On
aime répéter que Montréal fut en son temps une «ville de jazz»,
mais il est évident que si la ville fut en effet un lieu souvent
visité par les jazzmen américains et eût son lot de légendes
locales, il n'en reste pas moins que, pour le disque du moins, on ne
pourrait jamais la comparer à New York, Los Angeles ou Chicago,...
ni même à Boston, Detroit ou Philadelphie. Malgré la présence de
studios réputés (RCA Victor), très peu des jazzmen locaux furent
documentés, et la seule source pour les disques de jazz de valeur
reste encore les archives de Radio-Canada, archives surtout
constituées d'enregistrements datant d'une période bien ultérieure
à l'âge d'or de la scène des clubs des années 1940 et 1950, alors
que le red light district n'avait pas encore été
purgé de ses éléments peu acceptables pour la bonne société par
les Jean Drapeau et Pax Plante... Si les deux musiciens qui sont le
sujet de ce texte furent des acteurs cette époque plus ou moins
glorieuse, les disques dont je parlerai datent de longtemps après
que le Rockhead's Paradise, le Café Saint-Michel ou le Jazz Hot
eurent cessé d'être des hauts lieux du jazz montréalais.
Musicien
quelque peu énigmatique, le pianiste Sadik
Hakim (1919-1983), dont le nom de baptême était Argonne
Thornton, était originaire du Minnesota. Se faisant d'abord
remarquer auprès de Ben Webster et Lester Young, son nom est surtout
connu par les amateurs de jazz à cause de sa présence lors de la
fameuse session d'enregistrement de Charlie Parker du 26 novembre
1945 pour Savoy, au cours de laquelle furent enregistrés les
classiques Billie's Bounce, Now's the
Time et Ko-Ko. Enregistrant également au cours
des années 1940 avec Dexter Gordon et Eddie "Lockjaw"
Davis, son style peu orthodoxe évoluera avec le temps pour devenir
plus conventionnel. Après s'être converti à l'Islam en 1947, il
vient pour une première fois à Montréal en 1949, se produisant de
façon intermittente avec le célèbre International Band dirigé par
le trompettiste (et ancien de chez Duke Ellington) Louis Metcalf au
Café Saint-Michel. Arrêté pour possession de marijuana, il doit
retourner aux États-Unis en 1951, où il travaille ensuite avec
James Moody et Buddy Tate, entre autres. Après un premier
enregistrement sous son nom (un album sur Charlie Parker Records,
partagé avec une session d'un autre bopper célèbre, le pianiste
Duke Jordan), il revient s'installer à Montréal vers 1966. Le
disque auquel je m'intéresse ici (référence: Radio Canada
International 378) fut gravé à la toute fin de son séjour
montréalais (avant qu'il ne déménage à Toronto) et au retour
d'une tournée européenne, en février 1973. Avec deux autres
afro-américains installés à Montréal, les saxophonistes Sayyd
Abdul Al-Khabyyr et Billy Robinson, Hakim trouve ici des
interlocuteurs en phase avec sa musique; il est en effet l'auteur de
toute la musique de cet opus. La face B s'ouvre sur une magnifique
ballade exposée par la flûte de Al-Khabyyr, Liliane. Le
swinguant Grey Cup Caper offre ensuite une série de
brillants solos bop, dont celui d'un jeune Peter Leitch à la
guitare. Un thème ternaire typique enchevêtrant le ténor de
Robinson et le soprano de Al-Khabyyr donne du caractère à Portrait
of Cousin Mickey, et Hakim y livre un solo sensible au piano
électrique. Le titre de Moon in Aquarius aurait pu
faire croire à un de ces thèmes planants de jazz spirituel mais
c'est une autre pièce au tempo rapide avec des solos agiles de
Al-Khabyyr, toujours au soprano, et de Leitch. Mais la pièce de
résistance de ce disque - et probablement l'oeuvre maîtresse de la
carrière de Hakim - est sans aucun doute la London Suite qui
occupe toute la face A. Le majestueux Heathrow in the
Morning s'y fond dans le vivifiant Oxford Circus at
Noon, dont un riff ralenti par le piano se transforme ensuite
en groove irrésistible pour Green Street
Break-in, laissant le ténor acide de Robinson, la
guitare bluesy de Leitch, l'alto sautillant de
Al-Khabyyr, puis le Rhodes discret de Hakim en découdre sur la
rythmique la plus efficace du disque alors que Harlow
Homecoming récapitule le thème initial de la suite. Un mot
de la section rythmique: le batteur Keith McKendry (qui aurait aussi
joué avec Linton Garner, Herbie Spanier et Vic Vogel) n'est pas le
musicien le plus subtil mais son travail sur Green Street
Break-in est très efficace et le bassiste Vic Angelillo,
pilier des studios québécois, livre un travail discret mais sans
faute, passant de la contrebasse à la basse électrique.
