mercredi 9 mars 2022

Femmes de jazz


Les International Sweethearts of Rhythm. 

Les Hip Chicks jouent Seven Riffs with the Right Women, 1945: Edna Williams (trompette), Marjorie Hyams (vibraphone), Vick Zimmer (piano), Marion Gange (guitare), Ceclia Zirl (contrebasse), Rose Gottesman (batterie). 

Cette année, pour le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, j'ai eu envie d'écrire pour toutes les hip chicks (et tous les jazz cats) ce texte que j'ai baptisé Femmes de jazz

Quand on pense aux femmes de jazz, on pense presque automatiquement aux chanteuses : Billie Holiday et son gardénia, Ella Fitzgerald saisie au vol en plein scat, ou encore Nina Simone et sa colère nécessaire… et avec cause : qui mettrait en doute l’immense talent de ces trois-là et de bien d’autres, de Ethel Waters et Bessie Smith aux nombreuses interprètes de talent de notre époque. Mais ces images, qui nous viennent spontanément, mettent les femmes de jazz un peu à côté (ou souvent devant) les autres musiciens. Par sa situation, la chanteuse de jazz a longtemps été une exception, une attraction à part au sein des orchestres de jazz; aujourd’hui même, la publicité met souvent de l’avant l’image très glamour de la chanteuse de jazz, quitte à laisser les musiciens et musiciennes bien loin derrière dans le décor. On peut penser par exemple à ces photos de celles qu’on appelait «canaris» à l’époque des big bands : d’un côté une douzaine d’hommes, en tuxedos noirs avec leurs instruments, et de l’autre la chanteuse, en robe blanche, qui vient faire son numéro… Bien sûr l’image est marquante, mais en réalité nombre de chanteuses cherchaient souvent à n’être qu’un autre des «gars du band», depuis Billie Holiday jusqu’aux vocalistes free des années 1970. Quoiqu’il en soit, l’univers des chanteuses de jazz est vaste et mériterait à lui seul plusieurs diffusions; aujourd’hui j’ai plutôt cherché à faire un panorama de celles que l’histoire a souvent occultées, méprisées et sous-représentées : les instrumentistes féminines dans le jazz. Pour ce faire, j’utilise entre autres le livre de Linda Dahl paru en 1984, Stormy Weather : The Music and Lives of a Century of Jazzwomen; c’est de ce livre que je tire essentiellement les citations de mon texte de ce soir. 

L'orchestre de Harry James en 1943; la chanteuse de l'orchestre était Helen Forrest. 

On sait que, comme bon nombre de mouvements artistiques, le jazz n’a pas échappé à un machisme souvent rampant; jusqu’à la démocratisation des facultés de musique et à l’ouverture de départements de jazz dans la plupart des grands collèges et universités de la planète (surtout à partir des années 1980), il est vrai que c’était une sous-culture aux codes très masculins. Les raisons en sont multiples et complexes; du point de vue historique, il est utile de rappeler la manière dont s’est d’abord développée la musique afro-américaine, art de survivance et d’affirmation d’une identité vivace mais tragiquement déracinée, bien sûr, mais aussi élément constituant d’un besoin de communauté incontournable à la suite de siècles d’esclavage et au moment d’une nouvelle ségrégation qui se met en place à la fin du XIXe siècle. Un exemple concret de cet art de la survie et de la communauté serait le fleurissement des clubs sociaux à la Nouvelle-Orléans, clubs qui, en échange d’une contribution de leurs membres, pouvaient mettre leurs richesses en commun pour agir comme ressource d’entraide; c’est l’existence de ces clubs qui est à l’origine de la longue survie de la tradition des brass bands par exemple, puisque parmi les fonctions du club on retrouve la prise en charge de l’enterrement de ses membres décédés. Mais longtemps ces clubs furent réservés aux anciens soldats, aux travailleurs, aux artisans et aux professionnels, c’est-à-dire plutôt exclusivement aux hommes de la communauté, et jusqu’à relativement récemment, il était très rare qu’une des fameuses «funérailles jazz» suive le cortège d’une femme. Si cet exemple explique en partie les origines d’un fort sentiment de fraternité masculine qui s’est répandu dans divers aspects de la vie afro-américaine du début du XXe siècle, il ne sous-entend évidemment pas que les femmes ne jouèrent aucun rôle dans la transmission des traditions musicales de la communauté; le milieu familial et les célébrations religieuses, par exemple, au sein desquelles les femmes jouaient un rôle central, sont évidemment à la fondation même du formidable mélange culturel qui donnera naissance, dans les dernières décennies du XIXe siècle, à ce qu’on va bientôt appeler «jazz».

Aujourd’hui, plus d’un siècle plus tard, la présence des femmes dans le jazz est devenue incontournable, et des figures contemporaines comme Maria Schneider, Nicole Mitchell, Satoko Fujii, Matana Roberts ou Mary Halvorson nous fournissent autant d’univers musicaux originaux qui enrichissent la scène musicale et nourrissent un champ d’abord défriché par des pionnières dont je vais tenter ici de faire un tour d’horizon. 

La pianiste et chanteuse de gospel aveugle du Texas, Juanita "Arizona" Dranes, joue Crucifixion, pièce instrumentale gravée pour Okeh en 1926. 

On notera que bon nombre des pionnières du jazz étaient des pianistes. Pour les classes pauvres, le piano (ou l’orgue) étaient évidemment au centre des célébrations religieuses pratiquées dans la plupart des rites, catholiques comme protestants; pour les familles plus aisées l’instrument était un élément incontournable de la demeure bourgeoise (à la Nouvelle-Orléans, par exemple, on comptait de nombreuses familles créoles, de culture plus européenne et d’une situation économique généralement meilleure que dans les quartiers de Uptown, les quartiers noirs, plus pauvres). On comprendra ainsi que, malgré la réticence des parents et de la communauté en général à considérer que le métier de musicienne (à plus forte raison musicienne de jazz!) soit approprié pour une jeune femme, le piano est tout de même un instrument acceptable pour que les femmes puissent pratiquer la musique. Dans certains milieux, il semble même que le piano ait été associé à des qualités plus féminines; Jelly Roll Morton, par exemple, mentionne que dans sa jeunesse, être pianiste était considéré comme efféminé; lui-même ne s’y consacrera qu’après avoir vu jouer, à l’opéra créole, un pianiste qui, pour une fois, ne portait pas les cheveux longs! (On sait que dans le langage des jazzmen, longhair est synonyme de musicien classique, et par extension de quelqu’un qui n’est pas très à la page, un square finalement…). 

La pianiste Edythe Turnham et ses Knights of Syncopation à Seattle, vers 1925. 

Musique pianistique par excellence, justement, le ragtime atteint dès les dernières années du XIXe siècle une grande popularité, grâce entre autres à l’explosion des ventes de partitions; nombre de jeunes filles apprenant le piano dans les premières décennies du XXe siècle seront donc mises en contact avec cette forme inédite de musique afro-américaine, au rythme irrésistible : mes propres grand-mère et grand-tante jouaient dans leur jeunesse le Raggity Rag de Jean-Baptiste Lafrenière! Mais à l’origine même de la musique, on retrouve certaines pianistes, ou ticklers, féminines, comme Ragtime Kate Beckham, May Irwin, ou des compositrices comme May Aufderheide, Adeline Shepherd, Muriel Pollock, ou encore Ida Emerson, qui collaborait avec l’auteur de chansons Joseph E. Howard; ces derniers ont écrit ensemble le succès de 1899 Hello, Ma Baby (oui, la pièce de la grenouille dans les Looney Tunes!). Si on estime que la vogue du ragtime se termine à peu près avec la mort de Scott Joplin en 1917, son répertoire reste objet de fascination pendant de nombreuses années, comme en témoigne cet enregistrement de 1921 du célèbre Maple Leaf Rag par une virtuose montréalaise et célèbre accompagnatrice de films muets, Vera Guilaroff : 

Vera Guilaroff joue Maple Leaf Rag de Scott Joplin. 

Si la popularité du ragtime était due en grande partie à la large distribution de la musique en feuilles, pour le grand public c’est encore la scène qui sera, avant l’arrivée de la radio, le principal lieu de diffusion pour la musique. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est par le music-hall, les chansons du vaudeville, des tent shows et des minstrel shows que vont se propager les nouvelles formes musicales, souvent inspirées de la musique des anciens esclaves; bien que stéréotypées, voire parfois dégradantes pour les afro-américains, ces nouvelles formes seront toutefois réappropriées par les artistes noirs eux-mêmes. Les troupes que forment ces artistes, souvent familiales, mettent à profit tous les talents de ses membres, femmes et enfants compris! La famille Young, par exemple, était basée à Algiers, un quartier de la Nouvelle-Orléans; dirigée par le père, Billy, la troupe familiale se produisait dans les cirques et les carnavals depuis la Floride jusqu’au Minnesota. On sait que c’est au sein de cette cellule familiale singulière que se développèrent les talents de Lester Young, le Président lui-même, et de son frère, Lee, excellent batteur; mais également douées semblent avoir été leur mère, Lizetta, et leur sœur, Irma. Dans l’Oklahoma, l’orchestre de Harold ‘Doc’ Pettiford allait être une école très enrichissante pour un jeune contrebassiste qui deviendra plus tard assez célèbre, Oscar Pettiford, mais encore une fois les femmes de la famille jouaient un rôle important dans l’organisation : la mère enseignait la théorie musicale et l’harmonie, une des sœurs, Leontine, tenait le piano, jouait de plusieurs instruments à anche et s’occupait des arrangements; l’autre soeur, Marjorie, était selon Oscar lui-même une excellente saxophoniste. Au Texas, bien qu’ils n’aient jamais constitué une troupe à proprement parler, la famille Teagarden était un autre formidable incubateur, avec les frères Charlie et Jack Teagarden (qui aura plus tard la popularité que l’on sait), mais aussi les sœurs Clois, batteuse, et Norma, pianiste; cette dernière a eu une assez longue carrière, notamment dans l’orchestre de Jack dans les années 1940 et 50. 

Un jeune Lester Young (accroupi) avec sa soeur Irma (assise) au sein de la troupe familiale. 

Si j’ai mentionné certaines traditions de la Nouvelle-Orléans c'est que c'est évidemment un endroit d'importance capitale dans l’élaboration, le métissage et l’évolution de plusieurs formes de musique afro-américaine. L’histoire de la ville est remplie de figures semi-légendaires hautes en couleur, et ses personnages féminins ne font pas exception, depuis la prêtresse vaudou Marie Laveau jusqu’aux fameuses tenancières de Storyville comme Lulu White, ou encore Antonia Gonzales, qui attirait parfois les clients en jouant du cornet. Chanteuse de blues au répertoire limité (elle ne connaissait apparemment qu’une seule chanson), Mamie Desdoumes était une autre habituée du District, s’accompagnant au piano des trois doigts qui restaient à sa main droite. Plus tard, Jelly Roll Morton l’immortalisera en endisquant Mamie’s Blues (qu’on connait aussi sous le titre 2:19 Blues). Baignées dans l’atmosphère très musicale de la Cité du Croissant, quelques femmes, encore une fois majoritairement des pianistes, vont tenter d’intégrer la très serrée «fraternité» des musiciens néo-orléanais; je vous en présente trois ici qui auront quand même d’assez longues carrières. 

Sweet Emma Barrett par Lee Friedlander, 1958. 

La doyenne du groupe est celle qu’on surnommait ‘Sweet Emma’, et éventuellement ‘The Bell Gal’, parce qu’elle accompagnait son jeu de piano et ses chansons de clochettes attachées ses jarretières. Emma Barrett était née en 1897, et, dotée d’une oreille exceptionnelle, son apprentissage musical fut largement autodidacte. Rejoignant l’Original Tuxedo Orchestra de Papa Celestin en 1923, elle suit ensuite son co-leader, William ‘Bebe’ Ridgley, au sein d’une nouvelle édition de cet orchestre. Développant un jeu de piano vigoureux et un style vocal inspiré des chanteuses de blues de l’ère classique, Sweet Emma devient à partir de la fin des années 1950 une des figures les plus populaires du jazz traditionnel de la Nouvelle-Orléans, participant à la fondation du Preservation Hall, et réalisant quelques disques typiques et prisés par les touristes. Souffrant d’un AVC en 1967, elle reste cependant active, et on la verra régulièrement, la tête toujours coiffée de son inséparable bonnet rouge, au Preservation Hall, jusqu’à peu de temps avant sa mort, en 1983, après une carrière qui a couvert plus de six décennies! 

Jeanette Salvant avec Oscar "Papa" Celestin et Narvin Kimball, vers 1926. 

Celle qui devait succéder à Sweet Emma au sein de l’Original Tuxedo Orchestra sera Jeanette Salvant. Née en 1906 dans le Mississippi, elle joue du piano dans sa jeunesse à l’église et à l’école; son oncle était le pianiste de blues Tuts Washington. Remarquée par Papa Celestin lors d’une audition de lecture à vue, elle restera au sein du Tuxedo jusqu’en 1935, enregistrant avec l’orchestre pour Columbia entre 1926 et 1928. Mariée au banjoïste de l’orchestre, Narvin Kimball, elle quitte temporairement la musique pour élever ses enfants, mais elle continue de se produire à l’occasion, et elle rejoint l’orchestre de Celestin dans les années 50. Après la mort du leader, elle demeure au sein du Tuxedo sous la direction de Albert ‘Papa’ French, et collabore avec de nombreuses figures du jazz de la Nouvelle-Orléans, comme Paul Barbarin, Kid Thomas ou le Preservation Hall Jazz Band. Quittant la Nouvelle-Orléans dans les années 1990, elle est décédée en Caroline du Sud en 2001, à l’âge de 94 ans.

Je vous ai préparé un petit montage où on peut voir, d’abord Sweet Emma Barrett avec une brochette de vétérans pour une émission spéciale du Art Ford’s Jazz Party en 1958, puis Jeanette Kimball au sein de l’Original Tuxedo Jazz Band en 1964 : 

Une troisième pianiste, également chanteuse de blues, de la Nouvelle-Orléans, Billie Pierce. Née Wilhelmina Madison Goodson en Floride en 1907, elle suit l’exemple de son père, sa mère et ses cinq sœurs, qui chantent et jouent tous du piano, notamment au sein de l’église baptiste. Très religieux, ses parents désapprouvent la curiosité de leurs filles pour la musique de danse, le ragtime ou le blues, mais les sœurs trouvent quand même le moyen de se faufiler pour entendre les groupes de passage. Billie a 13 ans lorsqu’elle remplace, au pied levé, l’accompagnateur de Bessie Smith; elle en a à peine 15 lorsqu’elle adopte le mode de vie d’une musicienne et part sur la route avec une série de troupes de carnaval et de ces orchestres locaux qu’on nomme alors Territory Bands. En 1929, au moment de la crise, elle se rend à la Nouvelle-Orléans pour remplacer sa sœur malade, qui avait trouvé un engagement avec Buddy Petit sur un des fameux bateaux à vapeur qui faisaient excursion sur le lac Pontchartrain. Elle décide de rester dans la ville, épousant en 1935 le trompettiste et chanteur créole De De Pierce; les deux formeront un duo familier, fidèle à l’esprit du blues classique (dans lequel excellait Billie), enrichissant leur répertoire de chansons créoles (spécialités de De De), toujours sur fond du piano de Billie Pierce, typiquement barrelhouse. Familiers du Luthjen’s Dance Hall pendant près d’un quart de siècle, Billie et De De ont représenté une institution incontournable de la Nouvelle-Orléans, réalisant plusieurs disques à partir des années 1950. Billie Pierce est décédée en 1974, quelques mois après De De. 

