vendredi 29 juillet 2022

L'Abécédaire du Viking: B comme... Brown

Fortunato, tirée de l'album ESP Why Not, enregistré en 1966: Marion Brown (saxophone alto), 
Stanley Cowell (piano), Norris Jones (Sirone) (contrebasse), Rashied Ali (batterie). 

Dans le portrait que je souhaite vous brosser ici, je reprends, comme dans mon épisode sur Mike Osborne, un sujet que j’avais déjà traité dans les premières années de mon blogue; cette fois-ci mon attention se portera sur un autre saxophoniste alto, Marion Brown, à qui j’avais consacré un court article en 2009. J’avais intitulé cet article Marion Brown, ni vu ni connu, tentant de souligner le relatif oubli critique dans lequel Brown se trouvait alors; après de longues années de maladie, le saxophoniste allait s’éteindre l’année suivante. Depuis cette époque (et même un peu avant), des efforts ont été faits, autant du côté de la critique que de certains musiciens actuels, pour revaloriser l’œuvre de ce pionnier du free jazz, qui reste malgré tout relativement méconnu si on le compare avec certains de ses contemporains comme Cecil Taylor ou Ornette Coleman. Avec de nombreuses rééditions (notamment de ses albums Impulse des années 1970, longtemps hors des catalogues), quelques parutions de bandes inédites et deux ou trois hommages, sa position au panthéon du jazz semble un peu plus solide que lorsque j’ai écrit mon article il y a une douzaine d’années; cependant, sa longue absence de la scène à partir des années 1990 l’ont privé d’une situation de proéminence à laquelle il aurait eu droit, et si on se souvient de lui aujourd’hui, c’est peut-être surtout pour son travail des années 1960, la grande époque de la New Thing. 

Pourtant, si on étudie un peu le parcours de Marion Brown, on se rendra rapidement compte qu’on ne peut pas le réduire à un freejazzman de la première génération : sa proximité avec la scène européenne dès la fin des années 1960, ses collaborations avec une nouvelle génération de musiciens créatifs afro-américains, et ses études d’ethnomusicologie montrent notamment sa grande ouverture et sa volonté de ne pas s’enfermer dans le carcan du free jazz (par ailleurs largement créé par certains critiques). Au début des années 1970, avec une trilogie d’albums inspirés par sa Géorgie natale, Marion Brown réalise sans doute son travail le plus original. Par la suite, cet amoureux du blues reviendra à des formes plus conventionnelles, mais sa sonorité fragile, lyrique, vocalisée, très humaine (partiellement inspirée, comme chez Anthony Braxton, de Paul Desmond), continuera de le placer à mille lieues des saxophonistes plus «formattés» qui sortent des écoles de jazz dès le début des années 1980. Dans son cas on peut certainement dire que son style reflétait bien le personnage qu’il était en public : sérieux, presque taciturne, intellectuel, engagé (notamment dans les luttes pour les droits civiques), mais aussi sensible et conscient de l’importance de certaines traditions. 

Né à Atlanta en 1931 (et non pas en 1935 comme mentionné dans plusieurs références), Brown est donc un presque contemporain d’Ornette Coleman. Élevé par une mère monoparentale, il s’enrôle très tôt dans l’armée; déjà marqué par la musique de Charlie Parker, il avait débuté le saxophone alto dans son adolescence, puis allait étudier l’instrument au Clark College à Atlanta, avec un ancien de chez Benny Carter et Chick Webb, le saxophoniste et flûtiste Wayman Carver. On le retrouve ensuite à Washington D.C., étudiant en droit à la Howard University; quand il se rend finalement à New York en 1962, il est déjà familier avec la musique de l’avant-garde jazzistique naissante, celle de Coleman et Coltrane. Membre de la Jazz Composers Guild, proche un temps de Bill Dixon et de Sun Ra (on peut l’entendre jouer quelques pièces du maître de l’Arkestra sur un CD des années 1990, en duo avec Gunter Hampel), c’est surtout par son association avec Archie Shepp qu’il sera d’abord remarqué. On l’entend sur Fire Music, le second album de Shepp pour Impulse, et les deux saxophonistes font évidemment partie de l’impressionnante cohorte réunie par John Coltrane pour une session révolutionnaire en juin 1965 (avec John Tchicai, Pharoah Sanders, Freddie Hubbard, etc.) pour ce qui deviendra Ascension, document fondateur de la deuxième vague du free jazz qui déferle bientôt sur New York. Si on ne peut pas l’accuser d’avoir «surfé» sur cette vague, Marion Brown en est bien une des figures centrales dans ces années 1965-66, avec deux albums sur le label underground ESP-Disk’ (Marion Brown Quartet et Why Not, dont nous avons entendu un extrait en ouverture), une participation au quartette du pianiste Burton Greene (qui le considérait déjà comme un ancien), puis son propre album sur Impulse, Three for Shepp, un clin d’œil à Archie bien sûr, mais aussi au premier album Impulse de ce dernier, Four for Trane, placé sous le parrainage de John Coltrane. Je vous propose de visionner un petit documentaire de Henry English où on entend le quartette de Marion Brown en 1967, avec Dave Burrell, Bobby Kapp et son compatriote d’Atlanta, le contrebassiste Norris Jones, dit Sirone :

Mais déjà à cette époque, Marion Brown va se tourner vers l’Europe : son album Juba-Lee, enregistré en novembre 1966 à New York, ne paraît qu’en Europe (et au Japon) sur étiquette Fontana. En 1967, il se fixe à Paris, où il est artiste en résidence à la Cité internationale des Arts; s’il s’associe alors naturellement à certains musiciens français ayant adopté les nouvelles formes du jazz du moment (par exemple Beb Guérin ou Jacques Thollot), c’est aussi à cette époque qu’il va initier une longue collaboration avec le multi-instrumentiste allemand Gunter Hampel, en plus de faire appel à certains Américains exilés en Europe, notamment Barre Phillips, Steve McCall, Kent Carter, Jeanne Lee, mais aussi Leo Smith, jeune représentant d’une nouvelle sensibilité illustrée à Chicago par l’AACM, avec qui Brown grave un album en duo en 1970. On l’entend aussi en Belgique, aux Pays-Bas (l’album Porto Novo le fait entendre en trio avec de jeunes représentants de l’Instant Composers Pool, Maarten Altena et Han Bennink), dans différents festivals (le Free Jazz Meeting de Baden-Baden, le festival de Molde en Norvège, l’International Holy Hill Jazz Meeting de Heiligenberg); son association avec Hampel donne naissance à deux albums sur l’étiquette Calig (Gesprächsfetzen et In Sommerhausen), mais aussi à la trame sonore d’un film de Marcel Camus mettant en vedette Nino Ferrer, Le Temps Fou, dont le disque est apparemment sorti avant le film, qui n’apparait sur les écrans qu’en 1970 sous le titre Un été sauvage. Extrêmement rare pendant des années, l’album est reparu l’an dernier en réédition vinyle; en plus de Brown et Hampel, on peut y entendre le trompettiste Ambrose Jackson, Barre Phillips, Steve McCall, et, aux percussions, le cinéaste Alain Corneau! 

Pour illustrer l’époque européenne de Marion Brown, je vous propose de regarder un extrait des archives de l’INA filmé en 1967 avec Beb Guérin à la contrebasse et Eddy Gaumont à la batterie; la pièce (qui apparait également sur l’album Porto Novo) s’intitule Sound Structure :

