nous écoutions Dexter, c’est que c’est lui qui donnait le ton.¹⁴ 

Cadet de 7 ans de Dexter, celui qu’on surnommera le Colosse du Ténor (en référence à son album de 1956, Saxophone Colossus), Sonny Rollins a aussi reconnu l’importance du jeu de Gordon (qui était lui le Sophisticated Giant) sur l’évolution de l’instrument :

Qu’est-ce que Dexter avait de particulier? Eh bien, au-delà de sa musique, il était un peu le pont entre Charlie Parker à l’alto et ce qui allait être possible au ténor. Son jeu a toujours été, pour moi, un amalgame de tout ce qui était venu avant, bien sûr. Mais il était aussi ce passeur – alors beaucoup des gars qui débutaient dans le bebop à cette époque, ils aimaient tous Dexter. Il ne faisait pas ce que faisait Charlie Parker, non. Vous savez, il ne jouait pas Charlie Parker au ténor, il jouait Dexter Gordon au ténor. Mais il jouait une musique qui avait les mêmes qualités en réalité.¹⁵ 

On pourra par ailleurs remarquer une caractéristique qui unit les styles respectifs de Charlie Parker, Dexter Gordon et Sonny Rollins, leur grand amour de la citation, dont ils émaillaient assez librement leurs solos et qui parfois illustrait assez bien le type d’humour privilégié par ces piliers du bebop.

D’autres ténors bop vont émerger autour de lui, évidemment, comme James Moody, Sonny Stitt, Teddy Edwards, Harold Land, Jimmy Heath, Zoot Sims, Stan Getz et Allen Eager (les deux sonnent surprenamment comme Dexter dans leurs premiers disques), mais aussi son ancien comparse de chez Billy Eckstine, Gene Ammons, et celui qui allait devenir le complément idéal pour le jeu de Dexter, un saxophoniste de Detroit que Gordon avait déjà croisé là-bas lors d’un passage avec Lionel Hampton, Wardell Gray. Avec son jeu également inspiré de Lester Young et teinté de bop, mais avec un style plus léger et fluide, Gray offrait un contraste irrésistible au jeu de Dexter, plus brut. De même, à côté de la dégaine de Dexter, aux airs de boxeur (on le comparait souvent dans sa jeunesse au célèbre champion des poids lourds, Joe Louis), Wardell Gray faisait figure d’élégant mousquetaire, svelte (on l’appelait The Thin Man) et plus intello (un intervieweur mentionne dans un article pour le Melody Maker en 1954 les références dans la conversation du saxophoniste, incluant les échecs, Shakespeare et Norman Mailer). 

Wardell Gray et Dexter Gordon, photo publicitaire pour The Chase, 1947. 

En avril 1946, Dexter était de retour en Californie, officiellement pour prendre soin de sa santé mais en réalité parce que sa mère, alertée par Illinois Jacquet sur les mauvaises fréquentations de son fils, était allée le chercher elle-même dans la Grosse Pomme, un billet de retour à la main. Mais Dexter était déjà solidement accroché à l’héroïne, et il allait lui fausser compagnie pendant le voyage près de la frontière du Mexique pour aller s’y ravitailler en drogue… Il passera quand même près de deux ans de retour à Los Angeles, tentant de démêler les termes de son contrat avec Savoy et retrouvant la vie musicale vibrante de Central Avenue, qui avait assez pleinement absorbé le bebop depuis le départ de Dexter avec Louis Armstrong et Billy Eckstine. Depuis 1945, L.A. avait vu l’arrivée d’un groupe très moderne dirigé par Coleman Hawkins au Elks Hall, avec le trompettiste Howard McGhee (qui sera pendant 2 ans un des principaux défenseurs du bebop sur la Côte Ouest) et le contrebassiste Oscar Pettiford. En décembre de la même année, ce sont Dizzy Gillespie et Charlie Parker eux-mêmes qui débarquent en Californie pour un engagement au club de Billy Berg à Hollywood. Dizzy restera sur la Côte jusqu’en février, et Parker encore plus longtemps, puisqu’après une session d’enregistrement plutôt tragique pour l’étiquette Dial en juillet 1946, il est interné à l’hôpital psychiatrique de Camarillo pour y suivre une cure de désintoxication; il n’en sortira qu’en janvier 1947. Bref, le bebop est bien vivant à Los Angeles, et ses disciples locaux ne manquent pas non plus, parmi lesquels on compte Teddy Edwards et Dodo Marmarosa (tous deux membres du groupe de Howard McGhee), Hampton Hawes, Sonny Criss et Barney Kessel. Les clubs after hours accueillent toujours les musiciens pour des sessions jusqu’aux petites heures du matin, et une certaine tendance commence à se dessiner, comme se souvient Dexter lui-même :

À toutes ces sessions, ils engageaient une section rythmique… mais il y avait toujours une dizaine de souffleurs sur la scène. Différents ténors, altos, trompettes et à l’occasion un trombone. Mais il semble qu’aux petites heures – toujours – il ne restait que Wardell (Gray) et moi-même. C’est devenu presque une tradition. Spontané? Ouais! Rien n’était vraiment préparé… Nous avions les mêmes racines – Lester et Bird. Bird n’avait jamais vraiment été un mystère pour moi parce qu’il venait de Lester. Et d’autres aussi… Mais c’était la même lignée. C’est de là que je venais. Et Wardell aussi.¹⁶ 

Étiquette du 78-tours Dial pour The Chase, par Dexter Gordon et Wardell Gray (1947). 

Ces duels de ténors, faisant monter la température et enthousiasmant le public, prolongeaient les batailles similaires dont les plus célèbres appartiennent à la légende (on pense à cette nuit où Coleman Hawkins devait affronter cette bande de saxophonistes alors inconnus à Kansas City, dont Lester Young, Ben Webster et Herschel Evans). Dexter lui-même avait combattu Illinois Jacquet chez Lionel Hampton, puis Gene Ammons chez Billy Eckstine. D’autres continueront cette tradition dans les années 1950 et 1960, par exemple Sonny Stitt et Gene Ammons, Eddie ‘Lockjaw’ Davis et Johnny Griffin, Al Cohn et Zoot Sims, ou encore les britanniques Ronnie Scott et Tubby Hayes au sein de leurs Jazz Couriers. C’est une pièce gravée par Dexter Gordon et Wardell Gray en juin 1947 pour Dial, The Chase (qui s’étendait sur les deux faces d’un 78-tours), qui fera beaucoup pour populariser ce format chez les fans de jazz et dans le public; le disque a été le plus grand succès de vente du petit label de Ross Russell, qui avait quand même enregistré Charlie Parker lui-même… Gordon devait reprendre la formule à la même époque avec Teddy Edwards (The Duel, gravé en décembre suivant, puis Settin’ the Pace, avec le baryton Leo Parker la semaine suivante), et d’autres rencontres avec Gray allaient aussi suivre, notamment une reprise de The Chase (adossée à une version de The Steeplechase, un thème de Charlie Parker) pour un des concerts Just Jazz produits par le promoteur et disc-jockey Gene Norman en février 1952. Mais c’est un extrait d’un concert de juillet 1947 au Elk’s Auditorium qui donne peut-être la meilleure idée de l’atmosphère fiévreuse des affrontements entre Dexter Gordon et Wardell Gray dans les clubs de Central Avenue aux petites heures du matin : 

Le duel de ténors entre Dexter Gordon et Wardell Gray sur The Hunt
enregistré lors du concert du 6 juillet 1947 au Elk's Auditorium, Los Angeles. 
Hampton Hawes (piano), Harry Babasin ou Red Callender (contrebasse), Connie Kay ou Roy Porter (batterie). 
(Remarquez les citations du célèbre roman de Jack Kerouac, On the Road, utilisées pour cette version vidéo). 
Également à ce concert (on entend les cuivres en fond):
Howard McGhee (trompette), Trummy Young (trombone), Sonny Criss (alto), Barney Kessel (guitare).

En décembre 1947, Dexter Gordon était de retour à New York pour enregistrer de nouveau pour Savoy, d’abord deux sessions avec Leo Parker (la première sous son nom), puis une session en quintette avec Fats Navarro et Tadd Dameron. À la fin du mois, un nouveau boycott des sessions d’enregistrements avait été décrété par le président de l’American Federation of Musicians, le puissant James C. Petrillo. Les jazzmen seraient donc absents des studios pour toute une année, pendant laquelle Dexter devait passer la majeure partie du temps sur la route avec le groupe du pianiste Tadd Dameron (avec Kenny Dorham à la trompette); mais la relation du saxophoniste avec l’héroïne et ses conséquences allaient bientôt faire éclater le groupe. On le retrouve ensuite au Royal Roost, où Herman Leonard prend la célèbre photo de lui avec les volutes de sa cigarette (en arrière-plan, on peut apercevoir Fats Navarro et Art Blakey). Revoyant cette photo avec Maxine plus tard, Dexter devait devenir sombre. Lui demandant pourquoi, sa compagne devait se faire répondre : «Les choses ne sont pas très bien passées après ça. Le chemin a été ardu pendant un temps.»¹⁷ 

La fameuse photo de Dexter Gordon prise par Herman Leonard au Royal Roost en 1948. 

