F. Scott Fitzgerald disait que contrairement au théâtre, les
vies américaines n’avaient pas de deuxième acte. Cette citation pourrait
décrire le parcours de nombreux musiciens de jazz, entre ceux qui étaient tenus
de reprendre sans cesse les numéros qui les avaient rendus célèbres, ceux qui
disparurent trop tôt, et ceux qui finirent leurs vies dans l’oubli ou la
déchéance. D’autres ont cependant fait mentir l’adage de l’auteur de Tales
of the Jazz Age, et parmi ceux-ci peu l’auront fait avec autant de panache
que Dexter Gordon, dont on célèbre le centenaire cette semaine.
Issu des big bands des
dernières années de l’Ère du Swing, pionnier du bebop qu’il a incarné durant toute
sa carrière, Dexter Gordon a survécu à une décennie difficile dans les années
1950, où se sont succédé séjours en prison et mésaventures d’une vie de junkie
pour devenir dans les années 1960 une des figures de proue du plus prestigieux label de jazz de l’époque, Blue Note. Trouvant par la
suite une vie plus équilibrée en Europe, il aurait pu – comme nombre
d’expatriés – rester plus ou moins oublié sur sa terre d’origine, mais son
retour triomphal au pays à la fin des années 1970 devait
donner un souffle nouveau non seulement à sa carrière mais aussi au bop et au
jazz acoustique qu’il avait toujours défendu. Enfin, dans
ses dernières années, un rôle improbable au cinéma devait le tirer d’une
semi-retraite pour le métamorphoser en véritable star, son charisme
irrésistible lui apportant même une nomination aux Oscars! Mais ceux qui
applaudirent Gordon dans Round Midnight aux festivals de Toronto ou de
Venise à la fin des années 1980 n’étaient finalement que les derniers à
découvrir la présence exceptionnelle de ce gentil géant (il faisait 1m95/6
pieds 5 pouces), présence que ses plus vieux fans avaient déjà remarquée dès
ses débuts avec l’orchestre de Lionel Hampton près d’un demi-siècle plus tôt.
En réalisant que son centenaire approchait, j’ai eu envie de vous faire un portrait de Dexter
Gordon, qui fut dès mon adolescence un des musiciens qui m’a attiré
immédiatement vers le jazz. J’ai toujours admiré son phrasé nonchalant et toujours
en retrait du beat, hérité de Lester Young, mais aussi sa sonorité large
et son humour un peu pince-sans-rire, typiquement bebop, qui transparait dans
les nombreuses citations qui émaillaient ses solos. Je me rappelle avoir
entendu chez Gilles Archambault sa version de Willow Weep for Me, et son anthologie Ballads fut un des premiers CDs
que je me suis acheté moi-même. Et si je sais que certains jugent exagérée
(voire caricaturale) son interprétation de Dale Turner dans le film de Bertrand
Tavernier, je suis de ceux qui tiennent Round Midnight en haute estime,
et le premier à reconnaître que ce film a joué un rôle assez important dans mon
amour du jazz et de ses personnages uniques. Pour ce portrait, je me sers
principalement du livre de la veuve de Dexter Gordon,
Maxine, qui fut d’abord sa gérante dans la deuxième moitié des années 1970,
avant de devenir sa compagne dans les années 1980. Elle a raconté la vie de son
compagnon (une vision évidemment intime et quelque peu hagiographique) dans Sophisticated
Giant : The Life and Legacy of Dexter Gordon, paru aux Presses de
l’Université de Californie en 2018. J’ai aussi consulté le livre du critique britannique Stan Britt Dexter Gordon :
A Musical Biography, originalement paru en 1989, peu avant la disparition
du saxophoniste, sous le titre Long Tall Dexter.
Dexter Keith Gordon était né à Los
Angeles le 27 février 1923, il y a donc cent ans comme je l’ai rappelé
plus tôt. Son père, Frank Gordon, était médecin, un des
premiers médecins noirs de la communauté; il était aussi clarinettiste,
et parmi ses patients et amis personnels on pouvait compter Duke Ellington et
Lionel Hampton, entre autres. Le jeune Dexter s’est plus tard souvenu d’un
souper familial où le Duke avait partagé le repas,
mais on lui avait bien stipulé de demeurer silencieux… Son père offre à Gordon
junior une clarinette pour ses 13 ans, et le jeune Dexter, déjà nourri des
artistes qu’il entendait à la radio (Earl Hines, Fletcher Henderson, Roy Eldridge), va aussi étudier plus sérieusement les
représentants les plus en vue du blackstick, comme Benny Goodman, Buster
Bailey ou Barney Bigard; mais l’oreille du clarinettiste débutant est aussi
attirée par quelques saxophonistes : Chu Berry chez Henderson et Cab
Calloway, Dick Wilson chez Andy Kirk, Ben Webster chez Ellington puis Calloway,
mais surtout les deux solistes rivaux de l’orchestre de
Count Basie, Lester Young et Herschel Evans. Plus tard, quand on lui
demandait s’il avait des regrets, Dexter devait répondre : «un seul :
je n’ai jamais joué dans l’orchestre de Count Basie – sur la chaise de Lester
Young.»
La disparition du docteur Gordon en 1937, alors que Dexter Gordon n’a que 14 ans, marque un premier
tournant dans la vie du jeune Dexter. L’adolescent avait de toute façon déjà
choisi une nouvelle famille : celle du jazz. Passé au saxophone alto, puis au ténor, le jeune Dexter Gordon s’épanouit
surtout à travers la musique au secondaire, à la McKinley Junior High School
d’abord (où ses condisciples sont par exemple Melba Liston et le batteur
Lawrence Marable), puis à la Jefferson High School (où il côtoie Chico
Hamilton, Vi Redd et Ernie Royal). Au début de l’adolescence, son meilleur ami
est Lamar Wright, Jr., dont le père était alors premier trompette dans
l’orchestre de Cab Calloway, et qui allait lui-même devenir plus tard un
trompettiste en demande, notamment chez Dizzy Gillespie. Les Wright étaient
d’ailleurs voisins de Lionel Hampton tout près de Central Avenue, avenue qui
était le centre de la vie culturelle afro-américaine à Los Angeles. C’est au Dunbar Hotel (baptisé en l’honneur du poète
Paul Laurence Dunbar) que passaient les plus grands noms de la musique noire
lorsqu’iels étaient de passage : Louis Armstrong, Duke Ellington, Lena
Horne, Cab Calloway ou encore Billie Holiday. Le saxophoniste Jackie Kelso,
camarade de classe de Dexter à la Jefferson High School, se souvient que le
trottoir qui bordait le Dunbar était le véritable point de convergence du
quartier, là où on sentait que les choses se passaient : «c’est là que se
tenaient les noctambules : les sportifs, les hommes d’affaires, les
danseurs-danseuses, tous les gens du showbusiness… Tous ceux qui étaient
quelqu’un restaient à l’hôtel…»
À l’âge de 15 ans, Dexter Gordon est déjà un jeune homme imposant qui fait ses 6 pieds 5, et qui par sa taille et sa stature a facilement accès aux clubs où on joue du jazz; son charisme déjà évident n’est pas sans rappeler celui d’un vieil ami de son père, le grand Duke Ellington. Un témoin de l’époque se souvient par exemple de ses intonations : «il avait une voix de baryton, très riche; et son instrument avait une voix de ténor, très riche. Il savait utiliser ces deux voix je pense. C’était quelqu’un qui avait des choses à dire, en paroles et beaucoup avec son instrument.»³ Selon Maxine Gordon : «Quand Dexter entrait dans une pièce, il ne passait jamais inaperçu. Ce n’était pas que sa taille, sa belle allure ou sa garde-robe – les gens étaient attirés par son charme, son élégance.»⁴ Comme le Duke ou son père le docteur, le jeune Dexter s’inscrit par ses manières dans cette élégance, ce besoin de se montrer à son meilleur. Une attitude qui était répandue parmi la petite bourgeoisie afro-américaine du début du siècle, soucieuse de donner l’exemple en quelque sorte.
Mais Dexter aime aussi se payer du bon temps, et son goût pour la marijuana et d’autres substances euphorisantes (le saxophoniste Art Pepper se souvient qu’il utilisait des «sulphates», probablement de la benzédrine, le nom sous lequel les amphétamines étaient alors commercialisées) donnent un moins bon exemple à ses contemporains. Un de ceux-ci, qui travaillait alors pour le Département de la Probation, se souvient : «à chaque fois qu’il avait des ennuis, je recevais un coup de téléphone. Et de temps en temps j’arrivais à intercéder en sa faveur. Dexter n’était pas un mauvais gars, mais Dexter aimait aussi beaucoup la drogue, il faut le dire. À l’époque, seulement fumer de la marijuana était considéré comme un crime. Et Dexter se faisait toujours attraper avec une drogue ou une autre sur lui.»⁵ Mais Dexter passera plus tard à l’héroïne, très populaire chez les jeunes jazzmen après la guerre, et ses incartades de jeunesse prendront de plus en plus un tour tragique une décennie plus tard, comme nous le verrons un peu plus loin.
Musicalement, l’adolescent, toujours à l’école, rejoint déjà
un orchestre de Pasadena baptisé les Harlem Collegians, qui jouait des
arrangements commerciaux des airs des big bands à la mode, des pièces de Glenn
Miller ou de Count Basie par exemple. Au fur et à mesure, sa réputation
grandit, et il côtoie nombre de musiciens de la foisonnante scène de Central Avenue, des vétérans comme le batteur
Lee Young (le frère de Lester), le pianiste Nat ‘King’ Cole (dont le trio
deviendra bientôt très populaire), ou le trompettiste et arrangeur Gerald
Wilson, mais aussi toute une génération de jeunes instrumentistes, Noirs et
Blancs, dont certains deviendront célèbres plus tard; pensons par exemple à
Charles Mingus, à Art Pepper, à Buddy Collette, à Hampton Hawes, Sonny Criss et
Teddy Edwards, au tromboniste Britt Woodman (plus tard vedette chez Duke
Ellington), à certains qui incarneront plus tard le jazz West Coast, comme Chet
Baker ou le contrebassiste Howard Rumsey, et évidemment à quelques camarades de
classe de Dexter Gordon, comme Chico Hamilton, Melba Liston ou Ernie Royal. Mais
Dexter commence aussi à rencontrer ses héros; un jour de mai 1939, avec Lamar
Wright, il sèche les cours pour aller entendre l’orchestre de Count Basie qui
se produisait au Paramount Theatre. Il y rencontre enfin celui sur lequel il modèle déjà son jeu, Lester Young,
qui est l’influence majeure d’à peu près tous les saxophonistes qui émergent
dans les années 1940 et 1950.
C’est un après-midi de 1940 que Dexter reçoit un coup de
téléphone providentiel :
La voix au bout du fil a dit, «Ici c’est Marshal Royal.»J’ai répondu : «Allez, t’es qui pour vrai?» et j’ai raccroché. J’ai cru que c’était un de mes potes de l’école qui se foutait de moi. Je n’avais que 17 ans. Le téléphone a sonné de nouveau et le type a dit : «Ici c’est Marshal Royal. Aimerais-tu venir chez Lionel Hampton et passer une audition avec lui?»⁶
Et c’est ainsi que Dexter Gordon allait participer, pas encore sorti de l’adolescence, à la fondation du premier big band dirigé par le célèbre vibraphoniste. À ses côtés dans la section de saxes, dirigée par le vétéran Marshal Royal, Dexter rencontre un autre jeune saxophoniste qui avait à peine quelques mois de plus vieux que lui, Illinois Jacquet. Alors que Dexter tente (d’abord un peu maladroitement) d’émuler Lester Young, Jacquet livre déjà des solos incendiaires dont l’exemple le plus célèbre est sans doute Flyin’ Home, enregistré avec Hampton la première fois en 1942. Au sein de l’orchestre, les deux ténors tentent de se donner les rôles contrastés que tenaient chez Count Basie Lester Young et Herschel Evans, notamment au sein d’un numéro à deux ténors appelé Po’k Chops, malheureusement jamais enregistré par Hampton. Mais ce genre de duel va laisser des traces, et Dexter Gordon en reprendra souvent le modèle plus tard. Le saxophoniste apprend aussi les vicissitudes de la vie de tournée avec Hampton, dont la compagne, Gladys, gérante de l’orchestre, faisait figure de bourreau de travail. La paye était faible, l’autobus inconfortable, et les conditions de vie sur la route, particulièrement dans le Sud raciste, exécrables. Plus tard, lors d’expériences un peu pénibles en tournée en Europe ou les petits matins de tournage sur Round Midnight, Dexter aimait à répéter : «J’ai été sur la route avec Lionel Hampton. Rien n’est difficile après cette expérience!»⁷ Mais c’est aussi avec Hampton que Dexter vient pour la première fois dans la Mecque du jazz, New York. Jimmy Heath se souvient avoir entendu que lorsque Dexter est descendu du train dans la Grosse Pomme la première fois, il a embrassé le sol! Voici comment Dexter décrit Harlem tel qu’il l’a vu la première fois :
Il y avait une telle activité
autour du Braddock Grill. Les pimps, les arnaqueurs, les putes, les danseurs et
les musiciens. C’était comme les bandes de E. Simms
Campbell, que je lisais dans le (Pittsburgh) Courier depuis que j’avais
neuf ans. Ces dessinateurs décrivaient tellement bien Harlem que lorsque j’y
suis arrivé, je connaissais tout le monde. Mais il faut y ajouter un autre
élément. Je m’y identifiais. C’était le paradis sur terre. C’était exactement
comme je l’avais rêvé et visualisé. Et moi j’étais là, à 17 ans, à me tenir sur
le coin des rues avec les potes. Et tous ceux qui passaient par là : Ben
(Webster), Lester (Young), Billie (Holiday), Charlie Shavers, Roy (Eldridge),
Milt Hinton, (Sid) Catlett – nommez-les! Ils étaient tous là. Je ne pouvais pas
y croire…
En même temps que l’orchestre de Hampton est de passage à
New York, un autre orchestre, du Midwest celui-là, est en résidence au Savoy
Ballroom, celui de Jay McShann; Dexter y entend
pour la première fois un jeune saxo alto, un certain Charlie Parker…
Debout: Illinois Jacquet, Marshal Royal, Dexter Gordon, Ernie Royal, Karl George.