Revenu aux USA en 1970, Marion Brown va souhaiter voir son fils naître à Atlanta malgré tout : revenu en Géorgie, il va célébrer les traditions du Sud et se remémorer les lieux de son enfance à travers une trilogie d’albums enregistrés entre 1970 et 1974. C’est d’abord Afternoon of a Georgia Faun, quatrième titre de l’étiquette de Manfred Eicher, ECM, qui se distingue déjà par une approche originale au jazz contemporain et par une prise de son spacieuse. Si le titre est un clin d’œil à Debussy, Brown crée une véritable symphonie minimaliste pour «petits instruments» sur la pièce-titre qui occupe la première face du disque : divers instruments de percussion, cloches, gongs, utilisation des ressources de la voix humaine (sifflements, claquements de langue, etc.), flûtes, occupent la première partie, alors qu’une contribution atonale surprenante de Chick Corea et la voix saisissante de Jeanne Lee dominent la deuxième partie de la pièce. Sur la deuxième face, occupée par Djinji’s Corner (Djinji est le prénom du fils de Brown, devenu depuis un artiste de hip-hop), les instrumentistes occupent des rôles un peu plus conventionnels au sein du développement de la pièce; mais la véritable originalité de l’album provient de la présence de trois «assistants», des non-musiciens que Brown a totalement intégrés à la performance. Les deux albums suivants de la trilogie se retrouvent chez Impulse, label avec lequel Brown renoue après son séjour européen. Si l’étiquette s’est quelque peu assagie après la disparition de John Coltrane en 1967, la présence au catalogue d’artistes comme Alice Coltrane, Pharoah Sanders, Albert Ayler, Ornette Coleman, Dewey Redman, Sam Rivers, le retour de Brown et Archie Shepp et le passage de Sun Ra sont autant de liens du label avec l’avant-garde dans la première moitié des années 1970. Geechee Recollections et Sweet Earth Flying, enregistrés et parus en 1973 et 1974 respectivement, complètent cette trilogie en demi-teinte où l’esprit de l’auteur perce comme peut-être nulle part ailleurs dans son œuvre. Le premier album Impulse évoque les Geechees (ou Gullahs), une communauté du Sud-Est des USA (Géorgie bien sûr, mais aussi les Carolines et le Nord de la Floride) qui a développé par sa relative isolation une culture créolisée mais qui conserve des éléments culturels venus d’Afrique centrale et de l’Ouest, notamment dans leur patois. L’évocation de la culture Geechee est renforcée par la présence de plusieurs percussionnistes, dont Steve McCall, Jumma Santos et le ghanéen A. Kobena Adzenyah. La poésie de Jean Toomer surgit sur Karintha, Buttermilk Button est un thème boppisant et bluesy rappelant un peu l’Art Ensemble of Chicago, exposé par Brown et Leo Smith, et les trois mouvements de Tokalokaloka ramènent aux stratégies de Afternoon of a Georgia Faun. Le troisième album de la trilogie, Sweet Earth Flying, laisse une bonne place à deux claviéristes aux styles fortement individuels, Paul Bley et Muhal Richard Abrams, qui utilisent l’instrument acoustique mais aussi le piano électrique et l’orgue; pour sa part, Brown y est à son plus lyrique à l’alto comme au soprano. Divisé en deux suites, l’album utilise certains procédés qui ne sont pas sans rappeler les constructions électriques contemporaines de Miles Davis. Mais écoutons plutôt un extrait de Geechee Recollections, une évocation du quartier d’Atlanta baptisé Buttermilk Bottom : 


Après les curieux Vista (qui mêle des pièces de Stevie Wonder et de Harold Budd - il reprendra Bismillahi ‘Rrahmani ‘Rrahim sur l’album de Budd The Pavilion of Dreams trois ans plus tard) et Awofofora (qui l’intègre dans un contexte presque fusion, avec des relents latins ou reggae), Marion Brown obtient une maîtrise en ethnomusicologie de l’université Wesleyan en 1976. On le voit aussi sur la scène des lofts à New York : il apparaît par exemple sur la série Wildflowers, enregistrée lors d’un festival au Studio RivBea de Sam Rivers la même année. Si sa musique semble s’assagir à la fin des années 1970 (un peu à l’image de son ancien comparse Archie Shepp), Brown trouve aussi de nouveaux champs d’expression, réalisant des albums en solo (Solo Saxophone, paru en 1977 sur son propre label, Sweet Earth Records, puis Recollections : Ballads and Blues for Alto Saxophone, paru en 1985 sur le label suisse Creative Works) ou en duo avec son vieux camarade européen Gunter Hampel (Reeds ‘n’ Vibes, Gemini). Avec ses groupes réguliers cependant (sections rythmiques distinguées dont font partie par exemple Stanley Cowell, Kenny Barron, Hilton Ruiz, Dave Burrell, Reggie Workman, Cecil McBee, Roy Haynes, Philly Joe Jones, Warren Smith ou Freddie Waits), le saxophoniste va surtout traiter un répertoire bien établi, dont les jalons sont Fortunato, La Placita, Sweet Earth Flying, Sunshine Road et le très beau November Cotton Flower; ce sont ces thèmes et quelques standards qui forment la base de ses albums des années 1978-1980 pour le hollandais Timeless (La Placita – Live in Willisau), les japonais Baystate (November Cotton Flower) et DIW (79118 Live) ou le français Free Lance (Back to Paris). Sur Passion Flower, de 1978, il rend hommage à une de ses influences premières, Johnny Hodges, avec des reprises de classiques de Ellington et Strayhorn. En 1979, la pianiste Amina Claudine Myers interprète tout un album de ses pièces pour piano : baptisé Poems for Piano, le disque est paru sur Sweet Earth Records.

Dans les années 1980, en duo avec Mal Waldron, il réalise deux superbes albums pour Free Lance, Songs of Love and Regret (enregistré en 1985) et Much More! (enregistré en 1988); on l’entend aussi avec Ahmed Abdullah, Billy Bang, Sirone, Fred Hopkins et Andrew Cyrille au sein de The Group, incarnation tardive du Loft Jazz, dans les années 1986-87. Brown se consacre aussi aux arts visuels et à la poésie, et publie en 1984 le livre Recollections, sous-titré Essays, Drawings, Miscellanea. Mais Marion Brown ralentit aussi beaucoup ses activités à partir de la fin des années 1980; on l’entend avec le groupe allemand Jazz Cussion, et il grave deux disques pour la japonaise Venus (Offering et Mirante do Vale : Offering II); on l’entendra surtout par la suite comme invité sur certaines pièces de son fils Djinji. Il est également interviewé dans le documentaire Inside Out in the Open de Alan Roth. Mais depuis la fin des années 1990, des problèmes de santé et plusieurs opérations le tiennent éloigné de la scène; il passera ses dernières années en Floride, dans une résidence. Marion Brown s’est éteint en octobre 2010, à l’âge de 79 ans. Parmi les hommages à ce musicien hors normes, mentionnons la pièce Song for Marion Brown sur l’album de Superchunk Indoor Living en 1997, le disque Sweet Earth Flower de His Name is Alive en 2007, et Le Temps Fou du pianiste guadeloupéen Jonathan Jurion, paru en 2019.  

Je vous propose de terminer ce portrait sur cet extrait vidéo en duo avec Mal Waldron, filmée à Rennes en 1988. Quant au Viking, il devrait revenir la semaine prochaine pour un nouveau portrait. D’ici là, restez négatifs (au Covid) et abonnez-vous à mes chaînes Twitch et YouTube et à ma page Facebook. À la prochaine!

On consultera une excellent discographie de Marion Brown en ligne ici

Soulignons aussi un très bon texte sur la trilogie Afternoon of a Georgia Faun / Geechee Recollections / Sweet Earth Flying par The Bitter Southerner

vendredi 22 juillet 2022

L'Abécédaire du Viking: P comme... Prehn

Det var en søndag morgen (C'était un dimanche matin), tiré de Tom Prehn Kvartet (1967). 

On peut étudier un courant musical pendant des années, sonder ses origines, recouper les différentes collaborations de ses principaux acteurs, tenter de trouver leurs influences, leurs prédécesseurs; il y aura toujours un détail, quelque outsider iconoclaste qui échappera à notre vigilance, et le musicien dont je vous parlerai aujourd’hui dans ce nouveau portrait (ou plus exactement son groupe, son quartette) est exactement ce personnage qui est longtemps (et jusqu’à relativement récemment) passé sous mon radar dans mon exploration des origines de la musique improvisée européenne. 

Tom Prehn. 

Prehn c’est donc Tom Prehn, un pianiste danois né en 1938. Fils d’un violoncelliste devenu chef d’orchestre, compositeur et enseignant au conservatoire de musique, étudiant au conservatoire lui-même, Tom Prehn est venu au jazz sous l’influence de son demi-frère, le guitariste Ulrik Neumann. Le jazz danois était alors évidemment sous forte influence américaine, et de nombreux musiciens locaux avaient aussi dû faire carrière dans la musique populaire, dont Neumann lui-même, notamment avec le célèbre violoniste Svend Asmussen et la chanteuse suédoise Alice Babs (deux musiciens qui ont par ailleurs fait de très bons disques de jazz) au sein des Swe-Danes, un groupe surtout vocal et plus jazzé que jazz, dans un genre assez courant dans les années 60, rappelant un peu les Double Six de Paris (ou peut-être plus exactement le groupe qui avait succédé aux Double Six, les Swingle Singers). 