Maxine Gordon raconte comment, dans ses dernières années lorsqu’il habitait avec elle au Mexique, Dexter avait commencé à écrire lui-même son autobiographie. Mais il avait laissé un trou de dix ans dans les années 1950. Lui faisant remarquer qu’il ne pouvait pas écrire son histoire en gardant le silence sur une décennie entière, Maxine devait se heurter à un regard mélancolique et à une fin de non-recevoir : «Si tu veux les années 1950 dans le livre, tu vas devoir les écrire toi-même. Je n’ai aucune envie d’y penser, d’en parler ou d’écrire dessus.»¹⁸ 

À la fin des années 1940, Dexter était de nouveau à Los Angeles; déjà à l’époque, âgé de 25 ans, il était considéré comme un vétéran, et de nombreux jeunes saxophonistes locaux étaient surnommés Little Dex en son honneur; c’était le cas par exemple de Clifford Solomon (qui devait jouer avec Art Farmer, puis surtout dans le rhythm & blues), mais surtout de Hadley Caliman (qui sera très actif dans les studios californiens dans les années 1960 et 1970). Dexter lui-même prend souvent ces jeunes disciples sous son aile, comme il reconnaîtra plus tard John Coltrane, Wayne Shorter ou Joe Henderson comme «ses enfants». Caliman raconte un peu le genre de persécution que devaient vivre les musiciens héroïnomanes à Los Angeles à cette époque où les lois étaient extrêmement répressives vis-à-vis des utilisateurs de drogues :

Soixante-quinze pourcent des musiciens à L.A. étaient pris ici à cause de la drogue. Ils étaient tous en probation et à cause des lois qui permettaient de les arrêter pour des tracks ou possession interne, et ils ne pouvaient jamais partir. C’était considéré comme un crime. Leurs carrières ont été ruinées. Leurs vies arrêtées. Pour rien.¹⁹ 

Pour expliquer un peu la citation de Caliman, il faut comprendre que la loi californienne était particulièrement sévère face aux utilisateurs de drogues, et qu’une simple marque de piqûre (tracks) ou un test sommaire souvent effectué par des policiers n’ayant que très peu de formation (le Nalline test, ou injection de nalorphine, pouvant causer une dilatation de la pupille qui, de façon perverse, était considérée comme une présence de drogues dans le système) menait automatiquement à une arrestation. Une fois avalés par le système pénal californien, les junkies se retrouvaient dans une spirale sans fin qui les transférait de la prison au centre de désintoxication, puis les renvoyait à la rue sous une probation qui était évidemment rapidement transgressée, et le cycle recommençait. C’est dans ce cycle infernal que se retrouvera pris Dexter Gordon, surtout à partir de 1953. Déjà en janvier 1949, alors que le magazine français Jazz Hot annonce que le saxophoniste a reçu une condamnation de deux ans de prison, Dexter est effectivement incarcéré, mais pas pour deux ans, et plutôt dans un centre de désintoxication à Lexington, Kentucky. La United States Narcotic Farm, souvent appelée simplement "The Farm", a accueilli de nombreux musiciens dans les années 1950 et 1960, dont Howard McGhee, Tadd Dameron, Lee Morgan et Elvin Jones. Si les traitements de désintoxication y étaient particulièrement pénibles, la vie y était tout de même moins dure qu’au sein d’une véritable prison. Maxine Gordon commente un peu ironiquement que comme Dexter s’était refusé à raconter cette période, elle avait été forcée de recourir à deux types de documents pour la reconstituer : sa discographie et son dossier criminel. 

Côté discographie (et activités purement musicales), nous savons qu’en août 1950, Dexter est au club Hula Hut à Los Angeles avec Clark Terry, Sonny Criss et Wardell Gray entre autres. Il est présent pour une session d’enregistrement de la chanteuse Helen Humes en novembre, et Jimmy Heath l’entend au Bop City de San Francisco à la même époque. Au début de 1952, il est toujours avec Wardell Gray, à Pasadena au concert Just Jazz que j’ai mentionné plus tôt, puis au Clef Club à Hollywood en mars; les deux enregistrent de nouveau en juin (pour un nouveau mais plus bref duel de ténors, The Rubaiyat). C’est aussi à cette époque qu’il se marie une première fois, à Josephin A. Notti, appelée Jodi, qui lui donne deux filles, Robin (née en 1952) et Deidre (née en 1953). 

Pochette d'un album Decca réunissant Dexter Gordon et Wardell Gray lors d'un concert Just Jazz produit par Gene Norman au Civic Auditorium de Pasadena le 2 février 1952. 

Côté dossier criminel, Dexter va faire véritablement connaissance avec les prisons californiennes en mai 1953 alors qu’il est envoyé à la Chino State Prison. Selon Maxine Gordon, bien qu’il ait très peu parlé de cette époque de sa vie, Dexter devait cependant affirmer que son séjour à Chino lui avait sauvé la vie. Chino était une prison de type assez rare aux USA à cette époque (et probablement encore aujourd’hui), une prison à sécurité minimum, qui affirmait être «sans murs, sans fusils, sans gardes». Alors que la majorité des prisonniers y travaille aux champs, Dexter réussit à convaincre le directeur que sa taille et ses grand pieds ne le prédestinent pas exactement au ramassage des fraises et des tomates. Plutôt que le dur travail de la ferme, il devient bibliothécaire de la prison, ce qui lui laisse le temps d’apprendre à lire en français, grâce à un don de livres à la bibliothèque; à l’aide d’un dictionnaire bilingue, il lit Les Misérables, qui restera un de ses romans favoris et qu’il devait souvent relire par la suite. Il est aussi membre de l’orchestre de la prison, évidemment, orchestre où il retrouve le batteur Roy Porter (un bopper essentiel de la scène californienne), mais aussi Little Dexter, Hadley Caliman, ayant suivi son idole jusque dans ses travers les moins recommandables. On peut même voir Dexter Gordon dans un petit rôle dans un film tourné à Chino à cette époque, Unchained, mettant en vedette le footballeur Elroy ‘Crazylegs’ Hirsch. Le voir seulement, puisque pas plus qu’à Lexington les détenus n’étaient permis d’enregistrer; sur la bande sonore, c’est le saxophoniste Georgie Auld qui joue lorsqu’on voit Dexter à l’écran, ce qui est à l’origine d’une blague qu’il répétait souvent lorsqu’on le sollicitait pour un engagement qu’il n’avait pas trop envie de faire : «Appelez plutôt Georgie Auld, il sonne exactement comme moi!»²⁰ 

Pochette d'un des rares albums de Dexter Gordon réalisés dans les années 1950, Dexter Blows Hot and Cool, pour l'étiquette Dootone. 

Sorti de Chino en août 1954, Dexter peut reprendre ses activités de musicien, et c’est en septembre 1955 qu’il grave ses seuls albums de l’époque, d’abord Daddy Plays the Horn, pour l’étiquette Bethlehem; à ses côtés, le pianiste Kenny Drew, qui sera un comparse très proche dans ses années européennes, et deux piliers du jazz californien, Leroy Vinnegar et Lawrence Marable, son ancien camarade de classe. En novembre, pour la petite étiquette Dootone, il réalise une nouvelle session qui paraîtra sur Dexter Blows Hot and Cool; cette fois il était entouré de Vinnegar, du pianiste Carl Perkins, du batteur Chuck Thompson (membre du trio de Hampton Hawes) et de l’obscur trompettiste Jimmy Robinson. C’est aussi pendant cette brève période d’activité musicale qu’il participe à une session dirigée par Stan Levey, ancien compagnon des années newyorkaises, session qui paraîtra sur l’album Bethlehem This Time the Drum’s on Me

Extrait du film Unchained (1955), filmé à la prison de Chino, où on peut apercevoir Dexter Gordon dans un petit rôle. 

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Le blues Daddy Plays the Horn, pièce-titre de l'album Bethlehem du même nom, enregistré en septembre 1955. 
Dexter Gordon (saxo ténor), Kenny Drew (piano), Leroy Vinnegar (contrebasse), Lawrence Marable (batterie). 

Mais ce retour aux studios ne sera que de courte durée; en janvier 1956 il est de nouveau arrêté pour des traces de piqûres; et en juillet de la même année, il est accusé d’avoir volé des clubs de golf dans une voiture stationnée. Il reçoit sa sentence seulement en septembre 1957 et il est emprisonné jusqu’en mai 1958. En décembre 1958, il est de nouveau en cour pour bris de probation. En février 1959, il est de retour à Chino; en mai 1959, on le transfère à la tristement célèbre Folsom Prison, à sécurité maximale. Quand il sort en février 1960, avec deux ans de probation, il sait que c’est terminus cette fois; «ça ne pouvait pas être pire que ça»²¹, dit-il. Dexter savait qu’il devait se tirer du cercle vicieux de la prison et de l’addiction; depuis une décennie, il avait vu disparaître tant de vieux amis, parmi eux Fats Navarro, Charlie Parker et Billie Holiday, pour qui il avait écrit de sa cellule une lettre très touchante parue dans Down Beat en septembre 1959.

Après un temps, quand vous voyez toujours la même merde revenir encore et encore dans votre vie, vous finissez par dire, Wow, man, ça doit arrêter. Bird et Fats et les autres, c’était constamment la pente descendante. Mais la prison m’a sauvé la vie.²² 

Paradoxalement, parallèlement aux absences répétées de la scène du géant californien, les années 1950 avaient vu émerger de nombreux ténors au style souvent tributaire de celui de Dexter, des saxophonistes venus de Lester Young et du bop, mais qui avaient aussi développé une sonorité plus dure, s’éloignant de la manière plus aérienne de Pres. On pense à Sonny Rollins, bien sûr, qui avait trouvé indépendamment sa propre voie tout en étant bien conscient du rôle qu’avait joué Dexter dans la décennie précédente; mais on a pu constater plus haut sur Daddy Plays the Horn ce qu’un jeune John Coltrane avait pu emprunter à Dexter Gordon, et on retrouve aussi des traces indéniables de son influence sur Yusef Lateef, Frank Foster, Jimmy Heath ou encore Bill Barron. 

Dexter Gordon par Barry Feinstein. 

