samedi 9 avril 2022

Les cent visages de Don Cherry

Cherryco, tiré de John Coltrane & Don Cherry : The Avant-Garde, Atlantic, enregistré en 1960, paru en 1966.
Don Cherry (trompette), John Coltrane (saxo ténor), Charlie Haden (contrebasse), Ed Blackwell (batterie). 

Musicien multiforme (d’où le choix de mon titre, Les cent visages de Don Cherry), ayant effectué un parcours unique pour quelqu’un issu du monde du jazz, Don Cherry demeure un personnage inclassable dans l’histoire musicale du XXe siècle; c’est peut-être en raison de cette spécificité, de sa situation résistant aux classements rapides habituellement effectués par les historiens de tendance conventionnelle, de sa position toujours en mouvement, que la littérature à son sujet est encore très mince aujourd’hui, plus de 25 ans après sa disparition. Une autre clé nous est donnée par l’éditeur de la revue Blank Forms, Lawrence Kumpf, lorsqu’il dit par exemple :  

Bien que Don soit reconnu comme un sideman de talent au sein de la New Thing, particulièrement grâce à son travail avec le premier quartette de Ornette Coleman, son oeuvre à l’extérieur ou dans des champs adjacents au jazz n’a reçu que très peu d’attention : sa philosophie personnelle et ses tentatives de réorganisation, non seulement du contenu formel des musiques improvisées, mais aussi des lieux dans lesquels ces musiques étaient diffusées, ont été très peu comprises. Il n’y a ainsi pratiquement aucun cadre critique pour traiter de l’implication précoce de Don dans la World Music, une expression qu’il a lui-même utilisée de bonne heure et dont le sens même allait fluctuer au fur et à mesure de sa codification et de sa marchandisation dans les années 1980. 

Pour cette diffusion, j’ai consulté principalement deux ouvrages; d’abord, le livre de Jean Francheteau, Don Cherry, Le nomade multikulti, paru aux éditions L’Harmattan en 2020. Je n’étais pas familier avec cet auteur, qui a aussi semble-t-il publié un livre sur John Coltrane, mais son livre m’a paru être plutôt l’œuvre d’un fan qu’une étude sérieuse et documentée. Il est évident que l’auteur était passionné par son sujet, et il s’est efforcé d’énumérer et de commenter presque tous les documents sonores et filmés de Don Cherry, ainsi que de fournir une filmographie et une discographie. Malheureusement, l’ouvrage présente plusieurs failles importantes; d’abord de nombreuses informations sont erronées, confuses ou mal orthographiées, ce qui est assez impardonnable à une époque où l’accès à l’information via le Web est particulièrement facile; à la défense de Francheteau, il faut remarquer que Don Cherry lui-même a certainement brouillé les pistes : si nous prenons par exemple les titres utilisées pour les différentes compositions du trompettiste, on se rend rapidement compte que, d’une part, un même titre peut être utilisé pour deux thèmes différents (c’est le cas par exemple de Mopti ou de Infant Happiness), et d’autre part - et pour ajouter à la confusion - un même thème peut avec le temps recevoir plusieurs titres différents (prenons l’exemple de cette pièce qui, jouée au temps du quartette avec Albert Ayler, pouvait être titrée Infant Happiness (encore!) ou D.C., et qui plus tard reparaît sous le titre Awake Nu!). Cependant, l’absence de bibliographie et de références est un indicateur assez révélateur des faiblesses du livre, et il est curieux qu’un travail d’édition plus sérieux n’ait pas été effectué avant la publication de l’ouvrage, qui demeure malgré tout pour l’instant une des seules études disponibles consacrées à un musicien aussi important. D’autre part, Francheteau tombe souvent dans un travers critique que André Hodeir avait baptisé «la critique d’adjectifs», qui consiste essentiellement à décrire la musique selon les émotions déclenchées chez l’auteur; évidemment qu’utiliser des adjectifs est utile pour décrire des œuvres (et je ne m’en priverai pas moi-même, bien entendu), mais le recours systématique à des expressions telles que «cette pièce est un joyau» ou «dégage une forte émotion», outre qu’il ne soit pas d’une grande utilité à l’amateur qui rechercherait sur l’œuvre de Don Cherry un portrait complet, juste et éclairé, finit par causer une certaine irritation au lecteur; c’est ce qui m’est fréquemment arrivé au cours de mon survol de ce livre, que j’ai feuilleté avec une certaine curiosité mais dont au final la lecture me fut assez pénible.  

Beaucoup plus intéressant, bien que se voulant moins exhaustif, le numéro 6 de la revue Blank Forms (qui fait quand même près de 500 pages), sous-titré Organic Music Societies, met l’accent sur l’association de Don Cherry avec sa compagne Moki, née Monika Marianne Karlsson. Abondamment illustré, le livre fait découvrir par des photos et des reproductions d’œuvres plastiques et textiles de Moki (y compris des affiches et des flyers pour différents concerts) l’activité artistique et communautaire du couple; le tout est accompagné de textes critiques, de transcriptions d’interviews avec Don Cherry, de témoignages de proches (principalement du multi-instrumentiste Christer Bothén, collaborateur de Cherry dès le début des années 1970, mais aussi du couple Keith et Rita Knox, scientifiques et amis des Cherry), et d’extraits du journal et des poèmes de Moki. De plus, on retrouve une publication de ce qui aurait dû être le premier numéro de la Tågarp Publication, une revue multidisciplinaire assemblée par les proches de la communauté réunie autour de Don et Moki Cherry. Bref, c’est une fascinante fenêtre sur cette période de l’œuvre de Don Cherry et sur le travail, encore trop méconnu, de Moki. Notons parmi les contributeurs à ce numéro le nom du critique suédois Magnus Nygren, dont la biographie de Don Cherry devrait, selon les rumeurs, paraître sous peu, signe peut-être qu’après des années de négligence critique, l’œuvre et le parcours de Don Cherry reçoivent enfin l’attention qu’ils méritent. Il faut aussi mentionner l’édition de deux albums d’enregistrements inédits de Don Cherry dans la foulée de la publication de Organic Music Societies : The Summer House Sessions et Organic Music Theatre Festival de Chateauvallon 1972, également chez Blank Forms Editions. 

À travers ces deux sources écrites, complétées par mes propres recherches, j’essaierai donc ici de présenter ici un survol de la carrière de Don Cherry qui, un peu comme chez Francheteau (avec peut-être un moins de détail mais j’espère plus de clarté et de précision), sera évidemment surtout basé sur les enregistrements et les traces filmées laissées par le trompettiste, ce qui est un peu inévitable : Cherry est mort il y aura bientôt 30 ans, donc évidemment je n’ai malheureusement jamais pu le voir en concert; mais j’ai essayé de brosser un portrait englobant le plus d’aspects possibles de sa carrière, en me basant sur des sources fiables, notamment plusieurs articles trouvés en ligne, et bien sûr les notes de pochette de ses nombreux albums, dont un nombre important sont parus de façon posthume; nous y reviendrons tout au long de cette diffusion. Comme Don Cherry est un de mes musiciens préférés, il y a longtemps que j’ai eu envie d’écrire sur lui, mais je crois que la difficulté d’approcher un tel personnage m’est apparue de façon assez claire tout au long de ce travail : par quel bout saisir ce genre de musicien, apparemment imperméable aux classements stylistiques? 

Don Cherry avec Chuck Logan et Dave Quarin au Cellar, Vancouver, années 1950. 

Malgré tous les avatars musicaux qui ont marqué sa carrière, Cherry est bien un musicien de jazz au départ; né à Oklahoma City en 1936, d’une mère ayant des ancêtres autochtones (Choctaw), le jeune Don est immergé dès son enfance dans le monde du jazz : ses parents sont propriétaires d’un cabaret baptisé Cherry Blossom (évidemment!), cabaret qui accueille déjà des musiciens de jazz, entre autres Charlie Christian et l’orchestre de Fletcher Henderson. Déménagée à Los Angeles, la famille habite ensuite le quartier de Watts, haut lieu dans les années 1940 de la scène du jazz californien, notamment sur Central Avenue. Cherry senior trouve un travail de barman au Plantation Club, lieu fréquenté par certaines vedettes jazzistiques de la Swing Era, par exemple Billy Eckstine ou Artie Shaw. Influencé par les boppers qui règnent alors sur Central Avenue, le jeune Don Cherry rejoint bientôt la Jefferson High School; parmi ses condisciples on retrouve un jeune batteur, Billy Higgins. C’est aussi à cette époque qu’il va entrer en contact avec Eric Dolphy et Clifford Brown, qui seront aussi importants dans son développement. Au milieu des années 1950, il forme ses premiers groupes avec ses camarades de classe, Higgins et George Newman, puis avec le saxophoniste texan James Clay, groupes probablement modelés sur les Jazz Messengers de Art Blakey puisqu’il prennent le nom de Jazz Messiahs. C’est peu de temps après qu’il adopte aussi un de ses attributs les plus distinctifs : la trompette de poche, qu’il se procure d’un importateur qui en avait reçu quelques modèles du Pakistan (signe avant-coureur de ses voyages musicaux peut-être?). Dans les années 1960, il se produira souvent plutôt au cornet, avant de tomber sur une autre trompette de poche, celle du français Bernard Vitet, qui raconte : 

Je lui ai vendu ma pocket trompette. C’était un petit bijou incrusté d’émaux qui avait été fabriqué pour Josephine Baker au Casino de Paris où elle faisait semblant de jouer. C’est avec cette trompette que j’ai enregistré pas mal de disques, notamment Free Jazz (avec François Tusques). Don louchait dessus depuis longtemps. Je lui ai vendue pour 200 dollars un jour où j’avais besoin d’argent. Il en a joué jusqu’à sa mort. J’étais très fier.

Après le groupe avec James Clay, c’est la rencontre d’un autre saxophoniste texan qui sera déterminante pour Cherry; en 1958, dans un magasin de disques, il tombe sur un jeune homme avec (comme il l’a décrit lui-même) «une barbe hirsute et des cheveux longs, (qui) portait un manteau alors qu’il faisait 40 degrés… J’ai eu peur de lui.» Cherry, âgé d’à peine 22 ans, rejoint donc Ornette Coleman, personnage charismatique aux conceptions musicales un peu révolutionnaires, d’abord pour un premier album pour le label-phare du jazz West Coast, Contemporary, intitulé Something Else!!!, enregistré et paru en 1958. La même année, c’est au Hillcrest Club que Cherry et Coleman rejoignent le groupe de Paul Bley, avec Billy Higgins et un jeune contrebassiste venu de l’Iowa, Charlie Haden. Ce que Coleman et Cherry développent à cette époque procède du bebop tout en faisant exploser les structures à la fois du jazz classique et du jazz moderne, cette démarcation étant alors perçue comme une rupture avec les formes acceptables du jazz. Cette cassure même est annoncée par les titres des disques de Coleman, d’abord Something Else, puis Tomorrow is the Question, toujours pour Contemporary, qui seront suivis de The Shape of Jazz to Come, Change of the Century et This is Our Music pour Atlantic. Leur arrivée à New York en 1959, où ils se produisent au Five Spot, déjà un haut lieu du jazz moderne qui avait accueilli les groupes de Cecil Taylor et Thelonious Monk, cause une petite révolution dans le monde du jazz. Enregistré en décembre 1960 et paru l’année suivante, l’album Free Jazz fait alors figure de manifeste et donne, par un malentendu, son nom à tout un mouvement. Parmi les huit musiciens participant au double quartette déployé au cours de cette session, Don Cherry retrouve un de ses camarades de l’époque de Los Angeles, Eric Dolphy. Écoutons déjà Cherry avec le quartette de Ornette Coleman, histoire de porter attention à son style des débuts, qui combine déjà dans une synthèse personnelle et iconoclaste les enseignements de ses prédécesseurs, de Dizzy Gillespie à Miles Davis : 

Ornette Coleman : Free, tiré de Change of the Century, Atlantic, enregistré en 1959, paru en 1960.
Don Cherry (trompette), Ornette Coleman (saxo alto), Charlie Haden (contrebasse), Billy Higgins (batterie).