Billie Pierce. 

Billie Pierce joue Panama Rag, enregistré pour le label Tone. 

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Les différentes migrations de musiciens de la Nouvelle-Orléans et du Sud en général ont été assez largement étudiées par les historiens du jazz; attirés par un climat racial moins hostile et de meilleures opportunités de travail, plusieurs musiciens rejoindront la Californie ou New York, mais surtout Chicago, où on retrouve, au début des années 1920, des figures majeures comme Freddie Keppard, Jelly Roll Morton, les frères Johnny et Baby Dodds, Kid Ory et King Oliver. On sait l’impact qu’aura ce dernier avec son Creole Jazz Band, qui réunit le vétéran cornettiste avec son protégé, un jeune homme grassouillet fringué comme un paysan qui débarque tout juste de Louisiane, un certain… Louis Armstrong! Il n’a rien pour impressionner la pianiste du groupe, qui reconnaît cependant assez vite ses qualités exceptionnelles de musicien. De trois ans l’aînée du jeune Louis, Lil Hardin était née à Memphis en 1898; d’abord employée comme démonstratrice dans un magasin de musique sur State Street à Chicago, elle fera l’apprentissage du jazz à la dure lorsqu’elle auditionne pour un groupe de néo-orléanais dirigé par le clarinettiste Lawrence Duhé; voici comment elle décrit la rencontre : «Ils m’ont poliment expliqué qu’ils n’avaient pas de partitions, et qu’ils n’en utilisaient jamais. Je leur ai alors demandé dans quelle tonalité serait le premier morceau. J’aurais aussi bien pu parler une autre langue, parce que le leader m’a répondu : « Quand tu entends deux coups, commence à jouer!»». Chez Oliver, la pianiste joue un rôle assez important : c’est elle qui se charge de transcrire les arrangements du groupe, y compris les fameux breaks à deux cornets avec lesquels Oliver et Armstrong régalent le public aux Lincoln Gardens et qui seront immortalisés sur une série de disques célèbres pour Gennett en 1923. 

Louis Armstrong et Lil Hardin. 

Épousant Louis Armstrong en 1924, Lil va prendre la carrière du trompettiste en main; c’est elle qui le pousse à quitter l’orchestre d’Oliver pour rejoindre New York et l’orchestre de Fletcher Henderson. De retour à Chicago, elle joue aussi un rôle important dans la série d’enregistrements réalisés par Louis à cette époque, les fameux Hot Fives et Hot Sevens, contribuant quelques compositions devenues célèbres, dont Struttin’ with Some Barbecue. Si son jeu de piano a souvent été jugé inégal sur cette série avec Louis, on peut mieux l’apprécier sur une autre série de disques de la même époque avec les New Orleans Wanderers et les New Orleans Bootblacks, pour Columbia en 1926. C’est le tromboniste Preston Jackson qui la décrit le mieux : «Lil n’a jamais été éclatante. Elle est une bonne soliste et elle accompagne solidement, quatre accords par mesure, tel que  prescrit par le docteur! Quand vous mettez un des disques par Louis Armstrong, un des disques du Hot Five, écoutez la base, le fondement. Ça devient évident.» Autrement dit, Hardin n’est pas une pianiste «orchestrale» comme pouvait l’être par exemple Jelly Roll Morton, qui était pourtant une de ses influences avouées. 

Si Lil Hardin Armstrong se sépare de Louis dans les années 1930, elle va rester proche de Satchmo jusqu’à la mort de ce dernier. Elle approfondit ses études de musique, dirige un All Girl Orchestra à la NBC, puis entre chez Decca, où elle accompagne divers chanteuses et chanteurs de blues (notamment Alberta Hunter), en plus de réaliser plusieurs disques avec ses propres petits groupes, qui mettent de l’avant ses qualités de chanteuse; parmi ses sidemen, on retrouve des solistes Swing comme Chu Berry, Buster Bailey et Jonah Jones. Elle abandonne momentanément la musique à la fin des années 1940 et se fixe de nouveau à Chicago. Un bref passage en Europe, au début des années 1950, lui permet de réaliser une session en trio avec Sidney Bechet et Zutty Singleton. En 1957, elle enregistre un disque de souvenirs pour Riverside, label qui l’inclut également quelques années plus tard dans sa série Chicago : The Living Legends. Peu après la mort de Louis, en 1971, elle participe à une émission télévisée en hommage à celui dont elle avait pratiquement lancé la carrière près de 50 ans plus tôt; mais au cours du programme, elle est victime d’un malaise cardiaque et décède avant d’arriver à l’hôpital; elle avait 73 ans. 

On peut voir Lil Hardin Armstrong dans cet extrait de l’émission Chicago and All That Jazz, diffusée par la NBC en 1961; elle y interprète une version de la composition de Jelly Roll Morton, The Pearls, puis accompagne Mae Barnes, Henry ‘Red’ Allen et Buster Bailey sur un vieux classique des Hot Fives, Heebie Jeebies :  


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Lovie Austin. 

Si Lil Hardin a été très visible grâce à son association à King Oliver et Louis Armstrong, elle n’a pas été la seule pianiste d’importance issue de la scène de Chicago; d’égale importance au moins aura été Lovie Austin, active à la même époque. Née dans le Tennessee en 1887 sous le nom de Cora Taylor, elle adoptera ensuite le nom de famille Calhoun, d’après son premier mari, puis celui de Austin, d’après son deuxième mari, un artiste de vaudeville avec qui elle part en tournée; elle sera également accompagnatrice de plusieurs chanteuses de blues. Fixée à Chicago en 1923, elle y monte ses propres revues, dont la Lovie Austin’s Revue, qu’elle mène en 1926 jusqu’à New York, au Club Alabam. Elle devient également une des pianistes maison de l’étiquette Paramount, organisant son propre groupe, les Blues Serenaders, pour accompagner certaines des chanteuses les plus populaires de cette première «ère du blues» sur disque, notamment Ida Cox, Alberta Hunter, Ma Rainey, et même Ethel Waters, en plus de laisser une douzaine de faces instrumentales où s’illustrent Tommy Ladnier, Johnny Dodds, Kid Ory ou encore Natty Dominique. On peut se faire une bonne idée de son jeu de piano à son apogée en écoutant son accompagnement à Ladnier et au clarinettiste Jimmy O’Bryant sur une composition de Austin enregistrée en novembre 1924, Traveling Blues 

Pendant une vingtaine d’années, Lovie Austin sera aussi cheffe d’orchestre, arrangeuse et directrice musicale dans la fosse du Monogram Theater à Chicago, et c’est dans ce rôle qu’elle va marquer une autre femme de jazz importante, Mary Lou Williams, qui se rappelle l’avoir vue dans un théâtre à Pittsburgh dans sa jeunesse :

«Je me souviens avoir vu cette femme géniale assise dans la fosse, dirigeant un groupe de six hommes, les jambes croisées et la cigarette au bec, accompagnant le spectacle de la main gauche et écrivant la musique du prochain numéro de la main droite. Wow! Ma conception est entièrement basée sur les quelques rencontres que j’ai eues avec Lovie Austin.»

Mais l’arrivée de la guerre va priver Lovie Austin de bons musiciens et elle devra abandonner momentanément la musique, se faisant gardienne de sécurité dans une usine militaire. Après la guerre, elle sera pianiste dans une école de danse, mais elle retrouve à l’occasion ses fonctions d’accompagnatrice de chanteuses de blues, notamment avec Chippie Hill; comme Lil Armstrong, elle fera partie de la série Chicago : The Living Legends pour l’étiquette Riverside au début des années 1960 : pour l’occasion, elle retrouve Alberta Hunter. Lovie Austin est décédée à Chicago en 1972, à l’âge de 84 ans. 

Lovie Austin et Alberta Hunter, vers 1961. 

À Chicago et dans le Midwest, dans les années 1920 et 1930, on peut retrouver nombre de pionnières dont la plupart ne nous sont connues que de nom et de réputation; on aura compris que les traces discographiques de cette époque sont rares, à l’image des difficultés que les instrumentistes féminines vont rencontrer tout au long de l’histoire du jazz, difficultés dont on peut retrouver des traces encore aujourd’hui. Mais nous y reviendrons. 

La contrebassiste Thelma Terry. 

Mentionnons ici les pianistes Irene Armstrong (plus tard épouse de Teddy Wilson, et autrice sous le nom de Irene Kitchings de Some Other Spring, qu’interprétera son amie Billie Holiday); Lil ‘Diamonds’ Hardaway, également chanteuse de blues, avait déjà accompagné Ma Rainey sous le nom de Lil Henderson; elle a gravé quelques faces pour Vocalion en 1928 et, avec ses Gems of Rhythm, pour Decca en 1936; Mabel Horsey, dont on sait très peu de choses, a laissé avec son Hot Five deux faces intéressantes pour Gennett en 1928; et Georgia Corham qui a dirigé son propre orchestre, les Syncopators, et été une accompagnatrice pour le célèbre label Black Swan. Parmi les musiciennes blanches de Chicago, comptons la contrebassiste Thelma Terry, qui a laissé six faces avec ses Playboys, dont faisait partie un jeune Gene Krupa. Également de Chicago, la trompettiste Dolly Jones sera aussi connue sous les noms de Doli Armenra et Dolly Hutchinson; sa mère, Diyaw Jones était une trompettiste de renom qui a aussi enseigné à Valaida Snow (dont nous parlerons plus tard) : mère et fille font partie de la troupe familiale. Dans les années 1920, elle fait partie des Three Classy Misses avec Irene Armstrong et la violoniste Kathryn Perry; elle sera la première femme trompettiste à enregistrer un solo de jazz hot avec le Gutbucket Five du tromboniste de la Nouvelle-Orléans, Albert Wynn. Elle fera ensuite partie des Harlem Harlicans de Lil Armstrong, et dans les années 1930 elle apparait dans un film du pionnier du cinéma afro-américain, Oscar Micheaux, dont je tire ce petit montage : 


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Une jeune Mary Lou Williams. 

Mais la figure majeure du jazz du Midwest, et probablement la plus importante instrumentiste, compositrice et arrangeuse féminine de l’histoire du jazz, c’est évidemment Mary Lou Williams. Née à Atlanta, celle qui s’appelle d’abord Mary Elfrieda Scruggs, puis Burleigh d’après son beau-père, grandit à Pittsburgh; dès l’âge de six ans, elle divertit les voisins avec son talent précoce de pianiste. Jeune adolescente, elle est déjà sur la route avec des troupes de vaudeville, de cirque et de carnavals. Elle rencontre bientôt un saxophoniste nommé John Williams, qui va souvent prendre sa défense face à des gérants et des artistes réticents à engager une femme pianiste; elle épouse Williams en 1927, et les deux seront actifs à Memphis à cette époque. Plus tard la même année, le couple déménage à Oklahoma City, et c’est là qu’ils participeront à la genèse d’un des orchestres les plus distingués du jazz du Midwest, qui prendra bientôt le nom de Andy Kirk and his Twelve Clouds of Joy. Dans les premières années, Mary Lou n'est officiellement que la chauffeuse de l’orchestre, mais, dit-elle, «si les choses allaient mal et que les gens ne dansaient pas, ils envoyaient quelqu’un me chercher et je rentrais jouer Froggy Bottom ou un autre boogie woogie – et là ça se mettait à bouger!». En 1931, elle est officiellement compositrice et arrangeuse pour l’orchestre, et les producteurs insistent pour que ce soit elle qui apparaisse sur les enregistrements des Clouds of Joy; en 1930, elle avait déjà gravé une paire de ses propres compositions en solo pour Brunswick, dont ce Night Life 

À la fin de 1931, Williams devient finalement membre à temps plein de l’orchestre de Andy Kirk; c’est surtout elle qui sera derrière le succès de l’orchestre dans les années 1930, fournissant des compositions et des arrangements dans le meilleur style Kansas City, notamment Walkin’ and Swingin’, Mary’s Idea et Little Joe from Chicago, en plus d’une pièce de Cahn et Chaplin qui lui reste associée, The Lady Who Swings the Band! Parallèlement, elle écrit des arrangements pour certains des orchestres les plus populaires de la Swing Era, comme ceux de Earl Hines, Tommy Dorsey et Benny Goodman; ce dernier, devant le succès de la pièce de Williams Roll ‘em, tente d’obtenir d’elle un contrat exclusif mais cette dernière refuse, préférant demeurer avec les Clouds of Joy. Par contre, Mary Lou Williams sera bientôt victime de son hyperactivité; fatiguée de la route, elle quitte les Clouds of Joy en 1942 et divorce de John Williams; nous retrouverons Mary Lou plus tard pour ses activités à partir des années 1940. 

Blanche Calloway et ses Joy Boys. 

Si elle est d’abord une chanteuse, Blanche Calloway a aussi été une cheffe d’orchestre importante dès les années 1920. En 1931, on lui impose la direction d’orchestres véritablement dirigés par le trompettiste Charlie Gaines, puis par Andy Kirk; mais elle forme bientôt son propre orchestre, Blanche Calloway and her Joy Boys, un des meilleurs de son temps, où on retrouve des musiciens comme Ben Webster, Vic Dickenson, Clyde Hart et Cozy Cole. Mais les conventions de l’époque jouent contre cet orchestre dont le leader est une femme, et la puissante agence de Irving Mills, qui avait déjà lancé Duke Ellington, lui préférera pour remplacer le Duke au prestigieux Cotton Club le propre frère de Blanche, Cab Calloway… En 1938, Blanche Calloway doit déclarer banqueroute; elle sera plus tard gérante de la chanteuse Ruth Brown, entre autres, mais elle n’atteindra jamais le statut auquel son talent lui aurait donné droit. 

De la même façon, si on se souvient aujourd’hui du nom de Leora Meoux (ou Meaux) Henderson, c’est principalement par sa participation à l’orchestre de son mari, Fletcher Henderson, auprès duquel elle a tenu le rôle d’arrangeuse, de gérante de tournée, et occasionnellement de remplaçante au sein des sections de trompettes et de saxophones. Mais Leora dirigea aussi son propre orchestre féminin, les Vampires, qui apparut entre autres parallèlement à l’orchestre de Fletcher au Roseland Ballroom vers 1927; elle participera aussi à l’orchestre féminin dirigé par Lil Armstrong au début des années 1930. Si Leora Meoux n’était pas d’abord une trompettiste improvisatrice, de son propre aveu, elle viendra au jazz au contact de Louis Armstrong lorsque celui-ci fait partie de l’orchestre de Fletcher en 1924, comme nombre des autres musiciens du célèbre big band.  

La pianiste Margaret Johnson. 

Dans les années 1930, les femmes instrumentistes sont encore assez rares, même au sein des importantes cohortes de ces big bands qui vont bientôt pulluler après le succès de Benny Goodman en 1935. C’est au sein de la culture des jam sessions intenses de Kansas City qu’on retrouve la pianiste Margaret Johnson, dite ‘Countess’ ou ‘Queenie’. Membre de l’orchestre de Harlan Leonard et amie de Lester Young, Johnson n’a laissé qu’une seule session, au sein de l’orchestre de Billie Holiday en 1938. Remplaçant Mary Lou Williams dans les Clouds of Joy en 1939, Johnson succombe à la tuberculose la même année, âgée d’à peine 20 ans… 

Valaida Snow. 