Le premier quartette: Fritz Krogh, Tom Prehn, Poul Ehlers et Finn Slupstrup. 

Mais lorsque Prehn transforme son trio de jeunesse avec le contrebassiste Poul Ehlers (Tom’s Trio) en quartette, c’est vers une tout autre direction qu’il va se tourner, vers le free jazz, ce qui peut sembler surprenant vu son relatif éloignement de ce qui est inévitablement le centre culturel du pays, Copenhague, là où on pouvait entendre dans les clubs les courants les plus modernes du jazz et où surgiront bientôt quelques figures de l’avant-garde, notamment le Contemporary Jazz Quartet/Quintet de Hugh Steinmetz et Franz Beckerlee ou le groupe Cadentia Nova Danica. Mais Prehn restera plutôt à Aarhus, sur la côte Est de la péninsule du Jutland, ville où il avait étudié au conservatoire; avec Ehlers et le saxophoniste Fritz Krogh, recruté au sein du sextette Jazzminerne (ou les mineurs du jazz, probablement un nom inspiré des Jazz Messengers de Art Blakey), plus le batteur Finn Slumstrup, Prehn se tourne dès 1962-63 vers l’improvisation totale. Le saxophoniste se souvient par exemple : 

Nous jouions du bebop assez ordinaire, mais un jour quelque chose d’assez étrange s’est produit : au milieu de Green Dolphin Street nous avons soudainement abandonné complètement le rythme et nous avons commencé à jouer free. Je n’ai aucune idée d’où c’est venu; je n’avais pas de table tournante, je n’écoutais pas de disques, mais je sais que Tom avait écouté le pianiste Cecil Taylor. Moi j’avais entendu Coltrane, mais c’était l’époque Kind of Blue; d’une certaine façon notre musique est née d’elle-même : on a dit que nous étions plus européens qu’américains. Nous avons probablement été inspirés par le minimalisme de la musique moderne : Poul et Tom venaient tous deux du conservatoire… 

Un autre étudiant du conservatoire à cette époque est le saxophoniste John Tchicai, le plus célèbre représentant du free jazz danois, qui allait bientôt rejoindre New York et collaborer avec certaines des figures marquantes de la nouvelle musique : Don Cherry, Archie Shepp, Albert Ayler, le New York Art Quartet et John Coltrane. Pas très loin, au Café Montmartre à Copenhague, se produisent en 1962 Albert Ayler et le trio de Cecil Taylor; mais Prehn ne cherche pas vraiment à copier ces pionniers de la musique libre; il dit par exemple : 

Dans l’art, et spécifiquement dans une musique improvisée comme le jazz, la présence d’une expression originale, personnelle, est un élément essentiel. Au Danemark, le jazz a toujours été encombré d’épigones accompagnés d’un fort complexe d’infériorité. Vous n’êtes pas vraiment reconnu avant d’avoir trouvé quel artiste américain copier. C’est quelque chose à combattre pour un musicien danois, mais ça peut aussi tourner à votre avantage. Le style de piano de Cecil Taylor était tellement puissant que je devais absolument l’éviter.

Mais il ajoute aussi :

Il a prouvé qu’il était possible de jouer du free jazz sans aller directement puiser dans la tradition afro-américaine. Il nous a ainsi offert la possibilité d’une certaine liberté. Heureusement, il aurait aussi été impossible de le copier. 

Photo: Jan Persson. 

Dès octobre 1963, le quartette enregistre deux faces pour le label Sonet, qui devait publier le disque, dont le titre aurait été Axiom. Mais lorsque l’édition et la masterisation sont complétées, les musiciens reçoivent les pressages-tests et sentent que leur musique a déjà vieilli; ils hésitent à donner le go au label, et celui-ci s’impatientant, l’album n’est finalement pas publié : il faudra attendre 2015 pour que les improvisations du groupe soient révélées au grand public, sur étiquette Corbett vs. Dempsey. 

Mais si le groupe est insatisfait des faces de 1963, c’est qu’il travaille désormais sans relâche, retiré dans la maison de campagne du pianiste près de Aarhus, tentant d’improviser un studio de fortune en collant sur les murs des matelas pour atténuer la résonance. Soucieux de documenter les progrès du groupe, Prehn se munit d’un magnétophone à bandes; deux de ces bandes seront plus tard envoyées au pianiste suédois Lars Werner, dont Prehn souhaitait solliciter une franche opinion sur le travail du quartette, et Werner devait plus tard léguer ces bandes à la Svenskt Visarkiv (archives du folklore, de la chanson populaire et du jazz suédois), qui les a conservées jusqu’à leur parution sur CD l’an dernier, encore une fois sous l’égide de la galerie Corbett vs. Dempsey. Une étonnante pièce de 44 minutes baptisée Centrifuga date d’août 1964; la longue performance est construite autour du jeu nerveux de Slumstrup, et Prehn y utilise ce qui semble être un piano préparé. 

Centrifuga, une des bandes du quartette, datée de 1964. 

Cette bande, disais-je, avait été enregistrée en août 1964; le mois suivant, en septembre, le quartette assure la première partie d’un concert de Albert Ayler («nous n’avons joué que du tout nouveau jazz», se souvient Prehn). La seconde bande du groupe publiée sur le CD paru l’an dernier date pour sa part de janvier 1965 et contient quatre parties baptisées Solhverv, le mot danois pour «solstice» (probablement d’hiver puisque la session date de janvier); la quatrième pièce sur cette bande avait été soit amputée, soit accélérée sans que Prehn se souvienne comment ou pourquoi. La session semble avoir trouvé le quartette dans une phase intense de recherches sonores: couché sous le piano, projetant le son directement sur les cordes de l’instrument, Fritz Krogh produit des sonorités surprenantes, et le groupe explore des timbres et des textures extrêmement variées; sur ce qui seraient les deuxième et quatrième «mouvements» par exemple, Krogh utilise abondamment les bruits de clés de son instrument rapproché au plus près du microphone pour créer un effet percussif et résonnant. 

Fritz Krogh. 

C’est aussi à cette époque que Prehn, avec Poul Ehlers et l’artiste visuel Mogens Gissel, crée le personnage de Kosmo, héros de bandes dessinées qui ne sont pas sans rappeler Quino, mais dans un style humoristique plus proche du nonsense, et sans paroles. Le quartette se passait d’ailleurs généralement de la parole dans ses performances, qui étaient apparemment plus prisées par les habitués des happenings dans les galeries et les salles de concert que des amateurs habitués aux cabarets enfumés où on entendait plus volontiers les groupes de jazz à cette époque (ce que fait remarquer Prehn); on entend aussi le groupe à la radio et à la télévision nationale dès 1966, l’année dont est tirée une pièce publiée en bonus sur Axiom, une pièce baptisée Percussive Anticipations, dont le titre souligne le rôle du batteur Finn Slumstrup, qui allait bientôt quitter le groupe pour se consacrer à l'enseignement. 

Le quartette croqué par Mogens Gissel (illustration au dos de l'album Tom Prehn Kvartet, 1967). 

Mais l’environnement le plus habituel pour le quartette à cette époque est le centre culturel situé au numéro 58 de Vestergade à Aarhus, baptisé Musikernes Hus (ou la Maison des Musiciens), installé dans un immeuble du 18e siècle. À l’été 1966, Preben Vang remplace Slumstrup à la batterie, et ce sera lui qui apparaîtra sur le seul disque du quartette paru à l’époque, baptisé simplement Tom Prehn Kvartet sur un label appelé V 58, en référence à l'adresse de la Musikernes Hus, et dont ce fut la seule publication (le disque avait cependant été enregistré à Copenhague). Évidemment extrêmement rare, l’album fut d’abord repris en CD par Atavistic en 2001 dans la série Unheard Music, sous la recommandation enthousiaste de Mats Gustafsson (dont on connaît la réputation de collectionneur de raretés et qui allait rédiger plus tard les notes dithyrambiques de Centrifuga & Solhverv), puis a fait l’objet d’une réédition limitée en vinyle en 2016. Les pièces de l’album suivent des structures un peu plus établies que les œuvres précédentes du quartette; à partir de 1966, dit Prehn : «Le quatuor a conservé ses moments d’improvisation spontanée, mais en même temps la musique est devenue un peu plus organisée. Composée si vous voulez. Chiffrée. Ouverte.» Sur le disque de 1967 par exemple, avec l’utilisation du vieux thème L’Homme Armé (abondamment utilisé par les compositeurs de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance), Prehn inscrit sa musique fermement au sein des traditions européennes. 