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Par son style, Don Cherry n’a jamais été un virtuose; c’est sur un autre plan que se situe son originalité. On entend ici qu’il sait se débrouiller sur tempo rapide si nécessaire, mais on entend aussi certaines des caractéristiques de son jeu nerveux, qui incorpore volontiers certaines scories que les trompettistes d’une mouvance plus conventionnelle chercheraient habituellement à éliminer. Autrement dit, Cherry et Coleman recherchaient à cette époque un contact plus humain, plus instinctif que technique avec l’instrument, ce qui explique certainement l’hostilité de la plupart de leurs aînés envers leur musique. C’est aussi un contact spirituel avec les autres musiciens et le public que recherche le trompettiste, ce qui devient évident à partir de la fin des années 1960 avec son utilisation de plus en plus systématique d’éléments de différentes musiques de partout dans le monde, souvent issues de traditions dévotionnelles. Du point de vue de sa technique, je me souviens par exemple d’une discussion avec d’autres amateurs de jazz il y a plusieurs années où je tentais de faire valoir que Don Cherry était un de mes trompettistes préférés, à la grande stupéfaction de mes interlocuteurs pour qui sa technique non-orthodoxe devait absolument l’exclure du peloton de tête. Mais je persisterai à compter Cherry parmi mes musiciens préférés, parce que même s’il peut effectivement être inégal par moments, je crois qu’il y a une présence, une sincérité et une joie de vivre dans sa musique qui restent inégalées, même aux moments où il semble se chercher ou tâtonner. 

Don Cherry par Jan Persson, 1966. 

Quant à Don Cherry auteur de thèmes et compositeur, il est intéressant de voir que cet aspect de son travail prendra surtout de l’importance après son installation en Europe : tout au long de sa première association avec Ornette Coleman, par exemple, c’est très largement la musique du saxophoniste qui compose le répertoire du quartette. En fait, c’est surtout après la rencontre de Cherry avec Moki (dont nous parlerons plus loin) que Cherry va se mettre plus sérieusement à composer; voici par exemple comment il décrit une session pour la radio danoise de 1963 : 

À cette époque, il m’est arrivé une chose assez formidable : j’ai eu [pour la première fois] l’opportunité et la liberté de créer ce que je voulais vraiment faire musicalement. C’étaient des compositions que j’ai faites pour Radio Danemark. […] L’instrumentation incluait un violoncelle, qui était mon concertmaster, et il avait choisi les autres musiciens, des musiciens classiques qui voulaient improviser. Nous avons utilisé un tableau pour inventer les motifs et les grilles d’accords, comme ça nous pouvions les inverser, les réorganiser en différentes sections. Nous avions une harpe et deux cornistes, et ils swinguaient très bien! […] c’est donc vers cette époque que je me suis mis plus sérieusement à la composition, parce que jusqu’alors j’avais plutôt passé ma vie à jouer les compositions des autres, ce qui m’arrangeait plutôt, mais je me suis mis à composer pour moi-même. Je n’avais jamais eu la chance ou la liberté de le faire à New York.

Il est vrai que l’activité de Cherry comme compositeur avant ses voyages en Europe était assez peu documentée : on peut compter par exemple le thème de Cherryco, entendu en ouverture, thème enregistré la première fois avec John Coltrane en 1960 pour l’album The Avant-Garde. Mais déjà avant ses premières tournées européennes, l’originalité de Cherry comme organisateur de matériau musical avait commencé à poindre, d’abord par ses collages de thèmes, qu’il nomme originalement cocktail pieces : celles-ci font leur apparition dès le début de 1963 sur une session avec Pharoah Sanders, le pianiste Joe Scianni, le contrebassiste David Izenzon (qui faisait déjà partie du trio de Ornette Coleman) et le batteur J.C. Moses (qui allait bientôt tourner avec Cherry et Archie Shepp au sein du New York Contemporary Five). Cette méthode de composition par collage, faisant se succéder divers thèmes au sein d’une même performance, trouvait peut-être sa source du côté de la Freedom Suite de Sonny Rollins, dont la rencontre allait bientôt bousculer le parcours du trompettiste; peu à peu, cette approche sera développée, notamment avec le premier groupe européen de Don Cherry, et évoluera tranquillement en une méthode particulière de composition qu’on peut apprécier dans les œuvres les plus abouties du trompettiste, comme Eternal Rhythm par exemple. Il est intéressant de noter que si cette méthode débouchera éventuellement à des collages de musiques folkloriques de diverses origines, son inspiration première est profondément urbaine, comme le disait Cherry lui-même : «vous tournez le coin de la rue, et il y a une autre vie qui commence, un tout autre environnement». Les deux cocktail pieces de 1963, premières manifestations de cette technique, sont restées longtemps inédites; avec deux autres pièces en quintette et un medley de thèmes de Thelonious Monk par Cherry seul au piano (annonçant certaines de ses performances européennes de la décennie suivante), elles ont finalement été publiées sur un coffret de Pharoah Sanders, In the Beginning, paru sur ESP-Disk’ en 2012. 

Parmi les plus anciennes compositions de Don Cherry à nous être parvenues, citons aussi deux pièces parmi les trois enregistrées en novembre 1961 pour une session avortée chez Atlantic (toujours inédite) avec le contrebassiste Henry Grimes et celui qui avait remplacé Billy Higgins chez Ornette Coleman, Ed Blackwell, qui sera un proche collaborateur de Cherry tout au long de sa carrière. Écoutons une de ces pièces très rares baptisée Black Elk Speaks 

Black Elk Speaks, enregistré à New York pour Atlantic le 29 novembre 1961.
Don Cherry (trompette), Henry Grimes (contrebasse), Ed Blackwell (batterie). 

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Ornette Coleman et Don Cherry à Newport, 1960. Photo: William Claxton. 

Plus tôt en 1961, Cherry avait réalisé ses deux dernières sessions avec Ornette Coleman, pour l’album Ornette on Tenor; l’association avec le saxophoniste l’avait placé fermement dans le camp du jazz d’avant-garde : l’engagement des deux compères au Five Spot, puis leur participation au festival des Newport Rebels en 1960 les avait situés d’autant plus dans le champ gauche. Pour les journalistes de l’époque, Ornette avec son saxophone en plastique et Cherry avec sa trompette de poche étaient une image parfaite de l’anticonformisme de cette nouvelle génération qui semblait vouloir bousculer toutes les règles établies. Mais Cherry ne se contentait déjà pas uniquement de rester dans l’ombre de Coleman; sur disque, on le retrouve naturellement auprès d’autres figures de cette avant-garde, terme qui est justement le titre de l’album qu’il avait co-dirigé avec John Coltrane cité plus tôt, album enregistré à l’été 1960 mais paru seulement en 1966, et chronologiquement la première session studio où Coltrane utilisait le saxophone soprano. Avec un autre soprano, Steve Lacy, Cherry grave en 1961 l’album Evidence, où le comparse de Ornette Coleman et l’ancien saxophoniste de Cecil Taylor trouvent un terrain commun sur quatre thèmes de Thelonious Monk, une obscure composition de Duke Ellington (The Mystery Song) et la ballade de Billy Strayhorn, Something to Live For; Cherry et Lacy se recroiseront un peu plus tard en Europe, notamment lors du passage de Cherry à Rome en 1966. Mais bientôt, Don Cherry va connaître ses premiers ennuis associés à une addiction à l’héroïne qui va le hanter tout au long de sa carrière : brièvement emprisonné, il perd aussi sa carte de cabaret, et se voit ainsi contraint d’abandonner le quartette de Coleman. 

Sonny Rollins et Don Cherry. 

Momentanément de retour en Californie, Cherry y rencontre alors un autre saxophoniste qui aura une importance capitale pour la suite de sa carrière, Sonny Rollins. Il rejoint bientôt son groupe : le colosse du saxophone, ayant récemment fait un retour après quelques années en retrait de la scène, cherche alors à se moderniser quelque peu. Engageant Cherry et Billy Higgins, Rollins va alors explorer une approche plus ouverte à l’improvisation, sans nécessairement abandonner les structures des standards qui forment toujours la base de son répertoire. C’est avec Rollins que Don Cherry se rend d’abord en Europe, en janvier 1963; nous pouvons les voir ici dans un extrait capté alors par la télévision italienne : 

Sonny Rollins : 52nd Street Theme, Studio Uno de la RAI, Rome, Italie, janvier 1963. 
Don Cherry (cornet), Sonny Rollins (saxo ténor), Henry Grimes (contrebasse), Billy Higgins (batterie).

C’est lors de cette tournée avec Sonny Rollins que Cherry rencontre Moki à Stockholm; le jazzman et la jeune étudiante en design et amatrice de free jazz vont vite se découvrir une connexion spéciale, et à travers les pérégrinations de Cherry dans les années qui suivent, ils vont rester en contact, Don décidant à l’hiver 1964-65 de partager sa vie avec Moki, d’abord dans un appartement de Stockholm décoré par elle. C’est aussi grâce à Moki que Don est d’abord mis en contact avec Albert Ayler, toujours lors de la tournée avec Rollins : sur la recommandation de sa nouvelle amie suédoise, Cherry va découvrir Ayler à Copenhague, prochaine étape de la route. À Stockholm, il avait aussi fait la connaissance du saxophoniste iconoclaste Bengt ‘Frippe’ Nordström, qui avait accueilli Ayler en Suède l’année précédente, et publié le premier album de l’incendiaire ténor sur son label Bird Notes. Nordström et Cherry enregistrent alors un duo qui sera également publié sur cette étiquette, pressée en très petites quantités (pour le disque où apparaît Don Cherry, Psycology, on estime un pressage entre 5 et 10 copies!!!). Toujours avec Rollins, c’est à Rome que Cherry croise pour la première fois un jeune saxophoniste argentin marqué par John Coltrane, Leandro ‘Gato’ Barbieri, qui rejoindra son quintette européen quelques années plus tard, avant de connaître dans les années 1970 le succès que l’on sait, infusant des mélodies traditionnelles de l’Amérique du Sud d’une ferveur toute coltranienne. 

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Le New York Contemporary Five: Don Cherry, Don Moore, John Tchicai et Archie Shepp. 

De retour aux USA, la position de Don Cherry comme figure majeure du free jazz va naturellement le porter à collaborer avec certains des acteurs émergeants de cette mouvance, à commencer par un des premiers camarades de Ornette Coleman, originaire comme lui de Fort Worth au Texas, le flûtiste et saxophoniste Prince Lasha, qui fait appel à Cherry pour son album auto-produit de 1963, It Is Revealed. Mais ce sera surtout au sein du New York Contemporary Five que Cherry va s’illustrer en cette année 1963; groupe fondé par Archie Shepp, le NYC5 comptait comme troisième voix le saxophoniste danois John Tchicai. C’est par ce dernier que le quintette trouve des engagements en Europe, où seront publiés la plupart de leurs disques. Malgré la brièveté de son existence, le groupe demeure un des ensembles fondamentaux du free jazz, faisant le pont entre la période initiale du free, illustrée par le quartette de Ornette Coleman, et l’époque de l’energy music qui représentera bientôt la deuxième phase du mouvement. C’est d’ailleurs auprès de représentants de cette deuxième tendance que Don Cherry va s’illustrer par la suite, Shepp bien sûr, mais aussi Pharoah Sanders, qui joue avec lui dès 1963 et qui le retrouvera plus tard pour Symphony for Improvisers et Where is Brooklyn

Albert Ayler et Don Cherry. 

Plus encore peut-être que Shepp et Sanders, Albert Ayler incarne, dans les années 1960, un nouveau courant parfois radical du free jazz, courant qu’on baptise parfois energy music, mais qui chez Ayler prend aussi une dimension spirituelle qui ne sera pas sans influencer certaines des figures de l’avant-garde, notamment John Coltrane et Pharoah Sanders lui-même. Après avoir débuté en Europe, Ayler cause un certain émoi lors de son arrivée à New York; son trio avec Gary Peacock et Sunny Murray grave l’iconique Spiritual Unity pour ESP-Disk’ en juillet 1964; c’est à ce trio que se greffera Don Cherry, d’abord pour la trame sonore d’un film expérimental de Michael Snow, New York Eye and Ear Control, avec un groupe incluant aussi Roswell Rudd et John Tchicai, puis pour une tournée européenne en quartette à l’automne 1964. Il est intéressant de retrouver le trompettiste, qui était évidemment associé à la première vague du free jazz avec le quartette de Ornette Coleman, dans cet autre quartette à la dynamique assez différente qui marque cette fois une deuxième vague, Cherry y fournissant en quelque sorte une forme de continuité autant qu’une qualité d’adaptation, deux pôles qui marqueront toute la suite de sa carrière. On peut assez bien entendre la manière dont il s’intègre au sein du groupe de Ayler dans cette version de Children tirée de cet album enregistré à Copenhague en septembre 1964, d’abord paru sur le label danois Debut sous le titre Ghosts, mais aussi connu sous le titre Vibrations 

Albert Ayler: Children, tiré de Vibrations (Ghosts), enregistré en 1964. 
Don Cherry (trompette), Albert Ayler (saxo ténor), Gary Peacock (contrebasse), Sunny Murray (batterie). 

