Musicien
multiforme (d’où le choix de mon titre, Les cent visages de Don Cherry),
ayant effectué un parcours unique pour quelqu’un issu du monde du jazz, Don
Cherry demeure un personnage inclassable dans l’histoire musicale du XXe
siècle; c’est peut-être en raison de cette spécificité, de sa situation
résistant aux classements rapides habituellement effectués par les historiens
de tendance conventionnelle, de sa position toujours en mouvement, que la
littérature à son sujet est encore très mince aujourd’hui, plus de 25 ans après
sa disparition. Une autre clé nous est donnée par l’éditeur de la revue Blank
Forms, Lawrence Kumpf, lorsqu’il dit par exemple :
Bien que Don soit reconnu
comme un sideman de talent au sein de la New Thing, particulièrement grâce à
son travail avec le premier quartette de Ornette Coleman, son oeuvre à l’extérieur
ou dans des champs adjacents au jazz n’a reçu que très peu d’attention :
sa philosophie personnelle et ses tentatives de réorganisation, non seulement
du contenu formel des musiques improvisées, mais aussi des lieux dans lesquels
ces musiques étaient diffusées, ont été très peu comprises. Il n’y a ainsi
pratiquement aucun cadre critique pour traiter de l’implication précoce de Don dans
la World Music, une expression qu’il a lui-même utilisée de bonne heure et dont
le sens même allait fluctuer au fur et à mesure de sa codification et de sa marchandisation
dans les années 1980.
Pour cette diffusion, j’ai consulté principalement deux
ouvrages; d’abord, le
livre de Jean Francheteau, Don Cherry, Le nomade multikulti,
paru aux éditions L’Harmattan en 2020. Je n’étais pas familier avec cet auteur,
qui a aussi semble-t-il publié un livre sur John Coltrane, mais son livre m’a paru être plutôt l’œuvre d’un fan qu’une étude sérieuse et
documentée. Il est évident que l’auteur était passionné par son sujet, et il
s’est efforcé d’énumérer et de commenter presque tous les documents sonores et filmés
de Don Cherry, ainsi que de fournir une filmographie et une discographie.
Malheureusement, l’ouvrage présente plusieurs failles importantes; d’abord de
nombreuses informations sont erronées, confuses ou mal orthographiées, ce qui
est assez impardonnable à une époque où l’accès à l’information via le Web est
particulièrement facile; à la défense de Francheteau, il faut remarquer que Don
Cherry lui-même a certainement brouillé les pistes : si nous prenons par
exemple les titres utilisées pour les différentes compositions du trompettiste,
on se rend rapidement compte que, d’une part, un même titre peut être utilisé
pour deux thèmes différents (c’est le cas par exemple de Mopti ou de Infant
Happiness), et d’autre part - et pour ajouter à la confusion - un même
thème peut avec le temps recevoir plusieurs titres différents (prenons
l’exemple de cette pièce qui, jouée au temps du quartette avec Albert Ayler,
pouvait être titrée Infant Happiness (encore!) ou D.C., et qui
plus tard reparaît sous le titre Awake Nu!). Cependant, l’absence de bibliographie
et de références est un indicateur assez révélateur des faiblesses du livre, et
il est curieux qu’un travail d’édition plus sérieux n’ait pas été effectué
avant la publication de l’ouvrage, qui demeure malgré tout pour l’instant une
des seules études disponibles consacrées à un musicien aussi important. D’autre
part, Francheteau tombe souvent dans un travers critique que André Hodeir avait
baptisé «la critique d’adjectifs», qui consiste essentiellement à décrire la
musique selon les émotions déclenchées chez l’auteur; évidemment qu’utiliser
des adjectifs est utile pour décrire des œuvres (et je ne m’en priverai pas
moi-même, bien entendu), mais le recours systématique à des expressions telles
que «cette pièce est un joyau» ou «dégage une forte émotion», outre qu’il ne
soit pas d’une grande utilité à l’amateur qui rechercherait sur l’œuvre de Don
Cherry un portrait complet, juste et éclairé, finit par causer une certaine
irritation au lecteur; c’est ce qui m’est fréquemment arrivé au cours de mon survol
de ce livre, que j’ai feuilleté avec une certaine curiosité mais dont au final
la lecture me fut assez pénible.
Beaucoup plus intéressant, bien que se voulant moins
exhaustif, le numéro 6 de
la revue Blank Forms (qui fait quand même près de 500 pages),
sous-titré Organic Music Societies, met l’accent sur l’association de
Don Cherry avec sa compagne Moki, née Monika Marianne Karlsson. Abondamment illustré, le livre fait découvrir par des
photos et des reproductions d’œuvres plastiques et textiles de Moki (y compris
des affiches et des flyers pour différents concerts) l’activité
artistique et communautaire du couple; le tout est accompagné de textes
critiques, de transcriptions d’interviews avec Don Cherry, de témoignages de
proches (principalement du multi-instrumentiste Christer Bothén, collaborateur
de Cherry dès le début des années 1970, mais aussi du couple Keith et Rita
Knox, scientifiques et amis des Cherry), et d’extraits du journal et des poèmes
de Moki. De plus, on retrouve une publication de ce qui aurait dû être le
premier numéro de la Tågarp Publication, une revue multidisciplinaire
assemblée par les proches de la communauté réunie autour de Don et Moki Cherry.
Bref, c’est une fascinante fenêtre sur cette période de l’œuvre de Don Cherry
et sur le travail, encore trop méconnu, de Moki. Notons parmi les contributeurs
à ce numéro le nom du critique suédois Magnus Nygren, dont la biographie de Don
Cherry devrait, selon les rumeurs, paraître sous peu, signe peut-être qu’après
des années de négligence critique, l’œuvre et le parcours de Don Cherry
reçoivent enfin l’attention qu’ils méritent. Il faut aussi mentionner l’édition
de deux albums d’enregistrements inédits de Don Cherry dans la foulée de la
publication de Organic
Music Societies : The
Summer House Sessions et Organic Music Theatre Festival de Chateauvallon
1972,
également chez Blank Forms Editions.
À
travers ces deux sources écrites, complétées par mes propres
recherches, j’essaierai donc ici de présenter ici un survol de la carrière de
Don Cherry qui, un peu comme chez Francheteau (avec peut-être un moins de
détail mais j’espère plus de clarté et de précision), sera évidemment surtout basé
sur les enregistrements et les traces filmées laissées par le trompettiste, ce
qui est un peu inévitable : Cherry est mort il y aura bientôt 30 ans, donc
évidemment je n’ai malheureusement jamais pu le voir en concert; mais j’ai
essayé de brosser un portrait englobant le plus d’aspects possibles de sa
carrière, en me basant sur des sources fiables, notamment plusieurs articles
trouvés en ligne, et bien sûr les notes de pochette de ses nombreux albums,
dont un nombre important sont parus de façon posthume; nous y reviendrons tout
au long de cette diffusion. Comme Don Cherry est un de mes musiciens préférés,
il y a longtemps que j’ai eu envie d’écrire sur lui, mais je crois que la
difficulté d’approcher un tel personnage m’est apparue de façon assez claire
tout au long de ce travail : par quel bout saisir ce genre de musicien,
apparemment imperméable aux classements stylistiques?
Malgré tous les avatars musicaux qui ont marqué sa carrière,
Cherry est bien un musicien de jazz au départ; né à Oklahoma
City en 1936, d’une mère ayant des ancêtres autochtones (Choctaw), le
jeune Don est immergé dès son enfance dans le monde du jazz : ses parents
sont propriétaires d’un cabaret baptisé Cherry Blossom (évidemment!), cabaret
qui accueille déjà des musiciens de jazz, entre autres Charlie Christian et
l’orchestre de Fletcher Henderson. Déménagée à Los Angeles, la famille habite
ensuite le quartier de Watts, haut lieu dans les années 1940 de la scène du
jazz californien, notamment sur Central Avenue. Cherry senior trouve un travail
de barman au Plantation Club, lieu fréquenté par
certaines vedettes jazzistiques de la Swing Era, par exemple Billy Eckstine ou
Artie Shaw. Influencé par les boppers qui règnent alors sur Central Avenue, le jeune Don Cherry rejoint bientôt la Jefferson High
School; parmi ses condisciples on retrouve un jeune batteur, Billy Higgins. C’est
aussi à cette époque qu’il va entrer en contact avec Eric Dolphy et Clifford
Brown, qui seront aussi importants dans son développement. Au milieu des années
1950, il forme ses premiers groupes avec ses camarades de classe, Higgins et George
Newman, puis avec le saxophoniste texan James Clay, groupes probablement
modelés sur les Jazz Messengers de Art Blakey puisqu’il prennent le nom de Jazz
Messiahs. C’est peu de temps après qu’il adopte aussi un de ses attributs les
plus distinctifs : la trompette de poche, qu’il
se procure d’un importateur qui en avait reçu quelques modèles du Pakistan
(signe avant-coureur de ses voyages musicaux peut-être?). Dans les années 1960,
il se produira souvent plutôt au cornet, avant de tomber sur une autre
trompette de poche, celle du français Bernard Vitet, qui raconte :
Je lui ai vendu ma pocket
trompette. C’était un petit bijou incrusté d’émaux qui avait été fabriqué pour Josephine
Baker au Casino de Paris où elle faisait semblant de jouer. C’est avec cette
trompette que j’ai enregistré pas mal de disques, notamment Free Jazz (avec
François Tusques). Don louchait dessus depuis longtemps. Je lui ai vendue pour
200 dollars un jour où j’avais besoin d’argent. Il en a joué jusqu’à sa mort. J’étais
très fier.
Après le groupe avec James Clay,
c’est la rencontre d’un autre saxophoniste texan qui
sera déterminante pour Cherry; en 1958, dans un magasin de disques, il tombe
sur un jeune homme avec (comme il l’a décrit lui-même)
«une barbe hirsute et des cheveux longs, (qui) portait un manteau alors
qu’il faisait 40 degrés… J’ai eu peur de lui.» Cherry, âgé d’à peine 22 ans,
rejoint donc Ornette Coleman, personnage charismatique aux conceptions
musicales un peu révolutionnaires, d’abord pour un premier album pour le label-phare
du jazz West Coast, Contemporary, intitulé Something Else!!!, enregistré
et paru en 1958. La même année, c’est au Hillcrest Club que Cherry et Coleman
rejoignent le groupe de Paul Bley, avec Billy Higgins et un jeune
contrebassiste venu de l’Iowa, Charlie Haden. Ce que Coleman
et Cherry développent à cette époque procède du bebop tout en faisant
exploser les structures à la fois du jazz classique et du jazz moderne, cette
démarcation étant alors perçue comme une rupture avec les formes acceptables du
jazz. Cette cassure même est annoncée par les titres des disques de Coleman,
d’abord Something Else, puis Tomorrow is the Question, toujours pour
Contemporary, qui seront suivis de The Shape of Jazz to Come, Change
of the Century et This is Our Music pour Atlantic. Leur arrivée à New York en 1959, où ils se produisent
au Five Spot, déjà un haut lieu du jazz moderne qui avait accueilli les groupes
de Cecil Taylor et Thelonious Monk, cause une petite révolution dans le monde
du jazz. Enregistré en décembre 1960 et paru l’année suivante, l’album Free
Jazz fait alors figure de manifeste et donne, par un malentendu, son nom à
tout un mouvement. Parmi les huit musiciens participant au double quartette
déployé au cours de cette session, Don Cherry retrouve un de ses camarades de
l’époque de Los Angeles, Eric Dolphy. Écoutons déjà Cherry avec le quartette de
Ornette Coleman, histoire de porter attention à son style des débuts, qui
combine déjà dans une synthèse personnelle et iconoclaste les enseignements de
ses prédécesseurs, de Dizzy Gillespie à Miles Davis :
Don Cherry (trompette), Ornette Coleman (saxo alto), Charlie Haden (contrebasse), Billy Higgins (batterie).
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Par son style, Don Cherry n’a jamais
été un virtuose; c’est sur un autre plan que se situe son originalité.