L’histoire de Valaida Snow est moins brève mais pas moins tragique. Née en 1904 au sein d’une famille de musiciens, Snow est déjà en vedette dans les clubs de Philadelphie et Atlantic City à l’âge de 16 ans. Trompettiste virtuose, son style brillant et ses talents d’amuseuse (elle est aussi une chanteuse de talent et une danseuse complète) lui vaudront le surnom de ‘Little Louis’, en référence à Armstrong. Sa carrière la mènera vite un peu partout dans le monde : dès 1926, elle fait partie des Serenaders du batteur Jack Carter, qui se rendent en Chine, à Singapour, en Inde et en Indonésie! Quelques années plus tard, elle se rend en URSS, au Moyen Orient et en Europe; elle grave ses premiers disques à Chicago en 1933, accompagnée par l’orchestre de Earl Hines. Elle apparait dans des films à Hollywood et se retrouve en vedette de l’Apollo Theatre, mais elle trouve sans doute la vie européenne moins contraignante, et on la retrouve surtout à Londres et à Paris, où on l’aperçoit dans quelques classiques cinématographiques du réalisme poétique, L’Alibi de Pierre Chenal, et Pièges de Robert Siodmak. C’est au cours de son séjour en Scandinavie, en 1940, que la guerre la rattrape, lors de l’invasion allemande du Danemark. Accusée de vol et de possession de drogue, elle est emprisonnée dans une prison danoise administrée par les nazis pendant deux ans; l’expérience laissera des traces indélébiles chez Snow, et malgré un retour à l’Apollo en 1943, elle ne retrouvera jamais sa stature d’avant-guerre. Valaida Snow est décédée d’une hémorragie cérébrale en 1956, âgée d’à peine 51 ans. Je vous fais écouter Valaida Snow à son meilleur dans cette version du St. Louis Blues de W.C. Handy, gravé au Danemark en 1940 avec l’orchestre du saxophoniste Winstrup Olesen : 


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La trompettiste Billie Rogers. 

On aura compris que les femmes instrumentistes sont encore assez rares à l’ère du Swing, même si on aurait pu penser que les cohortes des big bands de 12 ou 15 musiciens auraient eu besoin de l’ajout du talent des musiciennes actives dans les années 1930 et 40; le machisme y est évidemment pour beaucoup : un chef d’orchestre célèbre comme Buddy Rich déclarera par exemple : «je n’engagerai jamais une poulette (chick) dans mon orchestre». Mais tous ne sont pas nécessairement de l’avis de Rich; Woody Herman par exemple engage la trompettiste Billie Rogers en 1941, la trompettiste dirigera deux ans plus tard son propre orchestre. Après un séjour chez Jerry Wald, puis à la tête d’un sextette, Rogers quitte la musique en 1947. D’abord remarquée dès les années 1930 dans le big band de Mike Riley, la saxophoniste L’ana Webster referra surface dans les années 1940 sous le nom de L’ana Hyams au sein des Hip Chicks avec sa belle-sœur, la vibraphoniste Margie Hyams. Un peu plus tard, dans les années 1950, la saxophoniste Elsie Smith rejoindra le big band de Lionel Hampton, prenant la relève de solistes considérés comme plutôt virils, en l’occurence Illinois Jacquet, Arnett Cobb et Eddie Chamblee.  

Une vogue inattendue va bientôt relativiser cette misogynie ambiante : celle des orchestres féminins, qui se multiplieront à partir du milieu des années 1930. Mais le phénomène n’était pas nouveau : dès les dernières décennies du XIXe siècle, certaines troupes de minstrels, de vaudeville et certaines fanfares sont parfois composées uniquement de femmes. Une pionnière de la musique de scène, Marie Lucas était tromboniste, pianiste et arrangeuse, fille d’une des légendes du music-hall, le chanteur de minstrel shows et de vaudeville Sam Lucas. En 1915, après la mort de son père, elle dirige le Lafayette Ladies’ Orchestra, mais aussi des orchestres masculins, un peu partout sur la Côte Est, tout au long des années 1910 et 1920. J’ai déjà mentionné les orchestres féminins dirigés par Leora Meoux Henderson et Lil Hardin Armstrong, mais pour ces quelques formations de valeur, on en trouvait autant qui n’étaient pas grand-chose de plus que des coups un peu fumeux, des gimmicks d’agents d’artistes en manque d’idées originales. Par contre, un des gérants plus sérieux, Irving Mills, qui avait déjà lancé Duke Ellington et Cab Calloway, fonde en 1934 un orchestre mixte (hommes et femmes) intéressant mais éphémère, le Mills Cavalcade Orchestra. La même année, Mills est sollicité par le promoteur Alex Hyde, qui le convainc de monter un orchestre qui sera cette fois exclusivement féminin, Ina Ray Hutton and the Melodears. Ina Ray Hutton était un nom de scène utilisé par Odessa Cowan, ancienne danseuse et chorus girl des Ziegfeld Follies; surnommée la Blonde Bombshell of Rhythm, on comptera sur ses charmes pour promouvoir les Melodears; mais au-delà de son image de jolie blonde qui fait mine de diriger sa cohorte, Hutton s’est affirmée comme une bonne chanteuse et une danseuse de talent. Quant à l’orchestre, on pourra se rendre compte de son excellent niveau dans cet extrait filmé de 1936 (on remarquera le court solo de la guitariste, qui rappelle un peu Eddie Lang) : 

Les Melodears vont exister jusqu’en 1939; Hutton continuera sa carrière avec un orchestre masculin, avant de reformer un big band féminin en 1949, qui apparaîtra dans sa propre émission de télévision, le Ina Ray Hutton Show, dans les années 1950. Hutton prendra sa retraite de la scène en 1968, elle est décédée en 1984. 

Les Ingenues. 

Parmi les autres orchestres féminins de la Swing Era, on peut citer les groupes dirigés par la pianiste Elinor Sten (Elinor and her Smoothies), par la trompettiste Louise Sorenson (les Ingenues, basées à Chicago – on pense au film Some Like It Hot – et qui se rendront jusqu’en Australie!), par Ada Leonard (dont l’orchestre allait divertir les soldats américains pendant la guerre), ou encore par Rita Rio, qui sera connue plus tard au cinéma sous le nom de Dona Drake. Mentionnons aussi Frances Carroll et ses Coquettes, qui mettaient en vedette la batteuse Viola Smith, qui est restée active presque jusqu’à sa mort en 2020, à l’âge de… 107 ans! Les orchestres dont j’ai parlé jusqu’à présent étaient majoritairement composés de femmes blanches; à cette époque de ségrégation raciale, hélas, peu de groupes étaient mixtes… Des orchestres de femmes noires vont cependant aussi voir le jour, notamment les Harlem Playgirls, dès 1935; celles-ci sauront étonner un public d’abord sceptique lors de leur passage au légendaire Savoy Ballroom en 1938. 

Les International Sweethearts of Rhythm. 

Mais l’orchestre féminin le plus remarquable de l’ère du Swing, à plusieurs niveaux, aura des origines surprenantes : c’est pour récolter des fonds pour une école du Mississippi accueillant des orphelines, la Piney Woods School, que se forment d’abord les International Sweethearts of Rhythm, modelées sur les Melodears de Ina Ray Hutton, mais avec des élèves de Piney Woods, en majorité des afro-américaines mais aussi des jeunes filles d’origine asiatique ou latino-américaine. Le directeur de l’école, Laurence C. Jones, cherche à recruter des musiciennes talentueuses de toutes origines, et l’orchestre fait bientôt parler de lui un peu partout. En 1941, les Sweethearts commencent à tourner sérieusement. Avec l’entrée en guerre des USA et le départ de plusieurs hommes pour leur service militaire, on connaît le nouveau rôle dévolu à bien des femmes qui entrent désormais dans le monde du travail pour pallier ces départs et aussi pour participer à l’effort de guerre; pour les big bands, la situation est semblable et il se trouve soudainement un espace inédit pour qu’un orchestre comme les Sweethearts of Rhythm se taille une place sur le devant de la scène. C’est la chanteuse Anna Mae Winburn qui en assumera alors la direction, les arrangements étant confiés d’abord à Eddie Durham (qui formera bientôt son propre All-Star Girls Orchestra), puis à Jesse Stone. Ce dernier va recruter quelques musiciennes professionnelles pour permettre à l’orchestre d’atteindre un meilleur niveau, et aux autres membres d’acquérir de l’expérience à leur contact. Parmi ces nouvelles solistes, mentionnons deux des vedettes des Sweethearts, la trompettiste et chanteuse Ernestine ‘Tiny’ Davis, et la saxophoniste Violet ‘Vi’ Burnside. L’orchestre se produit surtout dans les quartiers afro-américains, et la présence de musiciennes blanches au sein du groupe va évidemment causer des frictions lors des passages des Sweethearts dans le Sud des USA (même au sein des orchestres d’hommes, la mixité raciale était extrêmement rare à cette époque). Jusqu’à la fin des années 1940, les Sweethearts, dont l’arrangeur était désormais Maurice King, conserveront une grande popularité dans les quartiers Noirs, n’hésitant pas à affronter à l’occasion d’autres orchestres prestigieux, comme ceux de Fletcher Henderson, Erskine Hawkins ou Earl Hines (on dit d’ailleurs que Hines, comme Jimmie Lunceford, étaient très enthousiastes à propos des qualités évidentes des Sweethearts). Parmi les musiciennes qui passèrent par les rangs de cette institution unique durant la dizaine d’années que dura son aventure, on retrouve, en plus de Davis et Burnside, Edna Williams (trompette), Roz Cron et Willie Mae Lee Wong (saxophones), Lucille Dixon (contrebasse) ou Pauline Braddy (batterie). Voici deux extraits des Sweethearts, tirés de courts métrages auxquels elles ont participé, d’abord la pièce She’s Crazy with the Heat, où on entend Vi Burnside et probablement Ray Carter (trompette), puis un extrait de How About That Jive, où on peut voir Tiny Davis dans une finale parodiant celles de Louis Armstrong : 

On peut voir sur YouTube un bon documentaire d’une demi-heure sur les International Sweethearts of Rhythm, avec des entrevues de plusieurs des anciennes membres de l’orchestre, réalisé en 1986. 

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La popularité des Melodears et des Sweethearts va permettre l’éclosion d’autres orchestres féminins un peu partout dans le monde, jusqu’au Japon et même en URSS! En Angleterre, Ivy Benson dirige dans les années 1940 un Girls’ Band qui sera l’orchestre de danse en résidence de la BBC pendant la guerre. 

Mary Lou Williams par Gjon Mili, 1944. 

Après la fin du conflit mondial par contre, les goûts du public vont changer, et la plupart des big bands vont disparaître. Dans les cabarets des années 1940 et 1950, ce seront plutôt les artistes solo ou les petites formations qui auront la cote, à commencer par les pianistes. C’est là qu’on va retrouver, par exemple, Mary Lou Williams. Ayant quitté l’orchestre de Andy Kirk, elle épouse le trompettiste Harold ‘Shorty’ Baker, avec qui elle rejoint l’organisation de Duke Ellington, pour lequel elle écrit des arrangements dans les années 1940. Mais Williams est aussi curieuse des nouvelles formes musicales qui éclosent alors à New York; elle se fait un peu la marraine des jeunes musiciens modernes, Thelonious Monk, Bud Powell et Tadd Dameron par exemple. Pour l’orchestre de Dizzy Gillespie, elle écrit le conte bebop In the Land of Oo-Bla-Dee, mais son œuvre majeure à cette époque est la Zodiac Suite, basée sur les douze signes du zodiaque, chaque mouvement dédié à un de ses amis musiciens. Enregistrée pour Moe Asch en juin 1945, la suite est présentée avec orchestre à Town Hall en décembre. En voici deux extraits, le premier illustrant son propre signe, le taureau, et le second dédié à celles qu’elle décrit comme «mes amies les bombes», l’actrice Imogene Coca, la chanteuse Ethel Waters et la danseuse Katherine Dunham : 


Williams enregistre d’ailleurs abondamment pour Asch dans les années 1940, en solo et avec de petits groupes, et elle dirige aussi ses propres groupes féminins (trios, quartettes, quintettes), notamment avec la vibraphoniste Margie Hyams et la guitariste Mary Osborne. Mais bientôt, devant une certaine frustration face à la manière dont elle est souvent reléguée à sa vieille image de pianiste de boogie-woogie, Mary Lou Williams se rend à Londres en 1952; elle va rester deux ans sur le Vieux Continent, surtout à Paris; elle y enregistre en compagnie d’autres expatriés américains, par exemple Don Byas ou l’ancien trompettiste de Duke Ellington, Nelson Williams. Mais elle vit alors un certain désabusement, et décide d’abandonner la musique en 1954 pour se retirer dans la campagne française; nous reprendrons l’histoire de Mary Lou Williams plus loin… 

Le trio de Vivien Garry avec le pianiste Teddy Kaye et le guitariste Arvin Garrison, vers 1947. 

Parmi les instrumentistes qui seront actives dans l’après-guerre, mentionnons la contrebassiste Vivien Garry, qui sera surtout connue pour avoir dirigé ses propres groupes, notamment avec son mari, le guitariste Arvin Garrison, mais aussi un quintette féminin avec l’ancienne trompettiste des Sweethearts of Rhythm, Edna Williams. La vibraphoniste Marjorie (ou Margie) Hyams s’est fait connaître au sein des orchestres de Woody Herman et Flip Phillips dans les années 1940; elle dirige ensuite son propre trio en plus d’enregistrer avec deux groupes féminins, les Hip Chicks et les Girl Stars de Mary Lou Williams. Elle rejoint le fameux quintette de George Shearing en 1949, mais elle abandonne la musique l’année suivante suite à son mariage.

La réalité de beaucoup de femmes instrumentistes dans l’univers des cabarets de l’après-guerre fera que nombre de celles-ci devront aussi être chanteuses pour pouvoir percer; on peut imaginer que comme la grande majorité des femmes de jazz étaient chanteuses, le public s’attendait à ce qu’une femme en vedette pousse un peu la chanson (ce qui peut nous sembler idiot aujourd’hui, mais qui était certainement la réalité de cette époque); d’autre part, on considérait souvent une instrumentiste féminine comme une «attraction» (attitude qui durera très tard, bien après que des pionnières aient prouvé leurs talents d’instrumentistes, hélas), ce qui pouvait impliquer la démonstration de plusieurs talents, soit de danseuse ou de chanteuse (on remarquera par exemple, dans les films de l’époque, qu’on mettait beaucoup plus l’accent sur les qualités vocales des vedettes issues du monde du jazz, qu’elles soient hommes ou femmes). 

Un disque du trio de la pianiste Beryl Booker paru en 1953. 