Si Albert Ayler allait ensuite faire appel à son frère (lui aussi prénommé Donald!) au sein de ses groupes, Don Cherry retrouvera le saxophoniste ainsi que Sunny Murray sur le premier album publié sous le nom de ce dernier, Sonny’s Time Now, pour le petit label de LeRoy Jones (bientôt Amiri Baraka), Jihad Productions, en 1965. Mais déjà à cette époque, le regard du trompettiste se tournait vers de nouveaux horizons, en premier lieu l’Europe, qui avait déjà accueilli plutôt favorablement, ou en tout cas avec curiosité, les expérimentations du New York Contemporary Five et du quartette de Ayler. Mais si le contact initial de Cherry avec le Vieux Continent passe d’abord par l’Europe du Nord (le NYC5 et le groupe de Ayler étaient passés tous deux par le Danemark et la Suède), le trompettiste aura aussi une présence parisienne marquante, étant sollicité par exemple par le pianiste François Tusques (pour un curieux objet, un 45-tours accompagnant une exposition du célèbre architecte Le Corbusier, La Maison fille du Soleil) et par Krzysztof Komeda (pour la trame sonore du film de Jerzy Skolimowski, Le Départ). Au milieu des années 1960, Don Cherry est une figure familière sur la scène parisienne, influençant nombre de jeunes musiciens français attirés par le nouveau jazz, notamment Bernard Vitet, Jacques Thollot, Henri Texier et Aldo Romano. Il retrouve aussi à Paris Gato Barbieri, et avec ce dernier et Romano, auxquels s’ajoutent le contrebassiste Jean-François Jenny-Clark et le vibraphoniste Karl Berger, le trompettiste fonde son premier groupe stable, qui fera ses premières armes au Chat qui Pêche, où Cherry devient un habitué; c’est aussi avec ce quintette qu’il grave au printemps, toujours à Paris, Togetherness, où le nom de Babieri paraît bizarrement en premier et qui sera publié sur le label Durium en Italie. Le quintette prend parfois le nom de ce dernier disque, mais est aussi désigné comme l’International Quintet; ce sont en effet cinq identités nationales fortes qui se rencontrent au sein du groupe : Cherry l’afro-américain, Barbieri l’argentin, Berger l’allemand, Jenny-Clark le français et Romano l’italien! Au début de leur collaboration, seul Berger pouvait communiquer en Anglais; il est significatif que les cinq musiciens, dans leurs carrières subséquentes, aient tous élargi leurs horizons, souvent bien au-delà du jazz. Voyons donc ce groupe remarquable en action au festival de Bologne en mai 1965 : 

Extrait de Appunti per un film sul jazz (Around Midday) de Gianni Amico, festival de Bologne, 1965. 
Don Cherry (cornet), Gato Barbieri (saxo ténor), Karl Berger (vibraphone), Jean-François Jenny-Clark (contrebasse), Aldo Romano (batterie). 

La pièce que le quintette n'avait pas jouée de soir-là à Bologne, c'était celle que Cherry avait appelée Infant Happiness avec Albert Ayler et qui prend le titre de Awake Nu sur Where is Brooklyn, enregistré en 1966. 
Don Cherry (cornet), Pharoah Sanders (saxo ténor), Henry Grimes (contrebasse), Ed Blackwell (batterie). 

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D’ailleurs, les trois albums de Cherry pour Blue Note, réalisés aux USA en 1965 et 1966, sont peut-être ses œuvres les plus durables, en tout cas celles qui ont eu la plus grande influence. Le premier, Complete Communion, est pour moi le véritable classique de Cherry, pour plusieurs raisons; d’abord, c’est le disque qui réalise le mieux les formes de suites, ou «pièces-cocktail» comme nous avons vu tout à l’heure, sur lesquelles le trompettiste travaillait depuis quelques années – deux suites ici, Complete Communion occupant la face A et Elephantasy la face B, chacune des suites étant constituées de quatre thèmes se succédant, s’imbriquant les uns dans les autres; ensuite, évidemment, c’est la qualité exceptionnelle du quartette assemblé pour cette session, organisée sans doute comme c’était le cas chez Blue Note avec le plus grand soin, qui frappe dès les premières notes : avec comme interlocuteur un Gato Barbieri qui s’abreuvait encore directement à la fire music, avec la batterie de Ed Blackwell, ancien comparse de chez Ornette Coleman qui est sans doute le batteur qui convenait le mieux à la musique de Cherry, avec la contrebasse de Henry Grimes, qu’il avait déjà croisé chez Sonny Rollins et qui s’affirmait alors comme un des acteurs essentiels de la New Thing, Cherry n’aurait pu mieux choisir pour son coup d’envoi; enfin, c’est en s’inscrivant dans un renouveau stylistique chez Blue Note, qui était l’étiquette emblématique du hard bop, que Complete Communion va marquer les esprits, aux côtés d’autres œuvres issues de l’avant-garde qui seront réalisées à l’initiative du label de Alfred Lion et Francis Wolff, par exemple Out to Lunch de Eric Dolphy, ou encore des disques de Ornette Coleman, Cecil Taylor et Andrew Hill. 

Plus ambitieux que Complete Communion, et presque aussi réussi, Symphony for Improvisers met en scène un groupe augmenté, qu’on pourrait comparer au fameux double quartette de Free Jazz de Coleman ou aux groupes de John Coltrane pour Ascension ou Kulu Se Mama. À Barbieri, Grimes et Blackwell se greffent donc Pharoah Sanders, Karl Berger et, comme second contrebassiste, Jean-François Jenny-Clark. Au niveau de la structure, cette symphonie se divise comme l’album précédent en deux mouvements, chacun composé de quatre thèmes distincts. 

Oeuvre de Moki Cherry utilisée pour la pochette de Where is Brooklyn?, troisième album de Don Cherry pour Blue Note, enregistré en novembre 1966 et publié en 1969. 

Revenant à une forme plus conventionnelle et au quartette de base (avec Sanders en place de Barbieri cette fois), Where is Brooklyn? est peut-être le moins connu de la «trilogie Blue Note», introduisant cependant quelques thèmes qui auront dans les années 2000 une résonance chez une plus jeune génération : alors que The Thing prêtera son nom au trio de Mats Gustafsson, Awake Nu et There is the Bomb apparaîtront au répertoire de Ken Vandermark. Where is Brooklyn est aussi le premier disque de Don Cherry dont la pochette est illustrée par Moki, dont les œuvres apparaîtront sur de nombreuses pochettes de Don jusque dans les années 1980, notamment celles des deux volumes de Mu, de Organic Music Society, de Relativity Suite, de la première édition de Brown Rice et du troisième disque de Codona; mais nous reparlerons de tous ces disques plus loin. Pour le moment, écoutons un autre extrait de Where is Brooklyn, The Thing 

The Thing, tiré de Where is Brooklyn?, enregistré en 1966, paru en 1969.
Don Cherry (cornet), Pharoah Sanders (saxo ténor), Henry Grimes (contrebasse), Ed Blackwell (batterie). 

Entre Complete Communion et Symphony for Improvisers, Don Cherry est de retour en Europe, d’abord à Rome où il participe, en février 1966, à un groupe exceptionnel pour une session sous la direction du pianiste Giorgio Gaslini. Le disque Nuovi Sentimenti (ou New Feelings Suite) permet à Gaslini, qui avait assemblé la suite seulement la veille de la session d’enregistrement, de réunir Cherry et Enrico Rava à la trompette, les saxophonistes Steve Lacy, Gianni Bedori et Gato Barbieri, les contrebassistes Kent Carter et Jean-François Jenny-Clark, et les batteurs Aldo Romano et Franco Tonani. Le mois suivant, en mars, Cherry, Barbieri et Romano rejoignent Karl Berger et le contrebassiste Bo Stief pour une résidence au célèbre Café Montmartre à Copenhague. Trois volumes d’enregistrements parus sur ESP-Disk’ entre 2007 et 2009 nous permettent désormais d’entendre le travail de ce groupe important en action. 

Moki et Don Cherry dans leur appartement de Gamla Stan à Stockholm. 

Mais à la fin des années 1960, c’est évidemment surtout la Suède qui est la base d’opérations de Don Cherry; en 1970, quittant leur appartement de Gamla Stan à Stockholm pour s’installer dans le Sud du pays, en Scanie, dans le petit village de Tågarp, à environ 25 kilomètres de Helsingborg, Don et Moki emménagent avec leurs enfants (Neneh, née d’une précédente union de Moki, et Eagle-Eye, né en 1968) dans une ancienne école. L’installation à la campagne est significative : pour éloigner Don du stress des tournées et des tentations de la ville (où un héroïnomane trouve toujours de quoi nourrir la bête qui le dévore), le choix d’un milieu proche de la nature se pose logiquement, et la discipline d’une vie plus saine sera évidemment au cœur de la communauté qui gravite autour de Tågarp tout au long des années 1970 : alimentation santé, classes pour les enfants et ateliers en tous genre cherchent à remplacer la vie nocturne et souvent chaotique propre aux musiciens de jazz. Le couple avait déjà initié à Stockholm une collaboration artistique assez unique, multidisciplinaire, où la musique se mêlait aux costumes et aux œuvres textiles et picturales de Moki, mais parfois aussi à d’autres pratiques proches du happening, incorporant des éléments de théâtre, des projections de films, voire même des feux d’artifice à l’occasion! C’est sous l’appellation Movement Incorporated qu’auront lieu les premières manifestations de cette pratique éclatée, dont Moki disait fameusement : «la scène est maison, et la maison est scène»; c’est dans cette philosophie de la performance que s’inscrit par exemple une volonté de faire tomber quelque peu les barrières entre la scène et la salle, où les Cherry préfèrent un public installé sur des tapis ou des coussins plutôt que sur des chaises ou dans des gradins. Plus tard, surtout à partir du début des années 1970 et de l’installation à Tågarp, ces happenings colorés prendront le nom de Organic Music Society, ou Organic Music Theatre; je vous en parlerai un peu plus en détail tout à l’heure. Tel que documenté de belle façon dans le numéro 6 de la revue Blank Forms, la maison scanienne achetée par Don et Moki devient vite un lieu de rencontre, d’enseignement et d’échanges entre cultures; le couple se dédie aussi à l’éducation alternative, particulièrement auprès des enfants, animant des ateliers dans des écoles un peu partout en Suède, et participant à des séries éducatives pour la télévision et la radio nationales par exemple. 

Don Cherry lors d'une performance pour la télévision française, 1967. 

Cherry n’est naturellement pas le seul jazzman américain à profiter du climat racial plus favorable en Europe à cette époque; Albert Ayler avait déjà par exemple passé quelques années en Suède un peu plus tôt, et des vétérans comme Ben Webster et Dexter Gordon allaient habiter et se produire en Europe pour la meilleure partie des années 1960. Également installé en Suède où il enseignait à l’université de Lund et dirigeait un big band pour la radio suédoise, le compositeur et théoricien George Russell allait faire appel à Cherry en 1965 pour un concert au Beethoven Hall de Stuttgart, concert publié en deux volumes sur l’étiquette allemande SABA. Mais ce sont surtout des musiciens locaux qui vont être les associés de Cherry jusqu’à la fin des années 1970 : de passage à Copenhague en octobre 1965, par exemple, avec un quartette danois, il est diffusé par la radio nationale; un enregistrement de cette courte session relativement conventionnelle est paru sur le label Gearbox en 2020 sous le titre Cherry Jam. À Stockholm, ce sera surtout le groupe du saxophoniste Bernt Rosengren qui allait constituer le premier cercle autour de Don Cherry, avec Tommy Koverhult, Torbjörn Hultcrantz, Leif Wennerström, en plus du trompettiste d’origine turque Muvaffak (dit Maffy) Falay; Cherry retrouve aussi en Suède Bengt Nordström, qu’il avait déjà croisé à Stockholm quelques années plus tôt et qui rejoint occasionnellement les projets du trompettiste. Cette période assez féconde a surtout laissé des enregistrements parus de manière posthume, mais qui devraient occuper une meilleure place dans le panthéon du jazz européen. C’est d’abord Brotherhood Suite, paru sur Flash Music en 1997, collection de bandes enregistrées entre 1968 et 1974, notamment un solo réalisé dans la structure géodésique conçue par Buckminster Fuller pour le Moderna Museet en 1971 et un pot-pourri féroce de deux pièces de Thelonious Monk datant de 1974. Sur Movement Incorporated, paru sur Anagram Records en 2003, nous retrouvons quatre pièces créées en juillet 1967, deux longues suites de plus de 25 minutes et deux plus courtes performances; au sein du groupe on retrouve cette fois Bengt Nordström, et sur la dernière pièce, le percussionniste turc Okay Temiz, qui deviendra au début des années 1970 un collaborateur fidèle de Don Cherry. Live in Stockholm, paru sur Caprice en 2013, réunit deux suites de 1968 (la seconde incorporant des thèmes folkloriques turcs transcrits par Maffy Falay), plus une autre performance de 1971 sous le dôme géodésique. Cette performance, réalisée lors de l’exposition Utopier och Visioner au Musée d’Art Moderne de Stockholm, est une trace d’un happening assez particulier d’art vivant organisé à cette occasion par le directeur du musée, Pontus Hultén. Le public était simplement invité à «participer à une création musico-esthétique avec Moqui et Don Cherry», le couple et leurs enfants habitant pour la meilleure part de la journée sous le dôme dessiné par Fuller pendant plus de deux mois, livrant une performance permanente où les ateliers, les sessions d’improvisation, de dessin et de peinture étaient ouverts à tous, et en premier lieu aux proches de Tågarp comme Okay Temiz et Bengt Berger, mais aussi les musiciens japonais des Taj Mahal Travellers. Notons aussi que plusieurs des enregistrements de la période suédoise (surtout ceux de la fin des années 1960) avaient été réalisés à la maison l’association des travailleurs pour l’éducation, ou ABF-huset, édifice de Stockholm qui avait aussi abrité auparavant le fameux restaurant et club de jazz Gyllene Cirkln (Golden Circle). Paru en 2021 sur Blank Forms Editions, The Summer House Sessions met à jour une bande de 1968 avec un octette ajoutant au groupe Cherry-Rosengren un deuxième contrebassiste, Kent Carter, et deux percussionnistes, le français Jacques Thollot et le turc Bülent Ateş. La maison d’été en question était celle du technicien de son Göran Freese à Kummelnäs, près de Stockholm, où il organisait parfois des sessions privées; la version CD ajoute un deuxième disque où on peut entendre le groupe de Cherry augmenté jusqu’à onze musiciens, et deux pièces d’un sextette sans le trompettiste. 