On entend ici qu’il sait se débrouiller sur tempo rapide si nécessaire, mais on
entend aussi certaines des caractéristiques de son jeu nerveux, qui incorpore
volontiers certaines scories que les trompettistes d’une mouvance plus conventionnelle
chercheraient habituellement à éliminer. Autrement dit, Cherry et Coleman
recherchaient à cette époque un contact plus humain, plus instinctif que
technique avec l’instrument, ce qui explique certainement l’hostilité de la
plupart de leurs aînés envers leur musique. C’est aussi un contact spirituel avec les autres musiciens et le public que
recherche le trompettiste, ce qui devient évident à partir de la fin des années
1960 avec son utilisation de plus en plus systématique d’éléments de différentes
musiques de partout dans le monde, souvent issues de traditions dévotionnelles.
Du point de vue de sa technique, je me souviens par exemple d’une discussion
avec d’autres amateurs de jazz il y a plusieurs années où je tentais de faire
valoir que Don Cherry était un de mes trompettistes préférés, à la grande
stupéfaction de mes interlocuteurs pour qui sa technique non-orthodoxe devait
absolument l’exclure du peloton de tête. Mais je persisterai à compter Cherry
parmi mes musiciens préférés, parce que même s’il peut effectivement être
inégal par moments, je crois qu’il y a une présence, une sincérité et une joie de vivre dans sa
musique qui restent inégalées, même aux moments où il semble se chercher ou
tâtonner.
Quant à Don Cherry auteur de thèmes
et compositeur, il est intéressant de voir que cet aspect de son travail
prendra surtout de l’importance après son installation en Europe : tout au
long de sa première association avec Ornette Coleman, par exemple, c’est très
largement la musique du saxophoniste qui compose le répertoire du quartette. En
fait, c’est surtout après la rencontre de Cherry avec Moki (dont nous parlerons
plus loin) que Cherry va se mettre plus sérieusement à composer; voici par
exemple comment il décrit une session pour la radio
danoise de 1963 :
À cette époque, il m’est
arrivé une chose assez formidable : j’ai eu [pour la première fois]
l’opportunité et la liberté de créer ce que je voulais vraiment faire
musicalement. C’étaient des compositions que j’ai faites pour Radio Danemark.
[…] L’instrumentation incluait un violoncelle, qui était mon concertmaster, et il
avait choisi les autres musiciens, des musiciens classiques qui voulaient
improviser. Nous avons utilisé un tableau pour inventer les motifs et les
grilles d’accords, comme ça nous pouvions les inverser, les réorganiser en
différentes sections. Nous avions une harpe et deux cornistes, et ils
swinguaient très bien! […] c’est donc vers cette époque que je me suis mis plus
sérieusement à la composition, parce que jusqu’alors j’avais plutôt passé ma
vie à jouer les compositions des autres, ce qui m’arrangeait plutôt, mais je me
suis mis à composer pour moi-même. Je n’avais jamais eu la chance ou la liberté
de le faire à New York.
Il est vrai que l’activité de Cherry
comme compositeur avant ses voyages en Europe était assez peu
documentée : on peut compter par exemple le thème de Cherryco, entendu
en ouverture, thème enregistré la première fois avec John Coltrane en 1960 pour
l’album The Avant-Garde. Mais déjà avant ses premières tournées européennes,
l’originalité de Cherry comme organisateur de matériau musical avait commencé à
poindre, d’abord par ses collages de thèmes, qu’il nomme originalement cocktail
pieces : celles-ci font leur apparition dès le début de 1963 sur une session avec Pharoah Sanders, le pianiste Joe Scianni, le
contrebassiste David Izenzon (qui faisait déjà partie du trio de Ornette
Coleman) et le batteur J.C. Moses (qui allait bientôt tourner avec Cherry et
Archie Shepp au sein du New York Contemporary Five). Cette méthode de
composition par collage, faisant se succéder divers thèmes au sein d’une même
performance, trouvait peut-être sa source du côté de la Freedom Suite de
Sonny Rollins, dont la rencontre allait bientôt bousculer le parcours du
trompettiste; peu à peu, cette approche sera développée, notamment avec le premier
groupe européen de Don Cherry, et évoluera tranquillement en une méthode
particulière de composition qu’on peut apprécier dans les œuvres les plus
abouties du trompettiste, comme Eternal Rhythm par exemple. Il est
intéressant de noter que si cette méthode débouchera éventuellement à des
collages de musiques folkloriques de diverses origines, son inspiration première est profondément urbaine, comme le disait Cherry
lui-même : «vous tournez le coin de la rue, et il y a une autre vie qui
commence, un tout autre environnement». Les deux cocktail pieces de
1963, premières manifestations de cette technique, sont restées longtemps
inédites; avec deux autres pièces en quintette et un medley de thèmes de
Thelonious Monk par Cherry seul au piano (annonçant certaines de ses
performances européennes de la décennie suivante), elles ont finalement été
publiées sur un coffret
de Pharoah Sanders, In the Beginning, paru sur ESP-Disk’ en
2012.
Parmi les plus anciennes compositions de Don Cherry à nous
être parvenues, citons aussi deux pièces parmi les trois enregistrées en novembre
1961 pour une session avortée chez Atlantic (toujours inédite) avec le contrebassiste Henry Grimes et celui qui avait
remplacé Billy Higgins chez Ornette Coleman, Ed Blackwell, qui sera un proche collaborateur
de Cherry tout au long de sa carrière. Écoutons une de ces pièces très rares
baptisée Black Elk Speaks :
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Plus tôt en 1961, Cherry avait réalisé ses deux dernières
sessions avec Ornette Coleman, pour l’album Ornette on Tenor; l’association avec le saxophoniste l’avait placé
fermement dans le camp du jazz d’avant-garde : l’engagement des deux compères
au Five Spot, puis leur participation au festival des Newport Rebels en 1960 les
avait situés d’autant plus dans le champ gauche. Pour les journalistes de
l’époque, Ornette avec son saxophone en plastique et Cherry avec sa trompette
de poche étaient une image parfaite de l’anticonformisme de cette nouvelle
génération qui semblait vouloir bousculer toutes les règles établies. Mais
Cherry ne se contentait déjà pas uniquement de rester dans l’ombre de Coleman;
sur disque, on le retrouve naturellement auprès d’autres figures de cette
avant-garde, terme qui est justement le titre de
l’album qu’il avait co-dirigé avec John Coltrane cité plus tôt, album enregistré
à l’été 1960 mais paru seulement en 1966, et chronologiquement la première
session studio où Coltrane utilisait le saxophone soprano. Avec un autre
soprano, Steve Lacy, Cherry grave en 1961 l’album Evidence,
où le comparse de Ornette Coleman et l’ancien saxophoniste de Cecil Taylor
trouvent un terrain commun sur quatre thèmes de Thelonious Monk, une obscure
composition de Duke Ellington (The Mystery Song) et la ballade de Billy
Strayhorn, Something to Live For; Cherry et Lacy se recroiseront un peu
plus tard en Europe, notamment lors du passage de Cherry à Rome en 1966. Mais
bientôt, Don Cherry va connaître ses premiers ennuis associés à une addiction à
l’héroïne qui va le hanter tout au long de sa carrière : brièvement
emprisonné, il perd aussi sa carte de cabaret, et se voit ainsi contraint
d’abandonner le quartette de Coleman.
Momentanément de retour en Californie, Cherry y rencontre alors
un autre saxophoniste qui aura une importance capitale
pour la suite de sa carrière, Sonny Rollins. Il rejoint bientôt son
groupe : le colosse du saxophone, ayant récemment fait un retour après
quelques années en retrait de la scène, cherche alors à se moderniser quelque
peu. Engageant Cherry et Billy
Higgins, Rollins va alors explorer une approche plus ouverte à
l’improvisation, sans nécessairement abandonner les structures des standards
qui forment toujours la base de son répertoire. C’est avec Rollins que Don
Cherry se rend d’abord en Europe, en janvier 1963; nous pouvons les voir ici
dans un extrait capté alors par la télévision italienne :
Don Cherry (cornet), Sonny Rollins (saxo ténor), Henry Grimes (contrebasse), Billy Higgins (batterie).
C’est lors de cette tournée avec Sonny Rollins que Cherry rencontre Moki à Stockholm; le jazzman et la jeune
étudiante en design et amatrice de free jazz vont vite se découvrir une
connexion spéciale, et à travers les pérégrinations de Cherry dans les années
qui suivent, ils vont rester en contact, Don décidant à l’hiver 1964-65 de
partager sa vie avec Moki, d’abord dans un appartement
de Stockholm décoré par elle. C’est aussi grâce à Moki que Don est
d’abord mis en contact avec Albert Ayler, toujours lors de la tournée avec Rollins :
sur la recommandation de sa nouvelle amie suédoise, Cherry va découvrir Ayler à
Copenhague, prochaine étape de la route. À Stockholm, il avait aussi fait la
connaissance du saxophoniste iconoclaste Bengt ‘Frippe’
Nordström, qui avait accueilli Ayler en Suède l’année précédente, et
publié le premier album de l’incendiaire ténor sur son label Bird Notes. Nordström
et Cherry enregistrent alors un duo qui sera également publié sur cette
étiquette, pressée en très petites quantités (pour le disque où apparaît Don
Cherry, Psycology, on estime un pressage entre 5 et 10 copies!!!). Toujours
avec Rollins, c’est à Rome que Cherry croise pour la première fois un jeune saxophoniste argentin marqué par John Coltrane, Leandro
‘Gato’ Barbieri, qui rejoindra son quintette européen quelques années
plus tard, avant de connaître dans les années 1970 le succès que l’on sait,
infusant des mélodies traditionnelles de l’Amérique du Sud d’une ferveur toute
coltranienne.
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De retour aux USA, la position de Don
Cherry comme figure majeure du free jazz va naturellement le porter à
collaborer avec certains des acteurs émergeants de cette mouvance, à commencer
par un des premiers camarades de Ornette Coleman, originaire comme lui de Fort
Worth au Texas, le flûtiste et
saxophoniste Prince Lasha, qui fait appel à Cherry pour son album
auto-produit de 1963, It Is Revealed. Mais ce sera surtout au sein du New York Contemporary Five que Cherry va s’illustrer
en cette année 1963; groupe fondé par Archie Shepp, le NYC5 comptait comme
troisième voix le saxophoniste danois John Tchicai. C’est par ce dernier que le
quintette trouve des engagements en Europe, où seront publiés la plupart de
leurs disques. Malgré la brièveté de son existence, le groupe demeure un des
ensembles fondamentaux du free jazz, faisant le pont entre la période initiale du
free, illustrée par le quartette de Ornette Coleman, et l’époque de l’energy
music qui représentera bientôt la deuxième phase du mouvement. C’est
d’ailleurs auprès de représentants de cette deuxième tendance que Don Cherry va
s’illustrer par la suite, Shepp bien sûr, mais aussi
Pharoah Sanders, qui joue avec lui dès 1963 et qui le retrouvera plus
tard pour Symphony for Improvisers et Where is Brooklyn.
Plus encore peut-être que Shepp et Sanders, Albert Ayler incarne, dans les années 1960, un nouveau
courant parfois radical du free jazz, courant qu’on baptise parfois energy
music, mais qui chez Ayler prend aussi une dimension spirituelle qui ne
sera pas sans influencer certaines des figures de l’avant-garde, notamment John
Coltrane et Pharoah Sanders lui-même. Après avoir débuté en Europe, Ayler cause
un certain émoi lors de son arrivée à New York; son trio avec Gary Peacock et
Sunny Murray grave l’iconique Spiritual Unity pour ESP-Disk’ en juillet
1964; c’est à ce trio que se greffera Don Cherry, d’abord pour la trame sonore d’un film expérimental de
Michael Snow, New York Eye and Ear Control, avec un groupe
incluant aussi Roswell Rudd et John Tchicai, puis pour
une tournée européenne en quartette à l’automne 1964. Il est intéressant
de retrouver le trompettiste, qui était évidemment associé à la première vague
du free jazz avec le quartette de Ornette Coleman, dans cet autre quartette à la dynamique assez
différente qui marque cette fois une deuxième vague, Cherry y fournissant en
quelque sorte une forme de continuité autant qu’une qualité d’adaptation, deux
pôles qui marqueront toute la suite de sa carrière. On peut assez bien entendre
la manière dont il s’intègre au
sein du groupe de Ayler dans cette version de Children tirée de
cet album enregistré à Copenhague en septembre 1964, d’abord paru sur le label
danois Debut sous le titre Ghosts, mais aussi connu sous le titre Vibrations :
Albert Ayler: Children, tiré de Vibrations
(Ghosts), enregistré en 1964.
