lundi 15 avril 2019

Deux exilés à Montréal: Sadik Hakim et Sayyd Abdul Al-Khabyyr


On aime répéter que Montréal fut en son temps une «ville de jazz», mais il est évident que si la ville fut en effet un lieu souvent visité par les jazzmen américains et eût son lot de légendes locales, il n'en reste pas moins que, pour le disque du moins, on ne pourrait jamais la comparer à New York, Los Angeles ou Chicago,... ni même à Boston, Detroit ou Philadelphie. Malgré la présence de studios réputés (RCA Victor), très peu des jazzmen locaux furent documentés, et la seule source pour les disques de jazz de valeur reste encore les archives de Radio-Canada, archives surtout constituées d'enregistrements datant d'une période bien ultérieure à l'âge d'or de la scène des clubs des années 1940 et 1950, alors que le red light district n'avait pas encore été purgé de ses éléments peu acceptables pour la bonne société par les Jean Drapeau et Pax Plante... Si les deux musiciens qui sont le sujet de ce texte furent des acteurs cette époque plus ou moins glorieuse, les disques dont je parlerai datent de longtemps après que le Rockhead's Paradise, le Café Saint-Michel ou le Jazz Hot eurent cessé d'être des hauts lieux du jazz montréalais. 

Musicien quelque peu énigmatique, le pianiste Sadik Hakim (1919-1983), dont le nom de baptême était Argonne Thornton, était originaire du Minnesota. Se faisant d'abord remarquer auprès de Ben Webster et Lester Young, son nom est surtout connu par les amateurs de jazz à cause de sa présence lors de la fameuse session d'enregistrement de Charlie Parker du 26 novembre 1945 pour Savoy, au cours de laquelle furent enregistrés les classiques Billie's BounceNow's the Time et Ko-Ko. Enregistrant également au cours des années 1940 avec Dexter Gordon et Eddie "Lockjaw" Davis, son style peu orthodoxe évoluera avec le temps pour devenir plus conventionnel. Après s'être converti à l'Islam en 1947, il vient pour une première fois à Montréal en 1949, se produisant de façon intermittente avec le célèbre International Band dirigé par le trompettiste (et ancien de chez Duke Ellington) Louis Metcalf au Café Saint-Michel. Arrêté pour possession de marijuana, il doit retourner aux États-Unis en 1951, où il travaille ensuite avec James Moody et Buddy Tate, entre autres. Après un premier enregistrement sous son nom (un album sur Charlie Parker Records, partagé avec une session d'un autre bopper célèbre, le pianiste Duke Jordan), il revient s'installer à Montréal vers 1966. Le disque auquel je m'intéresse ici (référence: Radio Canada International 378) fut gravé à la toute fin de son séjour montréalais (avant qu'il ne déménage à Toronto) et au retour d'une tournée européenne, en février 1973. Avec deux autres afro-américains installés à Montréal, les saxophonistes Sayyd Abdul Al-Khabyyr et Billy Robinson, Hakim trouve ici des interlocuteurs en phase avec sa musique; il est en effet l'auteur de toute la musique de cet opus. La face B s'ouvre sur une magnifique ballade exposée par la flûte de Al-Khabyyr, Liliane. Le swinguant Grey Cup Caper offre ensuite une série de brillants solos bop, dont celui d'un jeune Peter Leitch à la guitare. Un thème ternaire typique enchevêtrant le ténor de Robinson et le soprano de Al-Khabyyr donne du caractère à Portrait of Cousin Mickey, et Hakim y livre un solo sensible au piano électrique. Le titre de Moon in Aquarius aurait pu faire croire à un de ces thèmes planants de jazz spirituel mais c'est une autre pièce au tempo rapide avec des solos agiles de Al-Khabyyr, toujours au soprano, et de Leitch. Mais la pièce de résistance de ce disque - et probablement l'oeuvre maîtresse de la carrière de Hakim - est sans aucun doute la London Suite qui occupe toute la face A. Le majestueux Heathrow in the Morning s'y fond dans le vivifiant Oxford Circus at Noon, dont un riff ralenti par le piano se transforme ensuite en groove irrésistible pour Green Street Break-in, laissant le ténor acide de Robinson, la guitare bluesy de Leitch, l'alto sautillant de Al-Khabyyr, puis le Rhodes discret de Hakim en découdre sur la rythmique la plus efficace du disque alors que Harlow Homecoming récapitule le thème initial de la suite. Un mot de la section rythmique: le batteur Keith McKendry (qui aurait aussi joué avec Linton Garner, Herbie Spanier et Vic Vogel) n'est pas le musicien le plus subtil mais son travail sur Green Street Break-in est très efficace et le bassiste Vic Angelillo, pilier des studios québécois, livre un travail discret mais sans faute, passant de la contrebasse à la basse électrique. 