Don et Eagle-Eye Cherry à l'ancienne école de Tågarp. 

Si Don et Moki vont conserver un lien avec la Suède, déjà à partir de 1968-69 le couple et leurs enfants vont partager leur temps entre Tågarp et les USA, où Don va d’abord brièvement enseigner au Dartmouth College dans le New Hampshire en 1970; ils s’y installeront en 1977, emménageant d’abord un loft dans Long Island City, qui restera leur principal point de chute jusqu’à la fin de leur relation dans les années 1980, alors que leurs étés sont habituellement passés à Tågarp. Ces nombreux allers-retours, à partir de cette époque, vont se refléter dans la discographie de Don Cherry, qui va devenir de plus en plus éclatée à partir du début des années 1970. Un intéressant document filmé par la télévision suédoise illustre bien deux aspects, deux ports d’attache du trompettiste, d’un côté le sanctuaire de la petite communauté scanienne, de l’autre la vie foisonnante des rues et des lofts de Queens et Harlem. Le film est intitulé Det Är Inte Men Musik, c’est-à-dire Ce n’est pas ma musique; le titre est tiré d’une citation de Don Cherry qui déclare devant la caméra : «En fait, ce n’est pas ma musique, parce que c’est une combinaison de différentes expériences, différentes cultures, et différents compositeurs qui sont impliqués dans la musique que nous jouons ensemble, ou même que je joue lorsque je joue seul». Voici un petit montage d’une dizaine de minutes que j’ai fait à partir de ce documentaire, où on peut voir Don et Moki à Tågarp, puis à New York, où Don joue au loft de Rashied Ali, Ali’s Alley, avec le batteur et James Blood Ulmer à la guitare; on le voit ensuite dans les rues de Harlem avec Nana Vasconcelos, jouant pour les enfants et participant à une session impromptue avec des percussionnistes locaux : 

Extraits de Don Cherry : Det Är Inte Men Musik (It Is Not My Music), documentaire de la télé suédoise, diffusé en 1978.

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Les liens que Don Cherry développe avec des musiciens de tous horizons et sa curiosité pour les formes musicales non-européennes vont infuser deux œuvres de grande envergure créées pour des festivals allemands. C’est pour le festival de Berlin en 1968 que Cherry présente ce qui reste, encore aujourd’hui probablement, son œuvre la plus ambitieuse et la plus achevée, Eternal Rhythm, avec un ensemble de neuf musiciens, le Eternal Rhythm Group, qui réunissait trois Allemands (le tromboniste Albert Mangelsdorff, le vibraphoniste et pianiste Karl Berger et le pianiste Joachim Kühn), deux Suédois (le tromboniste Eje Thelin et le saxophoniste Bernt Rosengren), un Norvégien (le contrebassiste Arild Andersen), un Français (le batteur et percussionniste Jacques Thollot) et deux afro-américains (Cherry lui-même et le guitariste Sonny Sharrock). Malgré une structure avec des sections imbriquées les unes dans les autres, un peu comme celle de Symphony for Improvisers, Eternal Rhythm montre bien le chemin stylistique parcouru dans les deux années écoulées depuis la période Blue Note; si les thèmes de Endless Beginnings et Always Beginnings (qui ferment chacun une des faces) auraient pu faire partie de ses «pièces-cocktail», les autres sections de la suite font appel à des éléments issus de la musique balinaise (les doubles flûtes que Cherry joue dans l’introduction et la conclusion de la première face; et les percussions extraites du gamelan utilisées par Cherry, Berger et Thollot à différents points de l’œuvre), mais aussi à la guitare incendiaire de Sharrock (qui a droit à sa propre section), à des moments d’improvisation collective et à un jam bluesy pour Screaming J, qui amène au thème final. Écoutons la première face de Eternal Rhythm, où on entend bien l’éventail de tactiques auxquelles Cherry fait appel :  

Première partie de Eternal Rhythm, enregistré en 1968, paru en 1969. 
Don Cherry (cornet, flûtes, gender et saron (gamelan), cloches, voix), Albert Mangelsdorff, Eje Thelin (trombones), Bernt Rosengren (saxo ténor, hautbois, clarinette, flûte), Sonny Sharrock (guitare), Karl Berger (vibraphone, piano, gender (gamelan)), Joachim Kühn (piano, piano préparé), Arild Andersen (contrebasse), Jacques Thollot (batterie, saron (gamelan), gong, cloches, voix). 

Trois ans plus tard, en 1971, c’est pour le festival de Donaueschingen que Cherry présente une œuvre très différente mais à la construction similaire, Humus – The Life Exploring Force. Ce sont cette fois des mantras indiens qui servent de base à la pièce, chantés par Cherry et la hollandaise Loes Mcgillycutty. L’orchestre, cette fois baptisé New Eternal Rhythm Orchestra, en référence à la pièce de 1968, est un ensemble pan-européen qui réunissait les trompettistes Manfred Schoof, Kenny Wheeler et Tomasz Stanko, les trombonistes Paul Rutherford et Albert Mangelsfdorff, les saxophonistes Gerd Dudek, Peter Brötzmann et Willem Breuker, le flûtiste et clarinettiste Gunter Hampel, le pianiste Fred Van Hove, le guitariste Terje Rypdal, les contrebassistes Buschi Niebergall et Peter Warren (le seul Américain de l’ensemble) et le batteur et percussionniste Han Bennink. La présence de Brötzmann assure des moments d’intensité maximum, tempérés par les thèmes méditatifs de Cherry, pami lesquels on reconnaît entre autres la mélodie baptisée Orient, et plus tard Desireless. Comme rappel, Cherry démontre un rythme indien (ou taal) en 16 temps, le tintaal, utilisé pour chanter la mélodie du mantra Sita Rama, reprise par l’orchestre avant le bref pandémonium final. La performance à Donaueschingen se retrouve sur un disque Philips (plus tard sur Wergo) où elle est couplée avec une curieuse œuvre du compositeur polonais Krzysztof Penderecki pour la même formation, composition dont le titre, Actions, donne le titre à l’album. 

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Don Cherry au jardin du Palais-Royal, Paris, 1965. Photo: Jean-Pierre Leloir. 

La présence de Don Cherry en Europe à la fin des années 1960 place le trompettiste au centre d’une véritable explosion créative, dont on verra par exemple les traces dans le Paris de cette époque turbulente; déjà en 1967, il y avait enregistré dans les studios de l’ORTF une session d’une heure en trio (avec Karl Berger et le batteur Jacques Thollot) assez révélatrice, située entre sa méthode des pièces-cocktail et ses groupes plus dépouillés des années 1970; pour la première fois on l’entend jouer beaucoup de piano (et même du clavecin!), annonçant certaines performances de la décennie suivante. Dans l’après-mai ’68, on retrouve dans la capitale française un nombre important d’improvisateurs américains, la plupart documentés par l’étiquette BYG dans sa série Actuel, notamment Archie Shepp, Sunny Murray, l’Art Ensemble of Chicago, Alan Silva, Frank Wright et Anthony Braxton; le premier volume de la série était d’ailleurs signé par Cherry lui-même : il s’agissait de la première partie de Mu, un duo avec Ed Blackwell. Quelques mois après l’enregistrement de la session qui allait être publiée sur cet album (et éventuellement sur un second volume), Cherry participe au festival organisé par le magazine Actuel (qui avait d’ailleurs donné son nom à la série sur BYG); après une difficulté à obtenir des autorisations du ministre de l’intérieur, échaudé par les récentes manifestations de mai ’68 et de ses suites, le festival a finalement lieu à Amougies en Belgique. Le festival se veut le Woodstock européen, et le programme est largement construit autour de groupes pop et rock : y participent par exemple Frank Zappa, Ten Years After, Colosseum, Pink Floyd, Caravan, Yes, les Pretty Things, Soft Machine, Gong et Captain Beefheart. Mais plusieurs figures de la série Actuel sont aussi représentées, et du côté du free jazz les têtes d’affiches sont, outre Cherry, l’Art Ensemble of Chicago, Burton Greene, Sunny Murray, Joachim Kühn, Archie Shepp, Clifford Thornton, Sonny Sharrock et Steve Lacy. C’est dans des décors parisiens que Cherry avait tourné, quelques années plus tôt, dans le curieux court métrage de Jean-Noël Delamarre construit autour d’un poème du trompettiste apparemment récité par Anthony Braxton (mais Braxton lui-même a affirmé ne pas reconnaître sa voix sur la bande sonore), Music, Wisdom, Love; la musique en aurait été enregistrée à la même époque que les sessions BYG pour Mu, et le film paraîtra finalement en 1972. Je vous propose donc de regarder un extrait de ce film, suivi d’une pièce tirée de Mu 

Don Cherry, film de Jean-Noël Delamarre, Nathalie Perrey, Philippe Gras, filmé en 1967 et 1969, diffusé en 1972. 
La trame sonore de ce court métrage a été publiée sur disque par Cacophonic, sous-label de Finders Keepers, sous le titre du poème de Cherry, Music, Wisdom, Love, en 2017. 

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Sun of the East, tiré de Mu, First Part, BYG, enregistré et paru en 1969.
Don Cherry (cornet, flûtes), Ed Blackwell (batterie). 

On peut bien entendre, sur la trame sonore du film comme sur les premiers duos avec Ed Blackwell, la volonté de Don Cherry de s’affranchir du rôle de seul trompettiste, et son usage des diverses flûtes, du piano, de la voix et de plusieurs instruments de percussion marqueront de plus en plus son travail à partir de cette époque, jusqu’au point où sa trompette (de poche ou non) est largement absente de certains de ses albums des années 1970. L’usage du chant, de la voix, deviendra notamment très important pour l’interprétation de mélodies de traditions multiples, des mélodies d’Afrique de l’Ouest jusqu’aux mantras, du blues jusqu’aux emprunts aux ragas du sous-continent indien, que Cherry avait étudiés avec le maître du chant pakistanais, Pandit Pran Nath. Plus tard, Cherry adoptera aussi le doussou n’gouni, une harpe-luth malienne proche de la kora, en plus d’étudier d’autres instruments issus de cultures diverses, notamment des instruments indiens comme le tabla ou l’harmonium. 

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Le quartette de Ornette Coleman en répétition à son loft de Prince Street à New York, en 1969:
Don Cherry, Charlie Haden, Ornette Coleman, Ed Blackwell. 