Don Cherry (trompette), Albert Ayler (saxo ténor), Gary Peacock (contrebasse), Sunny Murray (batterie).
Si Albert Ayler allait ensuite faire appel à son frère (lui
aussi prénommé Donald!) au sein de ses groupes, Don Cherry retrouvera le
saxophoniste ainsi que Sunny Murray sur le premier album publié sous le
nom de ce dernier, Sonny’s Time Now, pour le petit label de LeRoy
Jones (bientôt Amiri Baraka), Jihad Productions, en 1965. Mais déjà à cette
époque, le regard du trompettiste se tournait vers de nouveaux horizons, en
premier lieu l’Europe, qui avait déjà accueilli plutôt favorablement, ou en
tout cas avec curiosité, les expérimentations du New York Contemporary Five et
du quartette de Ayler. Mais si le contact initial de Cherry avec le Vieux
Continent passe d’abord par l’Europe du Nord (le NYC5 et le groupe de Ayler
étaient passés tous deux par le Danemark et la Suède), le trompettiste aura
aussi une présence parisienne marquante, étant sollicité par exemple par le
pianiste François Tusques (pour un curieux objet, un 45-tours
accompagnant une exposition du célèbre architecte Le Corbusier, La
Maison fille du Soleil) et par Krzysztof Komeda (pour la trame sonore du
film de Jerzy Skolimowski, Le Départ). Au milieu des années 1960, Don Cherry est une figure familière sur la scène parisienne,
influençant nombre de jeunes musiciens français attirés par le nouveau jazz,
notamment Bernard Vitet, Jacques
Thollot, Henri Texier et Aldo Romano. Il retrouve aussi à Paris Gato
Barbieri, et avec ce dernier et Romano, auxquels s’ajoutent le contrebassiste Jean-François
Jenny-Clark et le vibraphoniste Karl Berger, le trompettiste fonde son premier
groupe stable, qui fera ses premières armes au Chat qui Pêche, où Cherry
devient un habitué; c’est aussi avec ce quintette qu’il grave au printemps, toujours à
Paris, Togetherness, où le nom de Babieri paraît bizarrement en
premier et qui sera publié sur le label Durium en Italie. Le quintette prend
parfois le nom de ce dernier disque, mais est aussi désigné comme
l’International Quintet; ce sont en effet cinq identités nationales fortes qui
se rencontrent au sein du groupe : Cherry l’afro-américain, Barbieri
l’argentin, Berger l’allemand, Jenny-Clark le français et Romano l’italien! Au
début de leur collaboration, seul Berger pouvait communiquer en Anglais; il est
significatif que les cinq musiciens, dans leurs carrières subséquentes, aient tous
élargi leurs horizons, souvent bien au-delà du jazz. Voyons donc ce groupe remarquable
en action au festival de Bologne en mai 1965 :
Extrait de Appunti per un film sul jazz (Around
Midday) de Gianni Amico, festival de Bologne, 1965.
Don Cherry (cornet),
Gato Barbieri (saxo ténor), Karl Berger (vibraphone), Jean-François Jenny-Clark (contrebasse), Aldo
Romano (batterie).
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D’ailleurs, les trois albums de Cherry
pour Blue Note, réalisés aux USA en 1965 et 1966, sont peut-être ses œuvres
les plus durables, en tout cas celles qui ont eu la plus grande influence. Le premier, Complete Communion,
est pour moi le véritable classique de Cherry, pour plusieurs raisons; d’abord,
c’est le disque qui réalise le mieux les formes de suites, ou «pièces-cocktail»
comme nous avons vu tout à l’heure, sur lesquelles le trompettiste travaillait
depuis quelques années – deux suites ici, Complete Communion occupant la
face A et Elephantasy la face B, chacune des suites étant constituées de
quatre thèmes se succédant, s’imbriquant les uns dans les autres; ensuite,
évidemment, c’est la qualité exceptionnelle du quartette assemblé pour cette
session, organisée sans doute comme c’était le cas chez Blue Note avec le plus
grand soin, qui frappe dès les premières notes : avec comme interlocuteur un
Gato Barbieri qui s’abreuvait encore directement
à la fire music, avec la batterie de Ed Blackwell, ancien comparse de
chez Ornette Coleman qui est sans doute le batteur qui convenait le mieux à la
musique de Cherry, avec la contrebasse de Henry Grimes, qu’il avait déjà croisé
chez Sonny Rollins et qui s’affirmait alors comme un des acteurs essentiels de
la New Thing, Cherry n’aurait pu mieux choisir pour son coup d’envoi;
enfin, c’est en s’inscrivant dans un renouveau stylistique chez Blue Note, qui
était l’étiquette emblématique du hard bop, que Complete Communion va
marquer les esprits, aux côtés d’autres œuvres issues de l’avant-garde qui
seront réalisées à l’initiative du label de Alfred Lion et Francis Wolff, par
exemple Out to Lunch de Eric Dolphy, ou encore des disques de Ornette
Coleman, Cecil Taylor et Andrew Hill.
Plus ambitieux que Complete Communion, et presque
aussi réussi, Symphony for Improvisers met en scène un groupe augmenté, qu’on pourrait
comparer au fameux double quartette de Free Jazz de Coleman ou aux
groupes de John Coltrane pour Ascension ou Kulu Se Mama. À
Barbieri, Grimes et Blackwell se greffent donc Pharoah Sanders, Karl Berger et,
comme second contrebassiste, Jean-François Jenny-Clark. Au niveau de la
structure, cette symphonie se divise comme l’album précédent en deux
mouvements, chacun composé de quatre thèmes distincts.
Revenant à une forme plus conventionnelle et au quartette de
base (avec Sanders en place de Barbieri cette
fois), Where is
Brooklyn? est
peut-être le moins connu de la «trilogie Blue Note», introduisant cependant
quelques thèmes qui auront dans les années 2000 une résonance chez une plus
jeune génération : alors que The Thing prêtera son nom au trio de
Mats Gustafsson, Awake Nu et There is the Bomb apparaîtront au
répertoire de Ken Vandermark. Where is Brooklyn est aussi le premier
disque de Don Cherry dont la pochette est illustrée par
Moki, dont les œuvres apparaîtront sur de nombreuses pochettes de Don
jusque dans les années 1980, notamment celles des deux volumes de Mu, de
Organic Music Society, de Relativity Suite, de la première
édition de Brown Rice et du troisième disque de Codona; mais nous
reparlerons de tous ces disques plus loin. Pour le moment, écoutons un autre extrait
de Where is Brooklyn, The Thing :
The
Thing, tiré
de Where is Brooklyn?, enregistré en 1966, paru en 1969.
Don Cherry (cornet), Pharoah Sanders
(saxo ténor), Henry Grimes (contrebasse), Ed Blackwell (batterie).
Entre Complete Communion et Symphony for
Improvisers, Don Cherry est de retour en Europe, d’abord à Rome où il
participe, en février 1966, à un groupe exceptionnel pour
une session sous la direction du pianiste Giorgio Gaslini. Le disque Nuovi
Sentimenti (ou New Feelings Suite) permet à Gaslini, qui avait
assemblé la suite seulement la veille de la session d’enregistrement, de réunir
Cherry et Enrico Rava à la trompette, les saxophonistes Steve Lacy, Gianni
Bedori et Gato Barbieri, les contrebassistes Kent Carter et Jean-François
Jenny-Clark, et les batteurs Aldo Romano et Franco Tonani. Le mois suivant, en mars, Cherry, Barbieri et Romano rejoignent
Karl Berger et le contrebassiste Bo Stief pour une résidence au célèbre Café
Montmartre à Copenhague. Trois volumes d’enregistrements parus sur
ESP-Disk’ entre 2007 et 2009 nous permettent désormais d’entendre le travail de
ce groupe important en action.
Mais à la fin des années 1960, c’est
évidemment surtout la Suède qui est la base d’opérations de Don Cherry;
en 1970, quittant leur appartement de Gamla Stan à Stockholm pour s’installer
dans le Sud du pays, en Scanie, dans le petit village de Tågarp, à environ 25
kilomètres de Helsingborg, Don et Moki emménagent avec leurs enfants (Neneh, née
d’une précédente union de Moki, et Eagle-Eye, né en 1968) dans une ancienne école. L’installation
à la campagne est significative : pour éloigner Don du stress des tournées
et des tentations de la ville (où un héroïnomane trouve toujours de quoi
nourrir la bête qui le dévore), le choix d’un milieu proche de la nature se
pose logiquement, et la discipline d’une vie plus saine sera évidemment au cœur
de la communauté qui gravite autour de Tågarp tout au long des années 1970 :
alimentation santé, classes pour les enfants et ateliers en tous genre
cherchent à remplacer la vie nocturne et souvent chaotique propre aux musiciens
de jazz. Le couple avait déjà initié à Stockholm une
collaboration artistique assez unique, multidisciplinaire, où la musique se mêlait
aux costumes et aux œuvres textiles et picturales de Moki, mais parfois aussi à
d’autres pratiques proches du happening, incorporant des éléments de théâtre,
des projections de films, voire même des feux d’artifice à l’occasion! C’est
sous l’appellation Movement Incorporated
qu’auront lieu les premières manifestations de cette pratique éclatée, dont
Moki disait fameusement : «la scène est maison, et la maison est scène»;
c’est dans cette philosophie de la performance que s’inscrit par exemple une
volonté de faire tomber quelque peu les barrières entre la scène et la salle,
où les Cherry préfèrent un public installé sur des tapis ou des coussins plutôt
que sur des chaises ou dans des gradins. Plus tard, surtout à partir du début
des années 1970 et de l’installation à Tågarp, ces happenings colorés prendront le nom de Organic
Music Society, ou Organic Music Theatre; je vous en parlerai un peu plus en
détail tout à l’heure. Tel que documenté
de belle façon dans le numéro 6 de la revue Blank Forms, la maison scanienne achetée par Don et
Moki devient vite un lieu de rencontre, d’enseignement et d’échanges
entre cultures; le couple se dédie aussi à l’éducation alternative, particulièrement auprès des enfants, animant des ateliers dans des écoles
un peu partout en Suède, et participant à des séries éducatives pour la
télévision et la radio nationales par exemple.