L'Homme Armé, tiré de Tom Prehn Kvartet (1967). 

C’est en février 1967 qu’avait été enregistrée cette variation sur un vieux thème médiéval cher à Dufay, Ockeghem, Josquin et Palestrina. L’année suivante, sous l’influence d’un nouveau membre occasionnel puis permanent, Jens Wilhelm (plus connu au Danemark sous son seul surnom de ‘Fuzzy’), le quartette va s’engager de plus en plus dans des performances se réclamant du happening, par exemple un concert de 1968 qui durait toute une nuit, éclaté en plusieurs scènes situées dans le même bâtiment, une performance à laquelle avait participé David Tudor, entre autres; pour la télévision, ils créent également un ballet de l’acteur Torben Jetsmark. Fritz Krogh se souvient que Prehn était à cette époque intéressé à la fusion entre les arts; le saxophoniste dit par exemple à propos de ce ballet : «C’était tout simplement l’une des choses les plus drôles que j’ai jamais vécues; souvenirs d’une époque où les grands médias n’avaient pas peur de diffuser des émissions pointues aux heures de grande écoute!». Le quartette allait rester actif tout au long des années 1970, apparaissant par exemple en 1970 même à l’Automne de Varsovie, où ils sont invités par le compositeur Witold Lutoslawski; mais le groupe vit des mutations : Poul Ehlers quitte en 1968 pour le milieu plus lucratif du rock et de la pop – c’est Finn Sigfusson qui prendra sa place; Fritz Krogh se consacre de plus en plus à sa carrière de technicien en informatique – il sera remplacé éventuellement par Holger Laumann; Tom Prehn lui-même devait concentrer ses énergies au début des années 1970 au service de la chanteuse pop Birgit Lystager, pour qui il écrit et dirige deux albums. Il décrit le tournant pris par le groupe à cette époque :

Après 1970, notre jazz n’était plus un but en lui-même. Sur la scène, pour les concerts, le jazz de l’époque était notre guide pour la trame du moment. Le liant de cette trame. Le groupe de 1967 était un groupe de jazz pur, même s’il dépendait au départ de la scène même de ces concerts classiques, de ces conventions maniérées contre lesquelles nous nous élevions alors, avec toutes les protestations et la soif de liberté qui caractérisait notre son même. Mais nous en avions aussi après la soumission de la scène du jazz danois aux vieilles cadences du jazz afro-américain. Notre son même était notre message pour ainsi dire. En musique, un message est toujours mieux véhiculé s’il vit dans une seule note et grandit avec la suivante. 

"Fuzzy", Fritz Krogh et Tom Prehn. 

Mais le moment du quartette était passé, et si Ehlers et Krogh sont tous deux revenus au jazz éventuellement, la disparition du batteur Preben Vang à la fin des années 1980 sonne la véritable fin du groupe. Tom Prehn, lui, enseigne au conservatoire et continue de composer, notamment un cycle de chansons sur des paroles de l’écrivain Svend Åge Madsen, Genever, et une pièce de chambre dans la mouvance Third Stream inspirée d’un séjour à Nairobi, Ngorongoro. Il collabore aussi avec l’autrice italienne Paulina Olsen. Passionné d’archéologie et de mythologie antique, il réalise en 2006 une suite dédiée à la déesse Diane baptisée DI’ aux claviers et en duo avec le batteur Erik Frandsen. Prehn laisse aussi des traces sur le web avec un site en forme de longue entrevue (pour qui saisit les nuances du danois dans le texte) et avec une chaîne YouTube où apparaissent quelques improvisations récentes et quelque peu atmosphériques sur des montages des bandes de son personnage des années 1960, Kosmo; les films sont crédités à un Jonathan Prehn, les arrangements à un Oliver Prehn, que je soupçonne être les fils (ou petit-fils?) de Tom. Le film le plus récent date d’avril 2021. C’est avec un petit extrait d’une reprise du thème de L’Homme armé qui date de 2016 que je terminerai donc ce portrait; j’espère que vous avez apprécié, je vous invite à vous abonner à ma chaîne Twitch, à ma chaîne YouTube et à ma page Facebook pour suivre mes prochaines diffusions! 

Kosmo & l'Homme Armé II, 2016: Tom Prehn (piano), Karina Moeller (basse), Erik Frandsen (batterie); 
Oliver Prehn (arrangements), Jonathan Prehn (film). 

vendredi 15 juillet 2022

(John Mehegan / The Jazz Epistles): Jazz in Africa Volume One (Kaz, 1959).



Kaz CD 24 (1992). 

Sur 1, 2, 3, 5, 9, 13, 14: 

John Mehegan (piano), Hugh Masekela (trompette), Jonas Gwangwa (trombone), Kippie Moeketsi (saxophone alto), Claude Shange (contrebasse), Gene Latimore (batterie), Christopher Joseph (piano sur 1), Ray Shange (pennywhistle sur 14). Johannesburg, Afrique du Sud, 1959. 

Sur 4, 6, 7, 8, 10, 11, 12: 

The Jazz Epistles

Hugh Masekela (trompette), Jonas Gwangwa (trombone), Kippie Moeketsi (saxophone alto), Abdullah Ibrahim (Dollar Brand) (piano), Claude Shange (contrebasse), Gene Latimore (batterie). Sophiatown, Afrique du Sud, septembre 1959. 

(Selon Douglas Payne, discographe de Masekela, Johnny Gertze et Makaya Ntshoko seraient respectivement contrebassiste et batteur pour cette session). 

1. Delilah (Victor Young) 6:06
2. Yardbird Suite (Charlie Parker) 3:59
3. Twelve Times Twelve (Traditionnel, arrangé par Davashe) 7:28
4. Uka-Jonga Phambili (Dollar Brand) 3:45
5. Body & Soul (Green/Sour/Heyman/Eyton) 4:08
6. Scullery Department (Kippie Moeketsi) 7:00
7. Dollars Moods (Hugh Masekela) 5:27
8. Blues for Hughie (Kippie Moeketsi) 5:55
9. Lover Come Back to Me (Romberg/Hammerstein) 3:38
10. Vary-Oo-Vum (Dollar Brand) 5:07
11. Carols Drive (Kippie Moeketsi) 5:10
12. Gafsa (Dollar Brand) 3:20
13. Old Devil Moon (Lane/Harburg) 5:30
14. Cosmic Ray (Traditionnel) 3:40

Remasterisation: Richard Austen, Downtown Studios, Johannesburg; Steve Rooke, Abbey Road Studios, Londres. 
Notes de pochette: Donald McRae. 
Pochette: 'Full Tribal Splendour', par Tony Hudson. 

Benny Goodman in Moscow (Vocalion, 1962).



Vocalion CDLK 4489 (2013). 

Benny Goodman & His Orchestra

Benny Goodman (clarinette), Joe Newman, Joe Wilder, Jimmy Maxwell, John Frosk (trompette), Wayne Andre, Willie Dennis, Jimmy Knepper (trombone), Phil Woods, Jerry Dodgion (saxophone alto), Zoot Sims, Tom Newsom (saxophone ténor), Gene Allen (saxophone baryton), John Bunch (piano), Turk van Lake (guitare), Bill Crow (contrebasse), Mel Lewis (batterie). 

Benny Goodman Quintet (1/13 à 1/16)

Benny Goodman (clarinette), Teddy Wilson (piano), Turk van Lake (guitare), Bill Crow (contrebasse), Mel Lewis (batterie). 

Benny Goodman Septet (1/18)

Benny Goodman (clarinette), Joe Newman (trompette), Vic Feldman (vibraphone), John Bunch (piano), Turk van Lake (guitare), Bill Crow (contrebasse), Mel Lewis (batterie). 

Benny Goodman Octet (2/3, 2/5)

Les mêmes, plus Zoot Sims (saxophone ténor). 

Moscou, 1-8 juillet 1962. 