Dexter lui-même commence à être reconnu : le grand Coleman Hawkins le compare à Charlie Barnet dans une entrevue pour le magazine Music and Rhythm en 1941, et le critique George Simon le mentionne également dans Metronome. Chez Hampton, il reçoit le sobriquet de Society Red, surnom venant de la couleur rouge que prenaient les cheveux des jeunes hommes afro-américains qui utilisaient une mixture chimique (la congolene) pour défriser leurs cheveux, comme c’était la mode à l’époque. Dexter rappelle : «Malcolm (Malcolm Little, plus tard Malcolm X) était Detroit Red, et moi j’étais Society Red. Le nom est resté à travers les années pour tous les potes qui me connaissaient alors.»⁹ À cause de sa grande taille, on l’a aussi surnommé Long Tall Dexter (abrévié en L.T.D.) ou encore The Sophisticated Giant. Society Red et Long Tall Dexter sont aussi le nom de deux pièces de Gordon, et un de ses albums Columbia s’appelle Sophisticated Giant. C’est un soir de 1943, lors d’un nouveau passage de l’orchestre de Lionel Hampton à New York, que Dexter va prendre sa place de façon indéniable dans la grande famille du jazz. Voici comment il aimait raconter cette séance :
Après l’engagement à l’Apollo
avec le groupe de Lionel Hampton, quelques-uns des gars ont décidé d’aller au
Minton’s, sur la 118e Rue Ouest à Harlem. Nous avons pris deux taxis
pour se rendre au club. Lester Young et Ben Webster jouaient
avec une section rythmique composée de Thelonious Monk, Kenny Clarke et Oscar
Pettiford, de l’orchestre maison. Lester et Ben jouaient assis. Lester portait
son pork-pie hat et Ben portait un chapeau Knox, un feutre mou avec une petite
plume sur le côté, à la tyrolienne.
(…) Il y a eu pas mal de cohue,
un petit remue-ménage et quelques coups de coude pendant qu’on essayait de
rejoindre la scène. (…) La section rythmique surveillait mon avancée, savourant
ma lutte acharnée en souriant et en tentant d’attirer l’attention sur la
situation : ce grand jeune homme qu’on poussait sur la scène pour qu’il se
mesure à Ben et Lester, les maîtres! (…)
Je suis monté sur scène sur la
pointe des pieds et j’ai trouvé une chaise derrière les
«maîtres». Monk ricanait et m’a mimé un «qu’est-ce que tu fais là, boy?»
Je l’ai gratifié de mon meilleur sourire de crétin et j’ai pointé mes potes,
tout fiers dans leur coin. Heureusement, le groupe jouait un standard très
connu, Sweet Georgia Brown. Monk m’a donné un signal et j’ai commencé à
jouer. Mes potes se sont mis à hurler et d’une certaine façon je sonnais pas
mal. Après huit mesures, Ben a dit : «Mais c’est qui celui-là?» Pour se
retourner, il devait utiliser tout son corps parce que son cou était
naturellement raide de façon permanente. Et voilà que je me suis retrouvé à fixer
ses yeux globuleux de grenouille (on le surnommait parfois Frog, ndlr). J’ai failli
avaler mon bec! De l’autre côté, après un demi-chorus, Lester s’étire et
nonchalamment, très cool, regarde derrière lui et me détaille de haut en bas.
J’ai joué seulement quelques
chorus, pour ne pas en faire trop, et alors que l’orchestre finissait de jouer,
j’ai remballé mes trucs et j’étais devenu le héros de la bande – ils criaient
«Alright, alright, Dex, my man Dex, yeah Dex!» J’étais content de m’en tirer en
un seul morceau. Mais, bien sûr, un petit évènement comme celui-là allait
ajouter à ma réputation et à ma légende. «Eh ouais, man, Dex a joué au Minton’s
hier soir avec Ben et Lester…» «Ah merde, man, tu déconnes…» «Non, mec, j’étais
là!»
À l’été 1943, Dexter Gordon avait quitté l’orchestre de
Lionel Hampton et était retourné à Los Angeles, où la pièce ci-dessus a été gravée; la
session ne paraîtra qu’en 1948 sur Mercury. Il passe quelques semaines dans un
orchestre dirigé par Fletcher Henderson, et on le retrouve ensuite avec Lee
Young, dans un orchestre qui comprend aussi Art Pepper et Charles Mingus. Après
les engagements réguliers, Dexter aime passer dans les clubs after hours,
qui pullulaient alors au moments du couvre-feu décrété en temps de guerre. Il
se fait bientôt remarquer par un autre leader qui aura une grande importance
sur sa carrière. Il raconte :
Après le set, quelqu’un est venu
me voir et me dit : «Son, say son, j’aime beaucoup ce son que tu as.» J’ai
levé les yeux et c’était Louis (Armstrong)! J’ai
dit : «Merci, merci beaucoup!» C’était tout un honneur! Ça c’était le
premier soir, et alors le lendemain, son gérant vient et me demande si je
voudrais rejoindre l’orchestre.
(...)
Oh, c’était formidable! Chaque
soir. Il avait un son énorme, superbe, gras, claironnant, un son qui vous
traversait. Et c’était vraiment la raison pour laquelle j’ai rejoint le band,
pour jouer avec lui. Pour jouer avec lui chaque soir. Le band était assez
médiocre. Il jouait les mêmes arrangements swing que dans les années 1930…
spécialement Ain’t Misbehavin’ et I’m Confessin’.
Décimé par le départ de ses
musiciens qui sont appelés sous les drapeaux, l’orchestre qui accompagne
Armstrong en 1944 n’est évidemment pas à la hauteur de celui de Luis Russell,
avec lequel il a joué longtemps. Mais Louis aime bien Dexter et lui laisse
aussi pas mal de solos; il faut dire que les deux ont une passion commune qui
rend le jeune géant saxophoniste bien sympathique au célèbre
trompettiste :
Je savais qu’il aimait bien les petits
joints, et je traînais plusieurs boîtes de véritable mota mexicaine (…)
Lui avait un grand sac de papier rempli de New Orleans Golden Leaf. Alors on
échangeait les rondes de fumette, et après à peu près une semaine je me suis
rendu compte qu’il n’apportait plus sa Golden Leaf comme d’habitude. Passe
encore une semaine, et un soir je lui demande : «Hé Pops, qu’est-ce qui
s’est passé avec toute cette feuille de la Nouvelle-Orléans?» Il a
répondu : «Shit, son, ce serait comme apporter un hamburger à un banquet!»
Comme de nombreux afro-américains, Dexter Gordon va tout faire pour éviter de combattre dans la Deuxième Guerre Mondiale; comme l’avait dit Dizzy Gillespie : «À ce stade de ma vie ici aux États-Unis, quel est le pied qui me botte le cul?»¹³ Dexter devait être envoyé dans une section «de couleur», mais il répondit au sergent-recruteur qu’il venait de Los Angeles, et qu’il n’y avait pas de ségrégation là-bas. Soumis à une évaluation psychiatrique, il est réformé et obtient la fameuse classification 4-F, stipulant qu’il était inapte au service. On sait que d’autres musiciens afro-américains, comme Lester Young ou Sun Ra, devaient garder des séquelles assez importantes de leur refus du service militaire, les deux ayant été détenus, le premier pour possession de marijuana et d’alcool pendant le service, le second comme objecteur de conscience. Chez les jeunes noirs plus politisés, ce refus de servir dans l’armée fait partie d’une attitude plus rebelle face à la société, et en particulier face au milieu du divertissement; c’est ce même choc générationnel qui va donner bientôt naissance au bebop, dont Dexter rappelait qu’il semblait créé par ces gens qui avaient refusé de servir pendant la guerre.
Gene Ammons, Leo Parker, John Jackson, Billy Frazier, Dexter Gordon.
Dexter Gordon va d’ailleurs rapidement se retrouver au cœur d’un des incubateurs de ce nouveau style de
jazz émergeant vers 1944-45, l’orchestre du chanteur Billy Eckstine. Ayant
atteint une grande popularité au début des années 1940 avec l’orchestre de Earl
Hines, qui abritait déjà des modernistes comme Charlie Parker et Dizzy
Gillespie, Eckstine lance avec ces deux derniers entre autres son propre
orchestre en 1944. Lorsque Dexter Gordon rejoint ce que les jazzmen appelleront
bientôt "The Band" en septembre 1944 (en remplacement de Lucky Thompson),
Parker, souvent problématique, n’était déjà plus là; mais en plus de Gillespie,
on retrouvait dans les rangs du big band des musiciens comme Art Blakey, Gene
Ammons, Leo Parker, en plus de Sarah Vaughan, la chanteuse féminine de
l’ensemble. Lorsque Dizzy quitte en 1945, il est remplacé par Fats Navarro; le
saxo alto Billy Frazier, lui, avait déjà été remplacé plus tôt par Sonny Stitt.
Si la section de saxes est bien soudée et
pratique inlassablement (en plus de partager le stock de mota mexicaine de
Dexter…), quatre de ses membres (Dexter, Stitt, Leo Parker et John Jackson) se
méritent le surnom de "Unholy Four" à cause de leur comportement assez
turbulent. C’est un duel de Gordon avec le cinquième membre de la section, Gene
Ammons, qui devient un des disques les plus connus de l’orchestre, Blowing
the Blues Away :
Blow Mr. Gene, blow Mr. Dexter, too.Maybe you can help me and blow away the blues.
Autrement, le thème de l’orchestre de Eckstine, composé par le
tromboniste Jerry Valentine, était Second Balcony Jump, qui restera
longtemps au répertoire de Dexter puisque deux décennies plus tard la pièce
apparaît sur son album Go!. Mais si Eckstine pouvait endurer les
frasques du "Unholy Four", il est moins enclin à fermer les yeux sur les retards
à répétition et l’état souvent second du saxophoniste, et il doit lui montrer
la porte.