Quand Dexter Gordon accepte en 1960 le rôle du Musicien Numéro Un dans une mise en scène de The Connection, la pièce de Jack Gelber qui avait déjà triomphé à New York dans une production du Living Theatre, le saxophoniste était clean; mais il avait tout pour comprendre le rôle de ce musicien qui attend son pusher, sa «connection», surnommé "The Cowboy". Alors que la version newyorkaise bénéficiait de pièces écrites par le pianiste Freddie Redd interprétées par son quartette (qui comprenait Jackie McLean), la version californienne allait compter sur des thèmes originaux de Dexter Gordon. Parallèlement aux représentations de la pièce au Ivar Theater, Dexter dirige un groupe au Zebra Lounge où vient l’entendre Cannonball Adderley. Ce dernier produit bientôt pour l’étiquette Jazzland (sous-label de Riverside) The Resurgence of Dexter Gordon, où le grand ténor retrouve Lawrence Marable. En octobre 1960, Dexter signe un contrat avec Alfred Lion et Francis Wolff, fondateurs du label Blue Note. Au printemps de 1961, les conditions de sa probations sont assouplies et il peut enfin quitter Los Angeles; en mai, il est à New York où il grave ses deux premiers albums pour la célèbre étiquette. C’est d’abord Doin’ Allright, avec Freddie Hubbard et Horace Parlan, marqué par un très groovy Society Red et une version d’une des ballades fétiches de Billie Holiday, You’ve Changed. Pour son prochain album, Dexter Calling, accompagné de Kenny Drew, Paul Chambers et Philly Joe Jones, le saxophoniste livre des versions de ses compositions pour The Connection, Soul Sister, I Want More et Ernie’s Tune, en plus d’une interprétation de la chanson écrite par Charlie Chaplin pour Modern Times, Smile. En février 1962, Dexter Gordon est officiellement libre du système pénal californien; il allait avoir 39 ans deux jours plus tard. Pour la première fois depuis plus de dix ans, dit-il, il n'a plus à constamment regarder par-dessus son épaule. En mai 1962, il est de retour à New York, d’abord pour participer au premier disque d’un jeune pianiste du nom de Herbie Hancock… En août, toujours pour Blue Note, il réalise deux disques accompagné d’une section rythmique exceptionnelle formée de Sonny Clark (qui disparaîtra tragiquement l’année suivante), Butch Warren et Billy Higgins. Le premier de ces albums, Go, restera un des favoris du saxophoniste parmi ses propres enregistrements.

Dexter Gordon avec Alfred Lion et Francis Wolff. 

À l’époque où Dexter Gordon est à New York pour ces deux sessions, il tombe par hasard sur un saxo ténor venu d’outre-Atlantique, Ronnie Scott, qui dirigeait depuis quelques années son propre club de jazz à Londres. Il offre un engagement à Dexter, qui accepte de bon cœur. En septembre 1962, le saxophoniste débarque en Angleterre, enthousiaste et déterminé à refaire sa vie. Mais sa sobriété nouvellement acquise ne durera pas longtemps : tombant sur un autre californien, Chet Baker, Dexter va vite apprécier le laxisme des lois anglaises en regard des drogues et le contact britannique de Chet qui prescrit de la morphine à tout va…

Lors de son engagement au club de Ronnie Scott, Dexter reçoit une offre du propriétaire du Jazzhus Montmartre à Copenhague pour s’y rendre ensuite. La capitale danoise est déjà un lieu de prédilection pour les jazzmen américains; Stan Getz y a passé trois ans entre 1958 et 1961; parmi ceux qui adopteront aussi la ville plus tard, on peut compter le saxophoniste et arrangeur Ernie Wilkins, mais aussi des proches de Dexter comme le pianiste Kenny Drew ou encore Ben Webster. Dexter avait d’abord prévu aller à Paris, et sa rencontre de Chet Baker a sans doute contrecarré ses plans quelque peu, au point que ses fans danois devront prendre leur mal en patience, comme le raconte Henrik Wolsgaard-Iversen : 

Dexter Gordon aurait dû arriver ce soir d’octobre 1962 et nous étions tous prêts, mais il n’est pas arrivé. Merde. Peut-être demain. Il devait arriver du Ronnie Scott’s à Londres au Montmartre, Harry Goldberg nous l’avait expliqué. Harry Goldberg était un des propriétaires du club Montmartre. Il avait parlé à Dexter Gordon au téléphone et il avait dit qu’il était en route. Il ne savait pas quand, mais probablement demain. Nous avons écouté le trio à la place, et aussi le lendemain lorsque le ténor américain ne s’est pas pointé non plus, et il y avait une excitation étrange dans la salle. Existe-t-il? Est-il en prison? Nous avions entendu quelques rumeurs. Oui, c’était assez excitant.

Dans le journal, il est écrit que Gordon a été retardé, et il y a plusieurs dépêches à venir. La presse de jazz s’impatiente. La semaine suivante, il est là, le 9 octobre. Goldberg le présente et soudain le grand homme est sur la scène et son chapeau se prend dans les ampoules horizontales.

Il dit, ‘Hello’, et les étincelles jaillissent de sa personne comme la queue d’une comète, comme un feu, et sa sonorité et son énergie nous frappent tellement que nous devons nous accrocher à la table pour ne pas être emportés. Le tempo est un bebop rapide, sans concession sur All the Things You Are, et c’est le numéro le plus long que j’aie jamais entendu, plus d’une demi-heure. (…) Il y a des couleurs qu’on peut presque goûter, sel et poivre, curry, moutarde, fruits sucrés, cannelle sèche. Si Coltrane vient des étoiles, alors il est évident que Gordon vient de la terre, la bonne terre.²³ 

Le solo de Dexter Gordon sur A Night in Tunisia, filmé par la télévision hollandaise en 1964. 
George Gruntz (piano), Guy Pedersen (contrebasse), Daniel Humair (batterie). 
 

Dexter Gordon avait prévu rester quelques mois en Europe, trois mois tout au plus. Mais il s’installe peu à peu à Copenhague, insensiblement.

Je suis resté au Montmartre pendant environ un mois puis j’ai fait une tournée – Göteborg, Stockholm, Oslo – et je suis revenu au Montmartre. Et ça a continué comme ça jusqu’à ce que deux ans plus tard j’ai lu un article, je pense que c’était par Ira Gitler, et il s’est référé à moi comme l’expatrié Dexter Gordon. Alors ça m’a frappé et je me suis demandé : Eh attends, est-ce que j’ai été ici si longtemps? Mais j’étais heureux, tout se passait si bien et je ne pensais pas en termes de temps. Mais finalement, c’était la bonne chose à faire – pour moi en tout cas.²⁴ 

En mai 1963, Dexter se rend à Paris pour y graver son prochain album pour Blue Note; Francis Wolff s’était déplacé de New York pour l’occasion. Il y sera accompagné par le trio qu’on surnommait les "Three Bosses", c’est-à-dire Bud Powell, Pierre Michelot et Kenny Clarke. Expatriés comme Gordon, Powell et Clarke avaient fait de la Ville-Lumière leur base d’opérations, et comme le saxophoniste ils y avaient trouvé un certain équilibre, trouvant sur le Vieux Continent une atmosphère moins toxique qu’aux USA. Souvent inégal, Bud Powell est en bonne forme sur cette session, qui paraîtra en novembre sous le titre Our Man in Paris. Ce sont d’ailleurs des tranches de vie du pianiste à Paris, racontées par le publiciste et fan de jazz Francis Paudras dans son livre La danse des infidèles, qui seront la base du personnage de Dale Turner, que Dexter Gordon interprétera à l’écran.

À Copenhague, Dexter va nouer des relations, musicales et amicales, avec d’autres expatriés américains, comme le pianiste Kenny Drew, qui sera un de ses accompagnateurs les plus fidèles durant ses années européennes. Il y croise aussi Johnny Griffin, installé à Paris, et les deux saxophonistes vont renouer avec les duels de ténors lors de soirées au Montmartre; Dexter reprendra par ailleurs l’exercice avec Booker Ervin à Munich pour deux longues pièces parues sur un album Prestige de ce dernier, Setting the Pace. Trois jours plus tard, au festival de Berlin, c’est avec Sonny Rollins que Gordon et Ervin forment un triumvirat de ténors virils, à l’occasion d’un workshop réunissant aussi Ben Webster, Don Byas et Brew Moore. À la fin de 1965, c’est au tour de Webster de venir s’installer à Copenhague. L’ancien ténor de Duke Ellington avait d’abord choisi Amsterdam, mais, comme le racontait Dexter un peu à la blague, Don Byas y était déjà et, comme dans un bon vieux Western, la ville n’était pas assez grande pour ces deux légendes du ténor. Dexter devient assez proche de son aîné, sachant éviter subtilement les coups de sang légendaires de celui qu’on avait quand même surnommé "The Brute"; comme le raconte Maxine Gordon : «Dexter décrivait Ben comme toujours charmant et sociable au début de la soirée. Puis, au fur et à mesure que les verres lui arrivaient de la part de ses admirateurs, d’autres personnalités de Ben faisaient surface. D’abord, il riait et discutait, puis il devenait sombre et triste, presque mélancolique, et enfin il devenait fâché et agressif. Dexter essayait toujours de s’éclipser avant cette dernière phase.»²⁵ À la mort de Ben Webster en 1973, c’est Dexter Gordon qui a acheté son ténor Selmer Mark VI; il disait qu’il espérait que cet instrument l’aide à jouer des ballades comme Ben les jouait. Comme l’ancien ténor de Duke Ellington, Dexter cherchait à rendre dans l’interprétation des chansons romantiques quelque chose de leur nature profonde en restant au plus près de leur signification à travers une connaissance du texte qui les sous-tend. Comme il disait lui-même :

Il y a quelque chose que, tristement, bien peu de jeunes musiciens connaissent, comprennent ou apprécient. Comment pouvez-vous jouer une pièce comme Don’t Explain ou You’ve Changed sans connaître les paroles?... et la jouer quand même : les mots sont une telle part de la chanson, c’est son histoire. Il y a tellement dans la musique. Vous devez savoir ces choses pour les rendre correctement – ou même pour les jouer, tout simplement.²⁶ 

C’est également ce que dit Jimmy Heath à propos de Dexter : «Si vous ne savez pas les paroles d’une chanson, vous ne pouvez pas la chanter. Et ce que vous essayez de faire, comme instrumentiste, c’est de chanter. C’est pour ça que Ben Webster, Johnny Hodges, des gens comme ça, sont devenus célèbres. Ils pouvaient chanter une mélodie. Mais Dexter, il pouvait aussi faire ça.»²⁷ 

Dexter Gordon joue la ballade What's New, un autre extrait de la télévision hollandaise (1964). 

En plus des américains qui se rendent à Copenhague pour des séjours plus ou moins longs, Dexter peut évidemment compter sur d’excellents musiciens locaux pour l’accompagner, à commencer par le jeune prodige de la contrebasse, Niels-Henning Ørsted Pedersen, mais aussi le batteur Alex Riel, le contrebassiste Bo Stief, le pianiste catalan Tete Montoliu, ou encore le batteur sud-africain Makaya Ntshoko, venu en Europe avec Dollar Brand (Abdullah Ibrahim).

