Chu Berry and his Stompy Stevedores: Hot Lips Page (trompette, vocal sur 1 et 3), George Matthews (trombone), Buster Bailey (clarinette), Chu Berry (saxo ténor), Horace Henderson (piano), Lawrence Lucie (guitare), Israel Crosby (contrebasse), Cozy Cole (batterie). New York, 23 mars 1937.
1. Now You're Talking My Language (Koehler-Mitchell-Stept) 2:55
2. Indiana (MacDonald-Hanley) 2:46
3. Too Marvelous for Words (Mercer-Whiting) 2:54
4. Limehouse Blues (Farber-Braham) 2:52
Chu Berry and his Stompy Stevedores: Irving Randolph (trompette), Keg Johnson (trombone), Chu Berry (saxo ténor), Benny Payne (piano, vocal sur 7), Danny Barker (guitare), Milton Hinton (contrebasse), Leroy Maxey (batterie). New York, 10 septembre 1937.
5. Chuberry Jam (Berry) 2:17
6. Maelstrom (Berry) 2:47
7. My Secret Love Affair (Mitchell-Pollack) 2:50
8. Ebb Tide (Robin-Rainger) 2:45
Chu Berry and his "Little Jazz" Ensemble: Roy Eldridge (trompette), Chu Berry (saxo ténor), Clyde Hart (piano), Danny Barker (guitare), Artie Shapiro (contrebasse), Sidney Catlett (batterie). Dialogue au début de Sittin' In par Eldridge et Berry. New York, 11 novembre 1938.
9. Sittin' In (Gabler) 2:09
10. Stardust (Carmichael-Parish) 3:52
11. Body and Soul (Green-Sour-Heyman-Eyton) 3:49
12. Forty-Six West Fifty-Two (Berry-Gabler) 2:28
Chu Berry and his Jazz Ensemble: Hot Lips Page (trompette, vocal sur 16, absent sur 14), Chu Berry (saxo ténor), Clyde Hart (piano), Albert Casey (guitar), Al Morgan (contrebasse), Harry Jaeger (batterie). New York, septembre 1941.
13. Blowing Up a Breeze (Berry-Page-Gabler) 2:38
14. On the Sunny Side of the Street (McHugh-Fields) 3:50
15. Monday at Minton's (What's It to You?) (Berry-Page-Gabler) 2:53
16. Gee, Ain't I Good to You? (Redman) 4:05
Chu Berry et Charlie Ventura (saxos ténors), accompagnés par saxo ténor, pianiste, contrebassiste et batteur inconnus. 1941.
17. Dream Girl - Part 1 (trad.) 2:00
18. Dream Girl - Part 2 (trad.) 2:25
19. Get Lost - Part 1 (trad.) 2:01
20. Get Lost - Part 2 (trad.) 2:02
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Parmi les nombreux saxos ténors héritiers de Coleman Hawkins qui se distinguèrent au sein des big bands des années 1930 (en plus de Ben Webster, on pourrait citer Dick Wilson, Herschel Evans, Walter "Foots" Thomas, Elmer "Skippy" Williams, Teddy McRae, Gene Sedric, Cecil Scott, Ted et Castor McCord, entre autres), Leon "Chu" Berry (1908-1941) fut sans doute le plus brillant. Après avoir débuté avec l'orchestre de Sammy Stewart à Columbus, Ohio, Berry allait s'imposer auprès de Benny Carter, Teddy Hill, Fletcher Henderson, et enfin Cab Calloway. Doté d'une sonorité large et d'un phrasé généreux, il savait livrer des solos swinguants et véloces autant au sein des orchestres déjà cités que lors de sessions en petits groupes, par exemple sous la direction de Teddy Wilson ou surtout de Lionel Hampton, avec qui il grava les classiques Shufflin' at the Hollywood et Hot Mallets, entre autres. Disparu à 33 ans dans un accident de la route, Berry n'a laissé qu'une poignée de faces sous son nom, toutes réunies sur cette anthologie.