En 1945, Dexter est à New York, où il participe activement à
la première vague du bop qui déferle alors sur la 52e rue. En
octobre par exemple, il est au Spotlite Club avec
Charlie Parker et Miles Davis. Il dirige aussi ses propres sessions
d’enregistrement pour Savoy, la première le 30 du même mois, avec le pianiste
Sadik Hakim entre autres. Plus tôt dans l’année, en février, il avait participé
à une des premières sessions véritablement bop, avec Dizzy Gillespie et Shelly
Manne. En janvier 1946, il est de nouveau dans les studios pour Savoy, cette
fois soutenu par Bud Powell et Max Roach. À cette époque, il partage une seule
chambre au Dewey Square Hotel avec Miles Davis et le batteur Stan Levey; mais
peu importe que les trois doivent dormir par quarts dans le seul lit de la
pièce, tout ce qui compte pour les trois comparses c’est d’être chaque soir sur "The Street", comme on appelle la 52e rue où
étaient tous les clubs de cette époque : le Spotlite bien sûr (qui devient
ensuite le Famous Door), mais aussi le Three Deuces, le Downbeat, l’Onyx,
bientôt tout près le Birdland, le Royal Roost et Bop City. C’est l’âge d’or du
bebop, et Dexter Gordon est parmi ses acteurs majeurs;
on considère déjà ses solos avec Eckstine (comme le Blowin’ the Blues Away
entendu plus tôt) ou avec Gillespie (sur Blue ‘n Boogie) comme les
premières transpositions au saxo ténor du nouveau style. Il se réclamera
d’ailleurs du bebop pendant toute sa carrière, même aux moments où ce style
semblait avoir disparu derrière les revendications de l’avant-garde et la lutherie
électrique du jazz-rock. Quant à ses disques pour Savoy, le saxophoniste Jimmy
Heath, qui suivait la progression du jazz moderne depuis Philadelphie (où on
l’avait surnommé ‘Little Bird’ en référence à Charlie Parker) raconte leur
importance pour ceux qui étaient (déjà!) un peu ses disciples :
Coltrane et moi nous écoutions
Dexter sur ses disques Savoy. Dexter’s Deck était celui qu’on écoutait surtout, et Dexter’s
Minor Mad, Dexter’s Cutting Out, Long Tall Dexter, Dexter
Rides Again et Dexterity. Il vous faisait savoir : «voilà, ça
c’est moi, et ça c’est mon style, et voici ce que je fais.» Il était un
saxophoniste très puissant – un grand monsieur – et il était très charmant,
très séduisant, comme les femmes s’en rendraient vite compte. (…)
On écoutait ces disques chez
Coltrane ou chez moi (…) c’est moi qui avais le band, et nous pratiquions dans
mon salon. Et puis nous mettions des écouteurs et nous faisions tourner des
disques pendant des heures.
Ce qui était intéressant alors
lorsque nous écoutions Dexter, c’est que c’est lui qui donnait le ton.
Cadet de 7 ans de Dexter, celui qu’on surnommera le Colosse
du Ténor (en référence à son album de 1956, Saxophone Colossus), Sonny Rollins a aussi reconnu l’importance du jeu de
Gordon (qui était lui le Sophisticated Giant) sur l’évolution de
l’instrument :
Qu’est-ce que Dexter avait de
particulier? Eh bien, au-delà de sa musique, il était un peu le pont entre
Charlie Parker à l’alto et ce qui allait être possible au ténor. Son jeu a
toujours été, pour moi, un amalgame de tout ce qui était venu avant, bien sûr.
Mais il était aussi ce passeur – alors beaucoup des gars qui débutaient dans le
bebop à cette époque, ils aimaient tous Dexter. Il ne faisait pas ce que
faisait Charlie Parker, non. Vous savez, il ne jouait pas Charlie Parker au
ténor, il jouait Dexter Gordon au ténor. Mais il jouait une musique qui avait
les mêmes qualités en réalité.
On pourra par ailleurs remarquer une caractéristique qui
unit les styles respectifs de Charlie Parker, Dexter Gordon et Sonny Rollins,
leur grand amour de la citation, dont ils émaillaient assez librement leurs
solos et qui parfois illustrait assez bien le type d’humour privilégié par ces
piliers du bebop.
D’autres ténors bop vont émerger
autour de lui, évidemment, comme James Moody, Sonny Stitt, Teddy
Edwards, Harold Land, Jimmy Heath, Zoot Sims, Stan Getz et Allen Eager (les
deux sonnent surprenamment comme Dexter dans leurs premiers disques), mais
aussi son ancien comparse de chez Billy Eckstine, Gene Ammons, et celui qui
allait devenir le complément idéal pour le jeu de Dexter, un saxophoniste de
Detroit que Gordon avait déjà croisé là-bas lors d’un passage avec Lionel
Hampton, Wardell Gray. Avec son jeu également
inspiré de Lester Young et teinté de bop, mais avec un style plus léger et
fluide, Gray offrait un
contraste irrésistible au jeu de Dexter,
plus brut. De même, à côté de la dégaine de Dexter, aux airs de boxeur (on le
comparait souvent dans sa jeunesse au célèbre champion des poids lourds, Joe
Louis), Wardell Gray faisait figure d’élégant mousquetaire, svelte (on
l’appelait The Thin Man) et plus intello (un intervieweur mentionne dans un
article pour le Melody Maker en 1954 les références dans la conversation
du saxophoniste, incluant les échecs, Shakespeare et Norman Mailer).
En avril 1946, Dexter était de
retour en Californie, officiellement pour prendre soin de sa santé mais
en réalité parce que sa mère, alertée par Illinois Jacquet sur les mauvaises
fréquentations de son fils, était allée le chercher elle-même dans la Grosse
Pomme, un billet de retour à la main. Mais Dexter était déjà solidement accroché
à l’héroïne, et il allait lui fausser compagnie pendant le voyage près de la
frontière du Mexique pour aller s’y ravitailler en drogue… Il passera quand
même près de deux ans de retour à Los Angeles, tentant de démêler les termes de
son contrat avec Savoy et retrouvant la vie musicale vibrante de Central Avenue,
qui avait assez pleinement absorbé le bebop depuis le départ de Dexter avec
Louis Armstrong et Billy Eckstine. Depuis 1945, L.A. avait vu l’arrivée d’un
groupe très moderne dirigé par Coleman Hawkins au Elks Hall, avec le trompettiste Howard McGhee (qui sera pendant 2
ans un des principaux défenseurs du bebop sur la Côte Ouest) et le
contrebassiste Oscar Pettiford. En décembre de la même année, ce sont Dizzy Gillespie et Charlie Parker eux-mêmes qui
débarquent en Californie pour un engagement au club de Billy Berg à Hollywood. Dizzy
restera sur la Côte jusqu’en février, et Parker encore plus longtemps,
puisqu’après une session d’enregistrement plutôt tragique pour l’étiquette Dial
en juillet 1946, il est interné à l’hôpital psychiatrique de Camarillo pour y
suivre une cure de désintoxication; il n’en sortira qu’en janvier 1947. Bref,
le bebop est bien vivant à Los Angeles, et ses disciples locaux ne manquent pas
non plus, parmi lesquels on compte Teddy Edwards et
Dodo Marmarosa (tous deux membres du groupe de Howard McGhee), Hampton Hawes,
Sonny Criss et Barney Kessel. Les clubs after hours accueillent toujours
les musiciens pour des sessions jusqu’aux petites heures du matin, et une
certaine tendance commence à se dessiner, comme se souvient Dexter
lui-même :
À toutes ces sessions, ils
engageaient une section rythmique… mais il y avait toujours une dizaine de
souffleurs sur la scène. Différents ténors, altos, trompettes et à l’occasion
un trombone. Mais il semble qu’aux petites heures – toujours – il ne restait que Wardell (Gray) et moi-même. C’est
devenu presque une tradition. Spontané? Ouais! Rien n’était vraiment préparé…
Nous avions les mêmes racines – Lester et Bird. Bird n’avait jamais vraiment été
un mystère pour moi parce qu’il venait de Lester. Et d’autres aussi… Mais
c’était la même lignée. C’est de là que je venais. Et Wardell aussi.
Ces duels de ténors, faisant monter la température et
enthousiasmant le public, prolongeaient les batailles similaires dont les plus
célèbres appartiennent à la légende (on pense à cette nuit où Coleman Hawkins
devait affronter cette bande de saxophonistes alors inconnus à Kansas City,
dont Lester Young, Ben Webster et Herschel Evans). Dexter lui-même avait
combattu Illinois Jacquet chez Lionel Hampton, puis Gene Ammons chez Billy
Eckstine. D’autres continueront cette tradition dans les années 1950 et 1960,
par exemple Sonny Stitt et Gene Ammons, Eddie ‘Lockjaw’ Davis et Johnny
Griffin, Al Cohn et Zoot Sims, ou encore les britanniques Ronnie Scott et Tubby
Hayes au sein de leurs Jazz Couriers. C’est une pièce
gravée par Dexter Gordon et Wardell Gray en juin 1947 pour Dial, The
Chase (qui s’étendait sur les deux faces d’un 78-tours), qui fera beaucoup
pour populariser ce format chez les fans de jazz et dans le public; le disque a
été le plus grand succès de vente du petit label de Ross Russell, qui avait
quand même enregistré Charlie Parker lui-même… Gordon devait reprendre la
formule à la même époque avec Teddy Edwards (The Duel, gravé en décembre
suivant, puis Settin’ the Pace, avec le baryton Leo Parker la semaine
suivante), et d’autres rencontres avec Gray allaient aussi suivre, notamment une reprise de The Chase (adossée à une version
de The Steeplechase, un thème de Charlie Parker) pour un des concerts Just
Jazz produits par le promoteur et disc-jockey Gene Norman en février 1952. Mais
c’est un extrait d’un concert de juillet 1947 au Elk’s Auditorium qui donne
peut-être la meilleure idée de l’atmosphère fiévreuse des affrontements entre
Dexter Gordon et Wardell Gray dans les clubs de Central Avenue aux petites
heures du matin :
(Remarquez les citations du célèbre roman de Jack Kerouac, On the Road, utilisées pour cette version vidéo).
Également à ce concert (on entend les cuivres en fond):
Howard McGhee (trompette), Trummy Young (trombone), Sonny Criss (alto), Barney Kessel (guitare).
En décembre 1947, Dexter
Gordon était de retour à New York pour enregistrer de nouveau pour Savoy, d’abord
deux sessions avec Leo Parker (la première sous son nom), puis une session en
quintette avec Fats Navarro et Tadd Dameron. À la fin du mois, un nouveau
boycott des sessions d’enregistrements avait été décrété par le président de
l’American Federation of Musicians, le puissant James C. Petrillo. Les jazzmen
seraient donc absents des studios pour toute une année, pendant laquelle Dexter
devait passer la majeure partie du temps sur la route avec
le groupe du pianiste Tadd Dameron (avec Kenny Dorham à la trompette);
mais la relation du saxophoniste avec l’héroïne et ses conséquences allaient bientôt
faire éclater le groupe. On le retrouve ensuite au Royal Roost, où Herman Leonard prend la célèbre photo de lui avec
les volutes de sa cigarette (en arrière-plan, on peut apercevoir Fats Navarro
et Art Blakey). Revoyant cette photo avec Maxine plus tard, Dexter devait
devenir sombre. Lui demandant pourquoi, sa compagne devait se faire
répondre : «Les choses ne sont pas très bien passées après ça. Le chemin a
été ardu pendant un temps.»
Maxine Gordon raconte comment, dans ses dernières années
lorsqu’il habitait avec elle au Mexique, Dexter avait commencé à écrire
lui-même son autobiographie. Mais il avait laissé un trou de dix ans dans les
années 1950. Lui faisant remarquer qu’il ne pouvait pas écrire son histoire en
gardant le silence sur une décennie entière, Maxine devait se heurter à un
regard mélancolique et à une fin de non-recevoir : «Si tu veux les années
1950 dans le livre, tu vas devoir les écrire toi-même. Je n’ai aucune envie d’y
penser, d’en parler ou d’écrire dessus.»
À la fin des années 1940,
Dexter était de nouveau à Los Angeles; déjà à l’époque, âgé de 25 ans, il était
considéré comme un vétéran, et de nombreux jeunes saxophonistes locaux étaient
surnommés Little Dex en son honneur; c’était le cas par exemple de Clifford
Solomon (qui devait jouer avec Art Farmer, puis surtout dans le rhythm &
blues), mais surtout de Hadley Caliman (qui sera
très actif dans les studios californiens dans les années 1960 et 1970). Dexter
lui-même prend souvent ces jeunes disciples sous son aile, comme il reconnaîtra
plus tard John Coltrane, Wayne Shorter ou Joe Henderson comme «ses enfants». Caliman
raconte un peu le genre de persécution que devaient vivre les musiciens
héroïnomanes à Los Angeles à cette époque où les lois
étaient extrêmement répressives vis-à-vis des utilisateurs de
drogues :
Soixante-quinze pourcent des
musiciens à L.A. étaient pris ici à cause de la drogue. Ils étaient tous en
probation et à cause des lois qui permettaient de les arrêter pour des tracks
ou possession interne, et ils ne pouvaient jamais partir. C’était considéré
comme un crime. Leurs carrières ont été ruinées. Leurs vies arrêtées. Pour rien.
Pour expliquer un peu la citation de Caliman, il faut
comprendre que la loi californienne était particulièrement sévère face aux utilisateurs
de drogues, et qu’une simple marque de piqûre (tracks) ou un test
sommaire souvent effectué par des policiers n’ayant que très peu de formation
(le Nalline test, ou injection de nalorphine, pouvant causer une
dilatation de la pupille qui, de façon perverse, était considérée comme une
présence de drogues dans le système) menait automatiquement à une arrestation. Une
fois avalés par le système pénal californien, les junkies se
retrouvaient dans une spirale sans fin qui les transférait de la prison au
centre de désintoxication, puis les renvoyait à la rue sous une probation qui
était évidemment rapidement transgressée, et le cycle recommençait. C’est dans ce cycle infernal que se retrouvera pris Dexter Gordon,
surtout à partir de 1953. Déjà en janvier 1949, alors que le magazine français Jazz
Hot annonce que le saxophoniste a reçu une condamnation de deux ans de
prison, Dexter est effectivement incarcéré, mais pas pour deux ans, et plutôt
dans un centre de désintoxication à Lexington, Kentucky.