Parmi les pianistes qui s’illustrèrent aussi comme chanteuses dans les années 1940 et 1950, mentionnons par exemple Julia Lee; d’abord active à Kansas City dans les années 1920 et 1930 comme chanteuse dans l’orchestre de son frère, George E. Lee, elle atteint une grande popularité avec ses disques des années 1940 pour Capitol, notamment quelques chansons «risquées» (pas nécessairement «cochonnes», mais avec des sous-entendus un peu grivois). Ses disques de cette époque ne nous permettent pas tant d’apprécier son jeu de piano solide, infusé de boogie woogie. Excellente dans ce style était Cleo Brown, qui avait été influencée par le grand pianiste de boogie Pinetop Smith; spécialiste des chansons humoristiques, on l’a parfois comparée à Fats Waller, à qui elle fait effectivement un peu penser sur ce Pelican Stomp entièrement instrumental gravé en 1935 pour Decca : 

Une autre pianiste et chanteuse qu’on a associée à Fats Waller, qui l’avait découverte alors qu’elle n’avait que 17 ans, Una Mae Carlisle a gravé plusieurs faces pour Bluebird, puis pour Joe Davis, avant d’animer son propre Una Mae Carlisle Radio Show. Du côté du boogie woogie, on retrouve Hadda Brooks, qui eut une longue carrière qui allait la mener jusqu’en Australie, et dans les clubs de Hollywood et New York au-delà de son 80e anniversaire. Située pour sa part entre le jazz et le R&B naissant, Nellie Lutcher était une autre pianiste-chanteuse qui a influencé Nina Simone, entre autres; pour son jeu de piano, elle s’était fortement inspirée de Nat ‘King’ Cole, avec qui elle a enregistré quelques duos. À la fois pianiste et vibraphoniste, Dardanelle Breckenbridge a notamment enregistré avec Lionel Hampton, avec qui elle apparaissait parfois au Cafe Zanzibar; elle dirigea son propre trio dès les années 1940. Pianiste virtuose, Hazel Scott livrait parfois des performances plutôt étourdissantes où elle jouait de deux pianos à la fois. Apparaissant dans plusieurs films hollywoodiens, elle avait aussi la réputation d’être une artiste engagée; mariée au révérend Adam Clayton Powell Jr., Scott était une militante des droits civiques et s’était élevée contre le maccarthysme. En 1955, elle grave un disque pour le label de Charles Mingus et Max Roach, Debut; deux ans plus tard, face au climat politique répressif aux USA, elle s’installe en France. Revenue en Amérique en 1967, Hazel Scott est décédée en 1981. Comme Scott, Dorothy Donegan pouvait jouer autant Rachmaninoff que du piano stride; on raconte que Art Tatum avait déclaré à son sujet qu’elle était la seule femme pianiste dont le jeu pouvait le motiver à rentrer pratiquer! Beryl Booker s’était fait connaître au sein du trio du contrebassiste Slam Stewart dans les années 1940; accompagnatrice de Dinah Washington, elle dirigea son propre groupe au Birdland pendant un temps avant de fonder un trio féminin avec la contrebassiste Bonnie Wetzel et la batteuse Elaine Leighton. Après un passage en Europe, où son trio accompagne Billie Holiday et enregistre avec Don Byas, Booker accompagne de nouveau Dinah Washington avant de disparaître de l’avant-scène; elle est apparemment restée active sur la scène de Philadelphie jusqu’à sa mort en 1978. Si Barbara Carroll avait été une des premières instrumentistes féminines à adopter le langage bop, elle a aussi été une habituée des clubs huppés comme le Embers à New York. Si sa carrière a connu un passage difficile dans les années 1960, elle a été relancée dans les années 1970, et Carroll est restée active au-delà de son 90e anniversaire; elle est décédée en 2017. Longtemps associée à son deuxième mari, le contrebassiste Milt Abel, Bettye Miller a fréquenté les clubs de Kansas City dans les années 1950 avant d’être en vedette elle aussi au Embers et à Las Vegas; elle est morte du cancer en 1977. 

Clora Bryant. 

Les pianistes des années 1940 et 50 ne seront pas les seules musiciennes à s’illustrer comme chanteuses de talent; la trompettiste Clora Bryant, par exemple, qui était aussi une excellente chanteuse, confie à Linda Dahl : «Je me suis rendue compte que je devais chanter – ils en veulent deux pour le prix d’une. Ils ne veulent pas qu’on reste debout à juste jouer, sinon ils ne vous apprécieront pas. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai commencé à chanter, mais je me suis aussi rendue compte que j’aimais ça, alors je le fais de plus en plus.» Active sur la bouillonnante scène de Los Angeles dans les années 1940, Bryant va s’affirmer comme la première femme trompettiste à adopter le bebop, sous l’influence de Dizzy Gillespie, qui lui prodiguera souvent ses encouragements. En Californie, elle croise Dexter Gordon, Wardell Gray, Sonny Criss, et plus tard, à l’époque du Lighthouse sur la plage, Shorty Rogers, Max Roach et Clifford Brown. Dans les années 1950, elle fait partie d’un sextette féminin dirigé par la violoniste Ginger Smock; mais ce sera surtout grâce à des engagements à Las Vegas, où elle croise deux de ses idoles, Harry James et Louis Armstrong, et dans les chics clubs de New York et des Catskills que Bryant va véritablement gagner sa vie. Suite à une crise cardiaque dans les années 1990, elle doit abandonner la trompette, mais elle continuera à se produire comme chanteuse; elle est décédée en 2019 à l’âge de 92 ans. Écoutons un extrait de son seul album, Gal with a Horn, paru en 1957 : 


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Le disque Cats vs Chicks, où on entendait en alternance les groupes de Clark Terry et de Terry Pollard, album paru en 1954. 

Le portrait rapide que je viens de faire de plusieurs instrumentistes-chanteuses ne doit pas faire penser que l’essentiel du jazz joué par des femmes dans les années 1940, 50 et 60 l’était dans les casinos de Las Vegas, les hôtels de montagne fréquentés par let jet set et les clubs chics de Manhattan; certaines instrumentistes de cette époque vont aussi se démarquer dans des contextes moins luxueux, certaines atteignant même un statut équivalent à celui de leurs collègues masculins. Il faut comprendre que la dominante masculine implicite dans toute la sous-culture jazzistique, comme on l’a vu jusqu’ici, a longtemps rendu les possibilités de percer presque impossibles pour les femmes. Les qualités d’un jazzman (le terme lui-même est délibérément articulé comme «homme-jazz») ont longtemps été assimilées à des traits dits «masculins» : grande confiance en soi, agressivité, compétitivité, puissance dans le jeu; à tel point que les musiciens démontrant des qualités plus «féminines» ont souvent été ostracisés au sein de leur propre communauté (qu’on pense aux difficultés de Lester Young, dont le jeu aérien se distinguait à ses débuts du style alors dominant, vu comme plus «viril», issu de Coleman Hawkins). Il faut dire aussi que la vie de musicien de jazz ne correspondait pas vraiment à l’image que la société se faisait du rôle traditionnel de la femme : longues absences du foyer, vicissitudes de la vie de tournée (souvent dans des conditions qui exposaient les artistes au racisme et à d’autres formes de violence), ainsi que de longues heures passées dans des lieux souvent peu recommandables (qu’on pense aux clubs d’une certaine époque, souvent gérés et fréquentés par la pègre); tout ceci sans même mentionner la propension des musiciens à l’alcoolisme ou à la toxicomanie… La compétition pour obtenir les meilleurs engagements s’inscrivait par ailleurs dans ce machisme environnant, où un homme aurait difficilement accepté de se voir surclassé par une femme jouant du même instrument. Ces attitudes vont largement écarter les femmes instrumentistes de l’avant-scène, celles-ci s’attirant même un certain mépris de la part de leurs collègues masculins – combien de fois a-t-on entendu des jazzmen dire : «c’est pas mal pour une femme»? Mais progressivement, les femmes instrumentistes vont se tailler leur propre place dans cette culture, et le talent et la persévérance de certaines finira par leur valoir le respect et les encouragements de certains collègues masculins, voire de certains critiques, comme Leonard Feather, par exemple, qui a eu plusieurs initiatives intéressantes pour mettre de l’avant les femmes instrumentistes, notamment un disque de 1954 baptisé Cats vs. Chicks, où le groupe de Clark Terry et celui de Terry Pollard traitaient les mêmes thèmes en alternance. Voici un extrait de ce disque où on peut entendre le groupe de Pollard, avec Beryl Booker au piano, Elaine Leighton à la batterie, Norma Carson à la trompette, Mary Osborne à la guitare, Corky Hecht (ou Hale) à la harpe et Pollard au vibraphone : 

On peut inscrire ce disque dans un mouvement qui vise à une meilleure reconnaissance et une meilleure visibilité des instrumentistes féminines à cette époque; il faut dire que nombre de femmes de grand talent vont émerger dans les années 1950, dont plusieurs n’avaient rien à envier aux hommes de jazz contemporains. 

Une annonce pour un disque de Dexter Gordon et Melba Liston pour l'étiquette Dial, 1947. 

C’est certainement le cas de la tromboniste Melba Liston. Née à Kansas City, elle déménage avec sa mère à Los Angeles à l’âge de 10 ans. Encore adolescente, elle fait partie d’un orchestre accompagnant les numéros au Lincoln Theatre; c’est là qu’elle commence à écrire des arrangements, d’abord de manière plutôt autodidacte : «(le chef d’orchestre) m’a dit : ‘Sais-tu écrire?’ J’ai dit : ‘Oh, oui.’ Alors il a fallu que je retourne voir mes professeurs pour qu’ils me montrent comment on organise un score et tout.» Bientôt, elle rejoint l’orchestre de Gerald Wilson et réalise ses premiers disques, notamment avec un ancien camarade de classe, Dexter Gordon, en 1947. Deux ans plus tard, c’est Dizzy Gillespie qui l’appelle à New York pour jouer et composer pour son big band; elle le retrouvera aussi plus tard dans les années 1950, lors des tournées de Dizzy pour le Département d’État. En 1959 paraît sur Metrojazz Melba Liston and her ‘bones, où ses interlocuteurs sont entre autres les trombonistes Al Grey, Jimmy Cleveland et Slide Hampton. À la même époque, elle écrit des arrangements pour Randy Weston, notamment pour ses albums Uhuru Afrika et Highlife, et elle tourne avec un groupe féminin, notamment aux Bermudes. En 1960, on la retrouve au sein de l’orchestre que Quincy Jones amène en Europe; on peut la voir ici en solo avec cet orchestre, dans son propre arrangement de cette ballade de Larry Clinton inspirée de Debussy, My Reverie 

Si Melba Liston dirige parfois ses propres groupes dans les années 1960, elle est surtout active comme musicienne de studio et arrangeuse. En 1973, elle collabore de nouveau avec Randy Weston pour l’album Tanjah, mais l’année suivante elle décide de se rendre en Jamaïque, où elle est directrice du département afro-américain au sein de l’Institute of Music; elle écrit aussi la musique d’un film jamaïcain, Smile Orange. Liston va rester à l’extérieur des USA pendant presque toutes les années 1970; nous la retrouverons plus tard. 

Vi Redd. 

Camarade de classe de Melba Liston à Los Angeles, la saxophoniste Elvira ‘Vi’ Redd était la fille du batteur de la Nouvelle-Orléans Alton Redd. Comme Liston et Clora Bryant, Redd a surtout été active sur la Côte Ouest; influencée par Charlie Parker, elle a une sonorité bluesy qui lui permet de se glisser autant dans des contextes plus modernes (elle a collaboré avec Max Roach, Roland Kirk et Dizzy Gillespie), que dans des situations où un style plus classique est de mise, par exemple avec l’orchestre de Count Basie, avec lequel elle s’est rendue jusqu’en Afrique en 1968. Fait rare pour une instrumentiste féminine, elle a fait paraître deux albums sous son nom au début des années 1960, d’abord Bird Call pour United Artists, puis Lady Soul pour Atco. On l’aperçoit dans un extrait de l’émission de télévision Jazz Scene USA en 1962, avec entre autres le trompettiste Carmell Jones; elle joue une des pièces tirées de son album Bird Call, une composition de Leonard Feather qui est aussi un hommage à une des principales inspirations de Redd, I Remember Bird 


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Le trio de Marian McPartland avec Joe Morello (batterie) et Bill Crow (contrebasse). 

Beaucoup connaissent sans doute Marian McPartland pour sa remarquable émission Piano Jazz, où elle reçut pendant plus de 30 ans à la radio publique des musiciens de jazz en entrevues et en musique; mais son parcours est assez singulier : pianiste britannique (née Marian Turner), elle s’engage dans l’USO (United Service Organisation) pendant la guerre pour jouer de la musique pour les troupes. Au cours d’une jam session en Belgique, elle rencontre le trompettiste américain Jimmy McPartland, qu’elle va épouser et avec lequel elle gagne les USA en 1946. Sous le nom de scène de Marian Page, elle se produit surtout avec les groupes de Jimmy et commence à composer. C’est au début des années 1950 que sa carrière solo va prendre son envol, cette fois sous le nom de Marian McPartland : elle se produit surtout en trio et est remarquée par Leonard Feather et force l’admiration de plusieurs musiciens, notamment Coleman Hawkins. Elle enregistre pour Savoy et débute un engagement à la Hickory House, sur la 52e rue à New York, où elle sera régulièrement en vedette jusqu’au début des années 1960; jusqu’en 1956, son batteur est Joe Morello, qui rejoindra bientôt le fameux quartette de Dave Brubeck. Parmi ceux qui viennent souvent l’entendre, on retrouve nul autre que Duke Ellington. Tout au long des années 1950 et 60, elle écrit aussi pour le célèbre magazine de jazz Down Beat.  

Marian McPartland, Mary Lou Williams et Thelonious Monk lors de la fameuse séance pour la photo A Great Day in Harlem de Art Kane, 1958. 

Si McPartland est moins active sur les scènes dans les années 1960, elle va se consacrer à l’éducation et animer une émission de radio hebdomadaire; c’est à ce moment qu’elle commence à réaliser des interviews avec différents musiciens, une pratique qu’elle va continuer pour la radio publique américaine (NPR) à partir de la fin des années 1970. Au début de la décennie 70, elle avait aussi fondé le label Halcyon, sur lequel elle fait paraître ses propres albums, mais aussi des disques de Earl Hines, Dave McKenna et Jimmy Rowles; par la suite elle sera surtout associée au label Concord, qui publiera aussi plusieurs disques transcrivant ses rencontres pour Piano Jazz. Divorcée de Jimmy McPartland en 1967, elle en reste tout de même très proche, et les deux vont souvent collaborer musicalement jusqu’à la mort de Jimmy en 1991. Elle développe aussi une amitié avec le compositeur Alec Wilder, à la musique de qui elle dédie un album en 1974. À la fin des années 1970, Marian McPartland s’implique dans plusieurs évènements visant à valoriser la présence des femmes dans le jazz, notamment le Women’s Jazz Festival de Kansas City, en 1978, dont nous reparlerons plus loin. Dans les années 1980 et 90, elle dédie plusieurs albums à de grands compositeurs de l’histoire du jazz, dont Billy Strayhorn, Benny Carter, Mary Lou Williams et Duke Ellington. En 1998, elle retrouve Joe Morello et le contrebassiste Bill Crow, son ancien trio de l’époque de la Hickory House, pour un engagement au Birdland. Pour son 85e anniversaire, NPR lui dédie une émission spéciale enregistrée à ce même Birdland, où elle a pu retrouver nombre des invités qui étaient passés à son émission au cours des 25 dernières années, notamment Phil Woods, Jim Hall, Billy Taylor, Ravi Coltrane et Barbara Carroll. Son dernier album, Twilight World, est paru en 2008; en 2011, elle passe la main de son émission au pianiste Jon Weber. Marian McPartland est décédée en 2013 à l’âge de 95 ans. Voici cette grande dame du piano en 1975, interprétant sa composition Afterglow 


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L'album Girls in Jazz, paru sur RCA Victor en 1948; sur l'illustration de la pochette, on recconait Mary Lou Williams et Mary Osborne. 