Déjà avant son retour aux USA à la fin des années 1970, Don Cherry avait effectué quelques retours au pays pour des collaborations musicales, par exemple une série de sessions dont la sortie était prévue pour un label qui aurait dû être dirigé par le saxophoniste Clifford Jordan, Frontier Records, en 1968 et 1969. Seuls deux albums paraîtront plus tard sur Strata-East, Clifford Jordan in the World et le disque de Charles Brackeen, Rhythm X; la session du contrebassiste Wilbur Ware restera inédite jusqu’en 2012 alors que ce qui aurait constitué le premier album de Ed Blackwell ne deviendra disponible qu’en 2013 sur un coffret publié par Mosaic. Cherry retrouve aussi Ornette Coleman pour un temps (il apparaît sur Crisis, pour Impulse, enregistré en 1969, puis sur les sessions pour Science Fiction et Broken Shadows, enregistrés en 1971). On l’entend au sein d’un projet dirigé par le batteur Albert Heath, un disque baptisé Kawaida illustrant une philosophie pan-africaniste et nationaliste influencée par les idées du militant Maulana Karenga; aux côtés de Heath on retrouve son frère Jimmy Heath et son neveu James Mtume, en plus de Herbie Hancock, Buster Williams et Ed Blackwell; presque tous les musiciens sont aussi identifiés par leur nom Swahili, Msafari pour Don Cherry. Ce dernier est aussi du Liberation Music Orchestra assemblé par Charlie Haden, toujours en 1969, où il retrouve Gato Barbieri et un autre associé de Ornette Coleman, le saxophoniste Dewey Redman, le tout arrangé par Carla Bley. C’est avec Bley et son compagnon d’alors, le trompettiste Michael Mantler, que Cherry va intégrer le Jazz Composer’s Orchestra dans deux des projets majeurs de cette époque, le fameux et colossal opéra-jazz Escalator Over the Hill de Carla Bley (où il joue le personnage du berger de sable), et le disque éponyme paru en 1968 où Cherry fait partie des solistes principaux; écoutons par exemple Communications #8, qui le réunit encore une fois avec Gato Barbieri : 

Communications #8, par le Jazz Composer’s Orchestra, tiré de l’album éponyme, JCOA, enregistré et paru en 1968.
Composé et dirigé par Michael Mantler.
Solistes : Don Cherry (cornet), Gato Barbieri (saxo ténor).
Au sein de l’orchestre : Steve Lacy, Lew Tabackin, Charles Davis, Randy Brecker, Julius Watkins, Jimmy Knepper, Howard Johnson, Carla Bley, Kent Carter, Ron Carter, Richard Davis, Charlie Haden, Reggie Workman, Andrew Cyrille. 

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Don Cherry, musicien inconnu, Åge Delbanco (Babaji). 

Le sous-titre du livre de Francheteau qualifie Don Cherry de nomade, et on a déjà pu se rendre compte que le musicien n’est jamais là où on l’attend. Visitant par exemple le Maroc dès 1964, il y découvre déjà les fameux musiciens du petit village de Jajouka, qui avaient marqué Burroughs et Paul Bowles, et qui allaient bientôt devenir célèbres à travers un album produit par le Rolling Stone Brian Jones; dans les années 1970, ils collaboreront aussi avec Ornette Coleman. En 1974, Don Cherry se rend en Inde pour étudier avec le maître de la rudra-vina, Ustad Zia Mohiuddin Dagar; plus tard la même année, rejoint par Moki et les enfants, Cherry se rend au Japon. Mais mon but n’est pas ici de donner un itinéraire exhaustif des pérégrinations autant géographiques que musicales de Don Cherry (ce serait d’ailleurs impossible), mais plutôt d’illustrer par quelques exemples l’incroyable étendue stylistique recouverte tout au long de sa carrière, tout en mettant de l’avant son rôle de pionnier dans cette fusion musicale des formes occidentales avec des éléments folkloriques venus de partout dans le monde, fusion qu’on appellera plus tard World Music. Cherry n’est pas seul à initier ce mouvement, certes, et même parmi les jazzmen on peut trouver quelques précurseurs, par exemple le clarinettiste Tony Scott, déjà globe-trotteur dès la fin des années 1950, et qui sera connu dans les années 1960 pour ses disques inspirés par le Japon, Bali, l’Inde ou l’Afrique. 

Don Cherry et Maffy Falay. 

J’ai déjà parlé des contacts de Don Cherry avec plusieurs musiciens turcs présents sur la scène scandinave, dès la fin des années 1960; le trompettiste Maffy Falay (qu’on connaît peut-être par son groupe des années 1970, Sevda), qui était dans son groupe à cette époque, avait déjà apporté à son répertoire nombre de thèmes issus du folklore turc; on en retrouve plusieurs sur un disque gravé en Turquie même, Live in Ankara, enregistré lors d’un séjour de 1969 mais paru seulement en 1978, où Cherry est accompagné par deux musiciens locaux, Irfan Sümer et Selçuk Sun, en plus d’un fidèle collaborateur de Cherry, le percussionniste Okay Temiz. Don Cherry s’était rendu en Turquie avec Temiz et Moki en minibus depuis la Suède, donnant au passage des concerts à Paris et Milan; à Istanbul, il avait collaboré avec l’écrivain et intellectuel afro-américain James Baldwin, lui fournissant la musique pour sa mise en scène de la pièce du dramaturge canadien John Herbert, Fortune and Men’s Eyes. Toujours en 1969, on retrouve Don Cherry en Tunisie, participant à un projet du pianiste suisse George Gruntz, qui avait réalisé deux ans plus tôt en Allemagne un disque intitulé Noon in Tunisia, intéressant essai d’inclusion de la musique maghrébine au sein de structures jazzistiques; si Cherry ne participait pas à la session originale, il est malgré tout du voyage donc en 1969, avec le saxophoniste Sahib Shihab, le contrebassiste Henri Texier et le batteur Daniel Humair. Le quintette collabore évidemment sur place avec des instrumentistes traditionnels, notamment le musicologue et joueur de ney Salah El Mahdi. Voyons un extrait du film de Peter Lilienthal réalisé à cette occasion : 

Extrait de Noon in Tunisia, documentaire de Peter Lilienthal, filmé et paru en 1969. 
George Gruntz (piano), Don Cherry (trompette), Sahib Shihab (saxophone, flûte), Henri Texier (contrebasse), Daniel Humair (batterie), musiciens tunisiens dont le musicologue et joueur de ney Salah El Mahdi. 

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Codona: Collin Walcott, Don Cherry, Nana Vasconcelos. 

À la fin des années 1970, c’est un autre disque un peu méconnu, Music / Sangam, qui place Cherry en face d’un musicien indien, le tablaïste Latif Ahmed Khan : la première face du disque (on pourrait dire la face Music) est dédiée à quelques thèmes de Cherry (et un d’Ornette Coleman); la face B (la face Sangam) à des solos de tabla de Khan sobrement accompagnés par Cherry à l’harmonium. Toujours à la fin des années 1970, Cherry trouve quelques musiciens qui s’inscrivent un peu dans la même mouvance que lui, touchant à des musiques plurielles et sans frontières. Par exemple, il participe au premier album de la Mandingo Griot Society, avec le joueur de kora Foday Musa Suso et les percussionnistes Adam Rudolph et Hamid Drake; de la même manière, Cherry collabore avec le sitariste, tablaïste et fondateur du groupe Oregon, Collin Walcott, d’abord pour un album sur ECM, Grazing Dreams; Cherry et Walcott avaient tous les deux étudié avec le maître indien et joueur de sarod Vasant Rai au début des années 1970. Avec Walcott et le brésilien Nana Vasconcelos, Cherry fonde en 1978 le trio Codona (pour COllin, DOn et NAna), qui marque l’époque avec trois albums, toujours parus sur ECM. Un autre album du début des années 1980 pour la même étiquette trouve Don Cherry au sein d’un assez large ensemble dirigé par le percussionniste suédois Bengt Berger; ce dernier avait déjà collaboré avec Cherry au sein de l’Organic Music Society et pour l’album Eternal Now au début des années 1970. Paru en 1981, son disque Bitter Funeral Beer présente des thèmes inspirés des musiques funéraires des peuples birifor, sisaala et éwé du Ghana. On peut voir ce groupe, toujours avec Cherry, dans cet extrait filmé en 1982 à Francfort : 

Extrait du concert du Bitter Funeral Beer Band avec Don Cherry à Francfort, 1982.
Parmi l’orchestre : Bengt Berger (xylophone funéraire birifor), Bosse Skoglund (percussion), Christer Bothén (saxos ténor et baryton, percussion), Don Cherry (trompette de poche), K. Sridhar (sarod). 

Si les compositions de Bengt Berger font appel à la musique du Ghana, Don Cherry lui avait depuis au moins l’époque des sessions pour Mu utilisé des thèmes sud-africains, notamment des compositions du pianiste Dollar Brand, qu’il avait croisé à Copenhague vers 1965, au retour de son voyage au Maroc. En 1972, Cherry rejoint Brand et le saxophoniste Carlos Ward pour une série de concerts, dont un paraîtra sur disque au Japon; le répertoire était essentiellement composé de pièces du pianiste. Quelques années plus tard, en 1977, Cherry retrouvera Brand (qui commençait alors à utiliser son nom musulman, Abdullah Ibrahim) et Ward pour un disque Chiaroscuro intitulé The Journey, interprété par un nonette qui incluait aussi le saxophoniste Hamiet Bluiett et le contrebassiste Johnny Dyani, compatriote de Brand lui aussi exilé en Europe. Dyani avait d’ailleurs fait partie du trio de Cherry quelques années auparavant, avec le percussionniste Okay Temiz, trio qui apparaît sur deux disques parus d’abord au Japon, Orient et Blue Lake; je crois que les extraits parus sur ces deux albums proviennent de la même performance que cette apparition à la télévision française pour l’émission Jazz Session en 1971, dont on peut voir un extrait ici : 

Extrait du concert de Don Cherry, Johnny Dyani et Okay Temiz au studio 104 de la Maison de la Radio, Paris, 1971.

Il est intéressant de constater que l’année suivante, en 1972, Dyani et Temiz formeront un trio similaire avec le trompettiste sud-africain Mongezi Feza, trio dont l’approche était fortement inspirée des méthodes de Don Cherry et qui laissera trois albums. Johnny Dyani fera appel à Don Cherry plus tard, à la fin des années 1970 pour son album Song for Biko, dédié au militant anti-apartheid Steve Biko, mort en prison en 1977. On y retrouvait aussi deux autres musiciens d’origine sud-africaine, le saxophoniste Dudu Pukwana et le batteur Makaya Ntshoko.  

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Moki et Don Cherry avec l'Organic Music Theatre, vers 1975. 

C’est au début des années 1970 que l’union artistique entre Don et Moki va prendre le nom de Organic Music Society, parfois Organic Music Theatre. Leurs performances de l’époque sont des spectacles chamarrés, colorés, foisonnants et un peu bordéliques : la scène est toujours décorée des œuvres textiles de Moki, qui fournit aussi des costumes multicolores, en plus de souvent jouer du tampura, instrument indien qui fournit le bourdon caractéristique des ragas. Don lui-même, habituellement assis en tailleur sur un tapis bariolé, entouré d’instruments (flûtes, percussions, cloches, etc), fait un peu figure de gourou ou de chamane, au milieu des musiciens, des enfants et même parfois du chien Stup, qui forment la troupe de l’Organic Music Society. Selon son habitude, Don Cherry est un leader à la technique de direction très ouverte, se contentant de lancer un thème qui sera repris par les autres musiciens au fur et à mesure de la performance. Le percussionniste Bengt Berger raconte par exemple qu’il «n’y avait pas de différence entre un concert et une répétition. Le but était juste de créer de la musique, tout le temps. Et c’était d’apprendre, tout le temps!» Le genre de happening alors mis de l’avant par Don et Moki peut sembler quelque peu ésotérique, mais il portait aussi une dimension politique, comme le rappellent par exemple Lawrence Kumpf, Magnus Nygren et Keith Knox : 

C’est aux confluents de plusieurs influences que se développe l’Organic Music Theatre, et parmi ces influences nous pouvons citer le rejet de la condition de l’artiste Noir qui prévalait aux États-Unis; l’ouverture à la musique d’autres cultures – Turque, Indienne, et Nord-Africaine; et les bénéfices du système social que les sociaux-démocrates avaient instauré en Suède. Comme l’écrit Knox à propos de Movement Incorporated : «Il y avait une préoccupation pour l’environnement et le statut véritable de la musique improvisée. S’ils ont décidé de se rassembler, c’est pour pouvoir apprendre les uns des autres, et principalement apprendre comment dissoudre les frontières artificielles imposées par les exigences commerciales au sein même du champ musical.» Alors que Movement Incorporated représentait une simple évolution des concepts de collages musicaux mis de l’avant par Don, l’Organic Music Theatre allait incarner une approche de plus en plus holistique à la production et à la distribution de la musique, faisant de celle-ci une part intégrante du milieu, de l’environnement même où elle est produite. 