La United States Narcotic Farm, souvent appelée simplement "The Farm", a
accueilli de nombreux musiciens dans les années 1950 et
1960, dont Howard McGhee, Tadd Dameron, Lee Morgan et Elvin Jones. Si
les traitements de désintoxication y étaient particulièrement pénibles, la vie
y était tout de même moins dure qu’au sein d’une véritable prison. Maxine
Gordon commente un peu ironiquement que comme Dexter s’était refusé à raconter
cette période, elle avait été forcée de recourir à deux types de documents pour
la reconstituer : sa discographie et son dossier criminel.
Côté discographie (et activités purement musicales), nous savons qu’en août 1950, Dexter est au club Hula Hut à Los Angeles avec Clark Terry, Sonny
Criss et Wardell Gray entre autres. Il est présent pour une session
d’enregistrement de la chanteuse Helen Humes en
novembre, et Jimmy Heath l’entend au Bop City de San Francisco à la même
époque. Au début de 1952, il est toujours avec Wardell Gray, à Pasadena au
concert Just Jazz que j’ai mentionné plus tôt, puis au Clef Club à Hollywood en
mars; les deux enregistrent de nouveau en juin (pour un nouveau mais plus bref
duel de ténors, The Rubaiyat). C’est aussi à cette époque qu’il se marie
une première fois, à Josephin A. Notti, appelée Jodi, qui lui donne deux
filles, Robin (née en 1952) et Deidre (née en 1953).
Côté dossier criminel, Dexter va faire véritablement
connaissance avec les prisons californiennes en mai 1953 alors qu’il est envoyé
à la Chino State Prison. Selon Maxine Gordon,
bien qu’il ait très peu parlé de cette époque de sa vie, Dexter devait
cependant affirmer que son séjour à Chino lui avait sauvé la vie. Chino était
une prison de type assez rare aux USA à cette époque (et probablement encore
aujourd’hui), une prison à sécurité minimum, qui affirmait être «sans murs,
sans fusils, sans gardes». Alors que la majorité des prisonniers y travaille
aux champs, Dexter réussit à convaincre le directeur que sa taille et ses grand
pieds ne le prédestinent pas exactement au ramassage des fraises et des
tomates. Plutôt que le dur travail de la ferme, il
devient bibliothécaire de la prison, ce qui lui laisse le temps
d’apprendre à lire en français, grâce à un don de livres à la bibliothèque; à
l’aide d’un dictionnaire bilingue, il lit Les Misérables, qui restera un
de ses romans favoris et qu’il devait souvent relire par la suite. Il est aussi
membre de l’orchestre de la prison, évidemment, orchestre où il retrouve le
batteur Roy Porter (un bopper essentiel de la scène californienne), mais aussi
Little Dexter, Hadley Caliman, ayant suivi son idole jusque dans ses travers
les moins recommandables. On peut même voir Dexter
Gordon dans un petit rôle dans un film tourné à Chino à cette époque, Unchained,
mettant en vedette le footballeur Elroy ‘Crazylegs’ Hirsch. Le voir seulement,
puisque pas plus qu’à Lexington les détenus n’étaient permis d’enregistrer; sur
la bande sonore, c’est le saxophoniste Georgie Auld qui joue lorsqu’on voit
Dexter à l’écran, ce qui est à l’origine d’une blague qu’il répétait souvent
lorsqu’on le sollicitait pour un engagement qu’il n’avait pas trop envie de
faire : «Appelez plutôt Georgie Auld, il sonne exactement comme moi!»
Sorti de Chino en août 1954, Dexter peut reprendre ses
activités de musicien, et c’est en septembre 1955 qu’il grave ses seuls albums
de l’époque, d’abord Daddy Plays the Horn, pour l’étiquette Bethlehem; à
ses côtés, le pianiste Kenny Drew, qui sera un comparse très proche dans ses
années européennes, et deux piliers du jazz californien, Leroy Vinnegar et
Lawrence Marable, son ancien camarade de classe. En
novembre, pour la petite étiquette Dootone, il réalise une nouvelle
session qui paraîtra sur Dexter Blows Hot and Cool; cette fois il était
entouré de Vinnegar, du pianiste Carl Perkins, du batteur Chuck Thompson
(membre du trio de Hampton Hawes) et de l’obscur trompettiste Jimmy Robinson. C’est
aussi pendant cette brève période d’activité musicale qu’il participe à une
session dirigée par Stan Levey, ancien compagnon des années newyorkaises,
session qui paraîtra sur l’album Bethlehem This Time the Drum’s on Me.
Dexter Gordon (saxo ténor), Kenny Drew (piano), Leroy Vinnegar (contrebasse), Lawrence Marable (batterie).
Mais ce retour aux studios ne sera que de courte durée; en janvier 1956 il est de nouveau arrêté pour des traces de piqûres; et en juillet de la même année, il est accusé d’avoir volé des clubs de golf dans une voiture stationnée. Il reçoit sa sentence seulement en septembre 1957 et il est emprisonné jusqu’en mai 1958. En décembre 1958, il est de nouveau en cour pour bris de probation. En février 1959, il est de retour à Chino; en mai 1959, on le transfère à la tristement célèbre Folsom Prison, à sécurité maximale. Quand il sort en février 1960, avec deux ans de probation, il sait que c’est terminus cette fois; «ça ne pouvait pas être pire que ça»²¹, dit-il. Dexter savait qu’il devait se tirer du cercle vicieux de la prison et de l’addiction; depuis une décennie, il avait vu disparaître tant de vieux amis, parmi eux Fats Navarro, Charlie Parker et Billie Holiday, pour qui il avait écrit de sa cellule une lettre très touchante parue dans Down Beat en septembre 1959.
Après un temps, quand vous voyez
toujours la même merde revenir encore et encore dans votre vie, vous finissez
par dire, Wow, man, ça doit arrêter. Bird et Fats et les autres, c’était
constamment la pente descendante. Mais la prison m’a sauvé la vie.
Paradoxalement, parallèlement aux absences répétées de la
scène du géant californien, les années 1950 avaient vu émerger de nombreux
ténors au style souvent tributaire de celui de Dexter, des saxophonistes venus
de Lester Young et du bop, mais qui avaient aussi développé une sonorité plus
dure, s’éloignant de la manière plus aérienne de Pres. On pense à Sonny
Rollins, bien sûr, qui avait trouvé indépendamment sa propre voie tout en étant
bien conscient du rôle qu’avait joué Dexter dans la décennie précédente; mais
on a pu constater plus haut sur Daddy Plays the Horn ce qu’un jeune John
Coltrane avait pu emprunter à Dexter Gordon, et on retrouve aussi des traces
indéniables de son influence sur Yusef Lateef, Frank Foster, Jimmy Heath ou
encore Bill Barron.
Quand Dexter Gordon accepte en 1960 le
rôle du Musicien Numéro Un dans une mise en scène de The Connection,
la pièce de Jack Gelber qui avait déjà triomphé à New York dans une production
du Living Theatre, le saxophoniste était clean; mais il avait tout pour
comprendre le rôle de ce musicien qui attend son pusher, sa
«connection», surnommé "The Cowboy". Alors que la version newyorkaise bénéficiait
de pièces écrites par le pianiste Freddie Redd interprétées par son quartette
(qui comprenait Jackie McLean), la version californienne allait compter sur des
thèmes originaux de Dexter Gordon. Parallèlement aux représentations de la
pièce au Ivar Theater, Dexter dirige un groupe au Zebra Lounge où vient
l’entendre Cannonball Adderley. Ce dernier produit bientôt pour l’étiquette
Jazzland (sous-label de Riverside) The Resurgence of
Dexter Gordon, où le grand ténor retrouve Lawrence Marable. En
octobre 1960, Dexter signe un contrat avec Alfred Lion
et Francis Wolff, fondateurs du label Blue Note. Au printemps de 1961,
les conditions de sa probations sont assouplies et il peut enfin quitter Los
Angeles; en mai, il est à New York où il grave ses deux premiers albums pour la
célèbre étiquette. C’est d’abord Doin’ Allright,
avec Freddie Hubbard et Horace Parlan, marqué par un très groovy Society Red
et une version d’une des ballades fétiches de Billie Holiday, You’ve Changed.
Pour son prochain album, Dexter Calling, accompagné
de Kenny Drew, Paul Chambers et Philly Joe Jones, le saxophoniste livre des
versions de ses compositions pour The Connection, Soul Sister, I
Want More et Ernie’s Tune, en plus d’une interprétation de la
chanson écrite par Charlie Chaplin pour Modern Times, Smile. En
février 1962, Dexter Gordon est officiellement libre du système pénal
californien; il allait avoir 39 ans deux jours plus tard. Pour la première fois
depuis plus de dix ans, dit-il, il n'a plus à constamment regarder par-dessus
son épaule. En mai 1962, il est de retour à New York, d’abord pour participer
au premier disque d’un jeune pianiste du nom de Herbie Hancock… En août,
toujours pour Blue Note, il réalise deux disques accompagné d’une section
rythmique exceptionnelle formée de Sonny Clark (qui disparaîtra tragiquement
l’année suivante), Butch Warren et Billy Higgins. Le
premier de ces albums, Go, restera un des favoris du saxophoniste
parmi ses propres enregistrements.
À l’époque où Dexter Gordon est à New York pour ces deux
sessions, il tombe par hasard sur un saxo ténor venu d’outre-Atlantique, Ronnie
Scott, qui dirigeait depuis quelques années son propre club de jazz à Londres.
Il offre un engagement à Dexter, qui accepte de bon cœur. En septembre 1962, le saxophoniste débarque en Angleterre, enthousiaste
et déterminé à refaire sa vie. Mais sa sobriété nouvellement acquise ne durera
pas longtemps : tombant sur un autre californien, Chet Baker, Dexter va
vite apprécier le laxisme des lois anglaises en regard des drogues et le contact
britannique de Chet qui prescrit de la morphine à tout va…
Lors de son engagement au club de
Ronnie Scott, Dexter reçoit une offre du propriétaire du Jazzhus
Montmartre à Copenhague pour s’y rendre ensuite. La capitale danoise est déjà
un lieu de prédilection pour les jazzmen américains; Stan Getz y a passé trois
ans entre 1958 et 1961; parmi ceux qui adopteront aussi la ville plus tard, on
peut compter le saxophoniste et arrangeur Ernie Wilkins, mais aussi des proches
de Dexter comme le pianiste Kenny Drew ou encore Ben Webster. Dexter avait
d’abord prévu aller à Paris, et sa rencontre de Chet Baker a sans doute
contrecarré ses plans quelque peu, au point que ses fans danois devront prendre
leur mal en patience, comme le raconte Henrik Wolsgaard-Iversen :
Dexter
Gordon aurait dû arriver ce soir d’octobre 1962 et nous étions tous
prêts, mais il n’est pas arrivé. Merde. Peut-être demain. Il devait arriver du
Ronnie Scott’s à Londres au Montmartre, Harry Goldberg nous l’avait expliqué.
Harry Goldberg était un des propriétaires du club Montmartre. Il avait parlé à
Dexter Gordon au téléphone et il avait dit qu’il était en route. Il ne savait
pas quand, mais probablement demain. Nous avons écouté le trio à la place, et
aussi le lendemain lorsque le ténor américain ne s’est pas pointé non plus, et
il y avait une excitation étrange dans la salle. Existe-t-il? Est-il en prison?
Nous avions entendu quelques rumeurs. Oui, c’était assez excitant.
Dans le journal, il est écrit que
Gordon a été retardé, et il y a plusieurs dépêches à venir. La presse de jazz
s’impatiente. La semaine suivante, il est là, le
9 octobre. Goldberg le présente et soudain le grand homme est sur la scène et
son chapeau se prend dans les ampoules horizontales.
Il dit, ‘Hello’, et les
étincelles jaillissent de sa personne comme la queue d’une comète, comme un
feu, et sa sonorité et son énergie nous frappent tellement que nous devons nous
accrocher à la table pour ne pas être emportés. Le tempo est un bebop rapide,
sans concession sur All the Things You Are, et c’est le numéro le plus
long que j’aie jamais entendu, plus d’une demi-heure. (…) Il y a des couleurs
qu’on peut presque goûter, sel et poivre, curry, moutarde, fruits sucrés,
cannelle sèche. Si Coltrane vient des étoiles, alors il est évident que Gordon
vient de la terre, la bonne terre.