Si le départ de Coleman Hawkins de l'orchestre de Fletcher Henderson pour rejoindre l'Europe allait laisser le champ libre à ses jeunes rivaux, il est significatif qu'après avoir fait appel à Lester Young (dont le style et le tempérament étaient plutôt incompatibles avec cet environnement), Henderson ait jeté son dévolu sur Berry. Au sein d'un orchestre déjà en déclin, le ténor originaire de Virginie occidentale allait apporter un souffle certain, en tandem avec un autre bouillant soliste au début de son ascension, le trompettiste Roy Eldridge. Les deux ajoutent une bonne dose de sang neuf aux enregistrements de Henderson de la période, comme Christopher Columbus ou Stealin' Apples. Un rapide coup d'oeil au personnel de la première session des Stompy Stevedores de Berry révèle une formation tirée des cohortes hendersoniennes (Buster Bailey, Lawrence Lucie, Israel Crosby, et le propre frère de Fletcher, Horace Henderson, au piano), en plus d'une des vedettes du Smalls Paradise, le trompettiste et chanteur Hot Lips Page, arrivé à New York de Kansas City l'hiver précédent. Leur Limehouse Blues, une des meilleures versions jamais gravées de cette chanson déjà quelque peu démodée,est doté d'un solo caractéristique de Berry et d'un arrangement très simple faisant usage de riffs. Entre la session de mars et celle de septembre, le saxophoniste avait rejoint l'orchestre de Cab Calloway, auquel il est sans doute encore le plus associé; cette transition est évidente lorsqu'on compare le personnel de cette deuxième mouture des Stompy Stevedores à celui de la première: les «hendersonites» sont remplacés par les «callowayiens» Irving Randolph, Keg Johnson, Benny Payne, Danny Barker, Milt Hinton et Leroy Maxey. Tout comme pour Limehouse Blues, Maelstromet Ebb Tide sont dotés d'arrangements sommaires typiques du Swing et surtout prétextes à lancer les solos dynamiques du leader.
Chu Berry and his "Little Jazz" Ensemble jouent Sittin' In, enregistré pour l'étiquette Commodore en 1938: Roy Eldridge (trompette), Chu Berry (saxo ténor), Clyde Hart (piano), Danny Barker (guitare), Artie Shapiro (contrebasse), Sidney Catlett (batterie).
La session indispensable de cette compilation est sans aucun doute celle du "Little Jazz" Ensemble de novembre 1938 pour le jeune label Commodore: retrouvant son vieux comparse de chez Fletcher Henderson, Roy Eldridge, Berry est au sommet de son art, soutenu par une solide section rythmique formée du très sous-estimé pianiste Clyde Hart, de l'efficace Danny Barker à la guitare, du contrebassiste Artie Shapiro (que Berry avait côtoyé chez Wingy Manone), et du grand Sid Catlett à la batterie. Si le court Sittin' In et Forty-Six West Fifty-Two (adresse de la boutique Commodore à New York) sont très justement devenus, par l'interaction dynamique entre Berry et Eldridge, des classiques du Swing en petite formation, les deux ballades, Stardust et Body and Soul, comptent également parmi les plus belles interprétations des années 1930, pas très loin derrière les versions plus connues de Louis Armstrong et Coleman Hawkins.
Si l'activité de Berry au sein de l'orchestre de Cab Calloway lui permit souvent de briller comme soliste (pensons par exemple à ses versions de Ghost of a Chance ou de Lonesome Nights), le saxophoniste allait aussi accepter d'autres engagements occasionnels (tels un court passage chez Count Basie en 1939). Cependant, c'est sans doute, comme pour plusieurs de ses contemporains, dans des sessions after hours dans les clubs de Harlem ou de la 52e rue en pleine effervescence, que Berry donna le meilleur de lui-même; sa deuxième session pour Commodore en 1941 est sans doute la plus représentative de ce genre d'atmosphère. Retrouvant Clyde Hart et Hot Lips Page, habitué du légendaire Minton's (où les Dizzy Gillespie, Charlie Christian et autres Thelonious Monk allaient bientôt jeter les bases du bebop), Berry livre encore une fois quelques solos échevelés sur Blowing Up a Breeze et Monday at Minton's alors que son style romantique est de nouveau superbement sollicité sur On the Sunny Side of the Street, qu'il livre seul avec la section rythmique.