La musique de Don Cherry n’a jamais été véritablement engagée, et les considérations politiques sont rares dans son discours qui porte habituellement un message spirituel plus que politique. Mais face au racisme et aux inégalités rencontrées partout dans le monde, il maintient une position consciente des enjeux et des combats à mener, comme il l’articule par exemple dans un extrait d’une interview avec Keith Knox à cette époque : 

La politique cause problème parce qu’elle ne vient que de l'idée. On ne ressent pas en politique, il faut seulement penser, l’action vient uniquement de l'idée. Mais pour contredire la politique il y a le spirituel et c’est une balance, ils sont tous deux essentiels. Je dis ça à propos du mouvement Noir en Amérique, je pense qu’il est essentiel. Moi je suis vraiment impliqué dans la musique et je sens que la musique devrait être libre de la politique, parce que c’est une direction que j’estime contradictoire, alors ça devrait automatiquement être libre de la politique et aussi séparé de la culture. La culture c’est à vendre. 

Don Cherry avec Nana Vasconcelos, des admirateurs et la caravane de tournée au festival de Chateauvallon en 1972.
Photo: Guy Le Querrec. 

C’est avec les fidèles qui appartiennent à la communauté qui gravite alors autour de Tågarp, et parfois des amis venus d’un peu partout (comme Nana Vasconcelos, joueur de berimbau et fréquent collaborateur de Cherry à cette époque, ou encore une troupe de théâtre de marionnettes issue du fameux quartier autogéré de Christiania, à Copenhague), que Don et Moki vont sillonner les routes européennes, soit en minibus, soit dans l’incontournable caravane motorisée qu’on associe presque automatiquement à cette époque. Cette phase assez «hippie» de la carrière de Don Cherry est illustrée par l’album double Organic Music Society, paru sur l’étiquette suédoise Caprice, mais aussi par son passage au festival de Chateauvallon en 1972, dont l’enregistrement par l’INA est paru l’an dernier sur Blank Forms Editions; on pourrait aussi citer l’apparition de l’Organic Music Theatre à la télévision italienne, en 1976 (parue en album sous le titre Om Shanti Om en 2020), ou encore cet extrait particulièrement coloré (et en couleurs!) du Jazz Jamboree en Pologne en 1973 :  

Jazz Jamboree 1973 : Gift (Christer Bothén), March of the Hobbits (Cherry).
Don Cherry, Doudou Gouirand (saxo soprano), Christer Bothén (saxo ténor), Bobo Stenson (piano), Jane Robertson (violoncelle), Palle Danielsson (contrebasse), Bengt Berger (battere, tabla), Moki Cherry (tampura), Eagle-Eye Cherry. 

La dernière pièce entendue sur cet extrait vidéo fermait déjà l’enregistrement d’une des œuvres majeures de Cherry, la Relativity Suite, d’abord crée au cours d’ateliers ouverts au public à New York, à la fin novembre 1972, puis enregistrée en février suivant sous l’égide de la Jazz Composer’s Orchestra Association (JCOA, aussi le nom du label). Avec un ensemble de 17 musiciens, incluant un quintette à cordes, Cherry réalise cette suite en 7 mouvements qui, comme Eternal Rhythm cinq ans auparavant, fait appel à des influences multiples : Inde pour Trans-Love Airways et Tantra (avec un solo déchaîné de Frank Lowe), Afrique pour Mali Doussn’gouni, Chine pour The Queen of Tung-Ting Lake (qui nous fait entendre le zheng ou cheng, instrument à cordes voisin du koto japonais, joué ici par Selene Fung), et même l’œuvre de Tokien pour la finale, March of the Hobbits (qu’on a entendue tout à l’heure au Jazz Jamboree, et qui sur le disque mettait en vedette Ed Blackwell)! Le saxophoniste Joe McPhee, absent sur l’enregistrement mais présent pour les répétitions de la suite quelques mois auparavant, témoigne des méthodes de composition et de direction employées par Don Cherry : 

Toutes les parties nous étaient chantées. Il n’y avait pas de partitions ou de notes, d’aucune façon. Don chantait une section, et nous devions la répéter; ça se passait de cette façon, avec allers et retours, jusqu’à ce que nous ayons internalisé le morceau […] Je ne me souviens pas de titre donné à aucune section à ce moment; ça c’est venu plus tard. Nous avons réalisé après quelques jours comme ça qu’une image, un visuel, représentait une certaine section de l’œuvre. Les musiciens devaient se souvenir de toutes les modulations pour chaque pièce - chacune identifiée par une bannière. Les drapeaux étaient énormes - ce n’étaient pas des petits fanions qu’on agite, mais ces grandes tapisseries. Il y avait aussi des signaux manuels. C’était très complexe! 

Certains thèmes de la Relativity Suite seront recyclés la même année par Don Cherry pour sa participation à la trame sonore du film initiatique et halluciné de Alejandro Jodorowsky, The Holy Mountain (La Montagne sacrée), notamment la ballade Desireless (jouée par Carlos Ward), dont la mélodie avait déjà été utilisée quelques années plus tôt pour les pièces Orient et Humus (j’ai parlé au début de la difficulté à identifier les thèmes des compositions de Don Cherry…). Si certaines des pièces entendues dans le film semblent provenir du même enregistrement que la Relativity Suite, une session a aussi été dédiée spécialement à la trame sonore, selon le témoignage de Christer Bothén qui raconte comment Jodorowsky lui-même avait tenu à diriger certaines des pièces (dont l’interprétation était parfois improvisée sur les images mêmes du film, projetées sur écran) et avait développé une curieuse technique pour communiquer ses directions à Don Cherry, faisant courir ses doigts dans le dos de ce dernier de différentes manières selon l’atmosphère voulue. Voici un des thèmes qui fut utilisé dans une scène de La Montagne Sacrée, dans sa version tirée de l’album Relativity Suite paru sur JCOA en 1973 avec un solo de Charlie Haden, Trans-Love Airways 

Trans-Love Airways, tiré de Relativity Suite, JCOA, enregistré et paru en 1973. 
Solos: Don Cherry (voix), Charlie Haden (contrebasse). 
Dans l’orchestre : Charles Brackeen, Carlos Ward, Frank Lowe, Dewey Redman, Leroy Jenkins, Carla Bley, Ed Blackwell, Paul Motian, Moki Cherry (tampura).

C’est également à cette époque que Cherry participe au disque de Michael Mantler No Answer, basé sur le roman de Samuel Beckett How It Is; poursuivant d’une manière plus sobre le travail initié par Carla Bley avec Escalator Over the Hill, Mantler propose alors d’intéressants projets autour de textes littéraires, dont The Hapless Child (écrit et illustré par Edward Gorey) et Silence (adapté de Harold Pinter). No Answer était le premier de ces projets, et le deuxième titre du catalogue du label WATT, fondé par Mantler et Carla Bley. Don Cherry n’en était d’ailleurs pas à sa première participation à des projets littéraires ou poétiques – on se souvient par exemple de son poème Music, Wisdom, Love pour le film de Jean-Noël Delamarre, mais il collabore aussi avec Allen Ginsberg par exemple, qui tente une mise en chansons des poèmes de William Blake sur Songs of Innocence and Experience, en 1970. Dans les années 1980, c’est pour une chanson du poète Brion Gysin mise en musique par Ramuntcho Matta que Cherry prête sa voix et sa trompette; plus tard, dans les années 1990, Cherry réalise quelques pièces avec les pionniers du rap, les Watts Prophets (Watts étant évidemment le quartier de Los Angeles où Cherry avait passé sa jeunesse); il apparaît aussi sur un disque du poète Ira Cohen. La curiosité de Cherry le pousse d’ailleurs à des collaborations parfois surprenantes, l’emmenant occasionnellement assez loin du champ jazzistique ou des fusions musicales universalistes qu’il pratique habituellement. Du côté de la musique dite «sérieuse», par exemple, on retrouve des expérimentations avec la musique électronique de Jon Appleton pour l’album Human Music, paru en 1970, alors que Appleton et Cherry étaient tous deux enseignants au Dartmouth College. La rencontre avec le pionnier du minimalisme, Terry Riley, dont la pièce In C aura une grande influence sur plusieurs mouvements musicaux européens des années 1970, était presque inévitable; Riley et Cherry étaient par ailleurs tous deux disciples du maître de la musique indienne Pandit Pran Nath. Déjà en 1967, pour un duo avec le tromboniste Albert Mangelsdorff, Cherry avait utilisé un thème de Riley; il en enregistrera un autre sur Organic Music Society quelques années plus tard. Le trompettiste et le compositeur jouent ensemble pour la première fois à Copenhague en 1970, en compagnie de trois musiciens locaux; ils se retrouveront à Cologne en 1975 pour une émission de la radio ouest-allemande, la WDR; des enregistrements de ces deux rencontres existent, publiés de manière non-officielle. En 1988, c’est pour une œuvre des Allemands Heiner Goebbels (compositeur) et Heiner Müller (dramaturge), Der Mann im Fahrstuhl (L’Homme dans l’ascenseur) que Don Cherry sera plongé dans un univers assez proche des projets de Michael Mantler, cette fois avec des musiciens issus la scène expérimentale (Arto Lindsay, Fred Frith, Charles Hayward) et de l’avant-garde issue du jazz (George Lewis, Ned Rothenberg). Mais en parallèle à ces projets de musique contemporaine, on va aussi entendre Cherry avec des artistes issus du rock et de la music pop à l’occasion, par exemple avec Frank Zappa et les Mothers of Invention, avec le guitariste de Gong, Steve Hillage, avec Lou Reed, avec Ian Dury and the Blockheads, avec le groupe néo-psychédélique Bongwater, avec le chansonnier Joe Henry, et naturellement avec Rip, Rig & Panic, qui mettait en vedette la fille adoptive du trompettiste, Neneh Cherry. Avant même de rejoindre ce groupe, Neneh avait chanté avec le groupe punk The Slits; en 1979, Don avait même participé à une de leurs tournées un peu anarchique, aux côtés des artistes reggae/dub Creation Rebel et Prince Hammer! 

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Si la fusion réalisée par Don Cherry englobe des formes folkloriques issues de plusieurs cultures, elle n’exclut pas certaines intersections avec les formes populaires occidentales, comme celles qui seront intégrées au jazz des années 1970, ce jazz qu’on nomme d’ailleurs parfois Fusion, justement. Mêlant chants incantatoires, rythmes funky, sonorités électriques et le ténor parfois virulent de Frank Lowe aux tactiques cherryesques développées depuis la fin des années 1960, Brown Rice est un des albums les plus réussis, pour ne pas dire accessibles, de la carrière du trompettiste. La pièce-titre trouve Cherry susurrant des paroles par-dessus un motif de gamelan, une basse remplie d’effets et le ténor hurlant de Lowe. Malkauns se déroule sur près de 14 minutes sur le drone persistent joué par Moki au tambura, accompagnant les solos de Charlie Haden qui ouvrent et ferment la performance, encadrant un dynamique trio avec Cherry à la trompette et Billy Higgins à la batterie. Degi-Degi fait entendre la trompette de Cherry modifiée par des effets sur fond d’un ostinato de piano électrique et de basse qui ne sont pas sans rappeler le travail de Herbie Hancock à l’époque Mwandishi. Quant à Chenrezig, c’est un chant incantatoire qui laisse ensuite la place à des solos de Cherry et Frank Lowe (ce dernier toujours en mode fire music). Écoutons cette dernière pièce : 

Chenrezig, tiré de Brown Rice, paru en 1975.
Don Cherry (trompette, voix), Frank Lowe (saxo ténor), Ricky Cherry (piano), Hakim Jami (basse), Billy Higgins (batterie), Moki (tamborim). 

D’abord publié en Italie, Brown Rice sera surtout largement distribué dans son édition américaine sur A&M Horizon, sous le seul titre Don Cherry. Pour le même label, Cherry enregistre par ailleurs à cette époque un duo avec son ancien camarade de chez Ornette Coleman, Charlie Haden, duo paru sur son album The Golden Number. Plus commercial et moins réussi, le prochain album de Don Cherry, Hear and Now, paru sur Atlantic, voit Cherry un peu noyé dans de grands groupes de studio où on reconnaît les noms de Michel Brecker (quand même assez efficace sur la pièce Mahakali), Marcus Miller, Lenny White et Tony Williams. Certains des thèmes de cet album seront repris plus tard dans un contexte qui convenait peut-être un peu mieux à la musique de Cherry lors d’un concert au Moderna Museet en janvier 1977, dont l’enregistrement a été publié par le label Mellotronen en 2014 sous le titre Modern Art. Pour ce concert, Cherry retrouvait certains de ses compères de l’époque de l’ABF-huset, par exemple Tommy Koverhult (ici à la flûte) et le contrebassiste Torbjörn Hultcrantz, ceux-ci rejoints par le guitariste Georg Wadenius (ancien membre de Blood, Sweat and Tears) et par le percussionniste Per Tjernberg (alors membre du groupe fusion/progressif Archimedes Badkar), entre autres. 