Dexter Gordon avait prévu rester quelques mois en Europe,
trois mois tout au plus. Mais il s’installe peu à peu à Copenhague,
insensiblement.
Je suis
resté au Montmartre pendant environ un mois puis j’ai fait une tournée –
Göteborg, Stockholm, Oslo – et je suis revenu au Montmartre.
Et ça a continué comme ça jusqu’à ce que deux ans plus tard j’ai lu un article,
je pense que c’était par Ira Gitler, et il s’est référé à moi comme l’expatrié
Dexter Gordon. Alors ça m’a frappé et je me suis demandé : Eh attends,
est-ce que j’ai été ici si longtemps? Mais j’étais heureux, tout se passait si
bien et je ne pensais pas en termes de temps. Mais finalement, c’était la bonne
chose à faire – pour moi en tout cas.
En mai 1963, Dexter se rend à Paris pour
y graver son prochain album pour Blue Note; Francis Wolff s’était déplacé de
New York pour l’occasion. Il y sera accompagné par le trio qu’on surnommait les "Three Bosses", c’est-à-dire Bud Powell, Pierre Michelot et Kenny Clarke.
Expatriés comme Gordon, Powell et Clarke avaient fait de la Ville-Lumière leur
base d’opérations, et comme le saxophoniste ils y avaient trouvé un certain
équilibre, trouvant sur le Vieux Continent une atmosphère moins toxique qu’aux
USA. Souvent inégal, Bud Powell est en bonne forme sur cette session, qui
paraîtra en novembre sous le titre Our Man in Paris.
Ce sont d’ailleurs des tranches de vie du pianiste à Paris, racontées par le
publiciste et fan de jazz Francis Paudras dans son livre La danse des
infidèles, qui seront la base du personnage de Dale Turner, que Dexter
Gordon interprétera à l’écran.
À Copenhague, Dexter va nouer des relations, musicales et amicales, avec d’autres expatriés américains, comme le pianiste Kenny Drew, qui sera un de ses accompagnateurs les plus fidèles durant ses années européennes. Il y croise aussi Johnny Griffin, installé à Paris, et les deux saxophonistes vont renouer avec les duels de ténors lors de soirées au Montmartre; Dexter reprendra par ailleurs l’exercice avec Booker Ervin à Munich pour deux longues pièces parues sur un album Prestige de ce dernier, Setting the Pace. Trois jours plus tard, au festival de Berlin, c’est avec Sonny Rollins que Gordon et Ervin forment un triumvirat de ténors virils, à l’occasion d’un workshop réunissant aussi Ben Webster, Don Byas et Brew Moore. À la fin de 1965, c’est au tour de Webster de venir s’installer à Copenhague. L’ancien ténor de Duke Ellington avait d’abord choisi Amsterdam, mais, comme le racontait Dexter un peu à la blague, Don Byas y était déjà et, comme dans un bon vieux Western, la ville n’était pas assez grande pour ces deux légendes du ténor. Dexter devient assez proche de son aîné, sachant éviter subtilement les coups de sang légendaires de celui qu’on avait quand même surnommé "The Brute"; comme le raconte Maxine Gordon : «Dexter décrivait Ben comme toujours charmant et sociable au début de la soirée. Puis, au fur et à mesure que les verres lui arrivaient de la part de ses admirateurs, d’autres personnalités de Ben faisaient surface. D’abord, il riait et discutait, puis il devenait sombre et triste, presque mélancolique, et enfin il devenait fâché et agressif. Dexter essayait toujours de s’éclipser avant cette dernière phase.»²⁵ À la mort de Ben Webster en 1973, c’est Dexter Gordon qui a acheté son ténor Selmer Mark VI; il disait qu’il espérait que cet instrument l’aide à jouer des ballades comme Ben les jouait. Comme l’ancien ténor de Duke Ellington, Dexter cherchait à rendre dans l’interprétation des chansons romantiques quelque chose de leur nature profonde en restant au plus près de leur signification à travers une connaissance du texte qui les sous-tend. Comme il disait lui-même :
Il y a quelque chose que, tristement, bien peu de jeunes musiciens connaissent, comprennent ou apprécient. Comment pouvez-vous jouer une pièce comme Don’t Explain ou You’ve Changed sans connaître les paroles?... et la jouer quand même : les mots sont une telle part de la chanson, c’est son histoire. Il y a tellement dans la musique. Vous devez savoir ces choses pour les rendre correctement – ou même pour les jouer, tout simplement.²⁶
C’est également ce que dit Jimmy Heath à propos de Dexter :
«Si vous ne savez pas les paroles d’une chanson, vous ne pouvez pas la chanter.
Et ce que vous essayez de faire, comme instrumentiste, c’est de chanter. C’est
pour ça que Ben Webster, Johnny Hodges, des gens comme ça, sont devenus
célèbres. Ils pouvaient chanter une mélodie. Mais Dexter, il pouvait aussi
faire ça.»
En plus des américains qui se rendent à Copenhague pour des
séjours plus ou moins longs, Dexter peut évidemment
compter sur d’excellents musiciens locaux pour l’accompagner, à
commencer par le jeune prodige de la contrebasse, Niels-Henning Ørsted Pedersen, mais aussi le batteur Alex Riel, le contrebassiste Bo
Stief, le pianiste catalan Tete Montoliu, ou encore le batteur sud-africain
Makaya Ntshoko, venu en Europe avec Dollar Brand (Abdullah Ibrahim).
En juin 1964, Dexter est de retour à Paris pour un nouvel album Blue Note, One Flight Up. Cette
fois, il s’entoure de deux de ses accompagnateurs réguliers, Kenny Drew et Ørsted Pedersen; Donald Byrd, un autre membre de l’écurie Blue Note
qui résidait alors en Europe, tient la trompette, et Art Taylor, lui aussi
longtemps expatrié, la batterie.
En décembre 1964, Dexter retourne aux USA :
Eh bien, je
suis venu pour deux raisons. La première est plutôt personnelle, parce que j’ai
été séparé de ma femme pendant deux ou trois ans et nous avons deux filles qui
devenaient adolescentes à l’époque et j’ai cru que c’était possible, vu que les
choses avaient un peu changé, qu’il y avait une possibilité de se remettre
ensemble. Aussi, j’étais curieux de sentir le vent, de voir ce qui se passait,
et je suis resté environ six mois sur la Côte Est et à Chicago et aussi chez
moi à Los Angeles, mais tout était plutôt négatif – mais positif aussi parce
qu’une révolution était en cours et j’ai pensé que ce que j’avais à faire
c’était de retourner en Europe, d’y vivre et de m’y développer musicalement et
comme être humain, ce que j’ai fait, et je pense que c’était la bonne chose à
faire pour moi-même.
L’assassinat de Malcolm X,
l’ancien Detroit Red, en février 1965, signe du climat de violence entourant le
combat pour les droits et l’autodétermination des afro-américains, sera aussi
un facteur déterminant dans ce choix de Dexter de retourner en Europe. En mai
1965, il grave au fameux studio de Rudy Van Gelder
le matériel pour ce qui seront ses deux derniers albums pour Blue Note, d’abord
Clubhouse (qui ne sortira qu’en 1979), avec Freddie Hubbard, Barry
Harris, Bob Cranshaw et Billy Higgins; puis, Gettin’ Around, avec la
même section rythmique plus Bobby Hutcherson.
Malgré une vie plus équilibrée et moins affectée par le racisme systémique qui gangrénait la société américaine, les addictions de Dexter refont surface et lui causent parfois des problèmes. Déjà pour la session pour Our Man in Paris, il fait référence à «de vieux amis dans une situation similairement instable»²⁹, référence voilée au fait que la session a probablement eu lieu sous une certaine influence. En octobre 1964, en Suède, à Malmö (où il reste à l’hôtel avec sa compagne danoise, Lotte Nielsen), il est arrêté par la police locale pour avoir acheté des narcotiques volés à un dealer de Stockholm. Lors de son séjour à Los Angeles, il semble avoir fait une autre rechute, et dans une lettre à Francis Wolff datée de juillet 1965, il regrette que son jeu n’ait pas été à la hauteur sur les deux disques réalisés en mai. Comme le rappelle Maxine Gordon, «c’était un moment où Dexter essayait de relancer sa vie et d’effacer le stress et la honte de ses années passées en prison et drogué. La bataille n’a pas été gagnée du jour au lendemain, mais ces lettres (à Wolff) montrent qu’il était définitivement engagé dans un combat pour trouver une voie de sortie de sa vie passée.»³⁰ Un épisode aux conséquences tragiques aura aussi lieu à Paris, en mai 1966. Avec Lotte Nielsen, il est arrêté à son hôtel et les deux sont accusés d’avoir consommé des narcotiques. Il est envoyé immédiatement à la prison de la Santé, où il reçoit des traitements de désintoxication, et il passe ensuite deux mois en prison. Une fois remis en liberté, le saxophoniste ne peut retourner à Copenhague, où il est interdit de séjour par le gouvernement danois. Il retrouve Johnny Griffin et Art Taylor au club Jazz Land, et se confie sans fard au journaliste britannique Mike Hennessey pour Melody Maker sur son histoire avec les drogues :
Ils construisent de plus grandes
et meilleures prisons aux États et elles sont de plus en plus remplies. Mais je
ne vois vraiment pas en quoi ça aide pour les problèmes de drogue. Vous savez
combien de condamnations j’ai eu? Beaucoup trop…
Je m’en suis sorti deux fois,
chaque fois pour plus de deux ans et alors c’est très facile. Quand vous
travaillez régulièrement, quand vous jouez et répétez, ça ne refait pas
surface. Mais quand c’est plus mort, vous vous ennuyez, vous êtes inactif,
déprimé, et les revendeurs commencent à se pointer – et avant de vous en rendre
compte vous êtes retombé dedans.
En janvier 1967, Dexter peut
jouer de nouveau en Suède, mais son permis de travail pour le Danemark est
toujours suspendu. Ses amis, ou son fan club
non-officiel, montent une campagne; comme le raconte Johnny
Griffin :
Ces gens ont organisé un grand
rassemblement sur la place de l’hôtel de ville (Rådhuspladsen)
à Copenhague. Des étudiants surtout, mais aussi des plus vieux. Ils traînaient des pancartes où on pouvait lire :
«Nous voulons Dexter, nous ne voulons pas l’OTAN». Et ça n’avait rien à voir
avec le socialisme ou le communisme ou autre chose.
…et en mars le ministre de la Justice annonce que Dexter
pourra rejouer dans son pays d’adoption.
Séparé d’avec Lotte à la fin de 1966
(alors qu’il était encore coincé à Paris), Dexter reçoit la nouvelle de
sa maladie et la visite à l’hôpital en juin; elle décède le lendemain, d’une
hémorragie cérébrale. Quelques jours plus tard, alors que Dexter joue au
Jazzhus Montmartre, le père de Lotte, le tenant responsable de la mort de sa
fille, le menace d’un fusil. Dévasté, Dexter est
retrouvé deux jours plus tard, inconscient, à l’Hôtel Stella, ayant pris
une surdose de somnifères. Il n’est pas clair s’il avait tenté de se suicider,
mais cet épisode tragique l’a très probablement décidé à arrêter les drogues
dures pour de bon, ce qu’il fera avec l’aide de son médecin, le Dr. H. Georg
Stage. Maxine Gordon rappelle :
(…) vivre au Danemark lui a donné
un sentiment de confiance et de sécurité qu’il n’avait jamais ressentis aux
États-Unis. Il était accepté comme artiste, et le statut de musicien de jazz le
rendait fier. Il disait qu’aux USA s’il disait qu’il était musicien de jazz, il
ne pouvait pas acheter une voiture ou ouvrir un compte de banque, mais au
Danemark il était applaudi et respecté. (…) Il a fait l’effort d’apprendre le
Danois, a acheté une maison, se déplaçait à bicyclette, est devenu résident.
Comme disait Dexter, «je pouvais respirer».