CD 1: 

1. (Applaudissements / Introduction) 
2. Let's Dance (Baldridge; Stone; Bonime) 0:41
3. (Applaudissements)
4. Mission to Moscow (Powell) 2:51
5. (Applaudissements)
6. Meet the Band (Prince) 4:50
7. (Applaudissements)
8. I Got It Bad (And That Ain't Good) (Ellington; Webster) 3:36
9. (Applaudissements)
10. Why You?(Bunch) 4:00
11. (Applaudissements)
12. Titter Pipes (Newsom) 5:42

Quintet Medley: 
13. Avalon (Rose; Jolson; De Sylva) 3:06
14. Body and Soul (Green; Heyman; Sour; Eyton) 1:38
15. Rose Room (Hickman; Williams) 3:06
16. The World is Waiting for the Sunrise (Seitz; Lockhart) 3:28

17. (Applaudissements)
18. Bei mir Bist du Schoen (Secunda; Jacobs; Chaplin; Cahn) 6:51
19. (Applaudissements)
20. Stealin' Apples (Waller; Razaf) 4:01

CD 2: 

1. Feathers (Bunch) 2:56
2. (Applaudissements)
3. On the Alamo (Jones; Kahn) 5:35
4. (Applaudissements)
5. Midgets (Newman) 7:47
6. (Applaudissements)
7. One O'Clock Jump (Basie) 5:21
8. (Applaudissements)
9. Bye Bye Blackbird (Henderson; Dixon) 5:23
10. (Applaudissements)
11. Swift as the Wind (Dameron) 4:04
12. (Applaudissements)
13. Fontainebleau (Dameron) 4:31
14. (Applaudissements)
15. Meadowland (Trad. arr. Lipman) 3:33
16. (Applaudissements)
17. Goodbye (Jenkins) 2:34
18. (Applaudissements)

Producteur: George Avakian. 
Remasterisé par Michael J. Dutton à partir des bandes stéréo. 
Notes de pochette: George Avakian. 

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Chris Barber's Jazz Band: The Complete Decca Sessions 1954/55 (Lake).



Lake LACD142 (2006). 

Chris Barber's Jazz Band

Chris Barber (trombone, vocal sur 2/1), Pat Halcox (cornet, vocal sur 2/1, 2/9), Monty Sunshine (clarinette, vocal sur 2/10), Tony "Lonnie" Donegan (banjo), Jim Bray (contrebasse, sousaphone), Ron Bowden (batterie). 

Lonnie Donegan Skiffle Group

Tony "Lonnie" Donegan (banjo), Chris Barber (contrebasse, choeurs), Beryl Bryden (washboard sur 1/9, 1/10, 1/12), Pat Halcox (choeurs sur 2/7, piano sur 2/8), Jim Bray (banjo), Ron Bowden (batterie). 

Invités: 
Bertie King (saxophone alto sur 2/2, 2/3, 2/4), Ottilie Patterson (vocal sur 1/7, 1/8, 2/13, 2/14, 2/16). 

Annonceur: Harold Pendleton. 

Disque 1: Decca Studios, Londres, 13 juillet 1954; sauf 7 & 8: Decca Studios, Londres, 16 mars 1955. 

Disque 2, 1 à 10: Royal Festival Hall, Londres, 30 octobre 1954. 
Disque 2, 11 à 17: Royal Festival Hall, Londres, 9 janvier 1955. 

Disque 1: The Studio Sessions

1. Bobby Shaftoe (Trad. arr. Barber) 2:48
2. Chimes Blues (Oliver arr. Barber) 3:24
3. The Martinique (De Paris) 4:11
4. New Orleans Blues (Morton) 2:35
5. Merry Down Rag (Barber) 3:21
6. Stevedore Stomp (Ellington/Mills) 3:40
7. Weeping Willow Blues (Carter) 3:14
8. Nobody Knows You When You're Down and Out (Cox) 3:47
9. Rock Island Line (Trad. arr. Barber/Donegan) 2:27
10. John Henry (Trad. arr. Barber/Donegan) 2:05
11. Nobody's Child (Cohen/Force) 3:03
12. Wabash Cannonball (Carter) 2:16

Disque 2: The Live Sessions

1. Lord, Lord, Lord (Trad. arr. Barber) 3:39
2. Merry Down Blues (Barber) 3:46
3. Skokiaan (Msarurgwa/Glazer) 3:40
4. I'd Love It (Redman/Hudson) 3:32
5. Storyville Blues (Pinkard arr. Barber) 5:04
6. It's Tight Like That (Dorsey/Whittaker) 3:31
7. Bury My Body (Trad. arr. Barber) 3:02
8. Diggin' My Potatoes (Lawler) 3:09
9. Ice Cream (Johnson/Moll/King) 4:34
10. Oh Didn't He Ramble (Handy) 1:33
11. The Girls Go Crazy (Trad. arr. Barber) 3:47
12. I Never Knew Just What a Girl Could Do (Pecora) 4:16
13. St. Louis Blues (Handy) 2:35
14. I Hate a Man Like You (Morton arr. Patterson) 2:38
15. Salutation March (Seitz arr. Barber) 2:51
16. Reckless Blues (Lawler) 3:09
17. The World is Waiting for the Sunrise (Seitz/Lockhart) 4:35

Remasterisé par Paul Adams. 
Illustration par Mary Blood. 
Photographie de la pochette par Walter Hanlon. 
Photographies du livret tirées des archives Barber/Purser. 
Notes de pochette: Paul Adams. 

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Lionel Hampton: Chicago Jazz Concert (CBS, 1954).



CBS 465625 2 (1989). 

Lionel Hampton and his Orchestra

Lionel Hampton (vibraphone, piano, batterie), Billy Brooks, Wallace Davenport, Ed Mullens, Roy Slaughter (trompette), George Cooper, Al Hayes, Harold Roberts (trombone), Jay Dennis (saxophone alto), Bobby Plater (saxophone alto, flûte), Edwin Frazier, Jay Peters (saxophone ténor), Oscar Estell (saxophone baryton), Dwight Mitchell (piano), Billy Mackel (guitare), Peter Bradie (contrebasse), Bill Eddleton (batterie). Trianon Ballroom, Chicago, 22 juillet 1954. 

1. The Chase (Gordon) 11:48
2. Mark VII (Hampton) 5:38
3. Love for Sale (Porter) 5:46
4. How High the Moon (Hamilton-Lewis) 9:09
5. Stardust (Parish-Carmichael) 6:42
6. Wailin' at the Trianon (Hampton) 6:23

Photo: Christian Rose. 
Producteur, série I Love Jazz: Henri Renaud. 

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Dreaming the Hours Away - Clarence Williams: The Columbia Recordings Volume One (Frog, 1926-1928).



Frog DGF14 (1997). 

Joe Jordan's Ten Sharps and Flats

Ed Allen, William Logan (cornet), Joe Brown (trombone), James Nichols, Bennie Moten (clarinette, saxophone alto), Clarence Miller (saxophone ténor), Joe Jordan (piano), Mike McKendrick (banjo), Ed Berger (tuba), Jasper Taylor (batterie), Clarence Williams (commentaire parlé sur 2). New York, 8 mai 1926. 

1. Senegalese Stomp (Todd) 
2. Morocco Blues (Jordan) 

Lucille Hegamin (vocal), accompagnée par musiciens inconnus (trombone; clarinette; saxophone alto), Clarence Williams (piano), Buddy Christian (banjo). New York, 28 septembre 1926. 

3. Nobody But My Baby is Getting My Love (Williams et Razaf) 
4. Senorita Mine (Williams et Razaf) 

Clarence Williams' Jazz Kings

Possiblement Ben Whittet, Bennie Moten (clarinette), Clarence Williams (piano), Leroy Harris (banjo), Cyrus St. Clair (tuba). New York, 25 janvier 1927. 

5. Gravier Street Blues (Williams) 
6. Candy Lips (Jackson et Lauria) 

Ed Allen (cornet), Charlie Irvis (trombone), Albert Socarras (saxophone soprano sur 7, clarinette et saxophone alto sur 8), Clarence Williams (piano), Leroy Harris (banjo), Cyrus St. Clair (tuba). New York, 18 août 1927. 

7. I'm Goin' Back to Botomland (Williams et Trent) 
8. You'll Long for Me (Williams) 

Ed Allen (cornet), Ed Cuffee (trombone), Buster Bailey (clarinette, saxophone alto), Coleman Hawkins (clarinette, saxophone ténor), Clarence Williams (piano), Leroy Harris (banjo), Cyrus St. Clair (tuba). New York, 12 janvier 1928. 

