Pourquoi
avoir choisi Doc Cheatham? Je dirais que c’est parce qu’il a eu un parcours à
la fois typique et exceptionnel. Typique parce que comme nombre de musiciens
afro-américains de sa génération il est originaire du Sud des USA, qu’il a
connu les tournées dans les circuits du vaudeville des années 1920, puis avec
les big bands des années 1930; parce qu’il a dû migrer vers le Nord pour
trouver du travail, d’abord à Chicago puis sur la Côte Est; parce qu’il s’est
éventuellement distingué, comme beaucoup d’anciens de la Swing Era, dans les
orchestres Dixieland et dans ce qu’on a appelé dans les années 1950 et 60 le
jazz Mainstream; parce qu’il a dû aller souvent chercher en Europe une
reconnaissance qui lui manquait aux USA; et enfin parce que grâce à sa
longévité quand même rare, il a, comme bien des jazzmen vieillissants, connu
une notoriété tardive bien méritée. Mais son parcours est aussi exceptionnel parce
que pendant une longue période, il n’a pas été considéré par ses pairs ou par
la critique comme un grand soliste de jazz ou comme un improvisateur de talent;
c’est qu’il s’est d’abord illustré dans les grands orchestres comme premier
trompette, c’est-à-dire celui qui, au sein de ces formations, joue la mélodie (la
ligne du haut sur la partition, les jazzmen disent le lead), et qui
traditionnellement prend très peu de solos. Plutôt modeste, Cheatham a
peut-être longtemps souffert de ce complexe, et considérait lui-même que son
jeu ne s’était amélioré que vers les années 1970, époque où effectivement son
nom commence à paraître beaucoup plus souvent sur les pochettes de disques. Il
faut aussi dire que Doc Cheatham est un des musiciens de jazz qui ont littéralement
traversé le XXe siècle, témoin et acteur de l’histoire de cette musique pendant
8 décennies; ceux qui auraient pu lui contester sa place vénérable étaient
devenus assez peu nombreux au moment où il fait paraître son livre dans les
années 1990 : seuls lui étaient comparables peut-être Benny Waters et
Benny Carter, avec qui on a entendu Cheatham en ouverture.
Né dans le
Tennessee en 1905, Adolphus Cheatham fera ses classes à Nashville, et sera bientôt
initié au cornet grâce à la fanfare organisée dans un club de son quartier.
Mais il préfère vite le jazz à la musique militaire, et commence également à
pratiquer le saxophone soprano en autodidacte (son premier enregistrement, avec
Ma Rainey en 1926, sera au soprano; c’est aussi sa seule session comme
saxophoniste). Comme il habite tout près du campus d’une école de médecine, le
Meharry Medical College, il rejoint bientôt un orchestre organisé par des
étudiants de celle-ci, ce qui lui vaudra son surnom; il raconte :
Ces étudiants s’appelaient tous Docteur entre eux dès qu’ils
se croisaient. Naturellement j’étais devenu ‘Doc’ Cheatham et il y avait Doc
Tyson, Doc Woods et Doc Bloom. Ils se foutaient de votre prénom – tout le monde
s’appelait ‘Doc’ et c’est tout! Alors c’est comme ça que ça a commencé et
bientôt ma mère, mon père, tout le monde s’est mis à m’appeler comme ça,
gentiment.
C’est au
saxophone, cette fois en Ut (saxophone en Do, entre le ténor en Si bémol et
l’alto en Mi bémol), que Doc Cheatham débute véritablement comme musicien, dans
la fosse des théâtres du circuit de la TOBA (la Theatre Owners Booking
Association, notoire association de salles présentant des spectacles de
vaudeville dans les quartiers Noirs du Sud, notamment), d’abord à Nashville
même, puis à Atlantic City et à Saint Louis.
Mais comme
énormément de musiciens du Sud, c’est à Chicago que Cheatham va bientôt
atterrir en 1924, à une époque où le jazz de cette ville se teinte fortement de
l’influence des néo-orléanais qui tiennent alors le haut du pavé dans les
théâtres et les clubs du South Side; notre Doc va d’ailleurs y entendre et y
côtoyer la plupart des grandes figures de l’époque : Freddie Keppard, King
Oliver, Jimmie Noone et bien sûr Louis Armstrong lui-même, qu’il remplace à
pied levé une fois au Vendome Theatre dans l’orchestre de Erskine Tate. (Ceux
qui ont vu le documentaire de Ken Burns sur le jazz se souviendront sans doute
de cette anecdote qu’il raconte lui-même à l’écran).