Cherry n’est naturellement pas
le seul jazzman américain à profiter du
climat racial plus favorable en Europe à cette époque; Albert Ayler avait déjà
par exemple passé quelques années en Suède un peu plus tôt, et des vétérans
comme Ben Webster et Dexter Gordon allaient habiter et se produire en Europe
pour la meilleure partie des années 1960. Également installé en Suède où il
enseignait à l’université de Lund et dirigeait un big band pour la radio
suédoise, le compositeur et théoricien George Russell allait
faire appel à Cherry en 1965 pour un concert au Beethoven Hall de Stuttgart, concert publié en
deux volumes sur l’étiquette allemande SABA. Mais ce sont surtout des musiciens
locaux qui vont être les associés de Cherry jusqu’à la fin des années 1970 :
de passage à Copenhague en octobre 1965, par exemple, avec un quartette danois,
il est diffusé par la radio nationale; un enregistrement de cette courte session
relativement conventionnelle est paru sur le label Gearbox en 2020 sous le
titre Cherry Jam. À Stockholm, ce sera surtout le
groupe du saxophoniste Bernt Rosengren qui allait constituer le premier cercle autour de Don
Cherry, avec Tommy Koverhult, Torbjörn Hultcrantz, Leif Wennerström, en
plus du trompettiste d’origine turque Muvaffak (dit Maffy) Falay; Cherry
retrouve aussi en Suède Bengt Nordström, qu’il avait déjà croisé à Stockholm
quelques années plus tôt et qui rejoint occasionnellement les projets du
trompettiste. Cette période assez féconde a surtout laissé des enregistrements
parus de manière posthume, mais qui devraient occuper une meilleure place dans
le panthéon du jazz européen. C’est d’abord Brotherhood
Suite, paru sur Flash Music en 1997, collection de bandes enregistrées
entre 1968 et 1974, notamment un solo réalisé dans la structure géodésique conçue par Buckminster
Fuller pour le Moderna Museet en 1971 et un pot-pourri féroce de deux
pièces de Thelonious Monk datant de 1974. Sur Movement
Incorporated, paru sur Anagram Records en 2003, nous retrouvons
quatre pièces créées en juillet 1967, deux longues suites de plus de 25 minutes
et deux plus courtes performances; au sein du groupe on retrouve cette fois
Bengt Nordström, et sur la dernière pièce, le percussionniste turc Okay Temiz, qui deviendra au début des
années 1970 un collaborateur fidèle de Don Cherry. Live
in Stockholm, paru sur Caprice en 2013,
réunit deux suites de 1968 (la seconde incorporant des thèmes folkloriques
turcs transcrits par Maffy Falay), plus une autre performance
de 1971 sous le dôme géodésique. Cette performance, réalisée lors de l’exposition
Utopier och Visioner au Musée d’Art Moderne de Stockholm, est une trace
d’un happening assez particulier d’art vivant organisé à cette occasion par le
directeur du musée, Pontus Hultén. Le public était simplement invité à «participer
à une création musico-esthétique avec Moqui et Don Cherry», le couple et leurs
enfants habitant pour la meilleure part de la journée sous le dôme dessiné par
Fuller pendant plus de deux mois, livrant une performance permanente où les
ateliers, les sessions d’improvisation, de dessin et de peinture étaient
ouverts à tous, et en premier lieu aux proches de Tågarp comme Okay Temiz et Bengt Berger,
mais aussi les musiciens japonais des Taj Mahal Travellers. Notons aussi que
plusieurs des enregistrements de la période suédoise (surtout ceux de la fin
des années 1960) avaient été réalisés à la maison l’association des
travailleurs pour l’éducation, ou ABF-huset, édifice de Stockholm qui avait
aussi abrité auparavant le fameux restaurant et club de jazz Gyllene Cirkln
(Golden Circle). Paru en 2021 sur Blank Forms Editions,
The Summer House Sessions met à jour une bande de 1968 avec un octette
ajoutant au groupe Cherry-Rosengren un deuxième contrebassiste, Kent Carter, et
deux percussionnistes, le français Jacques Thollot et le turc Bülent Ateş. La
maison d’été en question était celle du technicien de son Göran Freese à
Kummelnäs, près de Stockholm, où il organisait parfois des sessions privées; la
version CD ajoute un deuxième disque où on peut entendre le groupe de Cherry augmenté jusqu’à onze musiciens,
et deux pièces d’un sextette sans le trompettiste.
Si Don et Moki vont
conserver un lien avec la Suède, déjà à partir de 1968-69 le couple et leurs
enfants vont partager leur temps entre Tågarp et les
USA, où Don va d’abord brièvement enseigner au Dartmouth College dans le New
Hampshire en 1970; ils s’y installeront en 1977, emménageant d’abord un loft
dans Long Island City, qui restera leur principal point de chute jusqu’à la fin
de leur relation dans les années 1980, alors que leurs étés sont habituellement
passés à Tågarp. Ces nombreux allers-retours, à
partir de cette époque, vont se refléter dans la discographie de Don Cherry,
qui va devenir de plus en plus éclatée à partir du début des années 1970. Un intéressant document filmé par la télévision suédoise illustre
bien deux aspects, deux ports d’attache du trompettiste, d’un côté le
sanctuaire de la petite communauté scanienne, de l’autre la vie foisonnante des
rues et des lofts de Queens et Harlem. Le film est intitulé Det Är Inte Men
Musik, c’est-à-dire Ce n’est pas ma musique; le titre est tiré d’une
citation de Don Cherry qui déclare devant la caméra : «En fait, ce n’est
pas ma musique, parce que c’est une combinaison de différentes expériences,
différentes cultures, et différents compositeurs qui sont impliqués dans la
musique que nous jouons ensemble, ou même que je joue lorsque je joue
seul». Voici un petit montage d’une dizaine de
minutes que j’ai fait à partir de ce documentaire, où on peut voir Don
et Moki à Tågarp, puis à New York, où Don joue au
loft de Rashied Ali, Ali’s Alley, avec le batteur et James Blood Ulmer à la
guitare; on le voit ensuite dans les rues de Harlem avec Nana Vasconcelos,
jouant pour les enfants et participant à une session impromptue avec des
percussionnistes locaux :
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Les liens que Don
Cherry développe avec des musiciens de tous horizons et sa curiosité
pour les formes musicales non-européennes vont infuser deux œuvres de grande
envergure créées pour des festivals allemands. C’est pour le festival de Berlin
en 1968 que Cherry présente ce qui reste, encore aujourd’hui probablement, son œuvre la plus ambitieuse et la plus achevée, Eternal
Rhythm, avec un ensemble de neuf musiciens, le Eternal Rhythm Group,
qui réunissait trois Allemands (le tromboniste Albert Mangelsdorff, le
vibraphoniste et pianiste Karl Berger et le pianiste Joachim Kühn), deux
Suédois (le tromboniste Eje Thelin et le saxophoniste Bernt Rosengren), un
Norvégien (le contrebassiste Arild Andersen), un Français (le batteur et
percussionniste Jacques Thollot) et deux afro-américains (Cherry lui-même et le
guitariste Sonny Sharrock). Malgré une structure avec des sections imbriquées
les unes dans les autres, un peu comme celle de Symphony for Improvisers,
Eternal Rhythm montre bien le chemin stylistique parcouru dans les deux
années écoulées depuis la période Blue Note; si les thèmes de Endless
Beginnings et Always Beginnings (qui ferment chacun une des faces)
auraient pu faire partie de ses «pièces-cocktail», les autres sections de la
suite font appel à des éléments issus de la musique balinaise (les doubles flûtes que Cherry joue dans l’introduction
et la conclusion de la première face; et les percussions extraites du gamelan
utilisées par Cherry, Berger et Thollot à différents points de l’œuvre), mais
aussi à la guitare incendiaire de Sharrock (qui a droit à sa propre section), à
des moments d’improvisation collective et à un jam bluesy pour Screaming
J, qui amène au thème final. Écoutons la première face de Eternal
Rhythm, où on entend bien l’éventail de tactiques auxquelles Cherry fait
appel :
Trois ans plus tard, en 1971, c’est pour
le festival de Donaueschingen que Cherry
présente une œuvre très différente mais à la construction similaire, Humus –
The Life Exploring Force. Ce sont cette fois des mantras indiens qui
servent de base à la pièce, chantés par Cherry et la hollandaise Loes
Mcgillycutty. L’orchestre, cette fois baptisé New Eternal Rhythm Orchestra, en
référence à la pièce de 1968, est un ensemble pan-européen qui réunissait les
trompettistes Manfred Schoof, Kenny Wheeler et Tomasz Stanko, les trombonistes
Paul Rutherford et Albert Mangelsfdorff, les saxophonistes Gerd Dudek, Peter
Brötzmann et Willem Breuker, le flûtiste et clarinettiste Gunter Hampel, le
pianiste Fred Van Hove, le guitariste Terje Rypdal, les contrebassistes Buschi
Niebergall et Peter Warren (le seul Américain de l’ensemble) et le batteur et
percussionniste Han Bennink. La présence de Brötzmann assure
des moments d’intensité maximum, tempérés par les thèmes méditatifs de Cherry,
pami lesquels on reconnaît entre autres la mélodie baptisée Orient, et
plus tard Desireless. Comme rappel, Cherry démontre un rythme indien (ou
taal) en 16 temps, le tintaal, utilisé pour chanter la mélodie du
mantra Sita Rama, reprise par l’orchestre avant le bref pandémonium
final. La performance à Donaueschingen se retrouve sur un disque Philips (plus tard sur Wergo) où elle est
couplée avec une curieuse œuvre du compositeur polonais Krzysztof Penderecki
pour la même formation, composition dont le titre, Actions, donne le
titre à l’album.
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La présence de Don Cherry en Europe à
la fin des années 1960 place le trompettiste au centre d’une véritable
explosion créative, dont on verra par exemple les traces dans le Paris de cette
époque turbulente; déjà en 1967, il y avait enregistré dans les studios de
l’ORTF une session d’une heure en trio (avec Karl Berger et le batteur Jacques
Thollot) assez révélatrice, située entre sa méthode des pièces-cocktail et ses
groupes plus dépouillés des années 1970; pour la première fois on l’entend
jouer beaucoup de piano (et même du clavecin!), annonçant certaines
performances de la décennie suivante. Dans l’après-mai
’68, on retrouve dans la capitale française un nombre important
d’improvisateurs américains, la plupart documentés par l’étiquette BYG dans sa
série Actuel, notamment Archie Shepp, Sunny Murray, l’Art Ensemble of Chicago, Alan
Silva, Frank Wright et Anthony Braxton; le premier volume de la série était
d’ailleurs signé par Cherry lui-même : il s’agissait de la première partie
de Mu, un duo avec Ed Blackwell. Quelques mois après l’enregistrement de
la session qui allait être publiée sur cet album (et éventuellement sur un
second volume), Cherry participe au festival organisé par le magazine Actuel
(qui avait d’ailleurs donné son nom à la série sur BYG); après une difficulté à
obtenir des autorisations du ministre de l’intérieur, échaudé par les récentes
manifestations de mai ’68 et de ses suites, le festival
a finalement lieu à Amougies en Belgique. Le festival se veut le
Woodstock européen, et le programme est largement construit autour de groupes
pop et rock : y participent par exemple Frank Zappa, Ten Years After,
Colosseum, Pink Floyd, Caravan, Yes, les Pretty Things, Soft Machine, Gong et
Captain Beefheart. Mais plusieurs figures de la série Actuel sont aussi
représentées, et du côté du free jazz les têtes d’affiches sont, outre Cherry,
l’Art Ensemble of Chicago, Burton Greene, Sunny Murray, Joachim Kühn, Archie
Shepp, Clifford Thornton, Sonny Sharrock et Steve Lacy. C’est dans des décors
parisiens que Cherry avait tourné, quelques années plus
tôt, dans le curieux court métrage de Jean-Noël Delamarre construit
autour d’un poème du trompettiste apparemment récité par Anthony Braxton (mais
Braxton lui-même a affirmé ne pas reconnaître sa voix sur la bande sonore), Music,
Wisdom, Love; la musique en aurait été enregistrée à la même époque que les
sessions BYG pour Mu, et le film paraîtra finalement en 1972. Je vous
propose donc de regarder un extrait de ce film, suivi d’une pièce tirée de Mu :
Don Cherry, film de Jean-Noël
Delamarre, Nathalie Perrey, Philippe Gras, filmé en 1967 et 1969, diffusé en
1972.
La trame sonore de ce court métrage a été publiée sur disque par Cacophonic,
sous-label de Finders Keepers, sous le titre du poème de Cherry, Music,
Wisdom, Love, en 2017.
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Sun of the East, tiré de Mu, First Part, BYG,
enregistré et paru en 1969.
Don Cherry (cornet, flûtes), Ed Blackwell (batterie).
On peut bien entendre, sur la trame sonore du film comme sur
les premiers duos avec Ed Blackwell, la volonté
de Don Cherry de s’affranchir du rôle de seul trompettiste, et son usage des
diverses flûtes, du piano, de la voix et de plusieurs instruments de percussion
marqueront de plus en plus son travail à partir de cette époque, jusqu’au point
où sa trompette (de poche ou non) est largement absente de certains de ses
albums des années 1970. L’usage du chant, de la voix,
deviendra notamment très important pour l’interprétation de mélodies de
traditions multiples, des mélodies d’Afrique de l’Ouest jusqu’aux mantras, du
blues jusqu’aux emprunts aux ragas du sous-continent indien, que Cherry avait
étudiés avec le maître du chant pakistanais, Pandit Pran Nath. Plus tard, Cherry
adoptera aussi le doussou n’gouni, une harpe-luth malienne proche de la kora,
en plus d’étudier d’autres instruments issus de cultures diverses, notamment
des instruments indiens comme le tabla ou l’harmonium.