Contemporaine de McPartland, la guitariste Mary Osborne s’illustre dans l’après-guerre comme une des meilleures guitaristes modernes. Née dans le Dakota du Nord, Osborne est marquée par la rencontre de Charlie Christian, qu’elle entend dans son adolescence et qui va lui prodiguer ses encouragements tout en l’initiant au style qu’il a développé, style adapté à cet instrument qui est alors encore relativement nouveau, la guitare électrique. Rejoignant New York avec l’orchestre de Buddy Rogers en 1940, Mary Osborne y deviendra vite une habituée des clubs de la 52e rue. En 1945, lors d’un concert à Philadelphie qui met aussi en vedette Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Coleman Hawkins et Art Tatum, c’est pourtant elle qui est remarquée par la critique et le public! Un peu plus tard la même année, elle assure l’introduction d’un concert all-star organisé à la Nouvelle-Orléans par le magazine Esquire, où on entend aussi Louis Armstrong. Bientôt, elle enregistre avec Mary Lou Williams (au sein de ses Girl Stars), avec Coleman Hawkins, et avec son propre trio. Mais, dit-elle, ses propres disques n'étaient pas à proprement parler des disques de jazz : «j’aime bien la façon dont Bucky Pizzarelli décrit le genre de chose que nous faisions alors – déguiser du jazz en musique d’hôtel (c.à.d. lounge, c'est moi qui souligne). Et c’était à peu près ça. […] On a enregistré d’abord pour Signature Records, puis Decca et leur sous-label, Coral. Pour Decca c’était essentiellement commercial. On avait des chansons et un petit groupe comme celui de Nat (King) Cole; le mien était dans la même veine que le sien […]». Osborne jouira d’une bonne visibilité également à la radio, avec le quartette du pianiste Elliot Lawrence, pour l’émission du matin à CBS, pendant plus de 10 ans. En 1960 paraît un album sous son nom, A Girl and her Guitar. À la fin des années 1960, elle déménage en Californie où elle fonde avec son mari, le trompettiste Ralph Scaffidi, la Osborne Guitar Company. Toujours active dans les années 1970, elle enseigne et apparaît dans divers festivals; elle grave un nouvel album pour l’étiquette Stash au début des années 1980. Un an avant sa mort de la leucémie (en 1992) elle s’était produite au Village Vanguard. Écoutons et regardons cette guitariste exceptionnelle dans deux extraits de l’émission de Art Ford, Jazz Party, à la fin des années 1950 : 

(Dans le premier extrait on aura remarqué celle qui, assise à côté de Mary Osborne, paraissait goûter son solo, Billie Holiday elle-même!). 

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Terry Pollard. 

Nous avons entendu plus tôt la vibraphoniste Terry Pollard; originaire de Detroit, Pollard était en fait principalement une pianiste, d’abord active sur la scène locale. Repérée par le vibraphoniste Terry Gibbs, elle fait partie du groupe de ce dernier tout au long des années 1950, et elle réalise un unique disque sous son nom pour Bethlehem en 1955. On la retrouve sur disque par la suite avec Yusef Lateef et Dorothy Ashby (qui étaient alors encore des musiciens locaux), mais, marquée par le racisme, elle restera principalement basée à Detroit et ne se produira plus que de façon irrégulière, le plus souvent avec son propre trio dans un club baptisé le Hobby Bar; elle accompagnera même les Supremes à l’occasion. Souffrant d’un anévrisme et d’un AVC en 1978, elle restera partiellement paralysée, mais elle continuera de pratiquer avec sa seule main droite. Elle est décédée en 2009.

Une autre pianiste qui a eu une courte carrière, Lorraine Geller a quand même un petit legs discographique. Née Lorraine Walsh dans l’Oregon, elle débute dans un combo dirigé par l’ancienne vedette des Sweethearts of Rhythm, Anna Mae Winburn. En 1951, elle épouse le saxophoniste Herb Geller, et les deux deviennent des musiciens très actifs sur la scène californienne, réalisant quelques sessions en quartette et en sextette pour EmArcy. On entend également la pianiste auprès de Maynard Ferguson, dans le quartette du contrebassiste Red Mitchell, et comme accompagnatrice de la chanteuse Kay Starr. Décédée subitement en 1958, Lorraine Geller laisse également un unique disque en trio pour l’étiquette Dot, Lorraine Geller at the Piano, enregistré en 1954 mais paru de manière posthume; écoutons en un extrait, une des compositions de la pianiste baptisée Mystery Theatre 

Parmi les autres pianistes actives dans les années 1950 et 60, mentionnons d’abord Pat Moran, qu’on aurait pu inclure dans la liste des pianistes-chanteuses un peu plus tôt, mais qu’on connaît probablement plutôt aujourd’hui pour son album This is Pat Moran, de 1958, où on pouvait entendre le grand contrebassiste Scott LaFaro peu avant qu’il ne rejoigne le trio de Bill Evans. Remarquée par Nat King Cole et Miles Davis, influencée par Bud Powell, Moran accompagne aussi une de ses bonnes amies, la chanteuse Beverly Kelly. Fixée sur la Côte Ouest, elle fait partie du big band de Terry Gibbs. Si elle semble avoir abandonné le jazz, dans une entrevue de 2020 elle raconte que lorsque Miles Davis est passé la voir au Birdland, il aurait dit "that bitch can play!"; «c’est probablement le meilleur compliment qu’on m’ait jamais fait!» affirme-t-elle alors. Pour sa part, Patti Bown était déjà une amie d’enfance de Quincy Jones; elle fera plus tard partie de l’orchestre que celui-ci amène en Europe pour la revue Free and Easy. Elle était aussi une des accompagnatrices préférées de Gene Ammons, apparaissant sur plusieurs de ses albums; elle a aussi laissé un très bon disque sous son nom pour Columbia, Patti Bown Plays Big Piano. Aveugle dès l’âge de 6 ans, Valerie Capers avait écrit plusieurs pièces pour l’orchestre de Mongo Santamaria, au sein duquel son frère Bobby était saxophoniste. Si le frère et la sœur réalisèrent aussi un 45-tours soul pour Atlantic, l’album de Valerie pour le même label, Portrait in Soul, de 1966, est bel et bien un album de jazz où on entend entre autres le saxophoniste Robin Kenyatta. Si la carrière de Bertha Hope a été plutôt tardive, elle avait déjà baigné dans le jazz depuis sa jeunesse : déjà amie de Eric Dolphy dans son adolescence, elle est influencée par Bud Powell, dont le frère Richie lui prodigue des cours informels. Elle s’intéresse aussi à la musique de Thelonious Monk, et épouse bientôt un autre pianiste au style très moderne, Elmo Hope; on l’entend sur quelques duos avec lui sur le disque Hope-Full, enregistré et paru en 1961. Après la mort de Elmo en 1967, elle forme un groupe pour jouer ses compositions avec le contrebassiste Walter Booker, qui deviendra son compagnon. Si elle ne sera pas active musicalement durant la majorité des années 1970, elle en profite pour parfaire son éducation musicale et revient au jazz au début des années 1980, s’intéressant entre autres à la musique de Ornette Coleman. Elle réalise ses premiers albums sous son nom dans les années 1990, mettant souvent à son répertoire des compositions de Elmo Hope. Elle fait aussi partie du groupe féminin Jazzberry Jam, avec les vétéranes Carline Ray et Paula Hampton, entre autres. Si Jane Getz a surtout été une musicienne de studio très prolifique dans les années 1970 - réalisant même quelques albums de musique pop, entre autres sous le pseudonyme de Mother Hen - elle avait pourtant débuté dans des groupes de jazz sans concession, ceux de Charles Mingus et Pharoah Sanders, avec lesquels elle a enregistré. Revenue au jazz dans les années 1990 avec un album baptisé ironiquement No Relation (un clin d’œil à Stan Getz, avec qui elle n'avait donc aucun lien de parenté...), elle a notamment collaboré avec le vibraphoniste Dave Pike. 

Un disque de l'organiste Gloria Coleman avec la batteuse Pola Roberts paru sur Impulse en 1964. 

Si les combos avec orgue, dont la popularité va exploser au début des années 1960, seront souvent prétextes à une forme de jazz perçue comme assez virile, on va retrouver, au milieu des Brother Jack McDuff, Johnny Hammond Smith, Richard Groove Holmes et autres Baby Face Willette, une figure féminine assez importante, Shirley Scott, qu’on avait surnommée Queen of the Organ. Rendue célèbre par sa collaboration avec le saxophoniste Eddie ‘Lockjaw’ Davis dès la fin des années 1950, elle va également réaliser un nombre impressionnant de disques sous son nom, d’abord pour Prestige, puis pour Impulse, souvent avec son mari, le saxophoniste Stanley Turrentine. Dans les années 1970, elle tourne et enregistre avec un autre saxophoniste, Harold Vick; les voici par exemple jouant une composition de Vick, Don’t Look Back 

Après un certain déclin des groupes avec orgue dans les années 1970 et 80, Shirley Scott va connaître un certain regain d’activité dans les années 1990; elle est décédée en 2002. Parmi les autres organistes féminines, mentionnons Trudy Pitts, qui a aussi enregistré pour Prestige; Rhoda Scott, dont la carrière s’est surtout déroulée en France; et Gloria Coleman, qui avait d’abord été contrebassiste et dont l’album de 1964 pour Impulse, Soul Sisters, mettait aussi en vedette la batteuse Pola Roberts. 

La saxophoniste Willene Barton avec un batteur et un organiste inconnus, milieu des années 1950. 

Pendant cette période où le combo avec orgue règne, la saxophoniste Willene Barton va développer une amitié avec celui qui avait un peu lancé la carrière de Shirley Scott, Eddie ‘Lockjaw’ Davis, qui sera même un temps l’agent de Barton. Saxophoniste au jeu vigoureux dans la lignée de Elsie Smith, celle-ci avait été marquée dans son adolescence par une apparition des Sweethearts of Rhythm à l’Apollo de Harlem; dans le portrait qu’en fait Linda Dahl, Barton souligne le choc qu’elle a reçu devant le spectacle presque inattendu d’un orchestre de femmes : «j’étais en totale admiration. J’ai pensé : ‘Oh, ça alors, ces filles peuvent faire ça – alors moi aussi.’ » Au début des années 1950, elle rejoint un orchestre dirigé par l’ancienne directrice des Sweethearts, Anna Mae Winburn; plus tard elle co-dirigera des groupes avec une autre ancienne des Sweethearts, la saxophoniste Myrtle Young, puis avec Elsie Smith. Si elle a surtout acquis un public au niveau local, elle a connu une certaine renaissance dans les années 1980. Écoutons un extrait de son seul album, There She Blows, également édité sous le titre The Feminine Sax, avec l’organiste Dayton Selby : 


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La pianiste d'origine allemande Jutta Hipp. 

Parmi les musiciennes qui vont émerger dans les années 1950 et 60, toutes ne seront pas originaires des USA; en Allemagne, par exemple, sur la scène de Francfort, on retrouve la pianiste Jutta Hipp. Membre du groupe du saxophoniste Hans Koller, elle dirige son propre quintette à partir de 1953, avec les saxophonistes Emil Mangelsdorff et Joki Freund. C’est grâce à Leonard Feather, qui l’entend à cette époque, qu’elle fait paraître un disque pour Blue Note en 1954; elle émigre bientôt à New York, où Feather l’aide à trouver un engagement à la Hickory House. Elle apparaît au festival de Newport en 1956, et réalise trois autres albums pour Blue Note, dont un avec Zoot Sims. Mais sa carrière va prendre fin de manière abrupte; dans les années 1960 on la retrouve dans une fabrique de vêtements, et elle abandonne progressivement la musique. Elle va se consacrer à la peinture et au dessin, mais souffre de dépression et se coupe de la plupart de ses contacts dans le monde du jazz. Elle est décédée en 2003. En 2015, l’étiquette BE Jazz a produit un coffret de 6 CD plus 1 DVD dédié à sa musique et à son œuvre plastique. 

Un disque de Toshiko Akiyoshi pour l'étiquette Storyville, 1956. 

Une pianiste qui aura une carrière plus féconde, Toshiko Akiyoshi est venue au jazz dans l’atmosphère très américaine régnant au Japon après la guerre. Elle assimile vite les sons du jazz moderne, et fonde au début des années 1950 le Cozy Quartet, avec le saxophoniste Sadao Watanabe. Remarquée par Oscar Peterson lors d’une tournée de ce dernier au Japon, elle enregistre sur place une session pour le producteur Norman Granz, avec les musiciens de Peterson. Elle part étudier aux USA, à la prestigieuse Berklee School of Music, en 1956; performant à cette époque en kimono traditionnel, elle cause une certaine sensation et est souvent invitée au festival de Newport. Rencontrant le saxophoniste Charlie Mariano, elle l’épouse en 1959; les deux vont co-diriger un quartette, puis faire plusieurs séjours au Japon dans les années 1960. Voici un rare extrait de Akiyoshi à cette époque, en solo, filmée par l’INA en France en 1965 : 

Après avoir divorcé de Mariano en 1967, Toshiko Akiyoshi épouse le saxophoniste et flûtiste Lew Tabackin en 1969; installés en Californie, les deux fondent en 1973 le Toshiko Akiyoshi-Lew Tabackin Big Band, qui deviendra vite l’un des orchestres de jazz les plus créatifs de son époque, et le véhicule principal pour les compositions de la pianiste. Utilisant des éléments tirés de la musique et des traditions japonaises dans un contexte très moderne, Akiyoshi se révèle comme une compositrice unique et une cheffe d’orchestre de grand talent, servie par des musiciens de premier ordre, dont les saxophonistes Bill Perkins et Gary Foster et le tromboniste Britt Woodman, un ancien de chez Duke Ellington. Akiyoshi et Tabackin fondent leur propre label, Ascent Records, en 1980, et déplacent leurs activités à New York en 1982. L’orchestre prend bientôt le nom de Toshiko Akiyoshi Orchestra, avec un personnel plus newyorkais cette fois, dont Frank Wess, Brian Lynch, Conrad Herwig et Jim Snidero; l’orchestre existe jusqu’en 2003, réalisant en 2001 une des œuvres maîtresses de Akiyoshi, la suite Hiroshima – Rising from the Abyss. Toshiko Akiyoshi a 92 ans aujourd’hui; je crois qu’elle est toujours active. 

Kathy Stobart. 

Si Jutta Hipp et Toshiko Akiyoshi ont atteint une certaine notoriété en venant aux USA, il y a d’autres musiciennes dont le talent a surtout fleuri sur des scènes locales ou nationales; c’est le cas par exemple des saxophonistes Britanniques Kathleen (ou Kathy) Stobart et Barbara Thompson. Stobart avait d’abord joué avec l’orchestre de Vic Lewis avant de former son propre groupe au début des années 1950; mais elle est surtout connue pour ses collaborations avec le trompettiste Humphrey Lyttelton, d’abord à la fin des années 1950, puis au début des années 1970 et de nouveau dans les années 1990. À la fin des années 1970, elle forme un quintette avec notamment le trompettiste Harry Beckett. Si Stobart a surtout œuvré sur la scène britannique, elle est apparue au festival de Nice avec son propre groupe, et à New York avec Zoot Sims. En 1982, elle est la tête d’affiche du premier festival de jazz consacré aux femmes en Angleterre. Prenant sa retraite de la scène en 2007, Kathy Stobart est décédée en 2014, à l’âge de 89 ans.

Barbara Thompson appartient à une plus jeune génération de musiciens anglais nés pendant la guerre et qui marqueront la scène à partir de la fin des années 1960. Mariée au batteur du groupe progressif et jazz-rock Colosseum, Jon Hiseman, Thompson apparaît sur certains albums de cette formation au début des années 1970. Membre de l’orchestre du compositeur Neil Ardley, elle participe à sa trilogie formée par les albums A Symphony of Amaranths, Kaleidoscope of Rainbows et Harmony of the Spheres. À la fin des années 1970, elle fait partie des membres fondateurs de l’United Jazz+Rock Ensemble avec les Allemands Wolfgang Dauner et Volker Kriegel; elle dirige aussi ses propres groupes, dont Paraphernalia, groupe jazz-rock toujours actif. Après un diagnostic de la maladie de Parkinson en 1997, Thompson réduit son activité. En 2020 sont parus un nouvel album de Paraphernalia, Bulletproof, où le groupe, sans Thompson, joue sa musique avec le National Youth Jazz Orchestra; la même année est parue une anthologie de 14 disques compacts consacrée à ses enregistrements pour la BBC.