C’est
évidemment l’exemple d’Armstrong qui va décider Doc Cheatham à se consacrer désormais
exclusivement à la trompette. Mais malgré sa proximité avec certains des
acteurs majeurs de la scène de Chicago, le jeune Doc y trouve assez peu de
travail et rejoint bientôt Philadelphie, puis enfin New York. Après un court
passage chez Chick Webb, il va rejoindre l’orchestre de Sam Wooding, un
pianiste et chef d’orchestre qui avait connu un grand succès en Europe (même jusqu’à
Moscou!) et en Amérique du Sud avec la revue Chocolate Kiddies entre
1925 et 1927. Avec Wooding, Cheatham va à son tour découvrir le public européen
pendant presque 2 ans, de Berlin à Istanbul (qui s’appelait encore
Constantinople!) en passant par Barcelone et bien sûr Paris, où le trompettiste
allait souvent passer au cours de sa carrière. Un de ses voisins de pupitre est
alors le trompettiste Tommy Ladnier (qu’on connaît peut-être surtout pour son
association avec Sidney Bechet), dont Cheatham apprendra plusieurs rudiments du
style néo-orléanais.
De retour aux USA en 1930, Doc Cheatham rejoint d’abord les McKinney’s Cotton Pickers, un des orchestres les plus réputés de l’époque, dont la direction musicale venait de passer de Don Redman à Benny Carter. Mais c’est surtout son long séjour chez Cab Calloway, de 1931 à 1939, qui fera la réputation de Cheatham comme redoutable premier trompette. Ayant pris le relais de Duke Ellington au prestigieux Cotton Club de Harlem, Calloway va rapidement devenir une des plus grandes vedettes afro-américaines de cette époque, et jouer dans son orchestre assure une situation plutôt stable et relativement confortable à ses musiciens, qui ne tournent qu’en wagon Pullman; reste que les tournées dans le Sud des USA confrontent les musiciens au racisme et à la ségrégation et que les conditions de travail restent dures, à tel point que Doc Cheatham va souffrir d’épuisement en 1939 et devra quitter l’orchestre pour quelques mois de convalescence de retour à Nashville. Après un temps, il décide de rejoindre un ami tromboniste qui l’avait invité à rejoindre son orchestre à Paris; mais nous sommes en septembre 1939, et, incapable de rejoindre son camarade, Cheatham se retrouve dans un Paris en panique face à l’approche de la guerre. Il abandonne sa malle à l’hôtel et rejoint Le Havre, d’où il embarque sur un cargo en partance pour les USA.
Revenu de
nouveau à New York, il rejoint le big band que dirige brièvement le pianiste
Teddy Wilson en 1939-40; il y retrouve Ben Webster, qu’il avait connu chez
Calloway quelques années plus tôt, et y côtoie un trompettiste qui était un peu
son disciple, Harold ‘Shorty’ Baker, qui sera plus tard soliste chez Duke
Ellington, et qui invitera Cheatham à co-diriger un album pour Prestige/Swingville
au début des années 1960. Après Wilson, Cheatham va passer un temps chez Benny
Carter (avec qui on l’a entendu au début de cette diffusion), mais bientôt les
USA entrent en guerre et Doc rejoint le service postal de l’armée. À partir de la
fin de la guerre, les petits groupes remplaceront progressivement les big
bands, et c’est à ce moment que Cheatham est engagé par le pianiste Eddie Heywood
au Cafe Society, où son ensemble accompagne Billie Holiday; le groupe
enregistre aussi pour le label indépendant Commodore, des pièces instrumentales
mais aussi deux sessions avec Billie, dont ses classiques My Old Flame, I
Cover the Waterfront et Embraceable You.
Si la deuxième
moitié des années 1940 voit Doc Cheatham se dédier à l’enseignement, elles
marquent aussi le début d’une période où il travaillera surtout au sein d’orchestres
latins, à commencer par celui du chanteur Marcelino Guerra; il tourne avec Perez
Prado en Amérique latine, puis au retour à New York il rejoint Ricardo Rey et
Bobby Cruz, puis Machito. Mais Cheatham a gardé un certain goût pour Paris, et
au cours des années 1950 il va souvent s’y produire, d’abord en 1950 (où il y
croise Coleman Hawkins et où il remplace Buck Clayton pour un concert), puis en
1958 avec le pianiste Sammy Price, avec qui il grave quelques duos sur des pièces
de Gershwin; les voici justement tous deux qui jouent un classique du répertoire
de Count Basie, One O’Clock Jump :
Jimmy Lewis (contrebasse), J.C. Heard (batterie).
C’est aussi
par le jazz traditionnel, qui connaît une renaissance importante dans les
années 1950, que Doc Cheatham va revenir sur la scène du jazz; c’est à Boston
qu’il est engagé par George Wein, qui gère un club dont le sous-sol est dédié
au Dixieland (on y entend par exemple Vic Dickenson, Claude Hopkins ou Pee Wee
Russell) et dont le premier étage présente plutôt des concerts modernes («c’est
à cette époque que j’ai eu le plaisir de jouer aux côtés de Charlie Parker, qui
travaillait au premier», raconte Doc, «je m’y suis beaucoup amusé!»). Cheatham
rejoint bientôt l’orchestre du tromboniste Wilbur de Paris, qui dirige dans les
années 1950 un des meilleurs orchestres de Dixieland, mettant en vedette
quelques vétérans comme les clarinettistes Omer Simeon puis Garvin Bushell;
avec lui, Doc va tourner jusqu’en Afrique!