9. Dreaming the Hours Away (Dulmage) 
10. Close Fit Blues (Williams) 

Ed Allen (cornet), possiblement Ed Cuffee (trombone), Buster Bailey (clarinette), Clarence Williams (piano, vocal), Leroy Harris (banjo), Cyrus St. Clair (tuba). New York, 10 avril 1928. 

11. Sweet Emmalina (Williams, Palmer et Razaf) 
12. Any Time (Jordan et Williams) 

Ed Allen, Joe Oliver (cornet), probablement Ed Cuffee (trombone), Arville Harris ou Ben Waters (clarinette, saxophone alto), Clarence Williams (piano), Cyrus St. Clair (tuba). New York, 29 mai 1928. 

13. Red River Blues (Williams) 
14. I Need You (Jackson et Williams) 

Lizzie Miles (vocal), accompagnée par Joe Oliver (cornet), Albert Socarras (flûte sur 15, saxophone alto sur 16), Clarence Williams (piano). New York, 30 juin 1928. 

15. You're Such a Cruel Papa (Williams, Piron et Perrault) 
16. My Dif'rent Kind of Man (Palmer) 

Clarence Williams' Jazz Kings

Ed Allen, possiblement Joe Oliver (cornet), Ed Cuffee (trombone), probablement Albert Socarras (clarinette, saxophone alto), probablement Arville Harris (clarinette, saxophones alto et ténor), Clarence Williams (piano, vocal sur 18), Leroy Harris (banjo), Cyrus St. Clair (tuba). New York, 1er août 1928. 

17. The Keyboard Express (Jackson) 
18. Walk That Broad (Delaney et Frisimo) 

Ethel Waters (vocal), accompagnée par Clarence Williams (piano). New York, 23 août 1928. 

19. West End Blues (Oliver et Williams) 
20. Organ Grinder Blues (Williams) 
21. Get Up Off Your Knees (Williams) 

Irene Gibbons (Eva Taylor) (vocal) & Clarence Williams Jazz Band

Joe Oliver (cornet), Omer Simeon (clarinette), Clarence Williams (piano), Eddie Lang (guitare). New York, 18 septembre 1928. 

22. I'm Busy and You Can't Come In (Williams) 
23. Jeanine I Dream of Lilac Time (Shilkret et Gilbert) 

Produit par David French. 
Remasterisé par John R.T. Davies. 
Disques tirés des collections de John R.T. Davies, Fred Booth, Keith Evans, Brian Rust et Bob Hilbert. 
Design et typographie par Rich Art. 
Notes de pochette: John Capes. 

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Red Nichols & his Five Pennies: That's a Bargain! (Living Era, 1926-1930).



Living Era CD AJA 5564 (2005). 

Red Nichols & his Five Pennies

Red Nichols (cornet), Jimmy Dorsey (clarinette, saxophone alto), Arthur Schutt (piano), Eddie Lang (guitare), Vic Berton (batterie). New York, 8 décembre 1926. 

1. Washboard Blues (Hoagy Carmichael) 3:06
2. That's No Bargain (Red Nichols) 2:42

Les mêmes, plus Miff Mole (trombone). New York, 20 décembre 1926. 

3. Buddy's Habits (Arnett Nelson, Charlie Straight) 2:30
4. Boneyard Shuffle (Hoagy Carmichael) 3:06

Red & Miff's Stompers

Red Nichols (cornet), Miff Mole (trombone), Jimmy Dorsey (clarinette, saxophone alto), Arthur Schutt (piano), Eddie Lang (guitare), Vic Berton (batterie). New York, 12 janvier 1927. 

5. Alabama Stomp (James P. Johnson) 2:53
6. Hurricane (Paul Mertz, Red Nichols) 2:55

Les mêmes, plus Tony Colucci (banjo). New York, 11 février 1927. 

7. Davenport Blues (Bix Beiderbecke) 3:02

Red Nichols & his Five Pennies

Red Nichols (trompette), Miff Mole (trombone), Jimmy Dorsey (clarinette, saxophone alto), Joe Venuti (violon), Arthur Schutt (piano), Eddie Lang (guitare), Vic Berton (batterie). New York, 3 mars 1927. 

8. Bugle Call Rag (Billy Meyers, Jack Pettis, Elmer Schoebel) 2:51

Red Nichols & The Charleston Chasers

Red Nichols (cornet), Miff Mole (trombone), Jimmy Dorsey (clarinette, saxophone alto), Arthur Schutt (piano), Dick McDonough (banjo), Joe Tarto (tuba), Vic Berton (batterie, harpophone). New York, 18 mai 1927. 

9. Delirium (Arthur Schutt) 3:10

Red Nichols & his Five Pennies

Red Nichols (cornet), Miff Mole (trombone), Jimmy Dorsey (clarinette, saxophone alto), Adrian Rollini (saxophone basse), Arthur Schutt (piano), Eddie Lang (guitare), Vic Berton (batterie). New York, 20 juin 1927. 

10. Cornfed (Bob Effros, Phil Wall, arr. Red Nichols) 2:49
11. Five Pennies (Red Nichols) 2:48

Les mêmes. New York, 25 juin 1927. 

12. Mean Dog Blues (Jackson) 3:11

Red Nichols (trompette), Leo McConville, Mannie Klein (trompette sur 13-14), Miff Mole (trombone), Pee Wee Russell (clarinette), Fud Livingston (saxophone ténor), Adrian Rollini (saxophone basse,  goofus), Lennie Hayton (piano), Dick McDonough (guitare), Vic Berton (batterie, harpophone). New York, 15 août 1927. 

13. Riverboat Shuffle (Hoagy Carmichael) 3:00
14. Eccentric (J. Russel Robinson) 2:58
15. Ida, Sweet As Apple Cider (Eddie Munson, arr. Lennie Hayton) 2:47
16. Feelin' No Pain (Fud Livingston, arr. Lennie Hayton) 2:54

Red Nichols (trompette), Miff Mole (trombone), Dudley Fosdick (mellophone), Pee Wee Russell, Fud Livingston (clarinette, saxophone ténor), Lennie Hayton (piano, célesta), Carl Kress (guitare), Vic Berton (batterie). New York, 25 février 1928. 

17. Nobody's Sweetheart (Ernie Erdman, Billy Meyers, Elmer Schoebel) 3:05

Red Nichols, Leo McConville (trompette), Miff Mole (trombone), Jimmy Dorsey, Fud Livingston (clarinette, saxophone alto), Arthur Schutt (piano), Carl Kress (guitare), Vic Berton (batterie). New York, 29 mai 1928. 

18. Panama (William H. Tyers) 3:02

Red Nichols, Leo McConville, Mannie Klein (trompette), Miff Mole (trombone), Dudley Fosdick (mellophone), Fud Livingston (clarinette, saxophone ténor), Arthur Schutt (piano), Carl Kress (guitare), Art Miller (contrebasse), Chauncey Morehouse (batterie, vibraphone). New York, 1er juin 1928. 

19. Imagination (Fud Livingston) 2:54
20. Original Dixieland One Step (Nick La Rocca, Jimmy Dale) 2:46

Red Nichols, Mannie Klein (trompette), Miff Mole (trombone), Dudley Fosdick (mellophone), Benny Goodman (clarinette, saxophone alto), Arthur Schutt (piano), Carl Kress (guitare), Chauncey Morehouse (batterie). New York, 1er février 1929. 

21. I Never Knew (Ted FioRito) 2:58

Red Nichols, Ruby Weinstein, Charlie Teagarden (trompette), Jack Teagarden, Glenn Miller (trombone), Benny Goodman (clarinette), Sid Stoneburn (saxophone alto), Babe Russin (saxophone ténor), Joe Sullivan (piano), Teg Brown (banjo), Art Miller (contrebasse), Gene Krupa (batterie). New York, 2 et 3 juillet 1930. 

22. Sweet Georgia Brown (Maceo Pinkard, Ben Bernie, Kenneth Casey) 2:45
23. China Boy (Phil Boutelje, Dick Winfree) 2:47
24. Shim-Me-Sha-Wabble (Spencer Williams) 2:55

Red Nichols & his Orchestra

Red Nichols, Ruby Weinstein, Charlie Teagarden (trompette), Glenn Miller (trombone), Benny Goodman (clarinette), Sid Stoneburn (saxophone alto), Larry Binyon (saxophone ténor, flûte), Ed Bergman, Ed Selinsky (en fait Wladimir Selinsky) (violon), Jack Russin (piano), Teg Brown (banjo), Gene Krupa (batterie), Dick Robertson (vocal). New York, 23 octobre 1930. 