Si Berry peut revendiquer une certaine influence, son héritier le plus direct a sans doute été le saxophoniste Charlie Ventura, qui allait connaître une certaine popularité à la fin des années 1940 avec son Bop for the People. En 1941, Ventura n'avait pas encore rejoint l'orchestre de Gene Krupa, et les quatre extraits gravés auprès de Berry démontrent ce que le jeune ténor devait à son aîné. Les deux pièces, probablement enregistrées lors d'une session non-officielle dans un club, sont en fait des progressions d'accords connues, soit All of Me (Dream Girl) et Blue Lou (Get Lost), qui était l'un des chevaux de bataille de Berry chez Fletcher Henderson.
La disparition prématurée de Berry en octobre 1941 allait priver le monde du jazz en transition d'une figure majeure, et on peut légitimement spéculer sur la place qu'aurait occupée ce grand soliste dans la révolution du bebop, révolution qu'il ne manqua pas de préparer avec son phrasé sinueux et ses prouesses harmoniques sur les pièces au tempo rapide; d'un autre côté, sa sonorité large et ses aigus perçants allaient trouver des échos autant chez les continuateurs du style Swing comme Ike Quebec que chez les précurseurs du Rhythm & Blues comme Illinois Jacquet; de nos jours, un musicien comme James Carter, par exemple, l'a certainement écouté attentivement...
Sam Most (flûte), Paul Quinichette (saxo ténor), Sir Charles Thompson (piano), Jerome Darr, Barry Galbraith (guitare), Paul Chambers (contrebasse), Harold Wing (batterie). New York, 4 novembre 1954.
Herbie Mann (flûte, saxo ténor), Paul Quinichette (saxo ténor), Jimmy Jones (piano), Al Hall (contrebasse), Tommy Lopez (congas), Manny Oquendo (bongos), Willie Rodriguez (timbales). New York, 22 novembre 1954.
6. Tropical Intrigue (Quincy Jones) 3:04 7. Grasshopper (Quincy Jones) 4:03 8. Dilemma Diablo (Quincy Jones) 4:05 9. I Can't Believe That You're in Love With Me (Clarence Gaskill-Jimmy McHugh) 6:50
10-17: Bonus Tracks
Paul Quinichette (saxo ténor), Jimmy Jones ou John Williams (piano), Jerome Darr (guitare), Milt Hinton (contrebasse), Gus Johnson (batterie). New York, juillet 1954.
Buck Clayton (trompette), Dickie Wells (trombone), Paul Quinichette (saxo ténor), Count Basie (piano, orgue), Freddie Green (guitare), Walter Page (contrebasse), Gus Johnson (batterie). New York, 30 janvier 1952.
14. Paul's Bunion (Paul Quinichette) 3:02 15. Crew Cut (Buck Clayton) 2:40 16. I'll Always Be in Love With You (Bud Green-Herman Ruby-Sam Stept) 3:01 17. Sequel (Paul Quinichette) 2:57
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Avec Brew Moore, Paul Quinichette aura sûrement été le plus orthodoxe des nombreux disciples de Lester Young, au point où on le surnomma "Vice-Pres" (le vice-président), au «président» que fut Lester... Quinichette lui-même s'enorgueillissait sans doute du titre, et son passage dans l'orchestre de Count Basie (1951-1953) n'allait certainement pas amoindrir la filiation de son style. Peu de temps après son départ de l'orchestre de ce dernier, il allait réaliser pour EmArcy un remarquable album baptisé Moods, arrangé par un jeune Quincy Jones, frais émoulu de l'orchestre de Lionel Hampton. Deux sessions distinctes sont rééditées ici: la première avec un groupe réunissant nombre de musiciens qu'on pourrait rattacher au jazz mainstream (le terme sera bientôt formulé par le critique Stanley Dance), en premier lieu le pianiste Sir Charles Thompson; en plus des thèmes originaux de Quincy Jones on retrouve une version de l'un des classiques de Basie, Shorty George. Le style aérien de Quinichette est merveilleusement encadré par les arrangements discrets de Jones, et la section rythmique, formée par un jeune Paul Chambers à la contrebasse et le batteur Harold Wing (qui avait auparavant accompagné Erroll Garner) est de tout premier ordre; les deux prises de Plush Life et Pablo's Roonie mettent parfaitement en valeur le style de Quinichette. Quelques semaines plus tard, un groupe à saveur latine accompagne cette fois le saxophoniste, alors que Herbie Mann remplace Sam Most à la flûte et que Jimmy Jones tient le piano; la section de percussions est composée de Tommy Lopez (congas), Manny Oquendo (bongos) et Willie Rodriguez (timbales). Le changement d'atmosphère est un défi que Quinichette relève de belle façon, dialoguant avec les percussionnistes sur Grasshopper et livrant un solo au swing détendu sur Dilemma Diablo.