En juin 1964, Dexter est de retour à Paris pour un nouvel album Blue Note, One Flight Up. Cette fois, il s’entoure de deux de ses accompagnateurs réguliers, Kenny Drew et Ørsted Pedersen; Donald Byrd, un autre membre de l’écurie Blue Note qui résidait alors en Europe, tient la trompette, et Art Taylor, lui aussi longtemps expatrié, la batterie.

En décembre 1964, Dexter retourne aux USA 

Eh bien, je suis venu pour deux raisons. La première est plutôt personnelle, parce que j’ai été séparé de ma femme pendant deux ou trois ans et nous avons deux filles qui devenaient adolescentes à l’époque et j’ai cru que c’était possible, vu que les choses avaient un peu changé, qu’il y avait une possibilité de se remettre ensemble. Aussi, j’étais curieux de sentir le vent, de voir ce qui se passait, et je suis resté environ six mois sur la Côte Est et à Chicago et aussi chez moi à Los Angeles, mais tout était plutôt négatif – mais positif aussi parce qu’une révolution était en cours et j’ai pensé que ce que j’avais à faire c’était de retourner en Europe, d’y vivre et de m’y développer musicalement et comme être humain, ce que j’ai fait, et je pense que c’était la bonne chose à faire pour moi-même.²⁸ 

L’assassinat de Malcolm X, l’ancien Detroit Red, en février 1965, signe du climat de violence entourant le combat pour les droits et l’autodétermination des afro-américains, sera aussi un facteur déterminant dans ce choix de Dexter de retourner en Europe. En mai 1965, il grave au fameux studio de Rudy Van Gelder le matériel pour ce qui seront ses deux derniers albums pour Blue Note, d’abord Clubhouse (qui ne sortira qu’en 1979), avec Freddie Hubbard, Barry Harris, Bob Cranshaw et Billy Higgins; puis, Gettin’ Around, avec la même section rythmique plus Bobby Hutcherson.

Photo de Dexter Gordon lors de son arrestation par la police française en mai 1966. 

Malgré une vie plus équilibrée et moins affectée par le racisme systémique qui gangrénait la société américaine, les addictions de Dexter refont surface et lui causent parfois des problèmes. Déjà pour la session pour Our Man in Paris, il fait référence à «de vieux amis dans une situation similairement instable»²⁹, référence voilée au fait que la session a probablement eu lieu sous une certaine influence. En octobre 1964, en Suède, à Malmö (où il reste à l’hôtel avec sa compagne danoise, Lotte Nielsen), il est arrêté par la police locale pour avoir acheté des narcotiques volés à un dealer de Stockholm. Lors de son séjour à Los Angeles, il semble avoir fait une autre rechute, et dans une lettre à Francis Wolff datée de juillet 1965, il regrette que son jeu n’ait pas été à la hauteur sur les deux disques réalisés en mai. Comme le rappelle Maxine Gordon, «c’était un moment où Dexter essayait de relancer sa vie et d’effacer le stress et la honte de ses années passées en prison et drogué. La bataille n’a pas été gagnée du jour au lendemain, mais ces lettres (à Wolff) montrent qu’il était définitivement engagé dans un combat pour trouver une voie de sortie de sa vie passée.»³⁰ Un épisode aux conséquences tragiques aura aussi lieu à Paris, en mai 1966. Avec Lotte Nielsen, il est arrêté à son hôtel et les deux sont accusés d’avoir consommé des narcotiques. Il est envoyé immédiatement à la prison de la Santé, où il reçoit des traitements de désintoxication, et il passe ensuite deux mois en prison. Une fois remis en liberté, le saxophoniste ne peut retourner à Copenhague, où il est interdit de séjour par le gouvernement danois. Il retrouve Johnny Griffin et Art Taylor au club Jazz Land, et se confie sans fard au journaliste britannique Mike Hennessey pour Melody Maker sur son histoire avec les drogues : 

Ils construisent de plus grandes et meilleures prisons aux États et elles sont de plus en plus remplies. Mais je ne vois vraiment pas en quoi ça aide pour les problèmes de drogue. Vous savez combien de condamnations j’ai eu? Beaucoup trop…

Je m’en suis sorti deux fois, chaque fois pour plus de deux ans et alors c’est très facile. Quand vous travaillez régulièrement, quand vous jouez et répétez, ça ne refait pas surface. Mais quand c’est plus mort, vous vous ennuyez, vous êtes inactif, déprimé, et les revendeurs commencent à se pointer – et avant de vous en rendre compte vous êtes retombé dedans.³¹ 

En janvier 1967, Dexter peut jouer de nouveau en Suède, mais son permis de travail pour le Danemark est toujours suspendu. Ses amis, ou son fan club non-officiel, montent une campagne; comme le raconte Johnny Griffin :

Ces gens ont organisé un grand rassemblement sur la place de l’hôtel de ville (Rådhuspladsen) à Copenhague. Des étudiants surtout, mais aussi des plus vieux. Ils traînaient des pancartes où on pouvait lire : «Nous voulons Dexter, nous ne voulons pas l’OTAN». Et ça n’avait rien à voir avec le socialisme ou le communisme ou autre chose.³² 

…et en mars le ministre de la Justice annonce que Dexter pourra rejouer dans son pays d’adoption. 

Séparé d’avec Lotte à la fin de 1966 (alors qu’il était encore coincé à Paris), Dexter reçoit la nouvelle de sa maladie et la visite à l’hôpital en juin; elle décède le lendemain, d’une hémorragie cérébrale. Quelques jours plus tard, alors que Dexter joue au Jazzhus Montmartre, le père de Lotte, le tenant responsable de la mort de sa fille, le menace d’un fusil. Dévasté, Dexter est retrouvé deux jours plus tard, inconscient, à l’Hôtel Stella, ayant pris une surdose de somnifères. Il n’est pas clair s’il avait tenté de se suicider, mais cet épisode tragique l’a très probablement décidé à arrêter les drogues dures pour de bon, ce qu’il fera avec l’aide de son médecin, le Dr. H. Georg Stage. Maxine Gordon rappelle :

(…) vivre au Danemark lui a donné un sentiment de confiance et de sécurité qu’il n’avait jamais ressentis aux États-Unis. Il était accepté comme artiste, et le statut de musicien de jazz le rendait fier. Il disait qu’aux USA s’il disait qu’il était musicien de jazz, il ne pouvait pas acheter une voiture ou ouvrir un compte de banque, mais au Danemark il était applaudi et respecté. (…) Il a fait l’effort d’apprendre le Danois, a acheté une maison, se déplaçait à bicyclette, est devenu résident. Comme disait Dexter, «je pouvais respirer».³³ 

Dexter Gordon sur sa bicyclette, Copenhague. 
Photo: Jørgen Bu. 

Sa maison, dans le district de Valby à Copenhague, il l’avait d’abord louée pour s’en faire un studio où il pouvait pratiquer sans trop déranger le voisinage; avant sa mort, sa propriétaire, une vieille dame, fait promettre à son fils de vendre la maison «à ce gentil Mr. Gordon» s’il en voulait. Dexter l’achète en effet : après son incarcération à Paris et la mort de Lotte, avoir un endroit plus retiré, tranquille, devait lui être très bénéfique. Dexter décrivait le mode de vie danois avec le mot hyggeligt, qui veut dire confortable, satisfait, en paix, en harmonie avec soi-même et avec son environnement. Commandité entre autres par son médecin, le Dr. H. Georg Stage, Dexter Gordon devient officiellement résident danois en 1968. Il rencontre aussi Fenja Holberg, qui deviendra sa seconde épouse en 1974, et qui accouche d’un fils l’année suivante, Benjamin Dexter Gordon, dit Benjie, baptisé en souvenir de Ben Webster. Avec Kenny Drew, il donne des ateliers dans les écoles danoises; on a pu voir par exemple des images de Dexter avec une classe dans une école primaire circuler sur YouTube récemment, tirées je crois d’une émission pour la télé danoise qui s’appelait JazzBeat.

Pour les habitants de Copenhague, Dexter est le calife de Valby, un surnom affectueux qui vient d’un malentendu dans la traduction du titre d’une de ses pièces, Soy Califa, expression locale pour dire «je suis californien» mais que les danois avaient compris comme «je suis le calife»… On est pourtant loin de Haroun El-Poussah et du sinistre Iznogoud! 

Dexter Gordon joue Soy Califa au Montmartre Jazzhus en août 1967. 
Kenny Drew (piano), Niels-Henning Ørsted Pedersen (contrebasse), Albert "Tootie" Heath (batterie). 

 

Si Dexter est éloigné géographiquement des USA pendant de longues années, il n’en est pas moins engagé dans les combats politiques que mènent les afro-américains et les pacifistes à cette époque très turbulente de luttes antiracistes et contre la guerre du Vietnam. Comme l’a remarqué son ami Leonard "Skip" Malone, un afro-américain qui avait choisi de s’installer à Copenhague après son service militaire en Allemagne : «De tous les musiciens que j’ai connus à cette époque, Dexter était celui qui affichait le plus de solidarité avec le processus révolutionnaire radical qui avait éclos en Amérique et qui s’étendait à l’Europe à la fin des années 1960.»³⁴ Lorsque Maxine soulève d’abord la question du choix du saxophoniste de vivre dans un milieu où on trouvait peu d’afrodescendants, la réponse de Dexter se fait quelque peu cinglante : «Nous avons lancé la branche des Black Panthers à Copenhague ici même. Bobby Seale (un des co-fondateurs du parti) est venu en ville, et mon ami Skip Malone organise le piquetage de l’ambassade américaine, et rappelle sans cesse ce qui se passe aux États-Unis.»³⁵ J’ai déjà parlé de la réaction de Dexter à l’assassinat de Malcom X, et il sera également très touché par celui de Martin Luther King en 1968; deux semaines après la mort de ce dernier, avec le Radiojazzgruppen (le groupe de jazz de la radio danoise) et avec le trompettiste Idrees Sulieman (un autre exilé afro-américain à Copenhague), Dexter joue un Requiem for Martin Luther King, composé par le pianiste Ole Matthiessen. Quelques jours plus tard, le saxophoniste rejoint une manifestation contre la guerre du Vietnam, organisée suite à une charge violente de la police danoise contre des manifestants pacifiques. Pour Noël 1968, Dexter s’inspire du poing levé de Tommie Smith et John Carlos aux jeux de Mexico pour sa carte de souhaits! En juillet 1970, lors d’un passage à New York, il grave pour Prestige l’album The Panther, une référence aux révolutionnaires qui tentaient alors d’organiser les ghettos partout aux USA, sous les attaques violentes et répétées du pouvoir. 