25. I Got Rhythm (George Gershwin, Ira Gershwin) 2:53

Red Nichols & his Five Pennies

Wingy Manone (trompette, vocal), Red Nichols, Ruby Weinstein, Charlie Teagarden (trompette), Glenn Miller (trombone), Benny Goodman (clarinette, saxophone baryton), Babe Russin (saxophone ténor), Jack Russin (piano), Art Miller (contrebasse), Gene Krupa (batterie). New York, 10 décembre 1930. 

26. Corrine Corrina (Bo Chatman, J. Mayo Williams) 2:58

Compilé par Vic Bellerby et Ray Crick. 
Restauration sonore et remasterisation par Martin Haskell. 
Design par Studio B, The Creative People. 
Pochette par Mark Ranshaw, photographie noir & blanc gracieuseté de Pictorial Press. 
Notes de pochette: Vic Bellerby. 

vendredi 8 juillet 2022

L'Abécédaire du Viking: C comme... Cheatham

L'orchestre de Benny Carter avec My Favorite Blues, en 1941: Doc Cheatham (trompette), Vic Dickenson (trombone). 

Pour ce nouveau portrait court, j’ai décidé de vous parler du trompettiste Doc Cheatham, puisque j’ai récemment lu sa brève autobiographie (que m’a gentiment prêtée mon bon ami Félix), I Guess I’ll Get the Papers and Go Home, une autobiographie sortie à la toute fin de sa vie, en 1995-96. 

Pourquoi avoir choisi Doc Cheatham? Je dirais que c’est parce qu’il a eu un parcours à la fois typique et exceptionnel. Typique parce que comme nombre de musiciens afro-américains de sa génération il est originaire du Sud des USA, qu’il a connu les tournées dans les circuits du vaudeville des années 1920, puis avec les big bands des années 1930; parce qu’il a dû migrer vers le Nord pour trouver du travail, d’abord à Chicago puis sur la Côte Est; parce qu’il s’est éventuellement distingué, comme beaucoup d’anciens de la Swing Era, dans les orchestres Dixieland et dans ce qu’on a appelé dans les années 1950 et 60 le jazz Mainstream; parce qu’il a dû aller souvent chercher en Europe une reconnaissance qui lui manquait aux USA; et enfin parce que grâce à sa longévité quand même rare, il a, comme bien des jazzmen vieillissants, connu une notoriété tardive bien méritée. Mais son parcours est aussi exceptionnel parce que pendant une longue période, il n’a pas été considéré par ses pairs ou par la critique comme un grand soliste de jazz ou comme un improvisateur de talent; c’est qu’il s’est d’abord illustré dans les grands orchestres comme premier trompette, c’est-à-dire celui qui, au sein de ces formations, joue la mélodie (la ligne du haut sur la partition, les jazzmen disent le lead), et qui traditionnellement prend très peu de solos. Plutôt modeste, Cheatham a peut-être longtemps souffert de ce complexe, et considérait lui-même que son jeu ne s’était amélioré que vers les années 1970, époque où effectivement son nom commence à paraître beaucoup plus souvent sur les pochettes de disques. Il faut aussi dire que Doc Cheatham est un des musiciens de jazz qui ont littéralement traversé le XXe siècle, témoin et acteur de l’histoire de cette musique pendant 8 décennies; ceux qui auraient pu lui contester sa place vénérable étaient devenus assez peu nombreux au moment où il fait paraître son livre dans les années 1990 : seuls lui étaient comparables peut-être Benny Waters et Benny Carter, avec qui on a entendu Cheatham en ouverture. 


Né dans le Tennessee en 1905, Adolphus Cheatham fera ses classes à Nashville, et sera bientôt initié au cornet grâce à la fanfare organisée dans un club de son quartier. Mais il préfère vite le jazz à la musique militaire, et commence également à pratiquer le saxophone soprano en autodidacte (son premier enregistrement, avec Ma Rainey en 1926, sera au soprano; c’est aussi sa seule session comme saxophoniste). Comme il habite tout près du campus d’une école de médecine, le Meharry Medical College, il rejoint bientôt un orchestre organisé par des étudiants de celle-ci, ce qui lui vaudra son surnom; il raconte :

Ces étudiants s’appelaient tous Docteur entre eux dès qu’ils se croisaient. Naturellement j’étais devenu ‘Doc’ Cheatham et il y avait Doc Tyson, Doc Woods et Doc Bloom. Ils se foutaient de votre prénom – tout le monde s’appelait ‘Doc’ et c’est tout! Alors c’est comme ça que ça a commencé et bientôt ma mère, mon père, tout le monde s’est mis à m’appeler comme ça, gentiment.

C’est au saxophone, cette fois en Ut (saxophone en Do, entre le ténor en Si bémol et l’alto en Mi bémol), que Doc Cheatham débute véritablement comme musicien, dans la fosse des théâtres du circuit de la TOBA (la Theatre Owners Booking Association, notoire association de salles présentant des spectacles de vaudeville dans les quartiers Noirs du Sud, notamment), d’abord à Nashville même, puis à Atlantic City et à Saint Louis. 

Doc Cheatham (accroupi à gauche) avec l'orchestre du tromboniste Albert Wynn à Chicago, 1926. 

Mais comme énormément de musiciens du Sud, c’est à Chicago que Cheatham va bientôt atterrir en 1924, à une époque où le jazz de cette ville se teinte fortement de l’influence des néo-orléanais qui tiennent alors le haut du pavé dans les théâtres et les clubs du South Side; notre Doc va d’ailleurs y entendre et y côtoyer la plupart des grandes figures de l’époque : Freddie Keppard, King Oliver, Jimmie Noone et bien sûr Louis Armstrong lui-même, qu’il remplace à pied levé une fois au Vendome Theatre dans l’orchestre de Erskine Tate. (Ceux qui ont vu le documentaire de Ken Burns sur le jazz se souviendront sans doute de cette anecdote qu’il raconte lui-même à l’écran). 

C’est évidemment l’exemple d’Armstrong qui va décider Doc Cheatham à se consacrer désormais exclusivement à la trompette. Mais malgré sa proximité avec certains des acteurs majeurs de la scène de Chicago, le jeune Doc y trouve assez peu de travail et rejoint bientôt Philadelphie, puis enfin New York. Après un court passage chez Chick Webb, il va rejoindre l’orchestre de Sam Wooding, un pianiste et chef d’orchestre qui avait connu un grand succès en Europe (même jusqu’à Moscou!) et en Amérique du Sud avec la revue Chocolate Kiddies entre 1925 et 1927. Avec Wooding, Cheatham va à son tour découvrir le public européen pendant presque 2 ans, de Berlin à Istanbul (qui s’appelait encore Constantinople!) en passant par Barcelone et bien sûr Paris, où le trompettiste allait souvent passer au cours de sa carrière. Un de ses voisins de pupitre est alors le trompettiste Tommy Ladnier (qu’on connaît peut-être surtout pour son association avec Sidney Bechet), dont Cheatham apprendra plusieurs rudiments du style néo-orléanais. 

Cab Calloway et son orchestre dans I've Got the World on a String en 1932. Doc Cheatham joue les solos de trompette. 

De retour aux USA en 1930, Doc Cheatham rejoint d’abord les McKinney’s Cotton Pickers, un des orchestres les plus réputés de l’époque, dont la direction musicale venait de passer de Don Redman à Benny Carter. Mais c’est surtout son long séjour chez Cab Calloway, de 1931 à 1939, qui fera la réputation de Cheatham comme redoutable premier trompette. Ayant pris le relais de Duke Ellington au prestigieux Cotton Club de Harlem, Calloway va rapidement devenir une des plus grandes vedettes afro-américaines de cette époque, et jouer dans son orchestre assure une situation plutôt stable et relativement confortable à ses musiciens, qui ne tournent qu’en wagon Pullman; reste que les tournées dans le Sud des USA confrontent les musiciens au racisme et à la ségrégation et que les conditions de travail restent dures, à tel point que Doc Cheatham va souffrir d’épuisement en 1939 et devra quitter l’orchestre pour quelques mois de convalescence de retour à Nashville. Après un temps, il décide de rejoindre un ami tromboniste qui l’avait invité à rejoindre son orchestre à Paris; mais nous sommes en septembre 1939, et, incapable de rejoindre son camarade, Cheatham se retrouve dans un Paris en panique face à l’approche de la guerre. Il abandonne sa malle à l’hôtel et rejoint Le Havre, d’où il embarque sur un cargo en partance pour les USA. 