Les sessions originales sont augmentées sur la réédition CD de 2008 par une poignée de pièces principalement issues de l'album baptisé The Vice 'Pres', enregistré quelques années plus tôt lors de son passage au sein de l'orchestre de Basie; le Count lui-même tient le piano et l'orgue, et les basiens Buck Clayton, Dickie Wells, Freddie Green et Walter Page complètent la formation. Quinichette est l'auteur de quelques-unes de ces pièces qui sont surtout des prétextes aux solos pleins de swing, comme The Hook ou Sequel; l'orgue de Basie, hérité de la manière de Fats Waller, semble un peu démodé à nos oreilles modernes, mais il faut se souvenir qu'en 1952 la carrière des Jimmy Smith et autres Larry Young était encore à venir...
Si Quinchette devait abandonner la musique dans les années 1960 pour son métier d'ingénieur en électricité, il allait revenir au jazz dans les années 1970, son style lestérien toujours intact (on l'entend par exemple sur quelques disques de Jay McShann, dont il avait fait partie de l'orchestre dans les années 1940...). Il est disparu en 1983.
Cette rare anthologie de jazz moderne de la Nouvelle-Orléans parue à la fin des années 1970 regroupait des enregistrements de l'American Jazz Quintet, des A.F.O. Executives de Harold Battiste et Melvin Lastie et du quartette de Ellis Marsalis, notamment.
Si j'ai insisté dans les deux articles précédents sur la musique traditionnelle néo-orléanaise, c'est parce que c'est beaucoup celle-ci qui a longtemps défini le caractère distinct de la ville. Mais les autres courants de la musique afro-américaine de l'après-guerre pénétreront tranquillement la scène de la Cité du Croissant, et nombre des musiciens néo-orléanais de notre époque s'expriment désormais dans un idiome qui dépasse, relit, et intègre le langage de leurs prédécesseurs, les Bunk Johnson, Sidney Bechet, Louis Armstrong et Jelly Roll Morton. Dans ce dernier volet traitant du jazz de la Nouvelle-Orléans, je tenterai de dégager les influences du jazz moderne (bebop et au-delà) dans la scène de la Nouvelle-Orléans à partir des années 1950.
Après la fin de la guerre, la musique afro-américaine se redéfinit en réaction à la vogue des big bands des années 1930 et 1940, dans laquelle le jazz a véritablement pénétré la culture populaire américaine, parfois de manière édulcorée... Mais les goûts du public changent, et les vastes salles de danse de la Swing Era laisseront bientôt la place aux juke-boxes, au petits clubs et aux combos moins encombrants et onéreux que les grands orchestres à la Benny Goodman. Deux tendances se dessinent: d'un côté les modernistes, émules de Charlie Parker et Dizzy Gillespie, la mode des bérets bop, des lunettes à grosses montures d'écaille et de la langue jive; de l'autre, les petits ensembles plus dansants du rhythm and blues aux saxos déchaînés, aux paroles pleines de double-sens, inspirés de Louis Jordan et de Lionel Hampton. La deuxième tendance sied définitivement mieux à la Nouvelle-Orléans, ville de tous les excès: Champion Jack Dupree, Professor Longhair, Roy Brown, Lloyd Price, Fats Domino, Guitar Slim, Dave Bartholomew, James Booker, Art Neville, Huey "Piano" Smith, Allen Toussaint, Lee Dorsey, Eddie Bo, souvent enregistrés au studio du légendaire Cosimo Matassa, sont parmi ceux qui définiront un nouveau son soul et funky dans la musique des années 1950 et 1960; jusqu'à Ray Charles lui-même qui y séjourne quelques temps. L'influence du R&B sera déterminante, mais un petit groupe de musiciens qui s'inspirent plutôt du bop et du hard bop se fera également une petite place dans cette scène partagée entre les populaires chanteurs funky et les traditionalistes du Revival et de Preservation Hall.