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Mais après la forte vague du jazz fusion qui avait déferlé sur le monde du jazz depuis le début des années 1970, certains groupes allaient se former dans la seconde moitié de la décennie qui annonceront un renouveau du jazz acoustique. Parmi ces ensembles on retrouve un quartette d’anciens comparses d’Ornette Coleman, baptisé Old and New Dreams; en plus de Don Cherry, on y trouve Dewey Redman, Charlie Haden et Ed Blackwell. Le répertoire du groupe inclut des classiques de Ornette comme Lonely Woman ou Happy House, mais aussi des compositions des membres du quartette, notamment deux thèmes de Cherry, Guinea et Mopti. Réalisant un premier album éponyme pour Black Saint en 1976, le groupe va tourner épisodiquement, surtout en 1979-80, faisant aussi paraître deux disques pour ECM; reformé occasionnellement dans les années 1980, Old and New Dreams est enregistré une dernière fois à l’occasion d’un Ed Blackwell Festival à Atlanta en 1987; leur album A Tribute to Blackwell est paru sur Black Saint l’année de la mort du batteur, en 1992. Don Cherry rejoindra aussi une nouvelle mouture du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden; il est présent sur leur album The Ballad of the Fallen, réalisé en 1982 pour ECM. Blackwell et Cherry s’étaient souvent retrouvés depuis l’époque de Mu, et ils réalisent en 1982, toujours pour ECM, El Corazon, une sorte de suite à leur session française de 1969. Le trompettiste apparaît par ailleurs en invité surprise lors d’un concert de Blackwell à Oakland en août 1992, quelques mois seulement avant la mort du batteur; on peut entendre la performance sur un disque posthume, What It Be Like? Il est significatif que Cherry ait été présent pour cette ultime performance auprès d’un de ses plus fidèles collaborateurs; écoutons Blackwell au sein de Old and New Dreams, en vedette sur cette version d’un thème de Don Cherry, Mopti 

Old and New Dreams: Mopti, tiré de Playing, enregistré en concert à Bergenz, Autriche en 1980, paru en 1981. 
Don Cherry (piano, trompette), Dewey Redman (saxo ténor), Charlie Haden (contrebasse), Ed Blackwell (batterie). 

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La réunion du quartette de Ornette Coleman pour In All Languages, 1987. 

Ces activités avec des anciens de chez Ornette Coleman allaient être le prélude à une brève réunion du quatuor original du saxophoniste à la fin des années 1980. Avec Cherry, Haden et Billy Higgins, le saxophoniste retrouve son groupe californien de 1958-59; c’est cette réunion qui est documentée sur le premier disque de In All Languages, album double paru en 1987; quelques concerts suivront, dans les festivals européens notamment, et un CD double paru sur le label Domino en 2010 documente le même quartette en Italie trois ans plus tard. 

Parmi les vétérans du free jazz avec lesquels Don Cherry va aussi collaborer dans les années 1970 et 1980, mentionnons son ancien vibraphoniste, Karl Berger, qui dirige pour le festival de Donaueschingen en 1979 un Woodstock Workshop Orchestra où, en plus de Cherry, on retrouve par exemple George Lewis, Leroy Jenkins, Lee Konitz, Oliver Lake et les percussionnistes Trilok Gurtu et Peter Apfelbaum. La même année, à Paris, Cherry et Charlie Haden croisent le batteur Masahiko Togashi dans un de ses rares séjours à l’extérieur du Japon pour un album baptisé Song of Soil; quelques années plus tard, en 1986, c’est à Tokyo même que le trompettiste retrouve le batteur pour un concert au Yubin Chokin Hall avec deux autres Américains de passage, Steve Lacy et Dave Holland; le concert sera publié sur disque sous le titre Bura Bura. Au début des années 1980, Don Cherry rejoint un violoniste et figure importante du loft jazz de l’époque, Billy Bang, pour un album publié sur le petit label Anima, Untitled Gift, avec le contrebassiste Wilber Morris et le batteur Denis Charles; on retrouve notamment sur le disque deux compositions de Ornette Coleman; le quartette donnera quelques rares concerts par la suite : on retrouve par exemple sur YouTube une performance de 45 minutes de 1984 du même groupe. Pour le festival de Willisau en 1980, Cherry retrouve son ancien camarade du New York Contemporary Five, John Tchicai, et un trio de pionniers suisses du free jazz, Irène Schweizer, Léon Francioli et Pierre Favre; retrouvée des années plus tard par Schweizer, la bande sera publiée sur le label Intakt en 2016 sous le titre Musical Monsters. En 1984, c’est une nouvelle réunion pour Cherry, cette fois avec le saxophoniste de la Relativity Suite et de Brown Rice, Frank Lowe, pour son album Soul Note, Decision in Paradise, curieux essai post-bop pour le saxophoniste anciennement incendiaire qui avait jadis dialogué avec Rashied Ali. 

Frank Lowe et Don Cherry lors de la session pour Decision in Paradise, 1984. 

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Charlie Rouse, Steve Lacy, Don Cherry, Roswell Rudd et, au piano, Muhal Richard Abrams. 

Mais la période est quelque peu à la nostalgie, aux relectures et aux hommages aux pères fondateurs du bebop, par exemple Thelonious Monk, alors enfermé dans un mutisme qui durait depuis plusieurs années, et qui allait disparaître en 1982. C’est sous l’égide de Verna Gillis et Soundscape qu’aura lieu un double concert à la Columbia University à New York en novembre 1981 avec un concept intéressant : le même groupe de sept musiciens ou à peu près, qui durant quatre sets interprète des compositions de Monk, chacun des sets mettant en vedette un pianiste d’horizons différents, soient Muhal Richard Abrams, Barry Harris, Anthony Davis et Mal Waldron. Au sein de l’ensemble surtout constitué de spécialistes du répertoire monkien (Charlie Rouse, Ben Riley, Steve Lacy, Roswell Rudd), Don Cherry fait un peu figure de Fou du Roi, livrant des solos plutôt échevelés et se montrant parfois brouillon au sein d’un répertoire qu’il avait pourtant souvent intégré à sa musique; il est déjà plus à l’aise au cours du deuxième concert de cette soirée, soit les sets de Anthony Davis et de Mal Waldron. Le trompettiste va aussi se montrer un peu plus solide lors de retrouvailles avec Charlie Rouse sur deux pièces d’un concert de 1988 (donc 6 ans après la disparition de Monk), concert à San Francisco au cours duquel on entend Cherry sur ‘Round Midnight et Epistrophy, deux des six thèmes de Monk joués ce soir-là; le concert s’avèrera être la dernière performance enregistrée par le vétéran saxophoniste et paraîtra plus tard de façon posthume sur étiquette Landmark. Mais le type de groupement de vedettes (ou All-Stars) mis de l’avant pour le projet Monk convient habituellement peu à Don Cherry, dont l’univers singulier s’accommode mieux de contextes de coopération que de situations de compétition. Une exception à cette incompatibilité seraient peut-être ces concerts de 1983 réalisés par les Sun Ra All-Stars, où le célèbre Homme de Saturne avait invité de fortes personnalités du jazz à intégrer son propre univers musical. Au sein de l’ensemble, on retrouve des membres, présents ou passés, de l’Arkestra de Sun Ra, dont Marshall Allen, John Gilmore, Eloe Omoe et Clifford Jarvis, en plus de Don Cherry, Lester Bowie, Archie Shepp, Richard Davis, Philly Joe Jones et Don Moyé. Ces singuliers All Stars se produisent dans des festivals européens en octobre et novembre 1983, notamment à Milan, Zurich, Berlin, Paris et Montreux. On peut voir un extrait de Don Cherry au sein de ce groupe en concert à Berlin, d’abord en duo avec Philly Joe Jones, puis au sein de l’ensemble qui joue un thème de Sun Ra, Somewhere Else :  

Extrait des Sun Ra All Stars à Berlin, 1983. 
Sun Ra (piano, claviers, direction), Don Cherry, Lester Bowie (trompettes), Marshall Allen (saxo alto), John Gilmore, Archie Shepp (saxos ténors), Richard Davis (contrebasse), Philly Joe Jones, Clifford Jarvis (batterie), Famoudou Don Moye (percussion). 

Six ans plus tard, cette fois avec une version complète de l’Arkestra, Don Cherry va retrouver Sun Ra en studio pour A&M (étiquette pour laquelle Cherry réalise aussi Art Deco et Multikulti); encore une fois c’est sur le terrain de Sun Ra qu’à lieu la rencontre avec une majorité de ses compositions; 7 pièces paraîtront sur Purple Night, et 5 autres sur un disque d’inédits paru plus tard sur Rounder, Somewhere Else

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Dans les années 1980 et 1990, Don Cherry, installé à San Francisco depuis sa séparation avec Moki, va voguer entre d’un côté des groupes plutôt acoustiques dans l’esprit du free jazz classique et de l’autre des productions à la facture plus commerciale rejoignant d’une certaine façon ce qu’on commence alors à appeler Worldbeat. C’est le cas par exemple de Home Boy – Sister Out, enregistré à Paris et paru sur Barclay en 1985, sur lequel Cherry chante Call Me, sur des paroles de la chanteuse pop franco-uruguayenne Elli Medeiros, mais aussi du reggae (Reggae to the High Tower), du funk (I Walk) et du rap (Treat Your Lady Right); plus réussis sont la première version de Art Deco et Bamako Love, pièces où on retrouve un peu plus le style planant associé à la musique du trompettiste. À la toute fin des années 1980, c’est le concept «Multikulti» que Don Cherry met de l’avant pour désigner son approche, qui prolonge évidemment les méthodes qui sont les siennes depuis deux décennies. C’est notamment avec le saxophoniste, pianiste et percussionniste Peter Apfelbaum et son Hieroglyphics Ensemble que Cherry va trouver le véhicule pour faire entrer son World Jazz dans la nouvelle décennie. Sur son album de 1990, intitulé justement Multikulti, Cherry ratisse large encore une fois, se faisant conteur pour Multikulti Soothsayer, invitant son fils David à jouer des synthétiseurs sur Birdboy et utilisant Apfelbaum et son groupe comme accompagnateurs pour deux pièces, Until the Rain Comes (chantée par Ingrid Sertso) et Divinity Tree. De plus petits groupes, où on entend par exemple le saxophoniste Carlos Ward et le tubiste Bob Stewart, donnent une sonorité plus proche du jazz conventionnel pour la composition de Ward, Pettiford Bridge (probablement un hommage au contrebassiste Oscar Pettiford) et pour la très belle dédicace au chanteur zimbabwéen, Dedication to Thomas Mapfumo. De courts intermèdes permettent d’entendre Cherry en solo à la trompette, à la flûte, au mélodica ou au piano, et apportent des pauses judicieuses dans ce disque qui se veut un résumé très accessible de l’art polymorphe de Don Cherry. Réduisant le Hieroglyphics Ensemble à un quartette avec Apfelbaum, le bassiste Bo Freeman et le batteur Joshua Jones, Don Cherry va tourner en 1991, utilisant le nom Multikulti pour cet ensemble et apparaissant par exemple dans des festivals à Stuttgart et Hambourg.  

Don Cherry avec le Hieroglyphics Ensemble, San Francisco, 1990. Photo: Brian McMillen. 

Les collaborations de Don Cherry à des projets venus de tous horizons s’inscrivent évidemment aussi dans ce grand «multi-kulti». En 1982, il est invité spécial du saxophoniste et chanteur camerounais Manu Dibango pour un concert à Marseille par exemple. Un peu plus tard, il apparaît sur le disque du percussionniste indien Trilok Gurtu, Usfret; Gurtu avait remplacé au sein du groupe Oregon un ancien collaborateur de Cherry, le regretté Collin Walcott. Le trompettiste va d’ailleurs retrouver Gurtu plus tard à Bombay, où il avait été invité par le violoniste L. Shankar, connu pour ses collaborations avec d’autres musiciens issus du jazz, comme Jan Garbarek ou, au sein de Shakti, John McLaughlin. Parmi les autres musiciens œuvrant dans les fusions du monde qui ont croisé la route de Don Cherry, mentionnons aussi Jai Uttal (dont le disque Footprints, de 1990, avait comme invités spéciaux Cherry et la chanteuse indienne Lakshmi Shankar), la formation du percussionniste gambien installé en Norvège, Miki N’Doye, le groupe Tamma (qui avait invité sur son album éponyme de 1985 Cherry et Ed Blackwell), les multi-intrumentistes Tony Vacca et Tim Moran (qui ont bien intégré le style de Cherry sur City Spirits, de 1986), ou encore le musicien marocain Hassan Hakmoun (dont la collaboration avec Adam Rudolph, Gift of the Gnawa, laissait aussi une belle place à la présence de Don Cherry). Je vous invite à regarder un extrait du documentaire de la BBC témoignant de la rencontre de Cherry avec Trilok Gurtu et L. Shankar, Bombay & Jazz, documentaire diffusé en 1992 dans la série Rhythms of the World 

Extrait du documentaire de la BBC dans la série Rhythms of the World, Bombay & Jazz, diffusé en 1992.
Don Cherry (trompette de poche, harmonium, voix, doussou n’goni), L. Shankar (violon double, voix), Caroline (voix, claviers, tampura), Trilok Gurtu (percussions), Vikku Vinayakaran (ghatam). 