Sa maison, dans le district de Valby
à Copenhague, il l’avait d’abord louée pour s’en faire un studio où il
pouvait pratiquer sans trop déranger le voisinage; avant sa mort, sa
propriétaire, une vieille dame, fait promettre à son fils de vendre la maison
«à ce gentil Mr. Gordon» s’il en voulait. Dexter l’achète en effet : après
son incarcération à Paris et la mort de Lotte, avoir un endroit plus retiré,
tranquille, devait lui être très bénéfique. Dexter décrivait le mode de vie
danois avec le mot hyggeligt, qui veut dire confortable,
satisfait, en paix, en harmonie avec soi-même et avec son environnement. Commandité
entre autres par son médecin, le Dr. H. Georg Stage, Dexter
Gordon devient officiellement résident danois en 1968. Il rencontre
aussi Fenja Holberg, qui deviendra sa seconde épouse en 1974, et qui accouche
d’un fils l’année suivante, Benjamin Dexter Gordon, dit Benjie, baptisé en
souvenir de Ben Webster. Avec Kenny Drew, il donne des ateliers dans les écoles
danoises; on a pu voir par exemple des images de Dexter avec une classe dans
une école primaire circuler sur YouTube récemment, tirées je crois d’une
émission pour la télé danoise qui s’appelait JazzBeat.
Pour les habitants de Copenhague, Dexter
est le calife de Valby, un surnom affectueux qui vient d’un malentendu
dans la traduction du titre d’une de ses pièces, Soy Califa, expression
locale pour dire «je suis californien» mais que les danois avaient compris
comme «je suis le calife»… On est pourtant loin de Haroun El-Poussah et du
sinistre Iznogoud!
Si Dexter est éloigné géographiquement des USA pendant de longues années, il n’en est pas moins engagé dans les combats politiques que mènent les afro-américains et les pacifistes à cette époque très turbulente de luttes antiracistes et contre la guerre du Vietnam. Comme l’a remarqué son ami Leonard "Skip" Malone, un afro-américain qui avait choisi de s’installer à Copenhague après son service militaire en Allemagne : «De tous les musiciens que j’ai connus à cette époque, Dexter était celui qui affichait le plus de solidarité avec le processus révolutionnaire radical qui avait éclos en Amérique et qui s’étendait à l’Europe à la fin des années 1960.»³⁴ Lorsque Maxine soulève d’abord la question du choix du saxophoniste de vivre dans un milieu où on trouvait peu d’afrodescendants, la réponse de Dexter se fait quelque peu cinglante : «Nous avons lancé la branche des Black Panthers à Copenhague ici même. Bobby Seale (un des co-fondateurs du parti) est venu en ville, et mon ami Skip Malone organise le piquetage de l’ambassade américaine, et rappelle sans cesse ce qui se passe aux États-Unis.»³⁵ J’ai déjà parlé de la réaction de Dexter à l’assassinat de Malcom X, et il sera également très touché par celui de Martin Luther King en 1968; deux semaines après la mort de ce dernier, avec le Radiojazzgruppen (le groupe de jazz de la radio danoise) et avec le trompettiste Idrees Sulieman (un autre exilé afro-américain à Copenhague), Dexter joue un Requiem for Martin Luther King, composé par le pianiste Ole Matthiessen. Quelques jours plus tard, le saxophoniste rejoint une manifestation contre la guerre du Vietnam, organisée suite à une charge violente de la police danoise contre des manifestants pacifiques. Pour Noël 1968, Dexter s’inspire du poing levé de Tommie Smith et John Carlos aux jeux de Mexico pour sa carte de souhaits! En juillet 1970, lors d’un passage à New York, il grave pour Prestige l’album The Panther, une référence aux révolutionnaires qui tentaient alors d’organiser les ghettos partout aux USA, sous les attaques violentes et répétées du pouvoir.
Après Blue Note, ce sera en effet pour Prestige que Dexter
réalisera la plupart de ses albums durant cette période. Ce sont d’abord Tower of Power et More
Power!, enregistrés lors d’un séjour à New York l’année précédente, deux
albums où il se frotte à un autre pionnier du ténor bebop, James Moody. Ensuite,
après The Panther et toujours gravé à New York
en 1970, The Jumpin’ Blues, avec Wynton Kelly. Pour Generations,
en 1972, Dexter retrouve Freddie Hubbard et Billy Higgins, alors que Ca’
Purange et Tangerine le font dialoguer avec Thad Jones, qui allait
s’installer à Copenhague lui aussi, mais à la toute fin de la décennie. Lors ce
dernier séjour newyorkais de 1972, il participe aussi à un Lionel Hampton
Reunion Band, et au festival de Newport in New York.
Mais c’est surtout son activité
européenne qui lui permet de rejoindre de larges publics dans de
nombreux pays. Du Danemark, il se rend évidemment facilement en Suède (on y
décompte 173 engagements du saxophoniste entre 1962 et 1981!), en Allemagne, en
Hollande (où il peut compter sur des accompagnateurs réguliers, entre autres le
pianiste Rein de Graaf), en Norvège, en Finlande ou en France; mais il joue
également en Italie, en Espagne, au Portugal et, pour la première fois en 1975,
au Japon. En 1972, il est au Maroc, où il participe au Pan-African Jazz
Festival organisé à Tanger par Randy Weston. Au festival de Montreux en 1973, il retrouve deux vieux amis : Gene Ammons, son
voisin de pupitre chez Billy Eckstine près de 30 ans plus tôt, et Hampton
Hawes, pianiste essentiel de la scène de Central Avenue à Los Angeles, qui
avait lui aussi traversé des années difficiles marquées par l’addiction et un
long séjour en prison.
En 1974, Dexter Gordon signe un
contrat avec un petit label danois fondé par un étudiant nommé Nils
Winther. L’étiquette SteepleChase va publier de nombreux disques du
saxophoniste, en studio et en concert, jusque dans les années 1980; en plus des
productions récentes comme The Apartment, les trois volumes de Swiss
Nights (enregistrés au festival de Zurich), Something Different, Lullaby
for a Monster ou Biting the Apple, le label publie aussi de nombreux
concerts de Dexter des années 1960, tirés des archives du Jazzhus Montmartre. La
volonté de Nils Winther de présenter le saxophoniste dans des contextes divers est bien illustrée par More Than You Know, un
album où Dexter Gordon est accompagné par un grand orchestre (dont une section
de cordes), arrangé et dirigé par Palle Mikkelborg, qu’on connaît peut-être
mieux comme l’homme derrière le fascinant album de Miles Davis, Aura. L’album
nous fait entendre Dexter au soprano (sur une section de Naima de
Coltrane), le soprano qu’il va parfois utiliser dans la dernière partie de sa
carrière, y conservant la chaleur de son jeu de ténor. Pour notre part, écoutons,
tiré de More Than You Know, cette transformation assez étonnante d’un
des thèmes écrits jadis par Dexter (qui y livre un solo assez débridé) pour The
Connection, Ernie’s Tune :
Niels-Henning Ørsted Pedersen (contrebasse), Ed Thigpen (batterie);
Cordes, vents et cuivres arrangés et dirigés par Palle Mikkelborg. Enregistré à Copenhague en février-mars 1975.
C’est en 1975 que Maxine Gregg rencontre Dexter Gordon pour la première fois. Travaillant alors pour le promoteur hollandais Wim Wight, ce dernier la charge de rapatrier le saxophoniste et son quartette de Nancy à Copenhague, sur fond de menaces de grève des cheminots français. Elle raconte avoir connu son ‘Dexter Gordon Moment’ en l’entendant pour la première fois sur scène jouer le blues de Sonny Rollins, Tenor Madness : «Dans plusieurs des interviews que j’ai réalisés, les gens m’ont dit que la première fois qu’ils ont entendu Dexter en personne était également un moment indélébile pour eux. Une personne s’est littéralement évanouie au Montmartre à Copenhague le premier soir où Dexter est arrivé.»³⁶ Très au fait de la scène newyorkaise, sa première question au saxophoniste sera déterminante : «Pourquoi ne viens-tu pas à New York pour y jouer? Les gens ont besoin de t’entendre. Personne ne joue comme toi là-bas. Ils t’adoreraient!»³⁷ Mais malgré son désir de retourner au pays, Dexter est tiraillé; et bien sûr ses amis danois ne l’encouragent pas dans ce sens. Et puis il y a la maison à Valby, sa femme, son fils… Mais l’idée est installée, et de son côté Maxine commence à faire des démarches auprès du propriétaire du fameux Village Vanguard, Max Gordon (aucun lien de parenté). Maxine devient rapidement la gérante de Dexter; à cette époque elle était la compagne du trompettiste Woody Shaw, qui s’activera à répandre sur la scène newyorkaise la nouvelle : Dexter Gordon est dangereusement en forme et il voudrait revenir au pays. De son côté, Maxine réussit à convaincre Max Gordon, mais aussi Joe Segal, propriétaire du Jazz Showcase à Chicago, et Todd Barkan, gérant du Keystone Korner à San Francisco. Mais le défi de relancer Dexter aux USA est de taille : comme le disait Kenny Drew, les Américains ne se préoccupaient plus de bebop, ils l’avaient oublié, c’était trop de pression… Il est vrai que le saxophoniste n’avait pas exactement été absent de la scène américaine, comme on a pu le voir : entre 1964 et 1976, il était retourné au moins 4 fois, parfois pour aussi longtemps que 6 mois; il avait joué dans des clubs, participé à des festivals, réalisé des disques, et malgré une troisième place des meilleurs ténors au fameux référendum du magazine Down Beat en 1969, il ne sentait pas nécessairement que le public le réclamait spécialement. Mais il est quand même résolu à faire sa rentrée, et c’est en septembre 1976, à Baltimore, qu’il débute finalement.
Les fans réagissent assez positivement, mais Dexter n’est
pas satisfait de son groupe. Ce sera Woody Shaw qui
viendra à sa rescousse, lui offrant de tourner avec le groupe qu’il
co-dirigeait avec le batteur Louis Hayes; avec eux on retrouvait Ronnie Mathews
au piano et Stafford James à la contrebasse. Pour sa rentrée newyorkaise, c’est
au club Storyville, dirigé par l’imprésario George Wein, que Dexter et son
quintette se produisent d’abord. Maxine raconte :
L’évènement est devenu un de ces
moments de jazz légendaires qui prennent par la suite des proportions
mythologiques. Certains critiques ont écrit que Dexter
était réapparu magiquement à New York, qu’il y avait des files qui
faisaient le tour du bloc, qu’il pleuvait mais que personne ne partait, qu’il
jouait jusqu’à trois heures du matin et qu’il recevait ovation après ovation.
Personne n’avait pensé demander
combien de temps ça avait pris pour planifier cette première soirée, ou à quel
point Dexter s’était investi dans cette possibilité capitale pour son propre
avenir, à quel point le band avait répété, à quel point nous étions tous
nerveux de voir le résultat de cette entreprise. Mais en fait, une partie du
mythe était bien basé sur la vérité. Le club était à pleine capacité, il avait
vraiment plu, et c’est vrai qu’il avait reçu ovation après ovation.
Pour le critique du New York Times, Robert Palmer, «L’exaltation créée par Dexter Gordon à New York en 1976 a surpris presque tous ceux qui y ont participé.»³⁹ Mais Maxine renchérit : «Dexter et moi n’avons pas été surpris. Nous étions heureux et satisfaits, mais pas surpris. Nous avions pris six mois pour préparer son retour. Nous avions dépensé son argent durement gagné, et j’avais passé vingt heures par jour à parler et écrire des communiqués de presse pour répandre la nouvelle.»⁴⁰ Et Dexter pouvait aussi compter sur ses plus vieux fans, ceux qui lui demandaient de rejouer Dexter’s Deck ou Dexter Digs In. «Il n'avait pas joué ces pièces depuis des années, mais il a creusé et il a pu les jouer pour cette petite bande de fidèles qui les avaient entendues pour la première fois trois décennies auparavant.»⁴⁰
L’évènement fait assez grand bruit. Bruce Lundvall, président de la division domestique des disques Columbia, lui offre un contrat pour plusieurs disques avec le label, une des étiquettes majeures de l’époque. Le premier de ces albums devait être enregistré lors de son deuxième passage au Village Vanguard en décembre; l’album double allait être fort justement baptisé Homecoming. Lors des répétitions précédant l’engagement du groupe au fameux club, Charles Mingus lui-même vint entendre le quintette en action. «Tu vas montrer quelques trucs à New York, man. Quelques bonnes leçons»⁴¹, lance-t-il alors à Dexter. Il avait bien raison…
Le retour de Dexter Gordon au pays était un succès, et les musiciens eux-mêmes, à l’instar de Mingus, ne s’y trompèrent pas. Maxine se souvient : «Lorsque je jetais un coup d’œil au public à cette époque, j’y voyais Cecil Taylor, Charles Mingus, Art Blakey, Jimmy et Percy Heath, Yusef Lateef, Horace Silver, Cedar Walton, Julius Hemphill, Billy Higgins, et plusieurs autres musiciens qui venaient accueillir Dexter à la maison.»⁴² Le jeune Joe Lovano est également parmi ceux qui vivent alors leur "Dexter Gordon Moment", et c’est peut-être le vétéran saxo baryton Cecil Payne, croisé par hasard à Harlem, qui résume le mieux ce moment : «Hey Dex, merci d’être revenu à la maison et d’avoir ramené le bebop avec toi. Depuis que tu es revenu, je travaille de nouveau!»⁴³ Son prochain album pour Columbia, somptueusement produit, et arrangé par Slide Hampton, sera Sophisticated Giant, paru en 1977.