Le disque Wade in the Water... Gulf Coast Jazz, paru sur étiquette Famous. L'édition originale ne crédite aucun des musiciens mais le groupe était en fait l'American Jazz Quintet: Alvin Batiste (clarinette), Harold Battiste (saxophone ténor), Ellis Marsalis (piano), Richard Payne (contrebasse) et Ed Blackwell (batterie).
La première figure majeure de cette tendance est sans conteste le pianiste Ellis Marsalis, disparu récemment à l'âge de 85 ans. Débutant au saxophone dans son adolescence pour accompagner des groupes de R&B, Marsalis se met vite au piano; parallèlement, il obtient un baccalauréat en enseignement de la musique, et il marquera certainement plusieurs générations de musiciens par son activité dans ce domaine. C'est vers 1956 qu'aux côtés du clarinettiste Alvin Batiste, du saxophoniste Harold Battiste (les deux ne semblent pas apparentés), du contrebassiste Richard Payne et du batteur Ed Blackwell il fonde l'American Jazz Quintet. De ce noyau de musiciens découle la première vague du jazz moderne, qui prendra toutefois quelques décennies avant de se faire véritablement une place dans la Cité du Croissant. L'activité initiale du groupe dure jusqu'au départ de Blackwell, qui rejoint Ornette Coleman à New York en 1960; on retrouve des traces sur deux CD parus sur l'étiquette AFO, d'abord In the Beginning, session de 1956 enregistrée par Cosimo Matassa; puis Ed Blackwell and AJQ-2, Boogie Live... 1958, un rare enregistrement en concert où le saxophoniste Nat Perrilliat remplace Battiste. Leur seul album de l'époque, Wade in the Water... Gulf Coast Jazz, est paru en 1962 mais a été enregistré en 1959, toujours au studio Matassa; même la réédition CD par V.S.O.P. semble peu courante désormais... Si l'album original semble un compromis (quelques spirituals qui ne devaient pas nécessairement être au répertoire, et - Nouvelle-Orléans oblige - une version de When the Saints, même si elle est peu conventionnelle), c'est sans doute le meilleur exemple du groupe au sommet de sa forme: Battiste livre quelques solos déclamatoires qui rappellent un peu l'attaque de Johnny Griffin (sans son côté hyperactif), Batiste évite la plupart des clichés associés à la clarinette jazz, et le groupe fait parfois preuve (comme sur I Got Shoes) d'une efficacité redoutable et d'un sens rythmique qui a fait la réputation de la Nouvelle-Orléans...
L'American Jazz Quintet joue Harold's Church pour son album Wade in the Water: Alvin Batiste (clarinette),
Harold Battiste (saxo ténor), Ellis Marsalis (piano), Richard Payne (contrebasse), Ed Blackwell (batterie). 1959.
Si le départ de Blackwell sonne plus ou moins la fin du groupe, ses membres resteront actifs notamment dans l'enseignement, mais certaines occasions se présenteront de promouvoir le jazz moderne à la Nouvelle-Orléans, comme cette visite des frères Adderley (Cannonball et Nat) en 1962, visite documentée sur l'album paru sur Jazzland sous le nom de Nat, In the Bag; pour cette session, ils sont accompagnés de Sam Jones à la contrebasse, en plus de Marsalis, Perrilliat et du batteur James Black. Ces trois (plus le contrebassiste Marshall Smith) sont du quartette dirigé par le pianiste l'année suivante pour l'album Monkey Puzzle, paru sur AFO; si le vinyle est presque introuvable aujourd'hui, on retrouve ces faces sur la compilation CD The Classic/Ellis Marsalis, qui ajoute quelques pièces supplémentaires originalement parues sur la compilation New Orleans Heritage: Jazz 1956-1966. Aussi moderne que quoique ce soit paru en 1963, Monkey Puzzle est un album remarquable: les thèmes de Black et Marsalis soulignent les forces du quartette, et Perrilliat, qui semblait stylistiquement quelque peu dispersé dans ses enregistrements avec l'AJQ ou avec Adderley, trouve ici une voix tout à fait originale, teintée de Coltrane mais plus proche du jeune Charles Lloyd, avec lequel il partage qualités de phrasé et de sonorité.
Le quartette de Ellis Marsalis joue la pièce-titre de son album Monkey Puzzle, 1963:
Nat Perrilliat (saxo ténor), Ellis Marsalis (piano), Marshall Smith (contrebasse), James Black (batterie).