La relation de Sayyd Abdul Al-Khabyyr (1935-2017) avec Montréal est indéniablement plus durable que celle de Hakim: il y fut un enseignant respecté, formant des générations de futurs musiciens, en plus d'être d'un animateur culturel important, fondant le Café Mo-jo, haut lieu du jazz montréalais tout au long de la décennie 1970. Né à Harlem (nom de baptême: Russell Linwood Thomas), il joint l'orchestre du batteur Al Cowans à Montréal en 1954. Installé à Ottawa de 1957 à 1970, il travaille surtout dans cette ville et dans l'Outaouais avant de revenir s'installer à Montréal. Il adopte son nom musulman en 1971 (il deviendra même imam), et fonde le Café Mo-jo la même année; il s'y produit surtout avec ses fils: Ameen (batterie), Muhammad (trombone), Nasyr (percussions et batterie) et Zayd (piano). Parallèlement, il enseigne à l'Université de Montréal, tourne avec l'Infonie, fonde le Black Live Arts Cultural Klub, et se produit avec divers ensembles de musique contemporaine, dont le groupe Trio 3 (avec Pauline Vaillancourt et Michael Laucke) et la S.M.C.Q.. Malgré ce parcours remarquable (et son activité subséquente auprès de Dizzy Gillespie et du Duke Ellington Orchestra), Al-Khabyyr est très peu représenté sur disque, le seul enregistrement sur lequel j'ai pu mettre la main étant cette face unique sur un album double dont les trois autres faces sont occupées par la chanteuse sud-africaine Letta Mbulu (une protégée de Miriam Makeba, référence: Radio Canada International RCI 529). Toujours avec ses fils Muhammad et Nasyr, le groupe est ici complété par le vétéran Tony Romandini à la guitare, plus David Daoud Thiaw (percussions) et Noble Samuels (contrebasse). Courte improvisation à la flûte soutenue par un background très percussif, Me-Fa-Me-Fa-Sol-Tay sert surtout à l'introduction des musiciens. Comme le thème de la soirée était An Evening of African Music, Al-Khabyyr se dirige ensuite vers l'Afrique du Nord, plus spécifiquement la Tunisie tel que vue par Dizzy Gillespie; A Night in Tunisia est la pièce de résistance de ce concert, les fils Al-Khabyyr s'y livrant à coeur joie au trombone et à la batterie respectivement avant un solo complètement free du paternel sur ce qui sonne comme un hautbois indien!!!! Passant à la clarinette basse, Sayyd conclut le disque avec une pièce sans titre, «hommage à tous les gens de bonne volonté»... Il y livre un court solo d'une grande expressivité avant de mener l'orchestre dans une collective plutôt funky... On aurait pris plus de cet ensemble prometteur, et on serait très reconnaissant à quiconque pourrait publier d'autres enregistrements de ce grand montréalais! 

2 commentaires:

Éric G a dit…

Allo. Je viens de tomber, de fil en aiguille, sur votre blogue au cours de mes recherches jazzesques. Incroyable! Merci pour votre travail. C'est super intéressant. Je suis jaloux de votre érudition :) Je place dans mes Favoris et je reviens me le taper au complet, c'est sûr!

Félix-Antoine Hamel a dit…

@Remonter le Tympan: merci bien! J'essaierai de vous pondre d'autres articles intéressants bientôt!