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Solistes : Don Cherry (cornet), Gato Barbieri (saxo ténor).
Au sein de l’orchestre : Steve Lacy, Lew Tabackin, Charles Davis, Randy Brecker, Julius Watkins, Jimmy Knepper, Howard Johnson, Carla Bley, Kent Carter, Ron Carter, Richard Davis, Charlie Haden, Reggie Workman, Andrew Cyrille.
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Le sous-titre du livre de Francheteau qualifie Don Cherry de nomade, et on a déjà pu se rendre compte
que le musicien n’est jamais là où on l’attend. Visitant par exemple le Maroc
dès 1964, il y découvre déjà les fameux musiciens du petit village de Jajouka,
qui avaient marqué Burroughs et Paul Bowles, et qui allaient bientôt devenir
célèbres à travers un album produit par le Rolling Stone Brian Jones; dans les
années 1970, ils collaboreront aussi avec Ornette Coleman. En 1974, Don Cherry
se rend en Inde pour étudier avec le maître de la rudra-vina, Ustad Zia
Mohiuddin Dagar; plus tard la même année, rejoint par Moki et les enfants,
Cherry se rend au Japon. Mais mon but n’est pas ici de donner un itinéraire
exhaustif des pérégrinations autant géographiques que musicales de Don Cherry
(ce serait d’ailleurs impossible), mais plutôt d’illustrer par quelques
exemples l’incroyable étendue stylistique recouverte tout au long de sa
carrière, tout en mettant de l’avant son rôle de pionnier dans cette fusion
musicale des formes occidentales avec des éléments folkloriques venus de
partout dans le monde, fusion qu’on appellera plus tard World Music. Cherry
n’est pas seul à initier ce mouvement, certes, et même parmi les jazzmen on
peut trouver quelques précurseurs, par exemple le
clarinettiste Tony Scott, déjà globe-trotteur dès la fin des années
1950, et qui sera connu dans les années 1960 pour ses disques inspirés par le
Japon, Bali, l’Inde ou l’Afrique.
J’ai déjà parlé des contacts de Don Cherry avec plusieurs musiciens turcs présents sur la scène scandinave, dès la fin des années 1960; le trompettiste Maffy Falay (qu’on connaît peut-être par son groupe des années 1970, Sevda), qui était dans son groupe à cette époque, avait déjà apporté à son répertoire nombre de thèmes issus du folklore turc; on en retrouve plusieurs sur un disque gravé en Turquie même, Live in Ankara, enregistré lors d’un séjour de 1969 mais paru seulement en 1978, où Cherry est accompagné par deux musiciens locaux, Irfan Sümer et Selçuk Sun, en plus d’un fidèle collaborateur de Cherry, le percussionniste Okay Temiz. Don Cherry s’était rendu en Turquie avec Temiz et Moki en minibus depuis la Suède, donnant au passage des concerts à Paris et Milan; à Istanbul, il avait collaboré avec l’écrivain et intellectuel afro-américain James Baldwin, lui fournissant la musique pour sa mise en scène de la pièce du dramaturge canadien John Herbert, Fortune and Men’s Eyes. Toujours en 1969, on retrouve Don Cherry en Tunisie, participant à un projet du pianiste suisse George Gruntz, qui avait réalisé deux ans plus tôt en Allemagne un disque intitulé Noon in Tunisia, intéressant essai d’inclusion de la musique maghrébine au sein de structures jazzistiques; si Cherry ne participait pas à la session originale, il est malgré tout du voyage donc en 1969, avec le saxophoniste Sahib Shihab, le contrebassiste Henri Texier et le batteur Daniel Humair. Le quintette collabore évidemment sur place avec des instrumentistes traditionnels, notamment le musicologue et joueur de ney Salah El Mahdi. Voyons un extrait du film de Peter Lilienthal réalisé à cette occasion :
Extrait de Noon in Tunisia, documentaire de
Peter Lilienthal, filmé et paru en 1969.
George Gruntz (piano), Don Cherry (trompette),
Sahib Shihab (saxophone, flûte), Henri Texier (contrebasse), Daniel Humair (batterie), musiciens
tunisiens dont le musicologue et joueur de ney Salah El Mahdi.
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À la fin des années 1970, c’est un autre disque un peu
méconnu, Music / Sangam, qui place Cherry en face d’un musicien indien, le tablaïste Latif Ahmed Khan : la première face
du disque (on pourrait dire la face Music) est dédiée à quelques thèmes
de Cherry (et un d’Ornette Coleman); la face B (la face Sangam) à des
solos de tabla de Khan sobrement accompagnés par Cherry à l’harmonium. Toujours
à la fin des années 1970, Cherry trouve quelques musiciens qui s’inscrivent un
peu dans la même mouvance que lui, touchant à des musiques plurielles et sans
frontières. Par exemple, il participe au premier album de la Mandingo Griot Society, avec le joueur de kora Foday
Musa Suso et les percussionnistes Adam Rudolph et Hamid Drake; de la même
manière, Cherry collabore avec le sitariste, tablaïste et fondateur du groupe
Oregon, Collin Walcott, d’abord pour un album
sur ECM, Grazing Dreams; Cherry et Walcott avaient tous les deux étudié
avec le maître indien et joueur de sarod Vasant Rai au début des années 1970. Avec
Walcott et le brésilien Nana Vasconcelos, Cherry fonde en 1978 le trio Codona (pour COllin, DOn et NAna), qui marque
l’époque avec trois
albums, toujours parus sur ECM. Un autre album du début des années
1980 pour la même étiquette trouve Don Cherry au sein d’un assez large ensemble
dirigé par le percussionniste suédois Bengt Berger;
ce dernier avait déjà collaboré avec Cherry au sein de l’Organic Music Society
et pour l’album Eternal Now au début des années 1970. Paru en 1981, son
disque Bitter Funeral Beer présente des thèmes inspirés des musiques
funéraires des peuples birifor, sisaala et éwé du Ghana. On peut voir ce
groupe, toujours avec Cherry, dans cet extrait filmé en 1982 à Francfort :
Extrait du concert du Bitter Funeral Beer Band avec Don
Cherry à Francfort, 1982.
Parmi l’orchestre : Bengt Berger (xylophone funéraire birifor), Bosse
Skoglund (percussion), Christer Bothén (saxos ténor et baryton, percussion), Don Cherry (trompette de poche), K.
Sridhar (sarod).
Si les compositions de Bengt Berger font appel à la musique
du Ghana, Don Cherry lui avait depuis au moins l’époque des sessions pour Mu
utilisé des thèmes sud-africains, notamment des compositions du pianiste
Dollar Brand, qu’il avait croisé à Copenhague vers 1965, au retour de son
voyage au Maroc. En 1972, Cherry rejoint Brand et le
saxophoniste Carlos Ward pour une série de concerts, dont un paraîtra
sur disque au Japon; le répertoire était essentiellement composé de pièces du
pianiste. Quelques années plus tard, en 1977, Cherry
retrouvera Brand (qui commençait alors à utiliser son nom musulman,
Abdullah Ibrahim) et Ward pour un disque Chiaroscuro intitulé The Journey,
interprété par un nonette qui incluait aussi le saxophoniste Hamiet Bluiett et
le contrebassiste Johnny Dyani, compatriote de Brand lui aussi exilé en Europe.
Dyani avait d’ailleurs fait partie du trio de Cherry quelques
années auparavant, avec le percussionniste Okay Temiz, trio qui apparaît sur
deux disques parus d’abord au Japon, Orient et Blue Lake; je
crois que les extraits parus sur ces deux albums proviennent de la même
performance que cette apparition
à la télévision française pour l’émission Jazz Session en 1971, dont on
peut voir un extrait ici :
Extrait du concert de Don Cherry, Johnny Dyani et Okay Temiz au studio 104 de la Maison de la Radio, Paris, 1971.
Il est intéressant de constater que l’année suivante, en
1972, Dyani et Temiz formeront un
trio similaire avec le trompettiste sud-africain Mongezi Feza, trio dont
l’approche était fortement inspirée des méthodes de Don Cherry et qui laissera
trois albums. Johnny Dyani fera appel à Don Cherry plus
tard, à la fin des années 1970 pour son album Song for Biko,
dédié au militant anti-apartheid Steve Biko, mort en prison en 1977. On y
retrouvait aussi deux autres musiciens d’origine sud-africaine, le saxophoniste
Dudu Pukwana et le batteur Makaya Ntshoko.
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C’est au début des années 1970 que l’union
artistique entre Don et Moki va prendre le nom de Organic Music Society,
parfois Organic Music Theatre. Leurs performances de l’époque sont des
spectacles chamarrés, colorés, foisonnants et un peu bordéliques : la
scène est toujours décorée des œuvres textiles de Moki, qui fournit aussi des
costumes multicolores, en plus de souvent jouer du tampura, instrument indien
qui fournit le bourdon caractéristique des ragas. Don
lui-même, habituellement assis en tailleur sur un tapis bariolé, entouré
d’instruments (flûtes, percussions, cloches, etc), fait un peu figure de gourou
ou de chamane, au milieu des musiciens, des enfants et même parfois du chien
Stup, qui forment la troupe de l’Organic Music Society. Selon son habitude, Don
Cherry est un leader à la technique de direction très ouverte, se contentant de
lancer un thème qui sera repris par les autres musiciens au fur et à mesure de
la performance. Le percussionniste Bengt Berger raconte par exemple qu’il «n’y
avait pas de différence entre un concert et une répétition. Le but était juste de
créer de la musique, tout le temps. Et c’était d’apprendre, tout le temps!» Le genre de happening alors mis de l’avant par Don et Moki peut sembler quelque peu ésotérique, mais il portait aussi une dimension
politique, comme le rappellent par exemple Lawrence Kumpf, Magnus Nygren et Keith
Knox :
C’est aux confluents de plusieurs influences que se développe l’Organic Music Theatre, et parmi ces influences nous pouvons citer le rejet de la condition de l’artiste Noir qui prévalait aux États-Unis; l’ouverture à la musique d’autres cultures – Turque, Indienne, et Nord-Africaine; et les bénéfices du système social que les sociaux-démocrates avaient instauré en Suède. Comme l’écrit Knox à propos de Movement Incorporated : «Il y avait une préoccupation pour l’environnement et le statut véritable de la musique improvisée. S’ils ont décidé de se rassembler, c’est pour pouvoir apprendre les uns des autres, et principalement apprendre comment dissoudre les frontières artificielles imposées par les exigences commerciales au sein même du champ musical.» Alors que Movement Incorporated représentait une simple évolution des concepts de collages musicaux mis de l’avant par Don, l’Organic Music Theatre allait incarner une approche de plus en plus holistique à la production et à la distribution de la musique, faisant de celle-ci une part intégrante du milieu, de l’environnement même où elle est produite.
La musique de Don Cherry n’a jamais été
véritablement engagée, et les considérations politiques sont rares dans son
discours qui porte habituellement un message spirituel plus que politique. Mais
face au racisme et aux inégalités rencontrées partout dans le monde, il
maintient une position consciente des enjeux et des combats à mener, comme il l’articule
par exemple dans un extrait d’une interview avec Keith Knox à cette époque :
La politique cause problème parce qu’elle ne vient que de l'idée. On ne ressent pas en politique, il faut seulement penser, l’action vient uniquement de l'idée. Mais pour contredire la politique il y a le spirituel et c’est une balance, ils sont tous deux essentiels. Je dis ça à propos du mouvement Noir en Amérique, je pense qu’il est essentiel. Moi je suis vraiment impliqué dans la musique et je sens que la musique devrait être libre de la politique, parce que c’est une direction que j’estime contradictoire, alors ça devrait automatiquement être libre de la politique et aussi séparé de la culture. La culture c’est à vendre.