D’origine néo-zélandaise, la pianiste Judy Bailey est active à Sydney en Australie depuis le début des années 1960. Elle apparaît sur des disques des saxophonistes Errol Buddle et Don Burrows avant de diriger ses propres sessions pour CBS. Enseignante au conservatoire de musique de Sydney, elle a aussi dirigé le Sydney Youth Jazz Ensemble; dédiée à l’enseignement, elle a aussi travaillé à des programmes pour rejoindre les jeunes enfants. Son album fusion de 1976, Colours, est aujourd’hui très recherché par les collectionneurs. Récipiendaire de nombreux prix, elle a mené une tournée avec son quartette en Asie du Sud-Est; on l’a aussi entendue en concert à l’opéra de Sydney. 

La flûtiste Bobbi Humphrey. 

Dans son livre, Linda Dahl cite une étude réalisée par deux musicologues en 1978, étude ayant trait au lien que font les gens, musiciens comme non musiciens, entre différents instruments et le genre. Si cette étude en dit peut-être plus long sur les diverses perceptions et biais cognitifs qui nous sont inculqués par la société, il reste que ce qu’elle nous communique reflète une influence assez profonde qui, peut-être encore inconsciemment aujourd’hui, conditionne ce que bien des gens perçoivent comme des instruments «masculins» et «féminins». Ainsi, parmi les participants à cette étude, on a classé la flûte, le violon et la clarinette comme des instruments spécifiquement féminins. Il reste à voir si les résultats de cette étude s’appliquent au monde du jazz; en effet, on retrouve assez peu de femmes clarinettistes ayant marqué l’histoire du jazz (Dahl cite le nom de Anne DuPont, une clarinettiste qui avait dirigé son propre orchestre Swing à la fin des années 1930). Du côté des flûtistes, on peut citer Bobbi Humphrey, qui a réalisé six albums pour Blue Note au début des années 1970. Née au Texas, Humphrey reçoit les encouragements de Dizzy Gillespie dans sa jeunesse; elle rejoint New York en 1971 où elle se produit en amatrice à l’Apollo, puis apparaît auprès de Herbie Mann et au Tonight Show. Elle joue sur ce qui sera le dernier album de Lee Morgan et signe son premier album, Flute-In, la même année. À partir de son troisième album, Blacks and Blues, produit par les frères Mizell, elle prend un virage plus funk, suivant l’exemple de Donald Byrd; quittant Blue Note pour Epic en 1977, elle s’éloigne définitivement du jazz. On a aussi entendu Humphrey avec Stevie Wonder. Pour les violonistes, on mentionnera surtout Emma ‘Ginger’ Smock, active sur la scène de Los Angeles dès les années 1940. De formation d’abord classique, Smock découvre le jazz en écoutant les violonistes Joe Venuti, Stuff Smith et Eddie South. En 1943, elle forme deux trios féminins, les Sepia Tones et les Three V’s (qui deviendra plus tard un quartette, donc les Four V's). Active dans les cabarets, elle apparait aussi à la télévision, dirigeant son orchestre dans une émission baptisée The Chicks and the Fiddle, au début des années 1950. Dans les années 1960, on l’a retrouvée sur un bateau de croisière avec son groupe, The Shipmates and Ginger. Musicienne de studio dans les années 1970, elle gagne surtout sa vie accompagnant des vedettes de Las Vegas, comme Sammy Davis Jr. et Johnny Mathis. Ginger Smock est décédée en 1995; dix ans plus tard, grâce à l’historien du violon jazz Anthony Barnett, un CD de ses enregistrements inédits est paru, intitulé Strange Blues. Écoutons Ginger Smock au sein du groupe de Vivien Garry dans une pièce au titre délicieux, A Woman’s Place is in the Groove 

Le Vivien Garry Quintet: Edna Williams (trompette), Ginger Smock (violon),  Wini Beatty (piano), Vivien Garry (contrebasse), Dody Jeshke (batterie). 1945.  

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Le clarinettiste Joe Marsala et la harpiste Adele Girard. 

Un instrument qui est également perçu comme plutôt féminin, la harpe a effectivement donné au jazz quelques musiciennes intéressantes; dans les années 1930 déjà, Adele Girard avait participé à un groupe baptisé The Three T’s, avec les frères Jack et Charlie Teagarden et l’ancien comparse de Bix Beiderbecke, Frankie Trumbauer. La harpiste allait épouser le clarinettiste Joe Marsala en 1937, et on l’a entendue au sein de ses groupes pendant de longues périodes; les deux ont notamment dirigé l’orchestre maison à la Hickory House à New York pendant une dizaine d’années. Surtout active dans les années 1950, Betty Glamann avait collaboré avec Marian McPartland, co-dirigé un quintette avec le contrebassiste Rufus Smith, et enregistré avec Duke Ellington, Kenny Dorham, Oscar Pettiford, le Modern Jazz Quartet et Michel Legrand (c’est elle par exemple qu’on entend avec Miles Davis sur la pièce Django); elle laisse aussi un album pour Mercury, Swingin’ on a Harp. On peut aussi mentionner Corky Hale, qu’un album de 1956 nous fait entendre accompagnée par le quintette de Chico Hamilton (on la retrouvait déjà sur le disque Cats vs. Chicks, sous le nom de Corky Hecht). 

Un disque de la harpiste Dorothy Ashby. 

Mais la plus célèbre des harpistes de jazz est certainement Dorothy Ashby. Née Dorothy Jeanne Thompson à Detroit, elle débute au piano mais adopte définitivement la harpe vers l’âge de 20 ans. Elle tourne avec son propre trio, qui inclut son mari, le batteur John Ashby. Ses premiers albums (pour Regent et Prestige) la jumellent au flûtiste Frank Wess. Surtout active dans sa ville natale, Ashby anime une émission de jazz à la radio, gagne un référendum de Down Beat en 1962, et collabore avec son mari à une troupe de théâtre pour laquelle elle écrit et interprète les trames sonores, les Ashby Players. En 1968, Dorothy Ashby réalise pour Cadet à Chicago l’album iconique Afro-Harping, arrangé par Richard Evans, tout comme le seront ses deux suivants pour le label, Dorothy’s Harp et The Rubaiyat of Dorothy Ashby, ce dernier fascinant mélange auquel elle intègre les sonorités du koto et du kalimba, ainsi que des voix récitant ou psalmodiant des extraits poétiques ou spirituels. De cette époque, écoutons un extrait de Afro-Harping

Réinstallée en Californie à la fin des années 1960, Ashby sera très active dans les studios dans les années 1970 et 1980, apparaissant sur des albums de Bill Withers, Stevie Wonder, Earth Wind & Fire ou Bobby Womack. Ses deux derniers albums paraîtront sur Philips au Japon dans les années 1980. Dorothy Ashby est morte d’un cancer en 1986; elle avait 53 ans. 

La silhouette de Carla Bley telle qu'elle apparaissait dans le film de Michael Snow, New York Ear and Eye Control

Les nouvelles formes de jazz qui apparaissent dans les années 1960 correspondent, on le sait, à un moment politique particulier. Si le féminisme n’est peut-être pas au centre des préoccupations des premiers acteurs du free jazz, il deviendra rapidement évident que la présence de mouvements de libération de la femme et des questions féministes en général dans l’actualité va amener certains musiciens et musiciennes à se questionner sur la place des femmes au sein du microcosme jazzistique. Une des premières actrices à faire entendre sa voix au sein de l’avant-garde sera cependant une iconoclaste plutôt inclassable, et sa musique atteindra d’abord le public à travers le travail d’instrumentistes masculins…

Carla Borg (plus tard Carla Bley) est née en Californie dans une famille religieuse qui encourage son apprentissage du piano et du chant; mais, cherchant à échapper à l’influence familiale très stricte, elle se rend à New York à 17 ans, attirée par le jazz. Elle devient cigarette girl au célèbre Birdland, où elle rencontre un pianiste canadien qui vient lui aussi d’arriver dans la Big Apple, Paul Bley, qu’elle épouse en 1957. Dans une entrevue typiquement loufoque avec Linda Dahl, Carla Bley évoque les premières années du couple en Californie, où Paul côtoie quelques jeunes avant-gardistes qui ont nom Ornette Coleman et Don Cherry. «Je ne savais pas que j’étais témoin de quoique ce soit quand j’étais là-bas à Los Angeles; je faisais juste regarder à travers une fissure dans un mur… j’écoutais, complètement. Comme une énorme oreille, avec rien s’y rattachant.» Si sa perception de la manière dont Paul Bley l’a encouragée à commencer à écrire n’est pas exactement flatteuse (elle raconte : « il arrivait en me disant : «eh bien, j’ai une session demain et j’ai besoin de six bonnes pièces!», alors je m’assoyais et j’en écrivais six»), il n’en reste pas moins que c’est bien grâce à lui si on retrouve des pièces de Carla Bley sur disque à partir du début des années 1960, notamment sur des albums du trio de Jimmy Giuffre, puis sur ceux de Paul Bley lui-même. (Remarquons ici que celle qui sera également la compagne de Paul Bley, Annette Peacock, a aussi contribué plusieurs compositions au répertoire du pianiste! – À ce propos, un journaliste qui lui faisait remarquer que sa propre femme était incapable d’écrire une note de musique, Carla aurait déclaré : «pourquoi vous ne la prêtez pas à Paul Bley pour un mois?». Le sarcasme de Carla mis à part, on connaît bien sûr l’importance qu’a eue Annette Peacock pour la musique d’avant-garde depuis les années 1960). 

Carla et Paul Bley, Steve Swallow, Jimmy et Juanita Giuffre, Allemagne, 1961. 

En 1964, les Bley, qui divorcent bientôt, sont parmi les membres fondateurs de la Jazz Composer’s Guild et du Jazz Composer’s Orchestra, rassemblant nombre d’avant-gardistes en vue de la scène newyorkaise, dont Bill Dixon, Steve Lacy, Archie Shepp et Milford Graves; parmi les organisateurs principaux du JCOA on retrouve le trompettiste Michael Mantler, qui devient bientôt le compagnon de Carla Bley. À la fin des années 1960, Carla Bley écrit pour Gary Burton (qui avait déjà enregistré de ses pièces avec son quartette) le disque A Genuine Tong Funeral; elle collabore aussi avec Charlie Haden pour son Liberation Music Orchestra, tout en élaborant, avec le poète Paul Haines et une impressionnante cohorte de musiciens et chanteurs/chanteuses, dont les membres du JCO, la gigantesque «chronotransduction» ou opéra-jazz Escalator Over the Hill, dont la réalisation s’étend sur presque 4 ans. Ces trois œuvres représentent sans doute sa période créative la plus intense, et pointe déjà vers le mélange de styles, formes et registres qui caractériseront le reste de son œuvre. Influencée par Kurt Weill, les minstrel shows, Duke Ellington, les numéros du music-hall anglais, le tango, le blues et le rock, Carla Bley infuse ces éléments apparemment disparates d’une bonne dose d’humour pas toujours subtil hérité du slapstick

Publicité pour les premiers disques du label WATT, vers 1974. 

En 1972, Bley et Mantler fondent une compagnie de distribution, le New Music Distribution Service, consacrée à la musique créative, puis en 1974 le label WATT pour la publication de leurs propres albums, toujours distribués par ECM de nos jours. C’est à la fin des années 1970 que Carla Bley enregistre ses albums les plus caractéristiques, Dinner Music, European Tour 1977, Musique Mécanique et Social Studies; on reconnaîtra bien le style de ses ensembles de l’époque dans cet extrait d’un concert italien de 1978: 

C’est peut-être curieux d’avoir choisi une pièce où Carla Bley ne joue pas vraiment, mais c’est surtout pour illustrer son travail de compositrice, d’ailleurs elle se décrivait elle-même comme «99% compositrice et 1% pianiste».

Divorcée de Michael Mantler en 1991, son compagnon de vie depuis cette époque est le bassiste Steve Swallow, avec lequel elle collabore toujours. Après une période où elle a écrit pour des orchestres de plus grande taille (sur Fleur Carnivore et The Very Big Carla Bley Band par exemple, mais aussi pour les différents avatars du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden), elle a souvent privilégié des contextes plus intimes depuis le milieu des années 1990 (un de ses disques s’appelle d’ailleurs Fancy Chamber Music). À 85 ans, elle est toujours active, et ses compositions sont régulièrement couvertes par des artistes de toutes générations. 

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L’exemple de Carla Bley, qui a eu trois longues et productives relations musicales avec ses compagnons de vie, semble illustrer une tendance chez plusieurs musiciennes issues de l’avant-garde des années 1960 et 70. D’une position ou elles ont souvent eu besoin d’un mentor, d’un soutien masculin (critique, collègue ou partenaire) pour faire leur place au sein de la communauté du jazz, les jazzwomen vont lentement acquérir une plus grande égalité, une relation de collaboration plutôt que de compétition. 

La question de la communion spirituelle va également se poser pour certaines, question centrale quand on pense à l’univers musical de quelqu’un comme Alice Coltrane. Née Alice McLeod à Detroit, elle apprend le piano et l’orgue et accompagne bientôt les chœurs de son église locale; elle performe aussi dans les clubs, d’abord du gospel et du R&B, puis du jazz. Mariée d’abord au chanteur bop Kenny ‘Pancho’ Hagood, elle s’installe à Paris en 1959, où elle sera un peu la protégée de Bud Powell, dont elle adopte le style volatile. Elle donne naissance à une fille en 1960, mais Hagood ayant développé une importante addiction à l’héroïne, Alice quitte Paris avec elle pour rentrer à Detroit. Elle reprend ses activités sur la scène locale, avec son propre trio ou parfois avec Terry Pollard. On peut imaginer que c’est cette dernière qui recommande Alice à Terry Gibbs, avec qui elle avait longtemps joué dans les années 1950, et la pianiste se retrouve bientôt sur la route avec le vibraphoniste, en 1962-63. C’est lors d’un engagement avec Gibbs au Birdland qu’elle rencontre John Coltrane. Mariés en 1965, les Coltrane vont aussi développer une relation spirituelle et musicale, puisque Alice remplace McCoy Tyner au sein du groupe de John en janvier 1966. À cette époque, faisant fi des puristes, John Coltrane adopte une esthétique proche de celle de ses cadets, les hérauts du free jazz comme Archie Shepp et Albert Ayler, approche à laquelle Alice n’est certainement pas étrangère puisque des œuvres comme A Love Supreme, Ascension et Meditations sont ultérieures au début de sa relation avec John. Comme pianiste, elle adopte certes un style moins virtuose que celui de McCoy Tyner, peut-être plus proche du gospel de ses premières années : créant des nappes sonores qui se rapprocheraient des drones de la musique indienne, elle bâtit ses solos comme autant de volutes, de cascades de notes qu’on va évidemment retrouver au cœur de son jeu à la harpe, un instrument qu’elle adopte sur son premier album solo, A Monastic Trio, enregistré en 1968 et paru à la fin de l’année, un peu plus d’un an après la mort de John Coltrane. 

Alice Coltrane à la harpe. 