La pochette d'un album Prestige de Dexter Gordon, The Panther!, enregistré et paru en 1970. 

Après Blue Note, ce sera en effet pour Prestige que Dexter réalisera la plupart de ses albums durant cette période. Ce sont d’abord Tower of Power et More Power!, enregistrés lors d’un séjour à New York l’année précédente, deux albums où il se frotte à un autre pionnier du ténor bebop, James Moody. Ensuite, après The Panther et toujours gravé à New York en 1970, The Jumpin’ Blues, avec Wynton Kelly. Pour Generations, en 1972, Dexter retrouve Freddie Hubbard et Billy Higgins, alors que Ca’ Purange et Tangerine le font dialoguer avec Thad Jones, qui allait s’installer à Copenhague lui aussi, mais à la toute fin de la décennie. Lors ce dernier séjour newyorkais de 1972, il participe aussi à un Lionel Hampton Reunion Band, et au festival de Newport in New York.

Mais c’est surtout son activité européenne qui lui permet de rejoindre de larges publics dans de nombreux pays. Du Danemark, il se rend évidemment facilement en Suède (on y décompte 173 engagements du saxophoniste entre 1962 et 1981!), en Allemagne, en Hollande (où il peut compter sur des accompagnateurs réguliers, entre autres le pianiste Rein de Graaf), en Norvège, en Finlande ou en France; mais il joue également en Italie, en Espagne, au Portugal et, pour la première fois en 1975, au Japon. En 1972, il est au Maroc, où il participe au Pan-African Jazz Festival organisé à Tanger par Randy Weston. Au festival de Montreux en 1973, il retrouve deux vieux amis : Gene Ammons, son voisin de pupitre chez Billy Eckstine près de 30 ans plus tôt, et Hampton Hawes, pianiste essentiel de la scène de Central Avenue à Los Angeles, qui avait lui aussi traversé des années difficiles marquées par l’addiction et un long séjour en prison.

En 1974, Dexter Gordon signe un contrat avec un petit label danois fondé par un étudiant nommé Nils Winther. L’étiquette SteepleChase va publier de nombreux disques du saxophoniste, en studio et en concert, jusque dans les années 1980; en plus des productions récentes comme The Apartment, les trois volumes de Swiss Nights (enregistrés au festival de Zurich), Something Different, Lullaby for a Monster ou Biting the Apple, le label publie aussi de nombreux concerts de Dexter des années 1960, tirés des archives du Jazzhus Montmartre. La volonté de Nils Winther de présenter le saxophoniste dans des contextes divers est bien illustrée par More Than You Know, un album où Dexter Gordon est accompagné par un grand orchestre (dont une section de cordes), arrangé et dirigé par Palle Mikkelborg, qu’on connaît peut-être mieux comme l’homme derrière le fascinant album de Miles Davis, Aura. L’album nous fait entendre Dexter au soprano (sur une section de Naima de Coltrane), le soprano qu’il va parfois utiliser dans la dernière partie de sa carrière, y conservant la chaleur de son jeu de ténor. Pour notre part, écoutons, tiré de More Than You Know, cette transformation assez étonnante d’un des thèmes écrits jadis par Dexter (qui y livre un solo assez débridé) pour The Connection, Ernie’s Tune 

Dexter Gordon interprète sa pièce Ernie's Tune pour un disque SteepleChase, More Than You Know
Niels-Henning 
Ørsted Pedersen (contrebasse), Ed Thigpen (batterie); 
Cordes, vents et cuivres arrangés et dirigés par Palle Mikkelborg. Enregistré à Copenhague en février-mars 1975. 

C’est en 1975 que Maxine Gregg rencontre Dexter Gordon pour la première fois. Travaillant alors pour le promoteur hollandais Wim Wight, ce dernier la charge de rapatrier le saxophoniste et son quartette de Nancy à Copenhague, sur fond de menaces de grève des cheminots français. Elle raconte avoir connu son ‘Dexter Gordon Moment’ en l’entendant pour la première fois sur scène jouer le blues de Sonny Rollins, Tenor Madness : «Dans plusieurs des interviews que j’ai réalisés, les gens m’ont dit que la première fois qu’ils ont entendu Dexter en personne était également un moment indélébile pour eux. Une personne s’est littéralement évanouie au Montmartre à Copenhague le premier soir où Dexter est arrivé.»³⁶ Très au fait de la scène newyorkaise, sa première question au saxophoniste sera déterminante : «Pourquoi ne viens-tu pas à New York pour y jouer? Les gens ont besoin de t’entendre. Personne ne joue comme toi là-bas. Ils t’adoreraient!»³⁷ Mais malgré son désir de retourner au pays, Dexter est tiraillé; et bien sûr ses amis danois ne l’encouragent pas dans ce sens. Et puis il y a la maison à Valby, sa femme, son fils… Mais l’idée est installée, et de son côté Maxine commence à faire des démarches auprès du propriétaire du fameux Village Vanguard, Max Gordon (aucun lien de parenté). Maxine devient rapidement la gérante de Dexter; à cette époque elle était la compagne du trompettiste Woody Shaw, qui s’activera à répandre sur la scène newyorkaise la nouvelle : Dexter Gordon est dangereusement en forme et il voudrait revenir au pays. De son côté, Maxine réussit à convaincre Max Gordon, mais aussi Joe Segal, propriétaire du Jazz Showcase à Chicago, et Todd Barkan, gérant du Keystone Korner à San Francisco. Mais le défi de relancer Dexter aux USA est de taille : comme le disait Kenny Drew, les Américains ne se préoccupaient plus de bebop, ils l’avaient oublié, c’était trop de pression… Il est vrai que le saxophoniste n’avait pas exactement été absent de la scène américaine, comme on a pu le voir : entre 1964 et 1976, il était retourné au moins 4 fois, parfois pour aussi longtemps que 6 mois; il avait joué dans des clubs, participé à des festivals, réalisé des disques, et malgré une troisième place des meilleurs ténors au fameux référendum du magazine Down Beat en 1969, il ne sentait pas nécessairement que le public le réclamait spécialement. Mais il est quand même résolu à faire sa rentrée, et c’est en septembre 1976, à Baltimore, qu’il débute finalement.

Les fans réagissent assez positivement, mais Dexter n’est pas satisfait de son groupe. Ce sera Woody Shaw qui viendra à sa rescousse, lui offrant de tourner avec le groupe qu’il co-dirigeait avec le batteur Louis Hayes; avec eux on retrouvait Ronnie Mathews au piano et Stafford James à la contrebasse. Pour sa rentrée newyorkaise, c’est au club Storyville, dirigé par l’imprésario George Wein, que Dexter et son quintette se produisent d’abord. Maxine raconte :

L’évènement est devenu un de ces moments de jazz légendaires qui prennent par la suite des proportions mythologiques. Certains critiques ont écrit que Dexter était réapparu magiquement à New York, qu’il y avait des files qui faisaient le tour du bloc, qu’il pleuvait mais que personne ne partait, qu’il jouait jusqu’à trois heures du matin et qu’il recevait ovation après ovation.

Personne n’avait pensé demander combien de temps ça avait pris pour planifier cette première soirée, ou à quel point Dexter s’était investi dans cette possibilité capitale pour son propre avenir, à quel point le band avait répété, à quel point nous étions tous nerveux de voir le résultat de cette entreprise. Mais en fait, une partie du mythe était bien basé sur la vérité. Le club était à pleine capacité, il avait vraiment plu, et c’est vrai qu’il avait reçu ovation après ovation.³⁸ 

Pour le critique du New York Times, Robert Palmer, «L’exaltation créée par Dexter Gordon à New York en 1976 a surpris presque tous ceux qui y ont participé.»³⁹ Mais Maxine renchérit : «Dexter et moi n’avons pas été surpris. Nous étions heureux et satisfaits, mais pas surpris. Nous avions pris six mois pour préparer son retour. Nous avions dépensé son argent durement gagné, et j’avais passé vingt heures par jour à parler et écrire des communiqués de presse pour répandre la nouvelle.»⁴⁰ Et Dexter pouvait aussi compter sur ses plus vieux fans, ceux qui lui demandaient de rejouer Dexter’s Deck ou Dexter Digs In. «Il n'avait pas joué ces pièces depuis des années, mais il a creusé et il a pu les jouer pour cette petite bande de fidèles qui les avaient entendues pour la première fois trois décennies auparavant.»⁴⁰ 

Dexter Gordon et Woody Shaw. 

L’évènement fait assez grand bruit. Bruce Lundvall, président de la division domestique des disques Columbia, lui offre un contrat pour plusieurs disques avec le label, une des étiquettes majeures de l’époque. Le premier de ces albums devait être enregistré lors de son deuxième passage au Village Vanguard en décembre; l’album double allait être fort justement baptisé Homecoming. Lors des répétitions précédant l’engagement du groupe au fameux club, Charles Mingus lui-même vint entendre le quintette en action. «Tu vas montrer quelques trucs à New York, man. Quelques bonnes leçons»⁴¹, lance-t-il alors à Dexter. Il avait bien raison…

Backstairs, un extrait de Homecoming, album double enregistré lors du passage de Dexter Gordon au Village Vanguard à New York, les 11 et 12 décembre 1976. 
Woody Shaw (trompette), Ronnie Mathews (piano), Stafford James (contrebasse), Louis Hayes (batterie). 

Le retour de Dexter Gordon au pays était un succès, et les musiciens eux-mêmes, à l’instar de Mingus, ne s’y trompèrent pas. Maxine se souvient : «Lorsque je jetais un coup d’œil au public à cette époque, j’y voyais Cecil Taylor, Charles Mingus, Art Blakey, Jimmy et Percy Heath, Yusef Lateef, Horace Silver, Cedar Walton, Julius Hemphill, Billy Higgins, et plusieurs autres musiciens qui venaient accueillir Dexter à la maison.»⁴² Le jeune Joe Lovano est également parmi ceux qui vivent alors leur "Dexter Gordon Moment", et c’est peut-être le vétéran saxo baryton Cecil Payne, croisé par hasard à Harlem, qui résume le mieux ce moment : «Hey Dex, merci d’être revenu à la maison et d’avoir ramené le bebop avec toi. Depuis que tu es revenu, je travaille de nouveau!»⁴³ Son prochain album pour Columbia, somptueusement produit, et arrangé par Slide Hampton, sera Sophisticated Giant, paru en 1977. 