Photo: Guy Le Querrec.
C’est avec les fidèles qui appartiennent à la communauté qui
gravite alors autour de Tågarp, et parfois des amis venus d’un peu
partout (comme Nana Vasconcelos, joueur de berimbau
et fréquent collaborateur de Cherry à cette époque, ou encore une troupe de
théâtre de marionnettes issue du fameux quartier autogéré de Christiania, à
Copenhague), que Don et Moki vont sillonner les routes européennes, soit en minibus, soit dans l’incontournable
caravane motorisée qu’on associe presque automatiquement à cette
époque. Cette phase assez «hippie» de la carrière de Don
Cherry est illustrée par l’album double Organic
Music Society, paru sur l’étiquette suédoise Caprice, mais aussi par
son passage au festival de Chateauvallon en 1972, dont l’enregistrement par
l’INA est paru l’an dernier sur Blank Forms Editions; on pourrait aussi citer l’apparition
de l’Organic Music Theatre à la télévision italienne, en 1976 (parue en album sous le titre Om
Shanti Om en 2020), ou encore cet extrait particulièrement coloré
(et en couleurs!) du Jazz Jamboree en Pologne en 1973 :
La dernière pièce entendue sur cet
extrait vidéo fermait déjà l’enregistrement d’une des œuvres majeures de Cherry,
la Relativity Suite, d’abord crée au cours d’ateliers
ouverts au public à New York, à la fin novembre 1972, puis enregistrée en
février suivant sous l’égide de la Jazz Composer’s Orchestra Association (JCOA,
aussi le nom du label). Avec un ensemble de 17 musiciens, incluant un quintette
à cordes, Cherry réalise cette
suite en 7 mouvements qui, comme Eternal Rhythm cinq ans
auparavant, fait appel à des influences multiples : Inde pour Trans-Love
Airways et Tantra (avec un solo déchaîné de Frank Lowe), Afrique
pour Mali Doussn’gouni, Chine pour The Queen of Tung-Ting Lake (qui
nous fait entendre le zheng ou cheng, instrument à cordes voisin du koto
japonais, joué ici par Selene Fung), et même l’œuvre de Tokien pour la finale, March
of the Hobbits (qu’on a entendue tout à l’heure au Jazz Jamboree, et qui
sur le disque mettait en vedette Ed Blackwell)! Le saxophoniste Joe McPhee,
absent sur l’enregistrement mais présent pour les répétitions de la suite
quelques mois auparavant, témoigne des méthodes de composition et de direction
employées par Don Cherry :
Toutes les
parties nous étaient chantées. Il n’y avait pas de partitions ou de notes,
d’aucune façon. Don chantait une section, et nous devions la répéter; ça se
passait de cette façon, avec allers et retours, jusqu’à ce que nous ayons
internalisé le morceau […] Je ne me souviens pas de titre donné à aucune
section à ce moment; ça c’est venu plus tard. Nous avons réalisé après quelques
jours comme ça qu’une image, un visuel, représentait une certaine section de
l’œuvre. Les musiciens devaient se souvenir de toutes les modulations pour
chaque pièce - chacune identifiée par une bannière. Les drapeaux étaient
énormes - ce n’étaient pas des petits fanions qu’on agite, mais ces grandes
tapisseries. Il y avait aussi des signaux manuels. C’était très complexe!
Certains
thèmes de la Relativity Suite seront recyclés la même année par Don
Cherry pour sa participation à la trame sonore du
film initiatique et halluciné de Alejandro Jodorowsky, The Holy Mountain (La Montagne
sacrée), notamment la ballade Desireless (jouée par Carlos Ward),
dont la mélodie avait déjà été utilisée quelques années plus tôt pour les
pièces Orient et Humus (j’ai parlé au début de la difficulté à
identifier les thèmes des compositions de Don Cherry…). Si certaines des pièces
entendues dans le film semblent provenir du même enregistrement que la Relativity
Suite, une session a aussi été dédiée spécialement à la trame sonore, selon
le témoignage de Christer Bothén qui raconte comment Jodorowsky lui-même avait
tenu à diriger certaines des pièces (dont l’interprétation était parfois
improvisée sur les images mêmes du film, projetées sur écran) et avait
développé une curieuse technique pour communiquer ses directions à Don Cherry,
faisant courir ses doigts dans le dos de ce dernier de différentes manières
selon l’atmosphère voulue. Voici un des thèmes qui fut utilisé dans une scène de La Montagne Sacrée, dans sa version tirée de l’album Relativity Suite paru sur JCOA en
1973 avec un solo de Charlie Haden, Trans-Love Airways :
Trans-Love Airways,
tiré de Relativity Suite, JCOA, enregistré et paru en 1973.
Solos: Don Cherry (voix), Charlie Haden (contrebasse).
Dans l’orchestre : Charles Brackeen, Carlos Ward, Frank Lowe, Dewey
Redman, Leroy Jenkins, Carla Bley, Ed Blackwell, Paul Motian, Moki Cherry (tampura).
C’est
également à cette époque que Cherry participe au
disque de Michael Mantler No Answer, basé sur le roman de Samuel Beckett How It Is;
poursuivant d’une manière plus sobre le travail initié par Carla Bley avec Escalator
Over the Hill, Mantler propose alors d’intéressants projets autour de
textes littéraires, dont The Hapless Child (écrit et illustré par Edward
Gorey) et Silence (adapté de Harold Pinter). No Answer était le
premier de ces projets, et le deuxième titre du catalogue du label WATT, fondé
par Mantler et Carla Bley. Don Cherry n’en était d’ailleurs pas à sa première
participation à des projets littéraires ou poétiques – on se souvient par
exemple de son poème Music, Wisdom, Love pour le film de Jean-Noël
Delamarre, mais il collabore aussi avec
Allen Ginsberg par
exemple, qui tente une mise en chansons des poèmes de William Blake sur Songs
of Innocence and Experience, en 1970. Dans les années 1980, c’est pour une
chanson du poète Brion Gysin mise en
musique par Ramuntcho Matta que Cherry prête sa voix et sa trompette; plus tard, dans
les années 1990, Cherry réalise quelques pièces avec les pionniers du rap, les Watts Prophets (Watts étant évidemment le quartier de Los Angeles où
Cherry avait passé sa jeunesse); il apparaît aussi sur un disque du poète Ira
Cohen. La curiosité de Cherry le pousse d’ailleurs à des collaborations parfois
surprenantes, l’emmenant occasionnellement assez loin du champ jazzistique ou
des fusions musicales universalistes qu’il pratique habituellement. Du côté de
la musique dite «sérieuse», par exemple, on retrouve des expérimentations avec la musique électronique de Jon Appleton pour l’album Human Music, paru
en 1970, alors que Appleton et Cherry étaient tous deux enseignants au
Dartmouth College. La rencontre avec le
pionnier du minimalisme, Terry Riley, dont la pièce In C aura une grande influence sur
plusieurs mouvements musicaux européens des années 1970, était presque
inévitable; Riley et Cherry étaient par ailleurs tous deux disciples du maître
de la musique indienne Pandit Pran Nath. Déjà en 1967, pour un duo avec le
tromboniste Albert Mangelsdorff, Cherry avait utilisé un thème de Riley; il en
enregistrera un autre sur Organic Music Society quelques années plus
tard. Le trompettiste et le compositeur jouent ensemble pour la première fois à
Copenhague en 1970, en compagnie de trois musiciens locaux; ils se retrouveront
à Cologne en 1975 pour une émission de la radio ouest-allemande, la WDR; des
enregistrements de ces deux rencontres existent, publiés de manière
non-officielle. En 1988, c’est pour une œuvre des Allemands Heiner Goebbels
(compositeur) et Heiner Müller (dramaturge), Der
Mann im Fahrstuhl (L’Homme dans l’ascenseur) que Don Cherry sera plongé dans un
univers assez proche des projets de Michael Mantler, cette fois avec des
musiciens issus la scène expérimentale (Arto Lindsay, Fred Frith, Charles
Hayward) et de l’avant-garde issue du jazz (George Lewis, Ned Rothenberg). Mais
en parallèle à ces projets de musique contemporaine, on va aussi entendre
Cherry avec des artistes issus du rock et de la music pop à l’occasion, par
exemple avec Frank Zappa et les Mothers of
Invention, avec
le guitariste de Gong, Steve Hillage, avec Lou Reed, avec Ian Dury and the Blockheads, avec le groupe néo-psychédélique Bongwater, avec le
chansonnier Joe Henry, et naturellement avec
Rip, Rig & Panic, qui mettait en vedette la fille adoptive du
trompettiste, Neneh Cherry. Avant même de rejoindre ce groupe, Neneh avait
chanté avec le groupe punk The Slits; en
1979, Don avait même participé à une de leurs tournées un peu anarchique, aux côtés des
artistes reggae/dub Creation Rebel et Prince Hammer!
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Si la fusion réalisée par Don Cherry englobe des formes folkloriques
issues de plusieurs cultures, elle n’exclut pas certaines intersections avec
les formes populaires occidentales, comme celles qui seront intégrées au jazz
des années 1970, ce jazz qu’on nomme d’ailleurs parfois Fusion, justement. Mêlant
chants incantatoires, rythmes funky, sonorités électriques et le ténor
parfois virulent de Frank Lowe aux tactiques cherryesques développées depuis la
fin des années 1960, Brown
Rice est un des albums les plus
réussis, pour ne pas dire accessibles, de la
carrière du trompettiste. La pièce-titre trouve Cherry susurrant des paroles
par-dessus un motif de gamelan, une basse remplie d’effets et le ténor hurlant
de Lowe. Malkauns se déroule sur près de 14 minutes sur le drone
persistent joué par Moki au tambura, accompagnant les solos de Charlie Haden
qui ouvrent et ferment la performance, encadrant un dynamique trio avec Cherry
à la trompette et Billy Higgins à la batterie. Degi-Degi fait entendre
la trompette de Cherry modifiée par des effets sur fond d’un ostinato de piano
électrique et de basse qui ne sont pas sans rappeler le travail de Herbie
Hancock à l’époque Mwandishi. Quant à Chenrezig, c’est un chant
incantatoire qui laisse ensuite la place à des solos de Cherry et Frank Lowe
(ce dernier toujours en mode fire music). Écoutons cette
dernière pièce :
D’abord
publié en Italie, Brown Rice sera surtout largement distribué dans son
édition américaine sur A&M Horizon, sous le seul titre Don Cherry. Pour
le même label, Cherry enregistre par ailleurs à cette époque un duo avec son
ancien camarade de chez Ornette Coleman, Charlie Haden, duo paru sur son album The
Golden Number. Plus commercial et moins réussi, le prochain album de Don Cherry, Hear and Now, paru sur
Atlantic, voit Cherry un peu noyé dans de grands groupes de studio où on
reconnaît les noms de Michel Brecker (quand même assez efficace sur la pièce Mahakali),
Marcus Miller, Lenny White et Tony Williams. Certains des thèmes de cet album
seront repris plus tard dans un
contexte qui convenait peut-être un peu mieux à la musique de Cherry lors d’un concert au Moderna Museet
en janvier 1977, dont l’enregistrement a été publié par le label Mellotronen en
2014 sous le titre Modern Art. Pour ce concert, Cherry retrouvait
certains de ses compères de l’époque de l’ABF-huset, par exemple Tommy
Koverhult (ici à la flûte) et le contrebassiste Torbjörn Hultcrantz, ceux-ci
rejoints par le guitariste Georg Wadenius (ancien membre de Blood, Sweat and
Tears) et par le percussionniste Per Tjernberg (alors membre du groupe
fusion/progressif Archimedes Badkar), entre autres.