La
relation de Sayyd Abdul Al-Khabyyr (1935-2017) avec
Montréal est indéniablement plus durable que celle de Hakim: il y
fut un enseignant respecté, formant des générations de futurs
musiciens, en plus d'être d'un animateur culturel important, fondant
le Café Mo-jo, haut lieu du jazz montréalais tout au long de la
décennie 1970. Né à Harlem (nom de baptême: Russell Linwood
Thomas), il joint l'orchestre du batteur Al Cowans à Montréal en
1954. Installé à Ottawa de 1957 à 1970, il travaille surtout dans
cette ville et dans l'Outaouais avant de revenir s'installer à
Montréal. Il adopte son nom musulman en 1971 (il deviendra même
imam), et fonde le Café Mo-jo la même année; il s'y produit
surtout avec ses fils: Ameen (batterie), Muhammad (trombone), Nasyr
(percussions et batterie) et Zayd (piano). Parallèlement, il
enseigne à l'Université de Montréal, tourne avec l'Infonie, fonde
le Black Live Arts Cultural Klub, et se produit avec divers ensembles
de musique contemporaine, dont le groupe Trio 3 (avec Pauline Vaillancourt et Michael Laucke) et la S.M.C.Q.. Malgré ce parcours
remarquable (et son activité subséquente auprès de Dizzy Gillespie
et du Duke Ellington Orchestra), Al-Khabyyr est très peu représenté
sur disque, le seul enregistrement sur lequel j'ai pu mettre la main
étant cette face unique sur un album double dont les trois autres
faces sont occupées par la chanteuse sud-africaine Letta Mbulu (une
protégée de Miriam Makeba, référence: Radio Canada International
RCI 529). Toujours avec ses fils Muhammad et Nasyr, le groupe est ici
complété par le vétéran Tony Romandini à la guitare, plus David
Daoud Thiaw (percussions) et Noble Samuels (contrebasse). Courte
improvisation à la flûte soutenue par un background très
percussif, Me-Fa-Me-Fa-Sol-Tay sert surtout à
l'introduction des musiciens. Comme le thème de la soirée était An
Evening of African Music, Al-Khabyyr se dirige ensuite vers
l'Afrique du Nord, plus spécifiquement la Tunisie tel que vue par
Dizzy Gillespie; A Night in Tunisia est la pièce de
résistance de ce concert, les fils Al-Khabyyr s'y livrant à coeur
joie au trombone et à la batterie respectivement avant un solo
complètement free du paternel sur ce qui sonne
comme un hautbois indien!!!! Passant à la clarinette basse, Sayyd
conclut le disque avec une pièce sans titre, «hommage à tous les
gens de bonne volonté»... Il y livre un court solo d'une grande
expressivité avant de mener l'orchestre dans une collective
plutôt funky... On aurait pris plus de cet ensemble
prometteur, et on serait très reconnaissant à quiconque pourrait
publier d'autres enregistrements de ce grand montréalais!
2 commentaires:
Allo. Je viens de tomber, de fil en aiguille, sur votre blogue au cours de mes recherches jazzesques. Incroyable! Merci pour votre travail. C'est super intéressant. Je suis jaloux de votre érudition :) Je place dans mes Favoris et je reviens me le taper au complet, c'est sûr!
@Remonter le Tympan: merci bien! J'essaierai de vous pondre d'autres articles intéressants bientôt!
Enregistrer un commentaire