Après une brève tournée danoise à l’hiver 1977, où il
retrouve Kenny Drew et Alex Riel, Dexter va continuer son retour triomphal aux
USA, figurant parmi les invités du président Carter à
la Maison-Blanche en juin 1978 (ici avec Herbie Hancock), aux côtés de quelques
vieux amis, parmi lesquels Dizzy Gillespie, Lionel Hampton (avec qui il avait
enregistré de nouveau en novembre 1977), Illinois Jacquet, et Benny Carter; la
famille du jazz était par ailleurs représentée dans toute sa diversité lors de
cet évènement prestigieux, puisqu’étaient présents aussi bien Eubie Blake que Cecil Taylor! Cette même année, Dexter tourne avec
ce qu’il appelle son «groupe de rêve», un
quartette avec le pianiste George Cables, le contrebassiste Rufus Reid et le
batteur Eddie Gladden. C’est avec ce groupe qu’il réalise Manhattan
Symphonie, son prochain album pour Columbia, et qu’il se produit au
Keystone Korner (en mai 1978, puis en février 1979) et à Carnegie Hall en
septembre 1978, où son invité d’honneur est un autre
ténor de retour d’Europe, Johnny Griffin (dit le "Little Giant") un
autre représentant de ce que Dexter appelle l’European Soul Tenor; on
entend deux extraits de ce concert sur l’album Great Encounters,
toujours pour Columbia, où on trouve aussi deux pièces avec une autre légende
du bop, le chanteur Eddie Jefferson, qui sera abattu tragiquement six mois
après les sessions pour cet album. Au début de 1979, il tourne avec les CBS
All-Stars (auprès de Stan Getz, Tony Williams,
Bobby Hutcherson, Woody Shaw, Hubert Laws et Arthur Blythe entre autres),
apparaissant au festival de Montreux et lors de fameux concerts à La Havane à
Cuba, où on entendit également Weather Report, John McLaughlin, Irakere,
l’Orquesta Aragon et les Fania All Stars. En 1980, toujours pour Columbia, il
réalise l’album Gotham City, avec Woody
Shaw, George Benson, Cedar Walton, Percy Heath et Art Blakey. En 1978 et de
nouveau en 1980, Dexter Gordon est nommé musicien de l’année par le magazine Down
Beat. Lorsque George Cables et Rufus Reid quittent son quartette, ils sont
remplacés par le pianiste Kirk Lightsey et le
contrebassiste David Eubanks, avec qui Dexter tourne aux États-Unis, en Europe,
au Sénégal, dans les Caraïbes et au Brésil (c’est cette section rythmique qu’on
retrouve sur son seul album pour l’étiquette Elektra, American Classic,
paru en 1982).
On voit que l’activité de Dexter Gordon après son retour aux
USA a été assez frénétique; celle-ci aura aussi raison
de sa famille, puisque son projet de faire venir Fenja et Benjie aux USA
ne se passe pas comme prévu; il divorce d’avec son épouse danoise en 1982. Lui
qui est de fait européen depuis presque 20 ans, il doit aussi se réajuster à la
vie américaine :
C’est encore étrange. Parce que
ma mentalité à été étendue - élargie –
par ma vie là-bas, en Europe, pendant si longtemps. Être exposé à toutes ces
cultures, certaines de ces langues – des petits bouts en tout cas. Peu importe.
Mais ma vision est très différente. Je ne pense plus
comme un Américain… Vous savez : l’Amérique d’abord – le pays de
Dieu. Je ne pense pas comme ça. Quand il y a une catastrophe, ou un incident
dans l’actualité, chez moi, j’y pense. Mais pas seulement du point de vue d’un
Américain. Je connais des Danois, des Suédois, des Norvégiens… Britanniques,
Français, Belges, Allemands, Espagnols, Israéliens, Arabes, Africains. Je crois
que je pense en termes plus larges que ne le fait l’Américain moyen. Même dans
la vie de tous les jours, je ne suis pas vraiment Américain.
Mais au-delà de ces problèmes d’adaptation, 40 ans d’abus commencent à peser même sur la constitution exceptionnelle du saxophoniste; celle-ci commence à se dégrader assez sérieusement à partir de 1980. S’il semble avoir désormais vaincu l’héroïne, il boit beaucoup et sa consommation d’alcool commence à nuire progressivement à son jeu. Comme il l’a déjà dit en entrevue : «Pourquoi un taux de mortalité si élevé chez les jazzmen? Écoutez, on travaillait dans des boui-bouis, des bars, il y avait des trucs toxiques partout, jusque dans l’air… assez difficile de rester Monsieur Net dans ces circonstances, vous me suivez?»⁴⁵ Par ailleurs, à travers les tournées et les sessions d’enregistrement, Dexter a développé avec Maxine une relation plus intime; le jour de son 60e anniversaire, célébré en grande pompe au Village Vanguard en février 1983, il prend Maxine à part et lui dit : «Fermons la boutique et prenons une pause. Je suis fatigué.»⁴⁶ Mais si celle-ci présente cette pause comme volontaire et planifiée, la réalité semble plus complexe. Au début de 1984, Dexter a un malaise lors d’un séjour en Finlande, où il devait jouer avec l’orchestre de la radio nationale. Un peu plus tard, il devait se produire au Maroc; mais il peine à se tenir debout plus que quelques instants et sa santé est visiblement trop fragile pour qu’il puisse honorer son contrat, ce qui cause des problèmes assez sérieux avec les promoteurs et les autorités locales. À la fin de l’année, il s’effondre chez lui et il doit être transporté à l’hôpital, dans un état comateux. C’est Maxine qui prendra soin de lui, dans son appartement newyorkais mais aussi à Cuernavaca au Mexique où il se rend pour sa convalescence et où il passera une bonne partie de ses dernières années, avec sa nouvelle compagne et le fils de cette dernière, Woody Louis Armstrong Shaw III, né en 1978. Mais le repos souhaité par Dexter sera de plus courte durée que prévu…
En 1985, Bruce Lundvall, qui avait offert à Dexter son contrat chez Columbia, reçoit un appel du pianiste et producteur français Henri Renaud, qui lui fait part d’un projet de film du réalisateur Bertrand Tavernier qui voudrait, dit-il, «avoir de vrais musiciens de jazz, pas des acteurs, pour un film inspiré de Bud Powell et sa relation avec Francis Paudras, l’artiste et designer français.» Avant d’avoir pu réfléchir, Lundvall répond aussitôt : «Dexter Gordon»⁴⁷. Lundvall arrange une rencontre entre Tavernier, le producteur Irwin Winkler et Dexter à New York. Dexter est évidemment flatté mais perplexe. «J’y croirai quand ça arrivera», dit-il. Après la rencontre et la réaction de Tavernier, enthousiaste («Même sa façon de marcher est bebop!», aurait-il affirmé), Lundvall rappelle le saxophoniste pour le féléciter : «On dirait que tu vas être une star de cinéma!», mais Dexter, loin d’être convaincu, ne répond qu’un mot : «Hollywood»…⁴⁸
Il faut dire qu’en fils de Los Angeles, Dexter Gordon ne se
frottait pas pour la première fois au cinéma; on l’a d’ailleurs déjà aperçu
quelques fois à l’écran ce soir. Déjà dans son enfance,
il rencontre les déceptions du casting, impitoyable :
Parfois, un gros camion pick-up
venait dans le quartier et mes amis pouvaient s’entasser dans la boîte pour se
rendre sur un tournage à Toluca Lake, là où ils filmaient les Tarzan. Ils revenaient
avec de l’argent plein les poches pour acheter des bonbons et de la crème
glacée. Je n’étais jamais choisi, on me disait : «tu es trop pâle». Eh
bien, tout le monde trouvait ça très drôle mais moi je leur disais, «Attends
voir. Un jour je serai une star dans un film et je gagnerai un Oscar. Attends
un peu voir.»
Mais au-delà de la bravade de l’enfant exclu, Dexter Gordon
était loin d’être totalement étranger au métier d’acteur; on l’a déjà vu tenir un petit rôle dans Unchained, et à sa sortie de
prison c’est grâce à sa performance dans The Connection qu’il commence à
remonter la pente des années dures. Quelques années plus tard, il devait même tenir le rôle principal dans un film
baptisé The Horn, film qui ne s’est jamais fait… D’où peut-être la méfiance
de Dexter quant aux projets de films mettant en vedette des musiciens. Mais
lorsque le projet finit par prendre forme, Dexter
décide de s’y mettre sérieusement, de recommencer à pratiquer et à
réfléchir au rôle. Le personnage voulu par Tavernier et par le scénariste David
Rayfiel s’appelait originalement Leo (dans la version finale il devient Dale
Turner); il était surtout inspiré d’épisodes de la vie de Bud Powell, mais
aussi de Lester Young (de qui vient l’habitude de surnommer tout le monde "Lady"),
deux personnages abîmés par les épreuves de la vie, et qui furent tous deux aux
prises avec des troubles de santé mentale et d’addiction pendant une bonne
partie de leurs vies. Comme l’explique Maxine,
Pour comprendre Dale, Dexter
devait penser à Bud Powell et Lester Young et à comment
était le Paris que Dexter lui-même avait connu quand il y est arrivé la
première fois en 1962, quand il y a joué au Blue Note et y a enregistré avec
Bud. Il a beaucoup pensé aux expériences terribles que Lester a vécues dans
l’armée en 1944 alors que contrairement à bien des musiciens qui étaient
envoyés dans les fanfares militaires, il a été assigné à une unité régulière,
privé de son saxophone, et passé devant la cour martiale et emprisonné pour
avoir possédé de la marijuana et de l’alcool. Dexter croyait que cette
expérience avait transformé Lester à tout jamais, de la même façon que l’esprit
et l’âme de Bud avaient été profondément endommagés par les électrochocs qu’il
avait dû subir dans les hôpitaux psychiatriques.
(…) Dexter a certainement fini
par bien connaître ce personnage, Dale Turner. Mais Dale n’est pas Dexter. (…)
Il faut se souvenir que ce film est une fiction après tout, et que Dexter a
toujours considéré sa vie comme tout sauf tragique.
En juin 1985, Dexter, Maxine et Woody font leurs valises et se rendent à Paris pour commencer le tournage du film. Tavernier comprend d’emblée les réticences de Dexter et des autres musiciens-acteurs à propos du scénario, et il est plutôt enclin à accepter les modifications au dialogue de la part de Dexter, mais aussi de Michael Cuscuna (producteur pour Columbia, mais aussi un ami proche de Dexter et Maxine), Bobby Hutcherson et Billy Higgins. À la rencontre originale avec le scénariste, Dexter n’avait pu s’empêcher de lui demander s’il avait déjà réellement fréquenté des musiciens bebop. Mais au jour le jour, malgré quelques problèmes, Tavernier accepte habituellement les suggestions des musiciens. Comme Cuscuna se souvient : «Je me souviens avoir été assez consterné par le scénario (…). Mais j’imagine que vous en aviez parlé avec Bertrand avant de signer quoique ce soit. Et il a dit, «Aucun problème, je veux que ce soit vrai, je veux que ce soit ce que c’est en réalité.» Et il a été fidèle à sa parole, depuis ce jour-là jusqu’à la fin du film. J’ai vraiment admiré qu’il veuille que ce soit correct.»⁵¹ Cherchant au plus près la réalité des jazzmen de cette époque (le film débute en 1959), le réalisateur insiste aussi pour que la musique soit enregistrée en direct pendant le tournage même des scènes. Ayant recruté Herbie Hancock pour écrire le thème du film et diriger la musique de manière générale, Tavernier s’assure aussi d’avoir la crème des musiciens disponibles : en plus de Hutcherson et Higgins, on aperçoit entre autres Wayne Shorter, Freddie Hubbard, Pierre Michelot (qui était l’accompagnateur de Bud Powell à Paris dans les années 1950 et 1960), et Cedar Walton. Les cinéphiles reconnaîtront aussi des petits rôles de Philippe Noiret et du réalisateur John Berry, victime du maccarthysme, dans le rôle du gérant du Blue Note. La chimie entre Dexter et François Cluzet, dans le rôle de Francis Borier (l’alter égo de Francis Paudras) est particulièrement importante pour le film, et Dexter semble s’être assez bien entendu avec l’acteur, auquel il avait prédit un grand avenir («tu seras riche et célèbre»⁵², lui avait-il déclaré).