La disparition de celui qu’elle baptise bientôt Ohnedaruth (ce qui voudrait dire «compassion») va amener Alice à se dédier à continuer ce qu'elle considère comme une quête spirituelle et musicale, tout d’abord en continuant d’éditer des albums posthumes de John, à commencer par Expression, qui sera suivi par Cosmic Music, puis le controversé Infinity, où Alice ajoute des arrangements de cordes à des enregistrements du quartette de John. Elle va aussi poursuivre avec ses propres groupes l’esthétique des dernières formations de John, faisant souvent appel à certains de ses collaborateurs des dernières années, Pharoah Sanders, Jimmy Garrison et Rashied Ali. Ses albums pour Impulse, qu’on considère aujourd’hui comme des classiques du jazz spirituel, sont à l’origine boudés par la critique, qui ne saisit pas vraiment les subtilités d’une musique qui tempère les excès du free jazz par une sensibilité peut-être plus féminine, comme le mentionne un de ses musiciens de l’époque, le contrebassiste Cecil McBee. Seul peut-être le le superbe Journey in Satchidananda, qui reste peut-être son œuvre la plus universellement appréciée des jazzophiles, échappe alors à cette indifférence. Dans les années 1970, on l’entend aussi sur des projets d’autres musiciens, notamment Roland Kirk, McCoy Tyner, Joe Henderson, Charlie Haden et même Carlos Santana, lui aussi disciple de l’hindouisme. 

C’est d’ailleurs à la vie spirituelle que Alice Coltrane, qui prend le nom de Turiyasangitananda (raccourci en Turiya) et adopte la robe orange des Swami ou Samnyasin, va se consacrer à partir de la fin des années 1970; cette transition est illustrée par ses albums pour Warner Bros., qui s’éloignent de plus en plus des formes du jazz et de l’improvisation pour se rapprocher des formes dévotionnelles. Dédiée à la vie au sein de l’ashram qu’elle a fondé en 1975, le Vedantic Center en Californie, elle ne réalisera pas d’enregistrement commercial jusqu’à son dernier album pour Impulse en 2004, Translinear Light, où elle est rejointe par les deux fils saxophonistes qu’elle a eus avec John, Ravi et Oran Coltrane. Alice Coltrane est morte en 2007, à l’âge de 69 ans; en 2017, paraissait une anthologie de sa musique dévotionnelle sur Luaka Bop, The Ecstatic Music of Alice Coltrane, suivie en 2021 de Kirtan : Turiya Sings pour Impulse. Voici deux extraits d’un documentaire de 1970 où on voit Alice Coltrane à la harpe, puis avec un groupe où on retrouve Pharoah Sanders et Rashied Ali: 


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Barbara Donald et Sonny Simmons. 

Si la position de Alice Coltrane est assez exceptionnelle, nous devons aussi mentionner quelques musiciennes qui ont eu une certaine visibilité au sein de l’avant-garde jazzistique des années 1960 et 70, souvent en tandem avec leurs partenaires de vie. Pensons par exemple à la trompettiste Barbara Donald, qu’on a d’abord découverte sur les deux disques réalisés par son compagnon, le saxophoniste Sonny Simmons, pour le légendaire label d’avant-garde ESP-Disk’ dans les années 1960. Les deux seront surtout actifs par la suite sur la Côte Ouest, au sein d’une petite communauté de musiciens de free jazz qui comprenait aussi le saxophoniste Bert Wilson et les batteurs Smiley Winters et James Zitro. Installée dans l’état de Washington, Donald divorce de Simmons en 1980 (elle apparaîtra quand même sur un de ses enregistrements dans les années 1990). Elle fonde son propre groupe, Unity, avec notamment le saxophoniste Carter Jefferson, la pianiste Peggy Stern, et parfois son propre fils, le batteur Zarak Simmons; le groupe réalise deux disques pour Cadence Jazz Records au début des années 1980. À la suite d’une série d’AVCs qui vont l’incapaciter, Barbara Donald doit abandonner la musique et être placée dans un établissement de vie assistée à la fin des années 1990; elle est décédée en 2013. Compagne du saxophoniste Jimmy Lyons, la bassoniste Karen Borca avait suivi les cours de Cecil Taylor à la University of Wisconsin au début des années 1970; jouant ensuite dans différents ensembles du pianiste, elle sera également son assistante au Antioch College, puis celle du saxophoniste de Taylor, Lyons lui-même, au Bennington College en 1974-75. Membre des groupes de Lyons jusqu’à sa mort en 1986, elle est restée une musicienne incontournable sur la scène des musiques improvisées à New York, notamment avec Alan Silva, William Parker, Bill Dixon, et bien sûr ses propres groupes, qu’elle a amenés dans de grands festivals européens (Allemagne, Suisse, Finlande) ainsi qu’au Vision Festival à New York. Improvisatrice et multi-instrumentiste ouverte aux musiques non-occidentales, Zusaan Kali Fasteau avait formé avec son compagnon, le contrebassiste, clarinettiste et lui aussi multi-instrumentiste Donald Rafael Garrett, le Sea Ensemble, réalisant trois albums dans les années 1970. Après leur séparation, Fasteau passe plusieurs années en Inde et au Népal pour y étudier certaines techniques instrumentales et vocales. De retour à New York, elle fonde son propre label, Flying Note, et enseigne l’introduction aux musiques du monde. Mêlant les techniques d’improvisation issues du jazz aux traditions de plusieurs pays dans une synthèse originale, Fasteau utilisait plus d’une quinzaine d’instruments, dont le saxophone soprano, le piano, le violoncelle, le sanza, le berimbau, nombre de flûtes et instruments à anche telles le shakuhachi, le ney, le kaval, le sheng et le mizmar, ainsi que diverses percussions. Fasteau est décédée en 2020. 

Le groupe Sojourner, fondé par Shanta Nurullah (avec le sitar sur la photo). 

Dans les années 1960, plusieurs musiciens vont réfléchir à des moyens qui leur permettraient de mieux contrôler, hors des circuits traditionnels, la production et la diffusion de leur musique; certains viendront à la conclusion qu’une mise en commun de certaines ressources pourrait les aider à atteindre des buts artistiques et communautaires d’une façon qui favoriserait la coopération plutôt que la compétition qui marquait traditionnellement la culture jazzistique. J’ai déjà parlé à propos de Carla Bley de la tentative de la Jazz Composer’s Guild à New York, mais d’autres mouvements coopératifs apparaîtront ailleurs qui auront une influence durable sur leurs communautés locales; c’est le cas par exemple de l’Underground Musicians Association (plus tard l’Union of God’s Musicians and Artists Ascension) en Californie, sous l’égide de Horace Tapscott et de la pianiste et chanteuse Linda Hill, qui a tenu un rôle central au sein du collectif, dont une autre membre importante était la flûtiste Adele Sebastian. À Chicago, l’Association for the Advancement of Creative Musicians, fondée en 1965, accueillera en son sein nombre de femmes de la communauté afro-américaine de la ville au cours de ses six décennies d’existence. Parmi les premières membres, on retrouve la pianiste, organiste et chanteuse Amina Claudine Myers. Ayant accompagné Gene Ammons dans sa jeunesse, on l’entend ensuite sur disque avec le saxophoniste Maurice McIntyre, puis à la fin des années 1970 au sein du groupe de Lester Bowie, avec lequel elle tourne en Europe. Installée à New York en 1976, elle réalise à partir de la fin des années 1970 bon nombre de disques pour des étiquettes comme Leo, Soul Note, Minor Music et Novus. On la retrouve aussi au sein des groupes de Muhal Richard Abrams, Frank Lowe, Anthony Braxton, Henry Threadgill et du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden. Elle a aussi composé des œuvres pour orchestre, pour chœurs, et pour petits ensembles; en 2010, pour le Chicago Jazz Institute, elle réalise une œuvre pour big band en l’honneur du centenaire de Mary Lou Williams. Parmi les autres musiciennes qui firent partie de l’AACM, mentionnons également la multi-instrumentiste Shanta Nurullah, qui a été co-fondatrice de deux groupes de femmes au sein de l’association, Sojourner et Samana. Depuis la fin de la décennie 2000, par ailleurs, deux présidentes se sont succédé à la tête de l’AACM, d’abord la flûtiste et compositrice Nicole Mitchell, puis la percussionniste et chanteuse Coco Elysses.

Parmi les musiciennes issues de l’avant-garde, mentionnons aussi la guitariste Monnette Sudler, active dès les années 1970 à Philadelphie au sein du collectif Sounds of Liberation, auprès du saxophoniste Byard Lancaster et du vibraphoniste Khan Jamal. Sudler a aussi publié plusieurs disques sous son nom depuis la fin des années 1970, couvrant une large palette stylistique. 

Un groupe relativement oublié que j’ai découvert un peu par hasard, le trio californien Heroines a réalisé un seul album pour Cadence Jazz Records dans les années 1980. On y retrouve la saxophoniste Jan Labate, la bassiste Victoria Trent et la batteuse Sybl Joan Glebow; dans les notes, cette dernière affirme : «nous jouons en tant que femmes, voyageant selon notre perspective propre. Notre nom honore toutes les héroïnes de la Terre – passées, présentes et futures.» Je n’ai retrouvé des traces de Labate et Glebow que sur un disque du Ritual Band du saxophoniste John Gruntfest. Écoutons donc ces héroïnes dans la pièce-titre de leur album, She’s Back


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Irène Schweizer. 

En Europe, l’influence du free jazz sera déterminante, autant au point de vue musical qu’au point de vue politique. Dès la fin des années 1960, la pianiste suisse Irène Schweizer s’affirme comme une des figures majeures du free européen, mouvement qui s’élargira bientôt à des formes d’improvisation nouvelles sous l’impulsion de musiciens comme Derek Bailey, Peter Brötzmann, Han Bennink, et bien sûr Schweizer elle-même. D’abord pianiste relativement conventionnelle, dans un style hard bop, Schweizer s’intéresse vite au free jazz qu’elle entend d’abord sur disque. Elle reçoit un choc en voyant Cecil Taylor en concert en 1966, et elle donne bientôt une nouvelle orientation à son trio, dont le batteur est alors celui qui sera plus tard fondateur du groupe krautrock Guru Guru, Mani Neumeier. Elle fait ensuite partie des groupes du batteur Pierre Favre entre 1968 et 1970, qui laissent deux disques marquants, Santana et Pierre Favre Quartett, ce dernier avec Evan Parker. Dans les années 1970, elle co-dirige des groupes avec le saxophoniste et clarinettiste Rüdiger Carl; c’est aussi à cette époque qu’elle commence à donner des récitals en solo (un de ses premiers albums solo s’appelle Hexensabbat, le Sabbat des Sorcières…). À la fin des années 1970, elle rejoint le Feminist Improvising Group avec la chanteuse Maggie Nicols, l’ancienne membre de Henry Cow Lindsay Cooper (bassoniste et oboïste), et la réalisatrice Sally Potter, entre autres. Le groupe devient au début des années 1980 le European Women’s Improvising Group, et les différentes éditions du festival Canaille (dédiées à la musique improvisée faite par des femmes), ainsi que le trio Les Diaboliques, fondé dans les années 1990 avec Nicols et la contrebassiste Joëlle Léandre, s’inscrivent dans la suite du FIG. 

Le Feminist Improvising Group en octobre 1977: Corinne Liensol, Maggie Nicols, Georgie Born, Lindsay Cooper, Cathy Williams. 

On ne pourrait résumer ici toutes les activités de Irène Schweizer depuis les années 1980; je me contenterai de mentionner qu’elle a été une des fondatrices du Taktlos Festival et du label Intakt, et qu’en plus de ses fréquents récitals en solo, elle privilégie les duos avec des percussionnistes improvisateurs au nombre desquels on peut compter, depuis la fin des années 1980, Louis Moholo, Günter Sommer, Andrew Cyrille, Han Bennink, Joey Baron, et bien sûr son vieux camarade Pierre Favre. J’ai trouvé en ligne ce petit vidéo d’environ 5 minutes qui me semblait bien résumer un certain esprit, autant politique qu’esthétique, incarné par le jeu et la carrière de Irène Schweizer: 


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Issue de la musique contemporaine, la contrebassiste française Joëlle Léandre est une autre représentante incontournable de la musique improvisée européenne depuis le début des années 1980. Proche du Feminist Improvising Group (elle réalise déjà un album en trio avec Maggie Nicols et Lindsay Cooper en 1982), Léandre va aussi participer aux éditions du festival Canaille auprès de Irène Schweizer, entre autres. Utilisant la voix comme complément à son instrument, Léandre pratique une forme d’improvisation assez radicale et pas toujours facile d’approche, mais la seule étendue de sa discographie révèle l’importance et la durabilité de l’œuvre de cette musicienne inclassable. Comme Irène Schweizer, Joëlle Léandre privilégie les performances en solo, en duo ou en petites formations; parmi ses interlocuteurs on a pu compter George Lewis, Derek Bailey, Steve Lacy, Anthony Braxton, les saxophonistes Daunik Lazro et Urs Leimgruber, le violoniste Carlos Zingaro, le clarinettiste François Houle, la chanteuse Lauren Newton, et bien sûr les contrebassistes Peter Kowald, Barre Phillips ou William Parker. 

Mary Lou Williams à la cathédrale St. Patrick, Manhattan, 1975. 

Si le climat des années 1970 permet des expérimentations de toutes sortes, il est aussi de plus en plus favorable à la reconnaissance des femmes de jazz; pour certaines des pionnières encore actives, le moment est propice pour revenir sur le devant de la scène. C’est par exemple le cas de Mary Lou Williams, qui s’était retirée dans la campagne française dans les années 1950 avant de revenir à New York. S’étant convertie au catholicisme, elle se dédie alors à aider les personnes en situation d’itinérance et les musiciens souffrant d’alcoolisme ou de toxicomanie, notamment à travers sa fondation Bel Canto, qu’elle finance en partie grâce aux profits accumulés par sa nouvelle compagnie de disques, Mary Records. En 1957, elle apparait au festival de Newport avec l’orchestre de Dizzy Gillespie, jouant des extraits de la Zodiac Suite. Bientôt, préfigurant l’expérience spirituelle de Alice Coltrane et aussi les concerts sacrés de Duke Ellington, Williams se consacre à écrire de la musique religieuse, notamment l’hymne St. Martin de Porres (Black Christ of the Andes), puis Music for Peace (aussi connu sous le titre de Mary Lou’s Mass). Revenue à la performance de jazz profane, Mary Lou Williams est une des rares musiciennes de cette époque dont les performances peuvent toucher à tous les styles de jazz, depuis le ragtime jusqu’au free jazz, qu’elle expérimente en duo avec Cecil Taylor sur l’album Embraced. Dans ses dernières années, elle est artiste en résidence à la Duke University, est invitée à la Maison Blanche par le président Carter, et apparaît régulièrement dans un club baptisé The Cookery à New York; on la voit aussi aux festivals de Monterey et de Montreux. Je vous propose de regarder un extrait de son passage dans un cabaret newyorkais baptisé Les Mouches en 1978, en duo avec la bassiste Carline Ray, qui avait fait partie des Sweethearts of Rhythm dans les années 1940; elles jouent un extrait de Mary Lou’s Mass, une pièce intitulée Medi II

Mary Lou Williams est décédée d’un cancer en 1981; un mois après ses funérailles, un concert en son hommage au Town Hall réunissait un bon nombre de jazzwomen, notamment Barbara Carroll, Hazel Scott, Rose Murphy, et un orchestre dirigé par Melba Liston.