Après une brève tournée danoise à l’hiver 1977, où il retrouve Kenny Drew et Alex Riel, Dexter va continuer son retour triomphal aux USA, figurant parmi les invités du président Carter à la Maison-Blanche en juin 1978 (ici avec Herbie Hancock), aux côtés de quelques vieux amis, parmi lesquels Dizzy Gillespie, Lionel Hampton (avec qui il avait enregistré de nouveau en novembre 1977), Illinois Jacquet, et Benny Carter; la famille du jazz était par ailleurs représentée dans toute sa diversité lors de cet évènement prestigieux, puisqu’étaient présents aussi bien Eubie Blake que Cecil Taylor! Cette même année, Dexter tourne avec ce qu’il appelle son «groupe de rêve», un quartette avec le pianiste George Cables, le contrebassiste Rufus Reid et le batteur Eddie Gladden. C’est avec ce groupe qu’il réalise Manhattan Symphonie, son prochain album pour Columbia, et qu’il se produit au Keystone Korner (en mai 1978, puis en février 1979) et à Carnegie Hall en septembre 1978, où son invité d’honneur est un autre ténor de retour d’Europe, Johnny Griffin (dit le "Little Giant") un autre représentant de ce que Dexter appelle l’European Soul Tenor; on entend deux extraits de ce concert sur l’album Great Encounters, toujours pour Columbia, où on trouve aussi deux pièces avec une autre légende du bop, le chanteur Eddie Jefferson, qui sera abattu tragiquement six mois après les sessions pour cet album. Au début de 1979, il tourne avec les CBS All-Stars (auprès de Stan Getz, Tony Williams, Bobby Hutcherson, Woody Shaw, Hubert Laws et Arthur Blythe entre autres), apparaissant au festival de Montreux et lors de fameux concerts à La Havane à Cuba, où on entendit également Weather Report, John McLaughlin, Irakere, l’Orquesta Aragon et les Fania All Stars. En 1980, toujours pour Columbia, il réalise l’album Gotham City, avec Woody Shaw, George Benson, Cedar Walton, Percy Heath et Art Blakey. En 1978 et de nouveau en 1980, Dexter Gordon est nommé musicien de l’année par le magazine Down Beat. Lorsque George Cables et Rufus Reid quittent son quartette, ils sont remplacés par le pianiste Kirk Lightsey et le contrebassiste David Eubanks, avec qui Dexter tourne aux États-Unis, en Europe, au Sénégal, dans les Caraïbes et au Brésil (c’est cette section rythmique qu’on retrouve sur son seul album pour l’étiquette Elektra, American Classic, paru en 1982).

Johnny Griffin et Dexter Gordon par Carol Friedman. 

On voit que l’activité de Dexter Gordon après son retour aux USA a été assez frénétique; celle-ci aura aussi raison de sa famille, puisque son projet de faire venir Fenja et Benjie aux USA ne se passe pas comme prévu; il divorce d’avec son épouse danoise en 1982. Lui qui est de fait européen depuis presque 20 ans, il doit aussi se réajuster à la vie américaine :

C’est encore étrange. Parce que ma mentalité à été étendue -  élargie – par ma vie là-bas, en Europe, pendant si longtemps. Être exposé à toutes ces cultures, certaines de ces langues – des petits bouts en tout cas. Peu importe. Mais ma vision est très différente. Je ne pense plus comme un Américain… Vous savez : l’Amérique d’abord – le pays de Dieu. Je ne pense pas comme ça. Quand il y a une catastrophe, ou un incident dans l’actualité, chez moi, j’y pense. Mais pas seulement du point de vue d’un Américain. Je connais des Danois, des Suédois, des Norvégiens… Britanniques, Français, Belges, Allemands, Espagnols, Israéliens, Arabes, Africains. Je crois que je pense en termes plus larges que ne le fait l’Américain moyen. Même dans la vie de tous les jours, je ne suis pas vraiment Américain.⁴⁴ 

Mais au-delà de ces problèmes d’adaptation, 40 ans d’abus commencent à peser même sur la constitution exceptionnelle du saxophoniste; celle-ci commence à se dégrader assez sérieusement à partir de 1980. S’il semble avoir désormais vaincu l’héroïne, il boit beaucoup et sa consommation d’alcool commence à nuire progressivement à son jeu. Comme il l’a déjà dit en entrevue : «Pourquoi un taux de mortalité si élevé chez les jazzmen? Écoutez, on travaillait dans des boui-bouis, des bars, il y avait des trucs toxiques partout, jusque dans l’air… assez difficile de rester Monsieur Net dans ces circonstances, vous me suivez?»⁴⁵ Par ailleurs, à travers les tournées et les sessions d’enregistrement, Dexter a développé avec Maxine une relation plus intime; le jour de son 60e anniversaire, célébré en grande pompe au Village Vanguard en février 1983, il prend Maxine à part et lui dit : «Fermons la boutique et prenons une pause. Je suis fatigué.»⁴⁶ Mais si celle-ci présente cette pause comme volontaire et planifiée, la réalité semble plus complexe. Au début de 1984, Dexter a un malaise lors d’un séjour en Finlande, où il devait jouer avec l’orchestre de la radio nationale. Un peu plus tard, il devait se produire au Maroc; mais il peine à se tenir debout plus que quelques instants et sa santé est visiblement trop fragile pour qu’il puisse honorer son contrat, ce qui cause des problèmes assez sérieux avec les promoteurs et les autorités locales. À la fin de l’année, il s’effondre chez lui et il doit être transporté à l’hôpital, dans un état comateux. C’est Maxine qui prendra soin de lui, dans son appartement newyorkais mais aussi à Cuernavaca au Mexique où il se rend pour sa convalescence et où il passera une bonne partie de ses dernières années, avec sa nouvelle compagne et le fils de cette dernière, Woody Louis Armstrong Shaw III, né en 1978. Mais le repos souhaité par Dexter sera de plus courte durée que prévu…

Dexter Gordon et Maxine Gregg en 1976. 

En 1985, Bruce Lundvall, qui avait offert à Dexter son contrat chez Columbia, reçoit un appel du pianiste et producteur français Henri Renaud, qui lui fait part d’un projet de film du réalisateur Bertrand Tavernier qui voudrait, dit-il, «avoir de vrais musiciens de jazz, pas des acteurs, pour un film inspiré de Bud Powell et sa relation avec Francis Paudras, l’artiste et designer français.» Avant d’avoir pu réfléchir, Lundvall répond aussitôt : «Dexter Gordon»⁴⁷. Lundvall arrange une rencontre entre Tavernier, le producteur Irwin Winkler et Dexter à New York. Dexter est évidemment flatté mais perplexe. «J’y croirai quand ça arrivera», dit-il. Après la rencontre et la réaction de Tavernier, enthousiaste («Même sa façon de marcher est bebop!», aurait-il affirmé), Lundvall rappelle le saxophoniste pour le féléciter : «On dirait que tu vas être une star de cinéma!», mais Dexter, loin d’être convaincu, ne répond qu’un mot : «Hollywood»⁴⁸

Il faut dire qu’en fils de Los Angeles, Dexter Gordon ne se frottait pas pour la première fois au cinéma; on l’a d’ailleurs déjà aperçu quelques fois à l’écran ce soir. Déjà dans son enfance, il rencontre les déceptions du casting, impitoyable :

Parfois, un gros camion pick-up venait dans le quartier et mes amis pouvaient s’entasser dans la boîte pour se rendre sur un tournage à Toluca Lake, là où ils filmaient les Tarzan. Ils revenaient avec de l’argent plein les poches pour acheter des bonbons et de la crème glacée. Je n’étais jamais choisi, on me disait : «tu es trop pâle». Eh bien, tout le monde trouvait ça très drôle mais moi je leur disais, «Attends voir. Un jour je serai une star dans un film et je gagnerai un Oscar. Attends un peu voir.»⁴⁹ 

Mais au-delà de la bravade de l’enfant exclu, Dexter Gordon était loin d’être totalement étranger au métier d’acteur; on l’a déjà vu tenir un petit rôle dans Unchained, et à sa sortie de prison c’est grâce à sa performance dans The Connection qu’il commence à remonter la pente des années dures. Quelques années plus tard, il devait même tenir le rôle principal dans un film baptisé The Horn, film qui ne s’est jamais fait… D’où peut-être la méfiance de Dexter quant aux projets de films mettant en vedette des musiciens. Mais lorsque le projet finit par prendre forme, Dexter décide de s’y mettre sérieusement, de recommencer à pratiquer et à réfléchir au rôle. Le personnage voulu par Tavernier et par le scénariste David Rayfiel s’appelait originalement Leo (dans la version finale il devient Dale Turner); il était surtout inspiré d’épisodes de la vie de Bud Powell, mais aussi de Lester Young (de qui vient l’habitude de surnommer tout le monde "Lady"), deux personnages abîmés par les épreuves de la vie, et qui furent tous deux aux prises avec des troubles de santé mentale et d’addiction pendant une bonne partie de leurs vies. Comme l’explique Maxine,

Pour comprendre Dale, Dexter devait penser à Bud Powell et Lester Young et à comment était le Paris que Dexter lui-même avait connu quand il y est arrivé la première fois en 1962, quand il y a joué au Blue Note et y a enregistré avec Bud. Il a beaucoup pensé aux expériences terribles que Lester a vécues dans l’armée en 1944 alors que contrairement à bien des musiciens qui étaient envoyés dans les fanfares militaires, il a été assigné à une unité régulière, privé de son saxophone, et passé devant la cour martiale et emprisonné pour avoir possédé de la marijuana et de l’alcool. Dexter croyait que cette expérience avait transformé Lester à tout jamais, de la même façon que l’esprit et l’âme de Bud avaient été profondément endommagés par les électrochocs qu’il avait dû subir dans les hôpitaux psychiatriques.