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Jim Pepper et Don Cherry. 

Je placerais un peu à part la collaboration de Don Cherry avec le saxophoniste autochtone Jim Pepper, d’origine Kaw et Creek. Déjà connu pour sa participation aux groupes pionniers du jazz-rock, The Free Spirits, puis Everything is Everything, Pepper avait fourni à ce dernier groupe sa composition la plus connue, Witchi Tai To, qui sera bientôt reprise par nombre de musiciens, de Jan Garbarek à… Robert Charlebois! C’est en grande partie Don Cherry (dont la mère était, je l’ai déjà dit, d’ascendance Choctaw) qui avait encouragé Jim Pepper à affirmer pleinement dans sa musique son identité autochtone, et à puiser dans le répertoire traditionnel pour ses thèmes. En 1980, lorsque Cherry assemble un groupe pour une tournée en Europe et en Afrique de l’Ouest financée par le Département d’État américain, il fait appel à Pepper; le groupe contenait aussi plusieurs percussionnistes, une danseuse masquée et un magicien! En 1982, Pepper retrouve Cherry au sein du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden, puis il invite le trompettiste sur son album Comin’ and Goin’ pour deux pièces, Squaw Song et un thème de Cherry, Malinyea. Le trompettiste et le saxophoniste seront aussi réunis en août-septembre 1984, notamment pour un concert au festival de Saalfelden en Autriche; au sein du groupe qui accompagnait Cherry et Pepper à cette occasion, on retrouvait aussi Collin Walcott, qui allait disparaître tragiquement dans un accident d’autobus quelques mois plus tard. 


Don Cherry, Charlie Haden, Billy Higgins, James Clay. 

Malgré tous les détours de sa carrière polymorphe, Don Cherry n’a jamais abandonné le jazz acoustique de forme plus classique. Prenons par exemple une session au fameux studio Van Gelder en 1988, qui deviendra l’album Art Deco; c’est un peu un retour aux sources pour le trompettiste, qui retrouve ici le saxophoniste de ses premiers groupes californiens, James Clay, ainsi que ses anciens comparses de chez Ornette Coleman, Charlie Haden et Billy Higgins. L’album est peut-être le plus conventionnel jamais réalisé par Don Cherry, à une époque où une bonne partie de la scène du jazz est en mode nostalgie (pensons à Haden lui-même et à son Quartet West par exemple…), et deux thèmes d’Ornette Coleman, When Will the Blues Leave? et The Blessing, ramènent évidemment le quartette à ses débuts à l’époque du Hillcrest Club trente ans plus tôt. Mais sous des dehors très classiques, le disque conserve une bonne dose de cette angularité, de cette forme de douce ironie qui était le propre de Cherry, qu’on retrouve par exemple sur une version d’un thème de Thelonious Monk souvent repris par le trompettiste, Bemsha Swing, ou sur une composition plus récente de Ornette Coleman, Compute, alors qu’une courte pièce en solo évoque un de ses camarades de l’époque suédoise, Maffy Falay. James Clay lui-même, s’il n’a jamais vraiment adopté l’esthétique free de ses anciens camarades de Los Angeles, est loin d’avoir un style léché à la manière des néo-boppers alors en vogue; on appréciera sa sonorité un peu étranglée mais d’une grande chaleur, et son phrasé bluesy typique des stylistes texans, par exemple sur deux pièces où il est en vedette, le standard I’ve Grown Accustomed to Your Face, et son interprétation de la fameuse pièce de résistance des grands ténors, Body and Soul. Quant à Haden et Higgins, ils ont chacun droit à une pièce en solo, un medley de thèmes venus de la musique folk pour le bassiste et une improvisation utilisant les possibilités mélodiques de la batterie baptisée Passing pour Higgins. Écoutons donc la pièce-titre de cet album paru en 1989, Art Deco :  

Art Deco, tiré de Art Deco, enregistré en 1988, paru en 1989.
Don Cherry (trompette de poche), James Clay (saxo ténor), Charlie Haden (contrebasse), Billy Higgins (batterie). 

C’est encore auprès de Haden qu’on retrouve Cherry, et le thème de Art Deco, au festival de jazz de Montréal en 1989, à l’occasion d’une série consacrée au contrebassiste. Le concert en trio était essentiellement une version réduite de Old and New Dreams, puisque le batteur en était cette fois Ed Blackwell. En plus de Art Deco et de Mopti, tirés du répertoire du trompettiste, toutes les pièces jouées par les trois comparses étaient des compositions de Ornette Coleman, notamment Lonely Woman, et encore une fois The Blessing et When Will the Blues Leave? Le concert sera publié sur CD dans les années 1990 par Verve, dans la série The Montreal Tapes.  

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J’ai dit plus tôt que depuis le début des années 1970, Don Cherry conservait des liens assez forts avec la Suède, et c’est avec Dona Nostra, enregistré en 1993, qu’il renoue avec la scène du jazz suédois, en l’occurrence les membres du groupe Rena Rama, groupe qui avait marqué la scène scandinave dans les années 1970 et 80 (et avec qui Cherry avait déjà collaboré) mais qui vivait ses dernières heures au début des années 1990. C’est aussi un retour sur le célèbre label ECM pour Don Cherry, qui y avait déjà publié dans les années 1980 avec Codona, avec Old and New Dreams et avec Ed Blackwell. Mais si la philosophie de l’espace sonore chère à l’étiquette de Munich était restée la même, son approche à la hiérarchie des instruments connaît une petite révolution dans les années 1990, et il est significatif que 5 des 9 pièces du disque soient des créations, des improvisations collectives des membres de la formation, et que le nom de Cherry n’apparaisse que comme co-leader, avec le saxophoniste Lennart Åberg (également auteur de deux des autres thèmes de l’album) et avec le pianiste Bobo Stenson. Ils sont rejoints par Anders Jormin à la contrebasse et Anders Kjellberg à la batterie, en plus d’un vieux compagnon d’armes de Don Cherry, Okay Temiz. Dona Nostra s’avérera être le dernier album publié sous le nom de Don Cherry de son vivant. 

Nu en concert: Mark Helias, Don Cherry, Carlos Ward. 

Parmi les groupes dirigés par Don Cherry dans les années 1980 et 90, le quintette Nu (du suédois pour «maintenant») a malheureusement laissé peu de traces. Cherry y retrouvait le saxophoniste Carlos Ward (qui avait jadis joué le thème de Desireless), Nana Vasconcelos et Ed Blackwell, en plus du contrebassiste Mark Helias. Assemblé d’abord en 1985, le groupe va exister pendant à peu près deux ans d’abord, apparaissant surtout sur des scènes européennes, par exemple aux festivals de Bracknell en Angleterre et de San Sebastian en Espagne en 1986, et à Glasgow en Écosse en 1987. C’est avec ce groupe probablement reformé pour l’occasion, moins Vasconcelos et avec Hamid Drake remplaçant Blackwell (décédé en 1992) qu’on peut voir Don Cherry dans une performance tardive de 1994 au festival de Viersen en Allemagne, dans une pièce écrite par Carlos Ward, Lito 

Nu Now, en concert à Viersen, Allemagne, 1994 : Lito (Ward)
Don Cherry (trompette de poche), Carlos Ward (saxo alto), Mark Helias (contrebasse), Hamid Drake (batterie). 

Mais cette performance en Allemagne allait être parmi les dernières de Don Cherry; on le retrouve à la même époque en duo avec Trilok Gurtu, tournant en Europe; il collabore aussi avec les Watts Prophets sur la compilation Red Hot + Cool, un album qui accompagnait un documentaire du réseau PBS sur les ravages du SIDA au sein des communautés afro-américaines. Mais Cherry est lui-même très malade; souffrant d’un cancer du foie, il s’est éteint au domicile de sa fille adoptive, Neneh, à Malaga en Espagne, le 19 octobre 1995. Il avait 58 ans. 

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À l’heure où on pourrait faire un bilan de l’œuvre de Don Cherry, en revisitant par exemple les techniques qu’il utilisait pour intégrer à sa pratique toutes sortes de traditions venues du «grand ailleurs», il pourrait certainement se trouver aujourd’hui des critiques pour apparenter ses méthodes à de l’appropriation culturelle (évidemment pas pour les musiques africaines ou autochtones, qui faisaient partie de son héritage). Ces critiques pourraient utiliser son exemple pour souligner les limites de l’universalisme qui teintait tout un pan des mouvements politiques, sociaux, artistiques, et plus largement culturels (ou plutôt contre-culturels), de la génération de Cherry (et de la génération qui l’a suivi, puisqu’on associe peut-être plus volontiers au mouvement hippie les premiers baby-boomers, et que Cherry était né en 1936). D’un autre côté, à une époque où l’universalisme refait surface dans le discours comme contrepoids à l’intolérance ambiante, d’autres pourront utiliser les arguments des premiers pour pointer les contradictions au sein même de ce concept d’appropriation culturelle; en effet comment la musique du XXe siècle aurait-elle pu vivre sans cette idée même? Il est évident qu’un tel sujet mériterait un débat à lui seul, mais comme mon but avec les diffusions du Viking est tout d’abord d’offrir des portraits et un survol de certains mouvements replacés dans leurs contextes historiques, je préfère apprécier la musique de Don Cherry pour ses qualités intrinsèques; je me contenterai de citer les mots que Steve Lacy a prononcés à la mort de son vieil ami : «Dans son accent se mêlaient Oklahoma, Californie, New York, Osaka, Paris, Delhi, Rome, Stockholm, et des territoires d’Afrique et d’Asie.» Ou encore comme le disait Don Cherry lui-même : «quand les gens se mettent à croire aux frontières, ils se mettent à en faire partie eux-mêmes».  

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Si j’ai mentionné le relatif et surprenant désert critique autour de l’œuvre de Don Cherry hors des magazines spécialisés, ce sont peut-être les musiciens qui ont su le mieux assurer la descendance de ce nomade inlassable. Ses enfants eux -mêmes se confronteront à l’œuvre paternelle, à commencer par David Ornette Cherry, pianiste, claviériste et concepteur sonore qui a évoqué Don Cherry sur trois albums publiés entre 1999 et 2021; bien que plutôt dans l’univers pop, Eagle-Eye Cherry reprend sur son premier album la pièce Desireless. Le trio d’improvisateurs formé par Mats Gustafsson, Ingebrigt Håker Flaten et Paal Nilssen-Love prend en 2000 le nom de The Thing, en référence à la pièce de Don Cherry; ils mettent souvent des pièces du trompettiste à leur répertoire, et en 2012 ils invitent Neneh Cherry pour The Cherry Thing, qui contient une version de Golden Heart, un des thèmes de Complete Communion

Parmi les hommages d’anciens camarades de Don Cherry, mentionnons le groupe Yá-sou, avec Peter Apfelbaum et Jai Uttal, qui font paraître un Tribute to Don Cherry dès 1996. Bengt Berger, avec le trio Berger Knutsson Spering, réunit de nombreux invités dont Eagle-Eye et Neneh Cherry sur See You in a Minute : Memories of Don Cherry en 2006. Lennart Åberg interprète sur son disque Free Spirit, paru la même année, un medley de thèmes de Don Cherry. Pour sa part, Aldo Romano dédie au trompettiste Complete Communion to Don Cherry en 2010. 

Parmi les musiciens ayant réalisé d’intéressants hommages, il faut citer la pièce de Marty Ehrlich avec le New York Jazz Collective, I Don’t Know This World Without Don Cherry; les projets du batteur italien Tiziano Tononi; le disque du corniste Tom Varner Second Communion (où il reprenait l’intégrale de Complete Communion); ou encore le trio Fat Kid Wednesdays. 

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Générique: Desireless, tiré de Relativity Suite (1973), suivi de
Malinye, tiré de Codona 3 (1983): 


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