Mais c’est
sans doute plutôt au jazz qu’on appellera bientôt «mainstream» qu’on associera
plus volontiers Doc Cheatham, et effectivement à partir de la fin des années 1950
on le verra au sein d’ensembles s’exprimant volontiers dans un idiome issu des
années 1930 et 40; j’ai déjà mentionné le disque Shorty & Doc avec Shorty
Baker, mais il accompagne aussi par exemple la chanteuse Juanita Hall au sein
du groupe réuni par le pianiste Claude Hopkins pour l’album Juanita Hall
Sings the Blues, avec Coleman Hawkins et Buster Bailey. On l’aperçoit aussi
dans le fameux programme télé The Sound of Jazz, qui réunissait dans les
studios de CBS certaines gloires de l’ère des big bands, notamment Hawkins et
Billie Holiday, mais aussi Count Basie, Lester Young, Ben Webster, Roy Eldridge
et Jimmy Rushing. En 1966, il rejoint aussi brièvement le sextette de Benny
Goodman.
Si on a pu
voir que Doc Cheatham a su être actif et refaire périodiquement surface même à
des endroits où on ne l’attendait pas nécessairement, il n’est pas, jusqu’au
début des années 1970, un nom très familier des amateurs; tout au plus son
statut de vétéran commence-t-il à être vraiment remarqué à partir de la fin des
années 1950. Mais dans les années 1970 on le verra de plus en plus souvent, aux
USA comme en Europe et jusqu’au Japon, au sein d’ensembles et dans des festivals
de toutes sortes, avec des anciens de chez Count Basie ou Duke Ellington, avec
le Harlem Blues and Jazz Band (cet orchestre de vétérans dirigé par le
tromboniste Clyde Bernhardt), avec de ses contemporains comme Earl Hines, Lionel
Hampton, Buck Clayton, Vic Dickenson, Buddy Tate, Art Hodes, avec des groupes
New Orleans formés de musiciens locaux (il était très apprécié par le public et
les musiciens de la ville) ou d’ailleurs (danois, suisses, hollandais, suédois),
et bien sûr au cours de réunions avec Cab Calloway et ses anciens comparses (Milt
Hinton, Eddie Barefield, etc.).
Jimmy Andrews (piano), Tom Anthony (contrebasse), Mike Burgevin (batterie). 1973.
C’est aussi au début des années 1970 qu’il dirige de plus en plus souvent ses propres formations, la plupart du temps des quartettes où son style sobre est mis de l’avant; voici par exemple un album double de 1973 pour l’étiquette Jezebel qui s’intitule tout simplement Adolphus ‘Doc’ Cheatham, avec un intéressant livret autobiographique dont j’ai tiré certaines des photos que je vous ai présentées ce soir. En duo avec Sammy Price, son comparse des années parisiennes, il réalise deux disques pour l’étiquette de Toronto, Sackville, dont Black Beauty, dédié aux grands auteurs et paroliers afro-américains, dont Will Marion Cook, Blake et Sissle, James P. Johnson, W.C. Handy et Fats Waller. Mais même pour lui qui a gardé un esprit assez ouvert, quelques projets peuvent surprendre, par exemple ce disque de la 360 Degree Music Experience, projet de deux musiciens qu’on associe plus volontiers à l’avant-garde, le batteur Beaver Harris et le pianiste Dave Burrell; de même au début des années 1990 ce projet du saxophoniste Allen Lowe autour de la musique de Louis Armstrong et Jack Purvis, auquel participe aussi David Murray.
Mais depuis
la fin des années 1970, malgré toutes les tournées et les festivals, Doc
Cheatham a trouvé son quartier général au Sweet Basil à New York : il y
mène son quartette les dimanches pour le brunch jazz. Pour celui qui a toujours
admiré les grands entertainers comme Cab Calloway et Louis Armstrong,
mais aussi Henry ‘Red’ Allen, Dizzy Gillespie ou même Miles Davis («il savait
contrôler un public, il les faisait manger dans sa main», avait-il dit à propos
de Miles), il commence aussi à chanter et continue, encore passé 80 ans, à
élargir son répertoire : «pour mon album récent chez Columbia, The 87
Years of Doc Cheatham, j’ai appris et enregistré Round Midnight de
(Thelonious) Monk pour la première fois de ma carrière.» Dans la dernière année
de sa vie, Doc avait enregistré et tourné avec un autre trompettiste qui n’avait
que 68 ans de moins que lui, Nicholas Payton; son solo sur Stardust a
reçu un Grammy posthume. Doc Cheatham est décédé le 2 juin 1997 à la suite d’un
ACV, 11 jours avant son 92e anniversaire…
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