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Mais
après la forte vague du jazz fusion qui avait déferlé sur le monde du jazz
depuis le début des années 1970, certains groupes allaient se former dans la
seconde moitié de la décennie qui annonceront un
renouveau du jazz acoustique. Parmi ces ensembles on retrouve un quartette d’anciens
comparses d’Ornette Coleman, baptisé Old and New Dreams; en plus de Don Cherry,
on y trouve Dewey Redman, Charlie Haden et Ed Blackwell. Le répertoire du
groupe inclut des classiques de Ornette comme Lonely Woman ou Happy
House, mais aussi des compositions des membres du quartette, notamment deux
thèmes de Cherry, Guinea et Mopti. Réalisant un premier album éponyme pour Black Saint en 1976, le groupe va tourner
épisodiquement, surtout en 1979-80, faisant aussi paraître deux disques pour
ECM; reformé occasionnellement dans les années 1980, Old and New Dreams est
enregistré une dernière fois à l’occasion d’un Ed Blackwell Festival à Atlanta
en 1987; leur album A Tribute to Blackwell est paru sur Black Saint
l’année de la mort du batteur, en 1992. Don Cherry rejoindra aussi une nouvelle mouture du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden; il est présent sur
leur album The Ballad of the Fallen, réalisé en 1982 pour ECM. Blackwell et Cherry s’étaient souvent retrouvés depuis l’époque de Mu, et ils réalisent en
1982, toujours pour ECM, El
Corazon, une sorte de suite à leur
session française de 1969. Le trompettiste apparaît
par ailleurs en invité surprise lors d’un concert de Blackwell à Oakland en
août 1992, quelques mois seulement avant la mort du batteur; on peut entendre
la performance sur un disque posthume, What It Be Like? Il est
significatif que Cherry ait été présent pour cette ultime performance auprès
d’un de ses plus fidèles collaborateurs; écoutons Blackwell au sein de Old and
New Dreams, en vedette sur cette version d’un thème de Don Cherry, Mopti :
Don Cherry (piano, trompette), Dewey Redman (saxo ténor), Charlie Haden (contrebasse), Ed Blackwell (batterie).
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Ces
activités avec des anciens de chez Ornette
Coleman allaient
être le prélude à une brève réunion du quatuor original du saxophoniste à la
fin des années 1980. Avec Cherry, Haden et Billy Higgins, le saxophoniste
retrouve son groupe californien de 1958-59; c’est cette réunion qui est
documentée sur le premier disque de In All Languages, album double paru
en 1987; quelques concerts suivront, dans les festivals européens notamment, et
un CD double paru sur le label Domino en 2010 documente le même quartette en
Italie trois ans plus tard.
Parmi
les vétérans du free jazz avec lesquels Don Cherry va aussi collaborer dans les
années 1970 et 1980, mentionnons son
ancien vibraphoniste, Karl Berger, qui dirige pour le festival de Donaueschingen en 1979
un Woodstock Workshop Orchestra où, en plus de Cherry, on retrouve par exemple
George Lewis, Leroy Jenkins, Lee Konitz, Oliver Lake et les percussionnistes Trilok
Gurtu et Peter Apfelbaum. La même année, à Paris, Cherry et Charlie Haden
croisent le batteur Masahiko Togashi dans un de ses rares séjours à
l’extérieur du Japon pour un album baptisé Song of Soil; quelques années
plus tard, en 1986, c’est à Tokyo même que le trompettiste retrouve le batteur
pour un concert au Yubin Chokin Hall avec deux autres Américains de passage,
Steve Lacy et Dave Holland; le concert sera publié sur disque sous le titre Bura
Bura. Au début des années 1980, Don Cherry rejoint un violoniste et figure importante du loft jazz de
l’époque, Billy Bang, pour un album publié sur le petit label Anima, Untitled
Gift, avec le contrebassiste Wilber Morris et le batteur Denis Charles; on
retrouve notamment sur le disque deux compositions de Ornette Coleman; le
quartette donnera quelques rares concerts par la suite : on retrouve par
exemple sur YouTube une performance de 45 minutes de 1984 du même groupe. Pour
le festival de Willisau en 1980, Cherry retrouve son ancien camarade
du New York Contemporary Five, John Tchicai, et un trio de pionniers suisses du
free jazz, Irène Schweizer, Léon Francioli et Pierre Favre; retrouvée des
années plus tard par Schweizer, la bande sera publiée sur le label Intakt en
2016 sous le titre Musical Monsters. En 1984, c’est une nouvelle réunion
pour Cherry, cette fois avec le
saxophoniste de la Relativity Suite et de Brown Rice, Frank Lowe, pour son album Soul Note, Decision
in Paradise, curieux essai post-bop pour le saxophoniste anciennement
incendiaire qui avait jadis dialogué avec Rashied Ali.
Mais la
période est quelque peu à la nostalgie, aux relectures et aux hommages aux
pères fondateurs du bebop, par
exemple Thelonious Monk, alors enfermé dans un mutisme qui durait depuis
plusieurs années, et qui allait disparaître en 1982. C’est sous l’égide de
Verna Gillis et Soundscape qu’aura lieu un double concert à la Columbia
University à New York en novembre 1981 avec un concept intéressant : le même groupe de sept musiciens ou à peu près, qui durant quatre sets
interprète des compositions de Monk, chacun des sets mettant en vedette un
pianiste d’horizons différents, soient Muhal Richard Abrams, Barry Harris,
Anthony Davis et Mal Waldron. Au sein de l’ensemble surtout constitué de
spécialistes du répertoire monkien (Charlie Rouse, Ben Riley, Steve Lacy,
Roswell Rudd), Don Cherry fait un peu figure de Fou du
Roi, livrant des solos plutôt échevelés et se montrant parfois brouillon au
sein d’un répertoire qu’il avait pourtant souvent intégré à sa musique; il est
déjà plus à l’aise au cours du deuxième concert de cette soirée, soit les sets
de Anthony Davis et de Mal Waldron. Le trompettiste va aussi se montrer un peu plus
solide lors de retrouvailles avec Charlie Rouse sur
deux pièces d’un concert de 1988 (donc 6 ans après la disparition de Monk),
concert à San Francisco au cours duquel on entend Cherry sur ‘Round Midnight
et Epistrophy, deux des six thèmes de Monk joués ce soir-là; le
concert s’avèrera être la dernière performance enregistrée par le vétéran
saxophoniste et paraîtra plus tard de façon posthume sur étiquette Landmark. Mais le type de groupement de vedettes
(ou All-Stars) mis de l’avant pour le projet Monk convient habituellement peu à
Don Cherry, dont l’univers singulier s’accommode mieux de contextes de
coopération que de situations de compétition. Une exception à cette
incompatibilité seraient peut-être ces concerts
de 1983 réalisés par les Sun Ra All-Stars, où le célèbre Homme de Saturne avait invité de fortes
personnalités du jazz à intégrer son propre univers musical. Au sein de
l’ensemble, on retrouve des membres, présents ou passés, de l’Arkestra de Sun
Ra, dont Marshall Allen, John Gilmore, Eloe Omoe et Clifford Jarvis, en plus de
Don Cherry, Lester Bowie, Archie Shepp, Richard Davis, Philly Joe Jones et Don Moyé.
Ces singuliers All Stars se produisent dans des festivals européens en octobre
et novembre 1983, notamment à Milan, Zurich, Berlin, Paris et Montreux. On peut
voir un extrait de Don Cherry au sein de ce groupe en concert à Berlin, d’abord
en duo avec Philly Joe Jones, puis au sein de l’ensemble qui joue un thème de
Sun Ra, Somewhere Else :
Six ans plus tard, cette fois avec une version complète de l’Arkestra, Don Cherry va retrouver Sun Ra en studio pour A&M (étiquette pour laquelle Cherry réalise aussi Art Deco et Multikulti); encore une fois c’est sur le terrain de Sun Ra qu’à lieu la rencontre avec une majorité de ses compositions; 7 pièces paraîtront sur Purple Night, et 5 autres sur un disque d’inédits paru plus tard sur Rounder, Somewhere Else.
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Dans les années 1980 et 1990, Don
Cherry, installé
à San Francisco depuis sa séparation avec Moki, va voguer entre d’un côté des
groupes plutôt acoustiques dans l’esprit du free jazz classique et de l’autre des
productions à la facture plus commerciale rejoignant d’une certaine façon ce
qu’on commence alors à appeler Worldbeat. C’est le cas par exemple de Home Boy – Sister Out, enregistré à Paris et paru sur Barclay en 1985, sur
lequel Cherry chante Call Me, sur des paroles de la chanteuse pop
franco-uruguayenne Elli Medeiros, mais aussi du reggae (Reggae to the High
Tower), du funk (I Walk) et du rap (Treat Your Lady Right);
plus réussis sont la première version de Art Deco et Bamako Love,
pièces où on retrouve un peu plus le style planant associé à la musique du
trompettiste. À la toute fin des années 1980, c’est le concept «Multikulti» que
Don Cherry met de l’avant pour désigner son approche, qui prolonge évidemment
les méthodes qui sont les siennes depuis deux décennies. C’est notamment avec
le saxophoniste, pianiste et percussionniste Peter Apfelbaum et son
Hieroglyphics Ensemble que Cherry va trouver le véhicule pour faire entrer son
World Jazz dans la nouvelle décennie. Sur son album de 1990, intitulé justement Multikulti, Cherry ratisse large encore une
fois, se faisant conteur pour Multikulti Soothsayer, invitant son fils
David à jouer des synthétiseurs sur Birdboy et utilisant Apfelbaum et
son groupe comme accompagnateurs pour deux pièces, Until the Rain Comes (chantée
par Ingrid Sertso) et Divinity Tree. De plus petits groupes, où on
entend par exemple le saxophoniste Carlos Ward et le tubiste Bob Stewart,
donnent une sonorité plus proche du jazz conventionnel pour la composition de
Ward, Pettiford Bridge (probablement un hommage au contrebassiste Oscar
Pettiford) et pour la très belle dédicace au chanteur zimbabwéen, Dedication
to Thomas Mapfumo. De courts intermèdes permettent d’entendre Cherry en
solo à la trompette, à la flûte, au mélodica ou au piano, et apportent des
pauses judicieuses dans ce disque qui se veut un résumé très accessible de
l’art polymorphe de Don Cherry. Réduisant
le Hieroglyphics Ensemble à un quartette avec Apfelbaum, le bassiste Bo Freeman et le batteur
Joshua Jones, Don Cherry va tourner en 1991, utilisant le nom Multikulti pour
cet ensemble et apparaissant par exemple dans des festivals à Stuttgart et
Hambourg.
Les collaborations de Don
Cherry à des
projets venus de tous horizons s’inscrivent évidemment aussi dans ce grand «multi-kulti».
En 1982, il est invité spécial du saxophoniste et chanteur camerounais Manu
Dibango pour un concert à Marseille par exemple. Un peu plus tard, il apparaît sur le
disque du percussionniste indien Trilok Gurtu, Usfret; Gurtu avait
remplacé au sein du groupe Oregon un ancien collaborateur de Cherry, le
regretté Collin Walcott. Le trompettiste va d’ailleurs retrouver Gurtu plus
tard à Bombay, où il avait été invité par le violoniste L. Shankar, connu pour
ses collaborations avec d’autres musiciens issus du jazz, comme Jan Garbarek
ou, au sein de Shakti, John McLaughlin. Parmi les autres musiciens œuvrant dans
les fusions du monde qui ont croisé la route de Don Cherry, mentionnons aussi Jai Uttal (dont le disque Footprints, de 1990, avait comme
invités spéciaux Cherry et la chanteuse indienne Lakshmi Shankar), la formation
du percussionniste gambien installé en Norvège, Miki N’Doye, le groupe Tamma (qui avait invité sur son album éponyme de 1985 Cherry
et Ed Blackwell), les multi-intrumentistes Tony
Vacca et Tim Moran (qui ont bien intégré le style de Cherry sur City
Spirits, de 1986), ou encore le
musicien marocain Hassan Hakmoun (dont la collaboration avec Adam Rudolph, Gift of the
Gnawa, laissait aussi une belle place à la présence de Don Cherry). Je vous
invite à regarder un extrait du documentaire de la BBC témoignant de la
rencontre de Cherry avec Trilok Gurtu et L. Shankar, Bombay & Jazz, documentaire
diffusé en 1992 dans la série Rhythms of the World :
Extrait
du documentaire de la BBC dans la série Rhythms of the World, Bombay
& Jazz, diffusé en 1992.