(…) Dexter a certainement fini par bien connaître ce personnage, Dale Turner. Mais Dale n’est pas Dexter. (…) Il faut se souvenir que ce film est une fiction après tout, et que Dexter a toujours considéré sa vie comme tout sauf tragique.⁵⁰ 

Bertrand Tavernier et Dexter Gordon lors du tournage de Round Midnight (1985). 

En juin 1985, Dexter, Maxine et Woody font leurs valises et se rendent à Paris pour commencer le tournage du film. Tavernier comprend d’emblée les réticences de Dexter et des autres musiciens-acteurs à propos du scénario, et il est plutôt enclin à accepter les modifications au dialogue de la part de Dexter, mais aussi de Michael Cuscuna (producteur pour Columbia, mais aussi un ami proche de Dexter et Maxine), Bobby Hutcherson et Billy Higgins. À la rencontre originale avec le scénariste, Dexter n’avait pu s’empêcher de lui demander s’il avait déjà réellement fréquenté des musiciens bebop. Mais au jour le jour, malgré quelques problèmes, Tavernier accepte habituellement les suggestions des musiciens. Comme Cuscuna se souvient : «Je me souviens avoir été assez consterné par le scénario (…). Mais j’imagine que vous en aviez parlé avec Bertrand avant de signer quoique ce soit. Et il a dit, «Aucun problème, je veux que ce soit vrai, je veux que ce soit ce que c’est en réalité.» Et il a été fidèle à sa parole, depuis ce jour-là jusqu’à la fin du film. J’ai vraiment admiré qu’il veuille que ce soit correct.»⁵¹ Cherchant au plus près la réalité des jazzmen de cette époque (le film débute en 1959), le réalisateur insiste aussi pour que la musique soit enregistrée en direct pendant le tournage même des scènes. Ayant recruté Herbie Hancock pour écrire le thème du film et diriger la musique de manière générale, Tavernier s’assure aussi d’avoir la crème des musiciens disponibles : en plus de Hutcherson et Higgins, on aperçoit entre autres Wayne Shorter, Freddie Hubbard, Pierre Michelot (qui était l’accompagnateur de Bud Powell à Paris dans les années 1950 et 1960), et Cedar Walton. Les cinéphiles reconnaîtront aussi des petits rôles de Philippe Noiret et du réalisateur John Berry, victime du maccarthysme, dans le rôle du gérant du Blue Note. La chimie entre Dexter et François Cluzet, dans le rôle de Francis Borier (l’alter égo de Francis Paudras) est particulièrement importante pour le film, et Dexter semble s’être assez bien entendu avec l’acteur, auquel il avait prédit un grand avenir («tu seras riche et célèbre»⁵², lui avait-il déclaré). 

Un autre aspect qui rend le film unique est le grand soin apporté aux décors, réalisés par le légendaire Alexandre Trauner, qui avait travaillé sur des classiques du réalisme poétique des années 1930 et 1940 comme Quai des Brumes ou Les Enfants du Paradis, mais aussi sur The Apartment de Billy Wilder, ou encore The Man Who Would Be King, de John Huston. D’ailleurs, lorsque Herbie Hancock, au début du tournage, émet des réserves sur l’enregistrement direct, au sein même des décors, Trauner a tout de suite réglé la question : «Je suis très au courant des questions de dynamique sonore. J’ai fait le premier film parlant (français) avec René Clair en 1930.»⁵³ Finalement, les craintes de Hancock étaient bien infondées, et le pianiste lui-même dut avouer que si tous les clubs de jazz avaient une aussi bonne acoustique que les décors de Trauner, les musiciens ne s’en porteraient que mieux… Ces décors étaient d’ailleurs si bien faits que même Cedar Walton et Freddie Hubbard s’y sont laissés prendre. Ce dernier n’avait pas réalisé qu’il venait à Paris pour y tourner un film. Arrivant sur le plateau, il interpelle Maxine :

-Max, on dirait le Birdland.
-C’est un décor de film.
-Pourquoi ça ressemble au Birdland?
-Tu tournes dans un film.
-Personne ne m’a dit que c’était un film. Quel genre de film? Est-ce qu’on joue Society Red comme sur le disque, dans le film? Est-ce que c’est un film sur Blue Note Records?
-Non, c’est une fiction basée sur Bud Powell à Paris.
-Ah merde, personne ne m’a dit ça.⁵⁴ 

Plusieurs années plus tard, le trompettiste se souvenait encore de l’aventure. «Hey, Max, tu te souviens quand on nous a fait prendre la première classe pour Paris pour jouer un blues? Je n’oublierai jamais ça. Dexter aurait dû gagner l’Oscar!»⁵⁴ Hubbard n’était pas le seul à avoir l’impression de revenir dans le temps : «Bien que le film ait été tourné en couleur, on dirait presque qu’il est en noir et blanc. Les costumes étaient tous dans des tons neutres, et ça donnait vraiment l’impression d’un vieux film»⁵⁵, remarque Maxine. 

Un des décors d'Alexandre Trauner pour Round Midnight. 

Maxine Gordon résume bien la philosophie derrière le tournage : «Une des choses remarquables à propos de Round Midnight c’est combien d’improvisation est allée au développement des personnages et de l’histoire. Bertrand était capable de s’assurer que l’idée originale et le scénario original prennent vie, et que cette vie soit nourrie par la manière dont les vrais musiciens de jazz pensent et vivent. Il ne s’opposait pas aux changements, et il pouvait suivre et apprécier l’histoire même si elle lui échappait. S’il avait résisté, il aurait eu un désastre sur les bras, et il le savait bien.»⁵⁶ 

Dexter lui-même avait beaucoup à faire sur le tournage, et comme le rappelle Michael Cuscuna, il n’était pas au sommet de sa forme musicalement : «Une des grandes déceptions pour moi c’est que Blue Note n’obtienne pas la bande sonore. Je ne pense pas que c’est le meilleur Dexter, et j’espère qu’on ne se souviendra pas de lui pour son jeu de saxophone dans ce film. Il a tant d’autres excellents enregistrements où les gens peuvent l’entendre.»⁵⁷ On dira par contre que Dexter joue aussi un musicien mal en point, dont le jeu devient plus assuré au fur et à mesure de la progression du scénario. Dexter a eu peu de moments libres, mais il les passe à revisiter les lieux qu’il connaissait jadis, Saint-Germain-des-Prés, le Chat Qui Pêche. Maxine raconte : «Il disait que c’était comme vivre sa vie à l’intérieur d’un rêve où il serait un joueur de ténor qui se rend à Paris. Seulement cette fois il était là pour faire un film sur un musicien de jazz, alors c’était couche après couche d’une vie contée et racontée de nouveau.»⁵⁸ 

Martin Scorsese, François Cluzet et Dexter Gordon dans Round Midnight

À la fin du tournage vinrent les scènes où un autre grand réalisateur et cinéphile, Martin Scorsese, devait tourner dans le rôle de l’agent américain un peu lourd de Dale Turner, Goodley. Un jour, alors qu’il regarde Dexter jouer, Scorsese se retourne vers Maxine et lui dit : «Faites vos valises.» «Qu’est-ce que tu dis?» «Faites vos valises. Vous allez aux Oscars.»⁵⁹ La suite devait lui donner raison…

À la fin du tournage, Dexter devait résumer l’aventure par une simple question à Tavernier :

Lady Bertrand, combien de temps ça va me prendre pour me remettre de ce film?⁶⁰ 

Le saxophoniste avait su incarner le personnage voulu par Tavernier au-delà des espérances de ce dernier, malgré les difficultés et sa santé encore fragile. Voici ce qu’en a dit le réalisateur :

Il a trouvé le tout épuisant. C’est un vieillard de 62 ans et une énigme pour les médecins. Il n’a plus de foie, du diabète, et le pourcentage d’alcool dans son sang est absolument déconcertant… Mais il n’a jamais eu de mal à savoir son texte. Il était conscient de tout, y compris l’éclairage et les angles de prise de vue – en fait beaucoup plus que bien des acteurs que je connais!⁶¹ 

Certains ont trouvé le jeu de Dexter Gordon exagéré, maniéré. Ce n’est pas faux; comme le mentionne Stan Britt : «certains cyniques ont suggéré que son succès ne dépendait de rien d’autre que de ce qu’il jouait son propre rôle. Il y a, bien sûr, beaucoup de vrai là-dedans. Mais sa performance est aussi la performance d’un acteur complet, qui va bien au-delà d’incarner simplement Dexter Keith Gordon. Là où sa touche personnelle est évidente, c’est dans sa contribution aux dialogues – dialogues que Dexter avait en partie réécrits ou improvisés lui-même.»⁶² Les moments de vérité dans son interprétation du personnage de Dale Turner abondent aussi, et c’est peut-être le contraste entre ses outrances et son naturel qui rendent le film aussi sympathique. Je vous propose de regarder un montage de quelques scènes du film (j’ai fait les sous-titres moi-même, soyez indulgents!) : 

 

Filmé en 1985, le film est présenté au festival de Venise en 1986. Et comme Scorsese l’avait prédit, Dexter est nominé aux Oscars pour le meilleur premier rôle masculin, face à Paul Newman, Bob Hoskins, James Woods et William Hurt. Maxine raconte encore : 

Après quelques heures de la cérémonie interminable, Dexter est devenu impatient, alors nous avons fait signe aux remplisseurs de sièges et nous sommes allés au bar. Là, Dexter a trouvé trois de ses concurrents, Bob Hoskins, James Woods, et William Hurt, descendant les verres à l’œil et s’amusant comme des fous. Ils avaient tous prévu que Paul Newman gagnerait de toute façon alors ils étaient aussi bien de prendre du bon temps, et Dexter ne s’est pas fait prier pour les rejoindre. Après un certain temps, l’hôtesse est venue vers moi et m’a demandé si je pouvais l’aider à ramener les gars vers leurs sièges parce que la catégorie du meilleur acteur serait annoncée bientôt. Je lui ai dit qu’il était trop tard. D’après mon expérience de gérante de tournée pour les musiciens et les festivals de jazz, je savais très bien quand il était trop tard pour forcer quelqu’un à faire ce qu’il n’avait pas du tout envie de faire. Elle a pris un air très contrarié, alors je suis allée voir Bob Hoskins et je l’ai supplié de rameuter tout le monde jusqu’à leurs sièges. Après quelques grognements, ils finirent par accepter, mais Bob Hoskins a lancé à Dexter : «Je t’en prie, retourne au saxophone. La compétition est déjà assez féroce ici…»⁶³ 

Comme si ce n’était pas suffisant, Marlon Brando fait parvenir une lettre à Dexter après la sortie du film : «Pour la première fois depuis quinze ans, j’ai appris quelque chose sur le jeu d’acteur». Le commentaire de Dexter à Tavernier : «Lady Bertrand, après ça, qui a besoin d’un Oscar?»⁶⁴  

Dexter Gordon avec le mannequin Jeny Howorth pour le Vogue italien (1988). 