Fondateur du label AFO (All For One) en 1961 (à une époque où les labels indépendants, surtout ceux dirigés par des Afro-Américains, étaient pratiquement inexistants), Harold Battiste y fera paraître, en plus de 45-tours d'artistes locaux de R&B, une paire de sessions de jazz moderne, d'abord l'album de Marsalis déjà cité, puis celui d'un groupe baptisé AFO Executives, dirigé par Battiste lui-même aux côtés du cornettiste Melvin Lastie, du saxophoniste Alvin "Red" Tyler et de la chanteuse Tami Lynn; propulsés par le légendaire batteur John Boudreaux (ancien de chez Professor Longhair), le groupe livre une musique à l'intersection du hard bop à la Art Blakey et du R&B à saveur typiquement néo-orléanaise: des pièces comme One Naughty Flat ou Old Wyne sont du hard bop très solide, et Mojo Hanna peut compter parmi les classiques de NOLA...
Les AFO Executives jouent LeJohn: Melvin Lastie (cornet), Harold Battiste (sax alto, piano), Alvin "Red" Tyler (sax ténor), Peter "Chuck" Badie (basse), John Boudreaux (batterie), 1963.
Mais pour les membres originaux du American Jazz Quintet, l'aventure du jazz moderne à la Nouvelle-Orléans doit pour le moment rester souterraine: alors que Ellis Marsalis et Alvin Batiste se consacrent à l'enseignement (et, pour Marsalis du moins, à fonder une famille - ce qui deviendra particulièrement important plus tard), Harold Battiste devient rapidement un musicien de studio en demande et, avec son comparse Melvin Lastie, déménage pour plusieurs années en Californie, où ses talents seront utilisés par Sonny & Cher, Ike & Tina Turner, puis Tom Waits ou Ry Cooder... Mais l'esprit de la Nouvelle-Orléans n'est jamais bien loin, et lorsque Dr. John (alias Mac Rebennack) débarque à L.A. pour produire son chef d'oeuvre psychédélique, Gris-Gris, c'est à Battiste qu'il fera appel, en mémoire du vieux routier qui l'avait introduit, encore adolescent, au public de la Cité du Croissant...
...et les avant-gardistes.
Si le bop et le hard bop se taillent difficilement un place au sein des multiples musiques qui font la mosaïque unique qu'est la Nouvelle-Orléans, il en vaut d'autant plus pour le free jazz... Dans une ville où l'esprit de la fête est omniprésent, où les fanfares font tour à tour pleurer et danser régulièrement dans les rues, on pourrait avoir l'impression que le goût de l'expérimentation musicale est plutôt absent du paysage. Et pourtant... un contemporain de Ellis Marsalis (et condisciple de Alvin Batiste à la Southern University), le saxophoniste Edward "Kidd" Jordan avait d'abord été marqué par la musique de Charlie Parker, mais le choc produit par les premiers disques de Ornette Coleman le marqueront durablement. Diplômé (comme Marsalis) en enseignement de la musique, Jordan passera, comme les membres de l'AJQ, la plus grande partie de sa carrière dans ce domaine. Venu à la Nouvelle-Orléans de la Louisiane rurale en 1955, il est d'abord actif dans des groupes de R&B, notamment avec Guitar Slim, Ray Charles, Big Maybelle, Big Joe Turner ou Chuck Willis. C'est la rencontre, dans les années 1970, du batteur Alvin Fielder, natif du Mississippi, qui allait être déterminante musicalement pour Jordan; ayant étudié à la Nouvelle-Orléans avec Ed Blackwell dans sa jeunesse, Fielder avait passé la majeure partie des années 1950 et 1960 à Chicago, jouant avec Sun Ra et participant à la fondation de l'AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) auprès d'une génération de musiciens créatifs, notamment Muhal Richard Abrams, Roscoe Mitchell, Fred Anderson et Anthony Braxton. Revenu au Mississippi pour y exercer son métier de pharmacien, le batteur y organisait alors des concerts d'avant-garde à Meridian et à Jackson, sous les auspices de la Black Arts Music Society (BAMS). Déjà enseignant à la Southern University in New Orleans (SUNO), Kidd Jordan est alors mis en contact avec Fielder par le saxophoniste Clifford Jordan (aucun lien de parenté), qui avait entendu les deux. Avec le bassiste London Branch, un autre vétéran de l'AACM, Fielder et Jordan commencent bientôt à improviser ensemble et l'Improvisational Arts Quintet naît bientôt de ces rencontres, ajoutant le trompettiste Clyde Kerr Jr., le saxophoniste Alvin Thomas et/ou le violoncelliste et contrebassiste Ramsey McLean. Les traces discographiques laissées par l'IAQ sont minces et leur seul album (No Compromise! New New Orleans Music) est désormais une pièce de collection - même le CD publié par Jordan en 2003 et réunissant les sessions de cet album avec quelques pièces inédites, est pratiquement introuvable... Heureusement, le tout nouveau site du saxophoniste offre une sélection de documents d'archives de différentes époques, et on peut y trouver des renseignements et des extraits inédits de l'aventure brève mais riche de l'IAQ, dont un remarquable extrait vidéo: https://www.kiddjordan.com/iaq
L'Improvisational Arts Quintet joue Anticipation & Inspiration en 1976:
Clyde Kerr Jr. (trompette), Kidd Jordan et Alvin Thomas (saxophones),
London Branch (contrebasse), Alvin Fielder (batterie).