Don
Cherry (trompette de poche, harmonium, voix, doussou n’goni), L. Shankar (violon double,
voix), Caroline (voix, claviers, tampura), Trilok Gurtu (percussions), Vikku Vinayakaran
(ghatam).
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Je
placerais un peu à part la collaboration de Don Cherry avec le saxophoniste autochtone Jim Pepper, d’origine Kaw et Creek. Déjà connu
pour sa participation aux groupes pionniers du jazz-rock, The Free Spirits,
puis Everything is Everything, Pepper avait fourni à ce dernier groupe sa
composition la plus connue, Witchi Tai To, qui sera bientôt reprise par
nombre de musiciens, de Jan Garbarek à… Robert Charlebois! C’est en grande
partie Don Cherry (dont la mère était, je l’ai déjà dit, d’ascendance Choctaw) qui
avait encouragé Jim Pepper à affirmer pleinement dans sa musique son identité
autochtone, et à puiser dans le répertoire traditionnel pour ses thèmes. En
1980, lorsque Cherry assemble un groupe pour une tournée en Europe et en
Afrique de l’Ouest financée par le Département d’État américain, il fait appel
à Pepper; le groupe contenait aussi plusieurs percussionnistes, une danseuse
masquée et un magicien! En 1982, Pepper retrouve Cherry au sein du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden, puis il invite le trompettiste
sur son album Comin’ and Goin’ pour deux pièces, Squaw Song et un
thème de Cherry, Malinyea. Le
trompettiste et le saxophoniste seront aussi réunis en août-septembre 1984, notamment
pour un concert au festival de Saalfelden en Autriche; au sein du groupe qui
accompagnait Cherry et Pepper à cette occasion, on retrouvait aussi Collin
Walcott, qui allait disparaître tragiquement dans un accident d’autobus
quelques mois plus tard.
Malgré tous les détours de sa carrière polymorphe, Don
Cherry n’a jamais abandonné le jazz acoustique de forme
plus classique. Prenons par exemple une session au fameux studio Van
Gelder en 1988, qui deviendra l’album Art Deco; c’est un peu un retour
aux sources pour le trompettiste, qui retrouve ici le
saxophoniste de ses premiers groupes californiens, James Clay, ainsi que
ses anciens comparses de chez Ornette Coleman, Charlie Haden et Billy Higgins. L’album
est peut-être le plus conventionnel jamais réalisé par Don Cherry, à une époque
où une bonne partie de la scène du jazz est en mode nostalgie (pensons à Haden
lui-même et à son Quartet West par exemple…), et deux thèmes d’Ornette Coleman,
When Will the Blues Leave? et The Blessing, ramènent évidemment
le quartette à ses débuts à l’époque du Hillcrest Club trente ans plus tôt.
Mais sous des dehors très classiques, le disque conserve une bonne dose de
cette angularité, de cette forme de douce ironie qui
était le propre de Cherry, qu’on retrouve par exemple sur une version
d’un thème de Thelonious Monk souvent repris par le trompettiste, Bemsha
Swing, ou sur une composition plus récente de Ornette Coleman, Compute,
alors qu’une courte pièce en solo évoque un de ses camarades de l’époque
suédoise, Maffy Falay. James Clay lui-même, s’il
n’a jamais vraiment adopté l’esthétique free de ses anciens camarades de
Los Angeles, est loin d’avoir un style léché à la manière des néo-boppers alors
en vogue; on appréciera sa sonorité un peu étranglée mais d’une grande chaleur,
et son phrasé bluesy typique des stylistes texans, par exemple sur deux
pièces où il est en vedette, le standard I’ve Grown Accustomed to Your Face,
et son interprétation de la fameuse pièce de résistance des grands ténors, Body
and Soul. Quant à Haden et Higgins, ils ont
chacun droit à une pièce en solo, un medley de thèmes venus de la musique folk
pour le bassiste et une improvisation utilisant les possibilités mélodiques
de la batterie baptisée Passing pour Higgins. Écoutons donc la
pièce-titre de cet album paru en 1989, Art Deco :
Art Deco, tiré de Art Deco, enregistré
en 1988, paru en 1989.
Don Cherry (trompette de poche), James
Clay (saxo ténor), Charlie Haden (contrebasse), Billy Higgins (batterie).
C’est encore auprès de Haden qu’on retrouve
Cherry, et le thème de Art Deco, au festival de jazz de Montréal
en 1989, à l’occasion d’une série consacrée au contrebassiste. Le concert en
trio était essentiellement une version réduite de Old and New Dreams, puisque
le batteur en était cette fois Ed Blackwell. En plus de Art Deco et de Mopti,
tirés du répertoire du trompettiste, toutes les pièces jouées par les trois
comparses étaient des compositions de Ornette Coleman, notamment Lonely
Woman, et encore une fois The Blessing et When Will the Blues
Leave? Le concert sera publié sur CD dans
les années 1990 par Verve, dans la série The Montreal Tapes.
-------
J’ai dit
plus tôt que depuis le début des années 1970, Don Cherry conservait des liens
assez forts avec la Suède, et c’est avec Dona Nostra, enregistré en
1993, qu’il renoue avec la scène du jazz suédois, en l’occurrence les membres du groupe Rena Rama, groupe qui avait marqué la scène
scandinave dans les années 1970 et 80 (et avec qui Cherry avait déjà collaboré)
mais qui vivait ses dernières heures au début des années 1990. C’est aussi un
retour sur le célèbre label ECM pour Don Cherry, qui y avait déjà publié dans
les années 1980 avec Codona, avec Old and New Dreams et avec Ed Blackwell. Mais
si la philosophie de l’espace sonore
chère à l’étiquette de Munich était restée la même, son approche à la hiérarchie des
instruments connaît une petite révolution dans les années 1990, et il est
significatif que 5 des 9 pièces du disque soient des créations, des
improvisations collectives des membres de la formation, et que le nom de Cherry
n’apparaisse que comme co-leader, avec le saxophoniste Lennart Åberg (également auteur de deux des autres thèmes de l’album) et avec le pianiste Bobo Stenson. Ils sont rejoints par Anders Jormin à la contrebasse et
Anders Kjellberg à la batterie, en plus d’un vieux compagnon d’armes de Don
Cherry, Okay Temiz. Dona Nostra s’avérera être le dernier album publié
sous le nom de Don Cherry de son vivant.
Parmi
les groupes dirigés par Don Cherry dans les années 1980 et 90, le quintette Nu (du suédois pour «maintenant») a malheureusement laissé
peu de traces. Cherry y retrouvait le saxophoniste Carlos Ward (qui avait jadis
joué le thème de Desireless), Nana Vasconcelos et Ed Blackwell, en plus
du contrebassiste Mark Helias. Assemblé d’abord en 1985, le groupe va exister
pendant à peu près deux ans d’abord, apparaissant surtout sur des scènes européennes, par exemple aux festivals de Bracknell en Angleterre et
de San Sebastian en Espagne en 1986, et à Glasgow en Écosse en 1987. C’est avec
ce groupe probablement reformé pour l’occasion, moins Vasconcelos et avec Hamid
Drake remplaçant Blackwell (décédé en 1992) qu’on peut voir Don Cherry dans une
performance tardive de 1994 au festival de Viersen en Allemagne, dans une pièce
écrite par Carlos Ward, Lito :
Nu Now,
en concert à Viersen, Allemagne, 1994 : Lito (Ward)
Don
Cherry (trompette de poche), Carlos Ward (saxo alto), Mark Helias (contrebasse), Hamid Drake (batterie).
Mais
cette performance en Allemagne allait être parmi
les dernières de Don Cherry; on le retrouve à la même époque en duo avec Trilok
Gurtu, tournant en Europe; il collabore aussi avec les Watts Prophets sur la
compilation Red Hot + Cool, un album qui accompagnait un documentaire du
réseau PBS sur les ravages du SIDA au sein des communautés afro-américaines.
Mais Cherry est lui-même très malade; souffrant d’un cancer du foie, il s’est
éteint au domicile de sa fille adoptive, Neneh, à Malaga en Espagne, le 19
octobre 1995. Il avait 58 ans.
-------
À l’heure
où on pourrait faire un bilan de l’œuvre de Don Cherry, en revisitant par
exemple les techniques qu’il utilisait pour intégrer à sa pratique toutes
sortes de traditions venues du «grand ailleurs», il pourrait certainement se
trouver aujourd’hui des critiques pour apparenter ses méthodes à de l’appropriation
culturelle (évidemment pas pour les musiques africaines ou autochtones, qui
faisaient partie de son héritage). Ces critiques pourraient utiliser son exemple
pour souligner les limites de l’universalisme qui teintait tout un pan des
mouvements politiques, sociaux, artistiques, et plus largement culturels (ou
plutôt contre-culturels), de la génération de Cherry (et de la génération qui l’a
suivi, puisqu’on associe peut-être plus volontiers au mouvement hippie les
premiers baby-boomers, et que Cherry était né en 1936). D’un autre côté, à une
époque où l’universalisme refait surface dans le discours comme contrepoids à l’intolérance
ambiante, d’autres pourront utiliser les arguments des premiers pour pointer les
contradictions au sein même de ce concept d’appropriation
culturelle; en
effet comment la musique du XXe siècle aurait-elle pu vivre sans cette idée
même? Il est évident qu’un tel sujet mériterait un débat à lui seul, mais comme
mon but avec les diffusions du Viking est tout d’abord d’offrir des portraits et
un survol de certains mouvements replacés dans leurs contextes historiques, je
préfère apprécier la musique de Don Cherry pour ses qualités intrinsèques; je
me contenterai de citer les mots que Steve Lacy a prononcés à la mort de son
vieil ami : «Dans son accent se mêlaient Oklahoma, Californie, New York,
Osaka, Paris, Delhi, Rome, Stockholm, et des territoires d’Afrique et d’Asie.» Ou
encore comme le disait Don Cherry lui-même : «quand les gens se mettent à
croire aux frontières, ils se mettent à en faire partie eux-mêmes».
-------
Si j’ai
mentionné le relatif et surprenant désert critique autour de l’œuvre de Don
Cherry hors des magazines spécialisés, ce sont peut-être les musiciens qui ont
su le mieux assurer la descendance de ce nomade inlassable. Ses enfants eux -mêmes
se confronteront à l’œuvre paternelle, à commencer par David Ornette Cherry, pianiste, claviériste et concepteur sonore qui a évoqué
Don Cherry sur trois albums publiés entre 1999 et 2021; bien que plutôt dans
l’univers pop, Eagle-Eye Cherry reprend sur son premier album la
pièce Desireless. Le trio d’improvisateurs formé par Mats Gustafsson,
Ingebrigt Håker Flaten et Paal Nilssen-Love prend en 2000 le nom de The Thing, en référence à la
pièce de Don Cherry; ils mettent souvent des pièces du trompettiste à leur
répertoire, et en 2012 ils invitent Neneh Cherry pour The Cherry Thing,
qui contient une version de Golden Heart, un des thèmes de Complete
Communion.
Parmi les hommages d’anciens camarades de
Don Cherry, mentionnons le groupe Yá-sou, avec
Peter Apfelbaum et Jai Uttal, qui font paraître un Tribute to Don Cherry dès
1996. Bengt Berger, avec le trio Berger Knutsson
Spering, réunit de nombreux invités dont Eagle-Eye et Neneh Cherry sur See
You in a Minute : Memories of Don Cherry en 2006. Lennart Åberg interprète sur son disque Free Spirit,
paru la même année, un medley de thèmes de Don Cherry. Pour
sa part, Aldo Romano dédie au trompettiste Complete Communion to Don
Cherry en 2010.
Parmi les musiciens
ayant réalisé d’intéressants hommages, il faut citer la pièce de Marty
Ehrlich avec le New York Jazz Collective, I Don’t Know This World Without
Don Cherry; les projets du batteur italien Tiziano Tononi; le disque du
corniste Tom Varner Second Communion (où il reprenait l’intégrale de Complete
Communion); ou encore le trio Fat Kid Wednesdays.
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Générique: Desireless, tiré de Relativity Suite (1973), suivi de
Malinye, tiré de Codona 3 (1983):
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