Après la sortie de Round Midnight, Dexter, qui était déjà un musicien célébré dans le milieu du jazz, devient une véritable vedette. S’il n’enregistre pratiquement pas dans les dernières années de sa vie, son calendrier de concerts n’en est pas moins assez rempli. En juin 1987, il se produit avec le New York Philharmonic, Tommy Flanagan et Ron Carter dans Ellingtones, un «concerto» de thèmes de Duke Ellington réorchestrés par David Baker; il reprendra cette performance au Japon à l’automne 1988 avec l’orchestre symphonique de Tokyo. Dexter tourne aussi dans certains grands festivals avec le Round Midnight Band (avec Cedar Walton, Bobby Hutcherson, Pierre Michelot ou Buster Williams et Billy Higgins), notamment à Montreux, Umbria et San Sebastian, mais aussi au Grant Park à Chicago devant une énorme foule, et au Hollywood Bowl, partageant la scène avec le groupe de Miles Davis. Assurant la première partie du groupe de Dizzy Gillespie à Strasbourg, ce dernier interpelle Dexter pendant l’entracte : «Viens dans la salle de répétition, je veux te montrer quelque chose (…). Round Midnight, tu le joues comme Miles l’a enregistré. C’est moi qui ai écrit l’introduction et la finale de la pièce pour Monk. Tu ne la joues pas comme il faut.»⁶⁵ Pour Dexter, Dizzy était «le Albert Einstein de la musique moderne»; après qu’il ait montré la bonne introduction à ses musiciens, il devait toujours la jouer comme Dizzy lui avait montré.

Mais dès qu’il peut prendre une pause, Dexter retourne à Cuernavaca, où il célèbre son 65e anniversaire en 1988. Pour l’occasion, il joue au soprano Besame Mucho pour Gil Evans, qui était au Mexique pour des traitements médicaux; le grand arrangeur devait y mourir un mois plus tard.

Le statut de «star» de Dexter allait aussi attirer une certaine attention, et quelques films ont été réalisés sur son histoire dans les dernières années de sa vie, par exemple More Than You Know, de Don McGlynn ou Dexter on Vacation, de Arthur Elgort. On le voit aussi à la télévision, dans un épisode de la série Crime Story, et à nouveau au cinéma, dans Awakenings, un film de 1989 avec Robin Williams et Robert De Niro. On le voit aussi comme mannequin au cours d’une croisière jazz sur le SS Norway en octobre 1988. Les vieux amis sont là : Dizzy, Clark Terry, Benny Carter, Cedar Walton, Milt Hinton, Tommy Flanagan, Illinois Jacquet. Mais Dexter n’est pas venu pour jouer, dit-il. Clark Terry connaît bien son homme :

-Hey, Dex, ils disent que tu ne peux plus jouer. Ils parlent de toi.
-Oh, man, je suis en vacances!
-Pourquoi tu ne descends pas pour jouer une pièce avec le band? On a Tommy Flanagan au piano.
-Mais Clark, je suis en vacances.
-Dex, ils disent que tu ne peux plus jouer.
-À quelle heure tu veux que je sois là?⁶⁶ 

Ce sera la dernière performance publique de Dexter. Il avait joué Stardust

Dexter Gordon dans le film Awakenings (1989). 

Dexter souffre d’un cancer de la gorge. Il avait justement accepté son rôle dans le film Awakenings, un pianiste qui ne peut pas parler, à cause des traitements qui lui empêchaient justement de le faire. En mars 1990, peu de temps après son 67e anniversaire, il est admis au Thomas Jefferson Hospital à Philadelphie pour des traitements de chimiothérapie. Il est enregistré sous un faux nom pour éviter les visites non sollicitées, mais il reçoit son ancien producteur et ami, Bruce Lundvall; ensemble ils écoutent Lester Young jouer Lester Leaps In avec Count Basie. Le 25 avril 1990, Dexter Gordon s’éteignait, victime d’une insuffisance rénale. À ses funérailles, c’est Slide Hampton qui dirigea les musiciens, Terence Blanchard, Junior Cook, Ralph Moore, Cecil Payne, Patti Bown, Santi Debriano, Ben Riley, et le chanteur Lou Rawls, qui chanta Willow Weep for Me. Comme disait Dexter :

Ma vie aura une fin heureuse parce que tout le malheur est déjà arrivé. Ça doit être dans les gènes, parce que j’aurais dû mourir jeune. Mais ce n’était pas mon destin.⁶⁷ 

Nous pouvons laisser le dernier mot à Dizzy Gillespie :

Il a tout fait de travers, et au final il s’en est bien sorti. Il aurait dû laisser son karma à la science.⁶⁸ 

Dexter Gordon présentant son saxophone au public dans un geste caractéristique. 
Capital Jazz Festival, Knebworth, Angleterre, 1981. 

Voilà, c’est la fin de ce portrait de Dexter Gordon. Je rappelle que j’ai surtout résumé l’excellente biographie de Maxine Gordon, Sophisticated Giant : The Life and Legacy of Dexter Gordon, paru en 2018 à la University of California Press. J’espère que vous avez apprécié cette diffusion, je vous rappelle de vous abonner à ma chaîne Twitch, à ma chaîne YouTube, et surtout au groupe Facebook Jazz Viking (pour les amateurs de jazz francophones), pour vous tenir au courant de mes prochains streams. D’ici là, portez vous bien et gardez le… sourire! Ou, comme l’aurait dit Dexter : 

Smile 
though your heart is aching
Smile 
even though it’s breaking
When there are clouds in the sky, 
you’ll get by…

Smile, de Charlie Chaplin, tiré du disque de Dexter Gordon Dexter Calling, enregistré pour Blue Note en mai 1961. 
Kenny Drew (piano), Paul Chambers (contrebasse), Philly Joe Jones (batterie). 

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Notes: 

1. Maxine Gordon: Sophisticated Giant: The Life and Legacy of Dexter Gordon, University of California Press, 2018, p. 12. 

2. M. Gordon, op. cit., p. 27. 

3. M. Gordon, op. cit., p. 32. 

4. M. Gordon, op. cit., p. 13. 

5. M. Gordon, op. cit., p. 32. 

6. M. Gordon, op. cit., p. 35. 

7. M. Gordon, op. cit., p. 40. 

8. M. Gordon, op. cit., p. 38. 

9. M. Gordon, op. cit., p. 117. 

10. M. Gordon, op. cit., p. 42-43. 

11. M. Gordon, op. cit., p. 44-45. 

12. M. Gordon, op. cit., p. 45. 

13. M. Gordon, op. cit., p. 47. 

14. M. Gordon, op. cit., p. 62. 

15. M. Gordon, op. cit., p. 167. 

16. M. Gordon, op. cit., p. 94. 

17. M. Gordon, op. cit., p. 99. 

18. M. Gordon, op. cit., p. 100. 

19. M. Gordon, op. cit., p. 102. 

20. M. Gordon, op. cit., p. 106. 

21. M. Gordon, op. cit., p. 109. 

22. M. Gordon, op. cit., p. 106. 

23. M. Gordon, op. cit., p. 124. 

24. M. Gordon, op. cit., p. 126. 

25. M. Gordon, op. cit., p. 141. 

26. Stan Britt: Dexter Gordon: A Musical Biography, Da Capo Press, 1989, p. 150. 

27. M. Gordon, op. cit., p. 143. 

28. M. Gordon, op. cit., p 137-138. 

29. M. Gordon, op. cit., p. 135. 

30. M. Gordon, op. cit., p. 139. 

31. M. Gordon, op. cit., p. 150. 

32. S. Britt, op. cit., p. 97. 

33. M. Gordon, op. cit., p. 152. 

34. M. Gordon, op. cit., p. 155. 

35. M. Gordon, op. cit., p. 157. 

36. M. Gordon, op. cit., p. 167. 

37. M. Gordon, op. cit., p. 169. 

38. M. Gordon, op. cit., p. 174. 

39. M. Gordon, op. cit., p. 175. 

40. M. Gordon, op. cit., p. 175. 

41. M. Gordon, op. cit., p. 176. 

42. M. Gordon, op. cit., p. 178. 

43. M. Gordon, op. cit., p. 178. 

44. S. Britt, op, cit., p. 107. 

45. S. Britt, op. cit., p. 122. 

46. M. Gordon, op. cit., p. 188. 

47. M. Gordon, op. cit., p. 192. 

48. M. Gordon, op. cit., p. 193. 

49. M. Gordon, op. cit., p. 191. 

50. M. Gordon, op. cit., p. 201. 

51. M. Gordon, op. cit., p. 207. 

52. M. Gordon, op. cit., p. 200. 

53. M. Gordon, op. cit., p. 204. 

54. M. Gordon, op. cit., p. 208-209. 

55. M. Gordon, op. cit., p. 205. 

56. M. Gordon, op. cit., p. 210. 

57. M. Gordon, op. cit., p. 209. 

58. M. Gordon, op. cit., p. 211. 

59. M. Gordon, op. cit., p. 212. 

60. M. Gordon, op. cit., p. 213. 

61. S. Britt, op. cit., p. 118. 

62. S. Britt, op. cit., p. 118. 

63. M. Gordon, op. cit., p. 219. 

64. M. Gordon, op. cit., p. 191. 

65. M. Gordon, op. cit., p. 223. 

66. M. Gordon, op. cit., p. 227-228. 

67. M. Gordon, op. cit., p. 157. 

68. M. Gordon, op. cit., p 157 et 221.