Une histoire de famille
Au début des années 1980, Marsalis, Batiste et Jordan ont déjà enseigné à toute une génération de musiciens de la Nouvelle-Orléans et des alentours depuis plusieurs années. Grâce à eux, la réputation des jazzmen modernes de la ville commence à avoir un certain retentissement. Le premier signe en sera la fulgurante ascension du deuxième fils du pianiste de l'American Jazz Quintet, le trompettiste Wynton Marsalis. Recruté au sein des increvables Jazz Messengers de Art Blakey en 1980, le jeune virtuose fraîchement sorti de Julliard à New York allait devenir le modèle des jeunes musiciens de jazz des années 1980 et 1990. Bientôt rejoint par son aîné Branford Marsalis, il signe son premier album pour Columbia en 1982; sa musique est résolument moderne, mais son parti-pris acoustique, éloigné des choix esthétiques de l'avant-garde, surprend. Certains sont très critiques de Marsalis aujourd'hui, mais dans les années 1980, des albums comme Wynton Marsalis (1982), Think of One (1983), Black Codes (From the Underground) (1985) et J Mood (1986) devaient avoir une résonance sans précédent; ce ne sont pas là les oeuvres d'un néo-conservateur mais d'un jeune musicien aux talents exceptionnels (également mis de l'avant par son activité de soliste classique, position encore exceptionnelle pour un jeune musicien afro-américain dans les années 1980), et le parallèle avec le «second quintette» de Miles Davis n'est pas fortuit: après tout, Marsalis participe au Quartet et au groupe V.S.O.P. II de Herbie Hancock, qui sont des survivances directes de ce groupe.
Les frères Marsalis rendent hommage à Sidney Bechet dans Sidney in da Haus, sur l'album de Branford Marsalis
I Heard You Twice the First Time (paru en 1992): Wynton Marsalis (trompette), Branford Marsalis (saxo soprano), David Sagher (trombone), Wessell Anderson (saxo alto), Robert Hurst (contrebasse), Jeff "Tain" Watts (batterie).
Une fois les frères Marsalis lancés, Art Blakey n'abandonne pas la connexion N.-O. et ses prochaines recrues seront le trompettiste Terence Blanchard et le saxophoniste Donald Harrison Jr. (dont le père était le Grand Chef Donald Harrison Sr. des Guardians of the Flame); après leur séjour dans les Messengers, les deux formeront un groupe interprétant un jazz moderne et urbain qui ne reniait pas leurs racines néo-orléanaises, comme en témoigne le titre de leur premier album commun, New York Second Line. Harrison en particulier sera actif dans la communauté néo-orléanaise (il est indéniable que le personnage de Delmond Lambreaux dans la série Treme est en grande partie inspiré du saxophoniste), et son album de 1991 Indian Blues est certainement une réussite remarquable et un effort louable pour faire converger le courant moderne du jazz et les traditions quasi-folkloriques du Mardi-Gras (avec en bonus quelques pièces mettant en vedette le grand Dr. John lui-même!).