Doc Cheatham (en bas à gauche) avec l'orchestre de Cab Calloway. 

Revenu de nouveau à New York, il rejoint le big band que dirige brièvement le pianiste Teddy Wilson en 1939-40; il y retrouve Ben Webster, qu’il avait connu chez Calloway quelques années plus tôt, et y côtoie un trompettiste qui était un peu son disciple, Harold ‘Shorty’ Baker, qui sera plus tard soliste chez Duke Ellington, et qui invitera Cheatham à co-diriger un album pour Prestige/Swingville au début des années 1960. Après Wilson, Cheatham va passer un temps chez Benny Carter (avec qui on l’a entendu au début de cette diffusion), mais bientôt les USA entrent en guerre et Doc rejoint le service postal de l’armée. À partir de la fin de la guerre, les petits groupes remplaceront progressivement les big bands, et c’est à ce moment que Cheatham est engagé par le pianiste Eddie Heywood au Cafe Society, où son ensemble accompagne Billie Holiday; le groupe enregistre aussi pour le label indépendant Commodore, des pièces instrumentales mais aussi deux sessions avec Billie, dont ses classiques My Old Flame, I Cover the Waterfront et Embraceable You.

L'orchestre de Eddie Heywood en 1945. 

Si la deuxième moitié des années 1940 voit Doc Cheatham se dédier à l’enseignement, elles marquent aussi le début d’une période où il travaillera surtout au sein d’orchestres latins, à commencer par celui du chanteur Marcelino Guerra; il tourne avec Perez Prado en Amérique latine, puis au retour à New York il rejoint Ricardo Rey et Bobby Cruz, puis Machito. Mais Cheatham a gardé un certain goût pour Paris, et au cours des années 1950 il va souvent s’y produire, d’abord en 1950 (où il y croise Coleman Hawkins et où il remplace Buck Clayton pour un concert), puis en 1958 avec le pianiste Sammy Price, avec qui il grave quelques duos sur des pièces de Gershwin; les voici justement tous deux qui jouent un classique du répertoire de Count Basie, One O’Clock Jump 

Extraits de One O'Clock Jump par l'orchestre du pianiste Sammy Price à Enschede, Pays-Bas, octobre 1958: 
Doc Cheatham (trompette), J.C. Higginbotham, Elmer Crumbley (trombones), Eddie Barefield (saxo alto, clarinette), 
Jimmy Lewis (contrebasse), J.C. Heard (batterie). 

C’est aussi par le jazz traditionnel, qui connaît une renaissance importante dans les années 1950, que Doc Cheatham va revenir sur la scène du jazz; c’est à Boston qu’il est engagé par George Wein, qui gère un club dont le sous-sol est dédié au Dixieland (on y entend par exemple Vic Dickenson, Claude Hopkins ou Pee Wee Russell) et dont le premier étage présente plutôt des concerts modernes («c’est à cette époque que j’ai eu le plaisir de jouer aux côtés de Charlie Parker, qui travaillait au premier», raconte Doc, «je m’y suis beaucoup amusé!»). Cheatham rejoint bientôt l’orchestre du tromboniste Wilbur de Paris, qui dirige dans les années 1950 un des meilleurs orchestres de Dixieland, mettant en vedette quelques vétérans comme les clarinettistes Omer Simeon puis Garvin Bushell; avec lui, Doc va tourner jusqu’en Afrique! 

L'orchestre du tromboniste Wilbur de Paris, avec Omer Simeon (clarinette), Doc Cheatham (trompette), Sidney de Paris (tuba). 

Mais c’est sans doute plutôt au jazz qu’on appellera bientôt «mainstream» qu’on associera plus volontiers Doc Cheatham, et effectivement à partir de la fin des années 1950 on le verra au sein d’ensembles s’exprimant volontiers dans un idiome issu des années 1930 et 40; j’ai déjà mentionné le disque Shorty & Doc avec Shorty Baker, mais il accompagne aussi par exemple la chanteuse Juanita Hall au sein du groupe réuni par le pianiste Claude Hopkins pour l’album Juanita Hall Sings the Blues, avec Coleman Hawkins et Buster Bailey. On l’aperçoit aussi dans le fameux programme télé The Sound of Jazz, qui réunissait dans les studios de CBS certaines gloires de l’ère des big bands, notamment Hawkins et Billie Holiday, mais aussi Count Basie, Lester Young, Ben Webster, Roy Eldridge et Jimmy Rushing. En 1966, il rejoint aussi brièvement le sextette de Benny Goodman.

Si on a pu voir que Doc Cheatham a su être actif et refaire périodiquement surface même à des endroits où on ne l’attendait pas nécessairement, il n’est pas, jusqu’au début des années 1970, un nom très familier des amateurs; tout au plus son statut de vétéran commence-t-il à être vraiment remarqué à partir de la fin des années 1950. Mais dans les années 1970 on le verra de plus en plus souvent, aux USA comme en Europe et jusqu’au Japon, au sein d’ensembles et dans des festivals de toutes sortes, avec des anciens de chez Count Basie ou Duke Ellington, avec le Harlem Blues and Jazz Band (cet orchestre de vétérans dirigé par le tromboniste Clyde Bernhardt), avec de ses contemporains comme Earl Hines, Lionel Hampton, Buck Clayton, Vic Dickenson, Buddy Tate, Art Hodes, avec des groupes New Orleans formés de musiciens locaux (il était très apprécié par le public et les musiciens de la ville) ou d’ailleurs (danois, suisses, hollandais, suédois), et bien sûr au cours de réunions avec Cab Calloway et ses anciens comparses (Milt Hinton, Eddie Barefield, etc.). 

Doc Cheatham joue Bugle Call Rag, tiré de l'album double paru sur étiquette Jezebel, Adolphus "Doc" Cheatham
Jimmy Andrews (piano), Tom Anthony (contrebasse), Mike Burgevin (batterie). 1973. 

C’est aussi au début des années 1970 qu’il dirige de plus en plus souvent ses propres formations, la plupart du temps des quartettes où son style sobre est mis de l’avant; voici par exemple un album double de 1973 pour l’étiquette Jezebel qui s’intitule tout simplement Adolphus ‘Doc’ Cheatham, avec un intéressant livret autobiographique dont j’ai tiré certaines des photos que je vous ai présentées ce soir. En duo avec Sammy Price, son comparse des années parisiennes, il réalise deux disques pour l’étiquette de Toronto, Sackville, dont Black Beauty, dédié aux grands auteurs et paroliers afro-américains, dont Will Marion Cook, Blake et Sissle, James P. Johnson, W.C. Handy et Fats Waller. Mais même pour lui qui a gardé un esprit assez ouvert, quelques projets peuvent surprendre, par exemple ce disque de la 360 Degree Music Experience, projet de deux musiciens qu’on associe plus volontiers à l’avant-garde, le batteur Beaver Harris et le pianiste Dave Burrell; de même au début des années 1990 ce projet du saxophoniste Allen Lowe autour de la musique de Louis Armstrong et Jack Purvis, auquel participe aussi David Murray. 

Album Columbia paru en 1993: The Eighty-Seven Years of Doc Cheatham

Mais depuis la fin des années 1970, malgré toutes les tournées et les festivals, Doc Cheatham a trouvé son quartier général au Sweet Basil à New York : il y mène son quartette les dimanches pour le brunch jazz. Pour celui qui a toujours admiré les grands entertainers comme Cab Calloway et Louis Armstrong, mais aussi Henry ‘Red’ Allen, Dizzy Gillespie ou même Miles Davis («il savait contrôler un public, il les faisait manger dans sa main», avait-il dit à propos de Miles), il commence aussi à chanter et continue, encore passé 80 ans, à élargir son répertoire : «pour mon album récent chez Columbia, The 87 Years of Doc Cheatham, j’ai appris et enregistré Round Midnight de (Thelonious) Monk pour la première fois de ma carrière.» Dans la dernière année de sa vie, Doc avait enregistré et tourné avec un autre trompettiste qui n’avait que 68 ans de moins que lui, Nicholas Payton; son solo sur Stardust a reçu un Grammy posthume. Doc Cheatham est décédé le 2 juin 1997 à la suite d’un ACV, 11 jours avant son 92e anniversaire…

Doc Cheatham et Nicholas Payton jouent Stardust