Ce concert-hommage s’inscrit parmi de nombreuses initiatives qui, à partir de la fin des années 1970, vont commencer à redonner aux femmes de jazz la place qui leur est due; en 1977, par exemple, paraissent une série d’anthologies sur l’étiquette Stash, d’abord l’album double Jazz Women : A Feminist Retrospective, puis trois volumes thématiques baptisés Women in Jazz; les notes en avaient été écrites par l’historien Frank Driggs (j’ai d’ailleurs tiré plusieurs des pièces que je vous présente d’une version en CD double parue sur l’étiquette Jass en 1989 sous le titre Forty Years of Women in Jazz). En 1979, l’historienne féministe du jazz Rosetta Reitz fonde Rosetta Records, un label consacré à la réédition d’enregistrements de chanteuses et musiciennes de jazz et de blues. Au début des années 1980 paraissent les premières véritables études historiques, d’abord Black Women in American Bands & Orchestras, de D. Antoinette Handy; ensuite American Women in Jazz, de Sally Placksin; et enfin le livre que j’ai utilisé comme point de départ de mon propre panorama, Stormy Weather de Linda Dahl (Dahl a également publié des biographies de Mary Lou Williams et de la chanteuse Susannah McCorkle). En 1985 paraît aussi une première discographie consacrée aux jazzwomen par Jan Leder. 

Le livre de Linda Dahl Stormy Weather, publié en 1984. 

Mais ce mouvement de reconnaissance des jazzwomen n’est pas uniquement le fait d’historiennes et historiens : en 1978, deux journalistes, Carol Comer et Dianne Gregg, organisent le premier Women’s Jazz Festival à Kansas City. Pendant 8 ans, le festival va présenter des concerts de formations établies, mais aussi des jam sessions, des ateliers et des conférences traitant de problématiques spécifiques aux femmes qui ont à naviguer dans le monde du jazz. Un festival similaire, organisé par la United Jazz Coalition et sa directrice Cobi Narita, a lieu à New York la même année; aujourd’hui l’organisation International Women in Jazz et son festival annuel sont des descendants directs du travail de Narita. De même, l’édition 1981 du Kool Jazz Festival (un avatar du festival de Newport) présente un important événement dédié aux musiciennes de jazz, baptisé Women Blow Their Own Horns. Dans le même esprit se déroule l’année suivante à Londres un festival entièrement dédiée aux femmes baptisé Early Evening Jazz. 

Mary Osborne, Vi Redd, Dottie Dodgion, Marian McPartland et Lynn Milano en 1977. 

Parmi les manifestations qui marquent la période débute à la fin des années 1970, on peut aussi compter la formation d’un groupe féminin en 1977 qu’on pourrait qualifier de All-Stars pour une apparition au Today Show, puis pour PBS, et enfin pour un album dont le titre, Now’s the Time, semble annoncer une nouvelle ère d’appréciation pour les femmes de jazz; on retrouve dans ce quintette Marian McPartland (le disque est publié sur son label, Halcyon), Mary Osborne, Vi Redd, la batteuse Dottie Dodgion et la contrebassiste Lynn Milano. Les voici sur I'll Remember April


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Emily Remler. 

Pour terminer ce large panorama, j’ai voulu mentionner certaines musiciennes apparues dans les années 1970 et 80, celles qui ont essentiellement fait le pont avec la période contemporaine, où les jazzwomen ne sont heureusement plus une exception. Citons d’abord la pianiste Connie Crothers, étudiante de Lennie Tristano et une de ses plus fidèles disciples. Le quartette qu’elle a longtemps co-dirigé avec le saxophoniste Lenny Popkin était une extension directe de la manière de Tristano; mais Crothers a aussi enregistré en duo avec Max Roach et pratiqué des formes d’improvisation libre. Elle est décédée en 2016. Celle qui tenait la plupart du temps la batterie au sein du quartette Crothers-Popkin mérite aussi une mention ici, puisqu’il s’agit de la fille même de Lennie Tristano, Carol, qui a aussi réalisé un album de batterie solo, Drum Story. Née à Baltimore, la pianiste Jessica Williams avait débuté avec la formation de Philly Joe Jones sur la Côte Est à la fin des années 1970 avant de se relocaliser en Californie. Membre du trio maison du Keystone Korner à San Francisco, elle y accompagne les musiciens de passage, par exemple Eddie Harris ou Stan Getz. Depuis les années 1970, elle a fait paraître une quarantaine d’albums (!!!) sous son nom, dont plusieurs sur son propre label, Red and Blue. Une autre pianiste californienne, Joanne Brackeen (née Joanne Grogan), avait débuté à la fin des années 1950, accompagnant sur la scène locale des musiciens comme Dexter Gordon ou Teddy Edwards. Elle épouse en 1965 le saxophoniste Charles Brackeen, avec lequel elle se rend à New York. En 1969, elle rejoint les Jazz Messengers de Art Blakey; elle reste la seule femme à avoir fait partie de ce fameux groupe. Elle jouera ensuite avec Joe Henderson, puis Stan Getz, avant de lancer sa carrière solo. Parmi les sidemen (qui sont effectivement plutôt des hommes) qui ont participé à ses albums depuis les années 1970, notons les contrebassistes Eddie Gomez, Clint Houston et Cecil McBee, les batteurs Billy Hart et Jack DeJohnette, et les saxophonistes Joe Henderson et Branford Marsalis. Brackeen est également enseignante au prestigieux Berklee College of Music. Une des élèves de ce fameux collège, justement, la guitariste Emily Remler a eu une carrière malheureusement trop courte, causant une certaine sensation dans les années 1980. Installée à la Nouvelle-Orléans, elle est remarquée par le vétéran Herb Ellis en 1978, qui la présente la même année au Concord Jazz Festival; elle obtient un contrat avec le label californien du même nom en 1981. En plus de ses six albums pour Concord (dont East to Wes, un hommage à une de ses principales influences, Wes Montgomery), elle tourne avec la chanteuse de bossa nova Astrud Gilberto et enregistre en duo avec Larry Coryell. Brièvement mariée au pianiste Monty Alexander, elle semble avoir effectué un virage vers une forme de jazz-pop avec son dernier album, This is Me, pour le label Justice. Emily Remler est décédée en 1990 d’une crise cardiaque (probablement causée par une addiction à l’héroïne) lors d’une tournée australienne. Parmi les instrumentistes importantes apparues à au début des années 1980, mentionnons aussi Jane Ira Bloom, une des rares musiciennes à se consacrer uniquement au saxophone soprano. Élève du saxophoniste George Coleman, Bloom avait fondé son propre label, Outline, à la fin des années 1970. C’est avec un disque pour l’étiquette allemande Enja, Mighty Lights, en 1982, qu’elle est d’abord remarquée; elle y était accompagnée de Charlie Haden et Ed Blackwell, en plus d’un de ses fréquents collaborateurs, le pianiste Fred Hersch. Bloom s’est intéressée au potentiel des instruments électroniques à la fin des années 1980, et a même reçu une commande d’œuvres de la part de la NASA en 1989 (et un astéroïde a été baptisé en son nom!). En 2017, Jane Ira Bloom a réalisé un album inspiré des œuvres de Emily Dickenson, paru comme ses autres albums plus récents sur son label Outline, réactivé depuis 2008. Une autre musicienne contemporaine importante, la batteuse Terri Lyne Carrington a d’abord été une élève de Jack DeJohnette. Entrée à Berklee à l’âge de 11 ans, Carrington s’illustre surtout dans le jazz fusion, par exemple avec Wayne Shorter, John Scofield ou Herbie Hancock; on l’a aussi entendue accompagner les chanteuses Dianne Reeves et Cassandra Wilson. À la fin des années 1980, elle rejoint à la télévision les orchestres maison du Arsenio Hall Show et de VIBE, produit par Quincy Jones. Si ses albums en solo la voient souvent inviter de vedettes comme Carlos Santana, Grover Washington Jr. ou George Duke, on la trouve aussi au sein de projets moins commerciaux, comme Structure, en 2004, ou un trio avec David Murray et Geri Allen, en 2016. Enseignante au Berklee College of Music depuis 2007, Terri Lyne Carrington a aussi remporté des prix Grammy pour deux de ses albums, dont The Mosaic Project en 2011, sur lequel des chanteuses venues du jazz et du R&B étaient accompagnées par une cohorte de musiciennes, dont Ingrid Jensen, Geri Allen et Anat Cohen. 

Geri Allen.

Parmi les pianistes qui émergent dans les années 1980, mentionnons d’abord Michele Rosewoman (on appréciera la féminisation de son nom de famille, qui était originalement Roseman). Issue de la scène d’avant-garde californienne, elle fait ses classes auprès des Julius Hemphill, Butch Morris et Oliver Lake. Installée à New York, elle enregistre avec Billy Bang avant de réaliser son premier album, The Source, avec le trompettiste Baikida Carroll. Proche de la génération M’BASE, elle collabore avec Greg Osby et Steve Coleman; les deux saxophonistes se retrouvent sur son second album, Quintessence. Également marquée par la musique cubaine, elle dirige parallèlement l’ensemble New Yor-Uba depuis 1983. Originaire de la région de Detroit (comme Terry Pollard, Dorothy Ashby et Alice Coltrane!), Geri Allen avait étudié avec Kenny Barron, puis en ethnomusicologie. Si elle a démontré des affinités avec l’avant-garde (elle a collaboré avec Oliver Lake, Joseph Jarman et Frank Lowe par exemple), on va surtout la retrouver au sein du mouvement M’BASE, auprès de Steve Coleman, Greg Osby et Gary Thomas. À partir de la fin des années 1980, c’est le trio avec Charlie Haden et Paul Motian qui va marquer son retour à un jazz plus acoustique, mais pas moins audacieux. En 1996, elle devient une des rares pianistes à s’intégrer dans l’univers de Ornette Coleman, avec lequel elle enregistre les deux volets de Sound Museum. Elle joue aussi sur plusieurs albums du trompettiste Wallace Roney, qui sera aussi longtemps son compagnon. Dans les années 2000, elle collabore avec Charles Lloyd, le Trio 3 (avec Oliver Lake, Reggie Workman et Andrew Cyrille) et Ravi Coltrane, en plus de réaliser plusieurs albums, dont une relecture de la Zodiac Suite avec le Mary Lou Williams Collective, en 2006. Geri Allen est décédée en 2017 d’un cancer, deux semaines après son 60e anniversaire. Une autre figure majeure du jazz contemporain, Marilyn Crispell est d’abord étudiante en piano et en composition au New England Conservatory à Boston. Elle passe au jazz suite à l’écoute de A Love Supreme de John Coltrane; le saxophoniste demeurera une influence majeure, et Crispell a inclut plusieurs de ses compositions dans son répertoire. Fréquentant le Creative Music Studio à Woodstock à la fin des années 1970, elle y est remarquée par Cecil Taylor; elle y rencontre aussi Anthony Braxton, qui l’invite bientôt à rejoindre ses groupes, notamment son quartette avec Mark Dresser et Gerry Hemingway, un des groupes majeurs de l’avant-garde de cette époque. Elle commence aussi à publier ses propres disques, dont plusieurs trios (notamment avec Reggie Workman) et un album solo en hommage à Coltrane (For Coltrane, enregistré en 1987, paru en 1993). Développant progressivement une sensibilité qu’on pourrait qualifier d’européenne, elle commence à enregistrer pour ECM, d’abord avec un album double dédié aux compositions de Annette Peacock; dans un genre différent, elle collabore aussi avec le trio de Evan Parker, et aussi avec différents ensembles dirigés par le contrebassiste de ce trio, Barry Guy. Crispell demeure une des instrumentistes incontournables issues du jazz depuis plus de 40 ans. 

Marilyn Crispell. 

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Si les big bands des années 1930 et 40 ont été de formidables pépinières de talents, on a trouvé peu d’équivalents aux Melodears ou aux Sweethearts of Rhythm dans la période contemporaine pour les musiciennes en herbe en dehors des big bands universitaires; on comptera comme exception la Company de Melba Liston, d’abord assemblée comme un septette féminin pour l’édition 1979 du Women’s Jazz Festival de Kansas City. Ce sont les organisatrices de ce festival qui vont persuader Liston de revenir de Jamaïque, et on peut imaginer que l’atmosphère un peu plus favorable rendue possible par les différentes initiatives dont j’ai parlé plus haut sont aussi en partie responsables de son retour aux USA. Quelques années plus tard, sa compagnie s’était élargie et incluait aussi des musiciens masculins (elle avait dit, après son expérience avec un orchestre féminin dans les années 1950, «je ne crois pas que j’aurai jamais un groupe de filles de nouveau. Mais j’aurai des femmes dans mes groupes, et je les adore!»). Parmi les musiciennes qui passeront par l’ensemble de Liston dans les années 1980, mentionnons les saxophonistes Fostina Dixon et Erica Lindsay, la corniste Sharon Freeman, la pianiste Chessie Tanksley et une protégée de Liston, la tromboniste Janice Robinson. À cette époque, Melba Liston affirme : «le mouvement de libération de la femme, je n’ai rien eu à voir avec ça. Mais ça a apporté beaucoup d’attention sur les épreuves auxquelles nous faisons face. La relation homme-femme… c’est vraiment quelque chose!» Si Liston n’a pas fait de disque avec son ensemble à cette époque, j’ai trouvé cet extrait filmé où son orchestre joue une composition de Mary Lou Williams, co-écrite par le saxophoniste Shafi Hadi, intitulée Shafi

Souffrant d’un ACV qui la laisse partiellement paralysée, Melba Liston doit abandonner le trombone en 1985; cependant, ses talents de compositrice et d’arrangeuse restent intacts, et elle réalise dans les années 1990 certaines de ses partitions les plus brillantes pour Randy Weston, pour les albums The Spirits of Our Ancestors, Volcano Blues, Earth Birth et Khepera. Melba Liston est décédée en 1999. 

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Voilà donc la fin de ce panorama des femmes dans le jazz; évidemment, plusieurs historiennes et musiciennes ont aujourd’hui poursuivi les travaux initiés dans les années 70-80 par Linda Dahl et ses consoeurs : il existe par exemple aujourd’hui au Berklee College of Music un département baptisé Institute of Jazz and Gender Justice, fondé par Terri Lyne Carrington. On aura compris que le sujet des femmes dans le jazz est vaste – la préparation de cette diffusion a été un peu un marathon pour moi… J’aurais pu tenter d’aborder plusieurs facettes qui n’ont été qu’effleurées dans le livre de Dahl, par exemple les positions souvent équivoques ou surprenantes des jazzwomen face à la question même des femmes dans le jazz, ou encore les questions qui font intersection entre le racisme et et genre, celle du harcèlement parfois vécu par les femmes qui ont dû se tailler une place dans le showbusiness, ou encore celle de l’identité sexuelle; une des interviewées indique par exemple qu’il y avait un sous-entendu à propos des femmes qui faisaient partie des orchestres féminins, à l’effet que celles-ci étaient majoritairement lesbiennes. Si j’ai préféré me concentrer sur la musique et la présentation de musiciennes qui ont laissé une marque dans l’histoire du jazz, c’est que ces questions ont certainement été traitées avec toute la sensibilité nécessaire par des chercheuses contemporaines. Si j’ai pu par ma modeste diffusion contribuer à faire découvrir à certaines et certains d’entre vous quelques femmes exceptionnelles, même du haut de mon privilège masculin, je m’en réjouis; j’espère ne pas avoir oublié trop de ces musiciennes formidables, qui ont souvent surmonté des préjugés tenaces pour faire entendre leur voix au milieu d’une sous-culture souvent machiste et misogyne. Je tiens à saluer ici le courage de ces pionnières, et à encourager celles qui, encore aujourd’hui, se mettent de l’avant et tiennent à propager ce qu’il y a de meilleur dans l’esprit du jazz : cet esprit de communauté, de résilience et de créativité qui a su triompher des obstacles raciaux et de genre. Sur ce, je vous dis à la prochaine sur cette pièce tirée du deuxième album de Vi Redd, Lady Soul, une pièce qui s’appelle… That’s All

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