Donald Harrison Jr. propose une relecture moderne de la pièce traditionnelle Hu-ta-Nay
à la croisée du jazz moderne et des traditions de la Nouvelle-Orléans:
Donald Harrison Jr. (saxos alto et ténor, voix, tambourine), Dr. John (Mac Rebennack) (piano, voix),
Cyrus Chestnut (piano), Phil Bowler (basse), Carl Allen (batterie, grosse caisse),
Howard "Smiley" Ricks (congas, tambourin, bouteille de Coca-Cola), Bruce Cox (tambourin), 1991.
Le succès obtenu par la jeune génération allait avoir un retentissement inattendu et bienvenu sur les vétérans comme Ellis Marsalis, Harold Battiste (qui rejoint le corps enseignant de la University of New Orleans auprès de Marsalis en 1989), et même Kidd Jordan. Leurs élèves d'hier, les Harry Connick Jr., Tony Dagradi, Delfeayo et Jason Marsalis (deux autres fils de Ellis), Marlon et Kent Jordan (les fils de Kidd), ainsi que d'autres comme Nicholas Payton, Leroy Jones, Kermit Ruffins, Troy "Trombone Shorty" Andrews, Henry Butler ou le populaire chef d'orchestre du Late Show, Jon Batiste sont désormais des vedettes nationales, voire internationales. De même, les traditions des brass bands sont renouvelées par les jeunes générations, et le Rebirth Brass Band comme le Dirty Dozen Brass Band sont désormais les modèles qui infusent des traditions musicales plus que centenaires avec des nouvelles influences, le Funk ou le hip-hop...
Avec cet afflux de sang neuf, le jazz moderne trouve enfin sa place à la Nouvelle-Orléans, et les vétérans trouvent tant bien que mal un nouvel auditoire pour leur musique: Ellis Marsalis paraît sur quelques albums avec ses fils et produit des sessions sous son nom pour Columbia; Alvin Batiste réalise enfin quelques disques sous son nom pour India Navigation, label surtout identifié au loft jazz new-yorkais, et il tourne au sein du Clarinet Summit avec Jimmy Hamilton, John Carter et David Murray; pour sa part, Harold Battiste relance le label AFO pour rééditer des sessions historiques et pour permettre à quelques jeunes musiciens de faire leurs premières armes, notamment Jesse McBride, John Michael Bradford ou Victor Goines; Kidd Jordan se produit avec son Elektrik Band, puis participe à la Clarinet Family de Hamiet Bluiett (avec Buddy Collette, Don Byron, Dwight Andrews, etc.), avec l'IAQ sur une anthologie de musique de N.-O. sur Rounder, et apparaît avec son fils Marlon sur Debenge-Debenge du trompettiste texan Dennis Gonzalez; quant à Ed Blackwell, s'il fut longtemps éloigné de la Nouvelle-Orléans, un festival à Atlanta en Georgie le réunit en 1987 avec les membres de l'American Jazz Quintet, Alvin Battiste, Harold Battiste, Ellis Marsalis, Richard Payne, en plus du saxophoniste Earl Turbinton...
Alvin Batiste évoque un des pères fondateurs de son instrument avec Picou: Alvin Batiste (clarinette), Emile Vinette (piano), Chris Severen (basse), Herman Jackson (batterie). Vers 1988.
Cette renaissance du jazz moderne à la Nouvelle-Orléans s'accompagne de nouvelles questions: qu'advient-il du jazz traditionnel dans la ville de sa naissance? Comment interpréter cette montée en popularité du clan Marsalis lorsqu'il est accompagné d'un discours de plus en plus rétrograde (oeuvre paradoxale de l'écrivain Stanley Crouch, ironiquement un ancien poète radical dans la foulée de Amiri Baraka et un ancien batteur de free jazz auprès des David Murray et Bobby Bradford...)? C'est sans aucun doute dans la musique vivante que se trouve la réponse à ces craintes légitimes... Avec la disparition de Alvin Batiste (en 2007), de Harold Battiste (en 2015) et maintenant celle de Ellis Marsalis, c'est désormais le parcours de Kidd Jordan qui semble le mieux représenter au monde la force créative du jazz néo-orléanais: la parution de l'album Palm of Soul sur AUM Fidelity en 2006 et la célébration de sa carrière au Vision Festival en 2008 sont autant de jalons venant couronner tant d'années de persévérance en musique créative de ce pionnier qui fait maintenant figure de patriarche du free jazz.