Un autre aspect qui rend le film unique est le grand soin apporté aux décors, réalisés par le légendaire Alexandre Trauner, qui avait travaillé sur des classiques du réalisme poétique des années 1930 et 1940 comme Quai des Brumes ou Les Enfants du Paradis, mais aussi sur The Apartment de Billy Wilder, ou encore The Man Who Would Be King, de John Huston. D’ailleurs, lorsque Herbie Hancock, au début du tournage, émet des réserves sur l’enregistrement direct, au sein même des décors, Trauner a tout de suite réglé la question : «Je suis très au courant des questions de dynamique sonore. J’ai fait le premier film parlant (français) avec René Clair en 1930.»⁵³ Finalement, les craintes de Hancock étaient bien infondées, et le pianiste lui-même dut avouer que si tous les clubs de jazz avaient une aussi bonne acoustique que les décors de Trauner, les musiciens ne s’en porteraient que mieux… Ces décors étaient d’ailleurs si bien faits que même Cedar Walton et Freddie Hubbard s’y sont laissés prendre. Ce dernier n’avait pas réalisé qu’il venait à Paris pour y tourner un film. Arrivant sur le plateau, il interpelle Maxine :
-Max, on dirait le Birdland.-C’est un décor de film.-Pourquoi ça ressemble au Birdland?-Tu tournes dans un film.-Personne ne m’a dit que c’était un film. Quel genre de film? Est-ce qu’on joue Society Red comme sur le disque, dans le film? Est-ce que c’est un film sur Blue Note Records?-Non, c’est une fiction basée sur Bud Powell à Paris.-Ah merde, personne ne m’a dit ça.⁵⁴
Plusieurs années plus tard, le trompettiste se souvenait encore de l’aventure. «Hey, Max, tu te souviens quand on nous a fait prendre la première classe pour Paris pour jouer un blues? Je n’oublierai jamais ça. Dexter aurait dû gagner l’Oscar!»⁵⁴ Hubbard n’était pas le seul à avoir l’impression de revenir dans le temps : «Bien que le film ait été tourné en couleur, on dirait presque qu’il est en noir et blanc. Les costumes étaient tous dans des tons neutres, et ça donnait vraiment l’impression d’un vieux film»⁵⁵, remarque Maxine.
Maxine Gordon résume bien la philosophie derrière le
tournage : «Une des choses remarquables à propos
de Round Midnight c’est combien d’improvisation est allée au
développement des personnages et de l’histoire. Bertrand était capable de
s’assurer que l’idée originale et le scénario original prennent vie, et que
cette vie soit nourrie par la manière dont les vrais musiciens de jazz pensent
et vivent. Il ne s’opposait pas aux changements, et il pouvait suivre et
apprécier l’histoire même si elle lui échappait. S’il avait résisté, il aurait
eu un désastre sur les bras, et il le savait bien.»
Dexter lui-même avait beaucoup à faire sur le tournage, et comme le rappelle Michael Cuscuna, il n’était pas au sommet de sa forme musicalement : «Une des grandes déceptions pour moi c’est que Blue Note n’obtienne pas la bande sonore. Je ne pense pas que c’est le meilleur Dexter, et j’espère qu’on ne se souviendra pas de lui pour son jeu de saxophone dans ce film. Il a tant d’autres excellents enregistrements où les gens peuvent l’entendre.»⁵⁷ On dira par contre que Dexter joue aussi un musicien mal en point, dont le jeu devient plus assuré au fur et à mesure de la progression du scénario. Dexter a eu peu de moments libres, mais il les passe à revisiter les lieux qu’il connaissait jadis, Saint-Germain-des-Prés, le Chat Qui Pêche. Maxine raconte : «Il disait que c’était comme vivre sa vie à l’intérieur d’un rêve où il serait un joueur de ténor qui se rend à Paris. Seulement cette fois il était là pour faire un film sur un musicien de jazz, alors c’était couche après couche d’une vie contée et racontée de nouveau.»⁵⁸
À la fin du tournage vinrent les scènes où un autre grand réalisateur et cinéphile, Martin Scorsese, devait tourner dans le rôle de l’agent américain un peu lourd de Dale Turner, Goodley. Un jour, alors qu’il regarde Dexter jouer, Scorsese se retourne vers Maxine et lui dit : «Faites vos valises.» «Qu’est-ce que tu dis?» «Faites vos valises. Vous allez aux Oscars.»⁵⁹ La suite devait lui donner raison…
À la fin du tournage, Dexter devait
résumer l’aventure par une simple question à Tavernier :
Lady Bertrand, combien de temps
ça va me prendre pour me remettre de ce film?
Le saxophoniste avait su incarner le personnage voulu par
Tavernier au-delà des espérances de ce dernier, malgré les difficultés et sa
santé encore fragile. Voici ce qu’en a dit le réalisateur :
Il a trouvé le tout épuisant.
C’est un vieillard de 62 ans et une énigme pour les médecins. Il n’a plus de
foie, du diabète, et le pourcentage d’alcool dans son sang est absolument
déconcertant… Mais il n’a jamais eu de mal à savoir son texte. Il était
conscient de tout, y compris l’éclairage et les angles de prise de vue – en
fait beaucoup plus que bien des acteurs que je connais!
Certains ont trouvé le jeu de Dexter Gordon exagéré, maniéré. Ce n’est pas faux; comme le mentionne Stan Britt : «certains cyniques ont suggéré que son succès ne dépendait de rien d’autre que de ce qu’il jouait son propre rôle. Il y a, bien sûr, beaucoup de vrai là-dedans. Mais sa performance est aussi la performance d’un acteur complet, qui va bien au-delà d’incarner simplement Dexter Keith Gordon. Là où sa touche personnelle est évidente, c’est dans sa contribution aux dialogues – dialogues que Dexter avait en partie réécrits ou improvisés lui-même.»⁶² Les moments de vérité dans son interprétation du personnage de Dale Turner abondent aussi, et c’est peut-être le contraste entre ses outrances et son naturel qui rendent le film aussi sympathique. Je vous propose de regarder un montage de quelques scènes du film (j’ai fait les sous-titres moi-même, soyez indulgents!) :
Filmé en 1985, le film est présenté
au festival de Venise en 1986. Et comme Scorsese l’avait prédit, Dexter
est nominé aux Oscars pour le meilleur premier rôle masculin, face à Paul
Newman, Bob Hoskins, James Woods et William Hurt. Maxine raconte encore :
Après quelques heures de la
cérémonie interminable, Dexter est devenu impatient, alors nous avons fait
signe aux remplisseurs de sièges et nous sommes allés au bar. Là, Dexter a
trouvé trois de ses concurrents, Bob Hoskins, James Woods, et William Hurt, descendant
les verres à l’œil et s’amusant comme des fous. Ils avaient tous prévu que Paul
Newman gagnerait de toute façon alors ils étaient aussi bien de prendre du bon
temps, et Dexter ne s’est pas fait prier pour les rejoindre. Après un certain
temps, l’hôtesse est venue vers moi et m’a demandé si je pouvais l’aider à
ramener les gars vers leurs sièges parce que la
catégorie du meilleur acteur serait annoncée bientôt. Je lui ai dit
qu’il était trop tard. D’après mon expérience de gérante de tournée pour les
musiciens et les festivals de jazz, je savais très bien quand il était trop
tard pour forcer quelqu’un à faire ce qu’il n’avait pas du tout envie de faire.
Elle a pris un air très contrarié, alors je suis allée voir Bob Hoskins et je
l’ai supplié de rameuter tout le monde jusqu’à leurs sièges. Après quelques
grognements, ils finirent par accepter, mais Bob Hoskins a lancé à
Dexter : «Je t’en prie, retourne au saxophone. La compétition est déjà
assez féroce ici…»
Comme si ce n’était pas suffisant, Marlon Brando fait
parvenir une lettre à Dexter après la sortie du film : «Pour la première
fois depuis quinze ans, j’ai appris quelque chose sur le jeu d’acteur». Le
commentaire de Dexter à Tavernier : «Lady Bertrand, après ça, qui a besoin
d’un Oscar?»
Après la sortie de Round Midnight, Dexter, qui était déjà un musicien célébré dans le milieu du jazz, devient une véritable vedette. S’il n’enregistre pratiquement pas dans les dernières années de sa vie, son calendrier de concerts n’en est pas moins assez rempli. En juin 1987, il se produit avec le New York Philharmonic, Tommy Flanagan et Ron Carter dans Ellingtones, un «concerto» de thèmes de Duke Ellington réorchestrés par David Baker; il reprendra cette performance au Japon à l’automne 1988 avec l’orchestre symphonique de Tokyo. Dexter tourne aussi dans certains grands festivals avec le Round Midnight Band (avec Cedar Walton, Bobby Hutcherson, Pierre Michelot ou Buster Williams et Billy Higgins), notamment à Montreux, Umbria et San Sebastian, mais aussi au Grant Park à Chicago devant une énorme foule, et au Hollywood Bowl, partageant la scène avec le groupe de Miles Davis. Assurant la première partie du groupe de Dizzy Gillespie à Strasbourg, ce dernier interpelle Dexter pendant l’entracte : «Viens dans la salle de répétition, je veux te montrer quelque chose (…). Round Midnight, tu le joues comme Miles l’a enregistré. C’est moi qui ai écrit l’introduction et la finale de la pièce pour Monk. Tu ne la joues pas comme il faut.»⁶⁵ Pour Dexter, Dizzy était «le Albert Einstein de la musique moderne»; après qu’il ait montré la bonne introduction à ses musiciens, il devait toujours la jouer comme Dizzy lui avait montré.
Mais dès qu’il peut prendre une pause, Dexter retourne à Cuernavaca, où il célèbre son 65e
anniversaire en 1988. Pour l’occasion, il joue au soprano Besame Mucho pour
Gil Evans, qui était au Mexique pour des traitements médicaux; le grand arrangeur devait y
mourir un mois plus tard.
Le statut de «star» de Dexter allait
aussi attirer une certaine attention, et quelques films ont été réalisés sur
son histoire dans les dernières années de sa vie, par exemple More Than You
Know, de Don McGlynn ou Dexter on Vacation, de Arthur Elgort. On le
voit aussi à la télévision, dans un épisode de la série Crime Story, et à nouveau au cinéma, dans Awakenings, un film
de 1989 avec Robin Williams et Robert De Niro. On le voit aussi comme mannequin
au cours d’une croisière jazz sur le SS Norway en octobre 1988. Les vieux amis
sont là : Dizzy, Clark Terry, Benny Carter, Cedar Walton, Milt Hinton,
Tommy Flanagan, Illinois Jacquet. Mais Dexter n’est pas venu pour jouer,
dit-il. Clark Terry connaît bien son homme :
-Hey, Dex, ils disent que tu ne peux plus jouer. Ils parlent de toi.-Oh, man, je suis en vacances!-Pourquoi tu ne descends pas pour jouer une pièce avec le band? On a Tommy Flanagan au piano.-Mais Clark, je suis en vacances.-Dex, ils disent que tu ne peux plus jouer.-À quelle heure tu veux que je sois là?⁶⁶
Ce sera la dernière performance publique de Dexter. Il avait
joué Stardust.
Dexter souffre d’un cancer de la
gorge. Il avait justement accepté son rôle dans le film Awakenings,
un pianiste qui ne peut pas parler, à cause des traitements qui lui empêchaient
justement de le faire. En mars 1990, peu de temps après son 67e anniversaire,
il est admis au Thomas Jefferson Hospital à Philadelphie pour des traitements
de chimiothérapie. Il est enregistré sous un faux nom pour éviter les visites
non sollicitées, mais il reçoit son ancien producteur et ami, Bruce Lundvall;
ensemble ils écoutent Lester Young jouer Lester Leaps In avec Count
Basie. Le 25 avril 1990, Dexter Gordon s’éteignait, victime d’une insuffisance
rénale. À ses funérailles, c’est Slide Hampton qui dirigea les musiciens,
Terence Blanchard, Junior Cook, Ralph Moore, Cecil Payne, Patti Bown,
Santi Debriano, Ben Riley, et le chanteur Lou Rawls, qui chanta Willow Weep
for Me. Comme disait Dexter :
Ma vie aura une fin heureuse
parce que tout le malheur est déjà arrivé. Ça doit être dans les gènes, parce
que j’aurais dû mourir jeune. Mais ce n’était pas mon destin.
Nous pouvons laisser le dernier mot à Dizzy Gillespie :
Il a tout fait de travers, et au final il s’en est bien sorti. Il aurait dû laisser son karma à la science.⁶⁸
Capital Jazz Festival, Knebworth, Angleterre, 1981.
Smilethough your heart is achingSmileeven though it’s breakingWhen there are clouds in the sky,you’ll get by…