Le titre de cette chronique pourrait aussi bien s'appliquer à son chroniqueur: disons que je n'ai pas tellement vécu de musique ces derniers temps, et je ne sentais pas avoir quelque chose de vital à partager. Après m'être confondu en excuses pour cette longue interruption auprès de mon lecteur assidu (j'espère en avoir au moins un), revenons à nos moutons:
2008 aurait dû marquer le quatre-vingtième anniversaire de l'un des jazzmen européens les plus célèbres: le tromboniste Albert Mangelsdorff, décédé en 2005. Pour l'occasion, le légendaire label allemand MPS a réédité, en deux coffrets et deux albums doubles, une bonne partie de l'oeuvre de ce grand virtuose, qui a enregistré pour cette étiquette de 1968 à 1982. Outre "Albert Mangelsdorff And His Friends", déjà réédité en 2003, c'est donc tout le catalogue MPS de Mangelsdorff qui est rendu disponible d'un coup: c'est, on l'aura deviné, une somme considérable, qui brosse un portrait assez complet d'un musicien dont l'oeuvre est, encore de nos jours, peu distribuée de ce côté-ci de l'Atlantique. Allons-y album par album, histoire de s'y retrouver un peu.
Albert Mangelsdorff: Originals Vol. 1 (ZoKoMa; Wild Goose; Never Let It End; Trombone Workshop; Birds of Underground)
1. Album coopératif dans le meilleur sens du terme, "ZoKoMa" (1968) est une rencontre entre Mangelsdorff, le guitariste hongrois Attila Zoller et le saxophoniste américain Lee Konitz, grande influence sur le jazz européen des années 1950 et 1960. Sur quatre pièces, les trois musiciens sont rejoints par une rythmique solide (Barre Phillips à la contrebasse et Stu Martin à la batterie). Mais, fait plutôt rare à l'époque, le reste du disque fait place à des solos, des duos et des trios, permettant différentes configurations d'instruments. Mangelsdorff, encore sous l'influence du bop et du jazz cool, livre des improvisations distinguées et fréquemment excitantes. En solo, il n'avait pas encore développé les techniques qui devaient le rendre célèbre quelques années plus tard (multiphoniques, vocalises, etc.), mais son contrôle de l'instrument est déjà impressionant. Konitz, fasciné par le saxophone électrique Varitone, s'en servait souvent à l'époque; mais qu'il utilise cet outil technologique ou son bon vieil alto seul, on reconnaîtrait entre mille cette sonorité légèrement feutrée, ce phrasé décalé et ces phrases aux résolutions inhabituelles, qu'on ne saurait qualifier autrement que de "konitziennes". Dans les improvisations collectives, on se sent à mille lieues du free jazz énergique de l'époque. C'est plutôt du côté des improvisations libres de l'école Tristano ou du free jazz de chambre à la Jimmy Giuffre qu'il faut chercher une quelconque parenté: tout en puisant aux sources américaines, le jazz européen marquait déjà son originalité en démontrant ses affinités avec des courants marginaux. Les compositions de Zoller pour le quintette sont plus conventionnelles, plus près du bop, bien que "Rumpelstilzchen", qui ferme le disque, bénéficie d'une interprétation éclatée et vigoureuse.
2. Projet étrange et quelque peu farfelu, "Wild Goose" (1969) met le quintette habituel de Mangelsdorff (Heinz Sauer (ténor, alto), Günter Kronberg (ici au baryton), Günter Lenz (contrebasse) et Ralf Hübner (batterie)), plus les souffleurs Joki Freund et Emil Mangelsdorff (frère d'Albert) aux prises avec le duo Colin Wilkie-Shirley Hart, deux chanteurs folk. Fusion bizarre et incongrue, cette rencontre est bien un produit de son époque, comme une mauvaise idée d'un producteur en mal de concept. Les chansons de Wilkie, arrangées par Freund, ne sont pas désagréables en elles-mêmes, et les musiciens s'en tirent comme ils peuvent, mais la juxtaposition de ces éléments irréconciliables donne un effet involontairement surréaliste. Pour inconditionnels seulement.
3. "Never Let It End" (1970) marque un salutaire retour à l'essentiel. Le groupe est réduit à sa plus simple expression, un quartette avec Sauer, Lenz et Hübner. Le saxophoniste donne volontiers dans un expressionisme coltranien (spécialement dans l'apocalyptique "The 13th Color"), et Mangelsdorff commence à utiliser prudemment quelques effets multiphoniques. La pièce-titre, décrite comme une "valse espagnole" donne lieu à une inévitable introduction "à la Jimmy Garrison" de la part du contrebassiste, mais Lenz se montre aussi un soutien indéfectible pour la formation, ses ostinatos se révélant l'ingrédient essentiel pour faire lever la pâte. Le blues n'est jamais bien loin, comme le démontre de belle façon "Roitz And Spring" (composition de Sauer, comme le court "Nachwort" qui ferme le disque). Il y a peut-être un sentiment de transition dans ce disque, vers l'oeuvre plus achevée que sera "Birds of Underground" deux ans plus tard. Mais c'est aussi un album stimulant et dynamique, par l'un des groupes essentiels de cette époque, qui devait bientôt disparaître après presque une décennie d'activité. (Le même quartette est aussi responsable pour l'excellent "Live In Tokyo" de 1971 paru chez
Enja).
4. Mangelsdorff croise le fer avec Slide Hampton, Åke Persson et Jiggs Whigham dans ce "Trombone Summit" (1971) réjouissant mais quelque peu prévisible. Les cinq compositions (une de Hampton, deux de Mangelsdorff, deux de Whigham) sont surtout des véhicules pour une suite de solos, la plus élaborée étant peut-être "Trombone Suit" de Hampton. Les rythmes binaires funky ne sont jamais bien loin ("Uli's Dance" et "Ice-Nine", pour lesquels le pianiste George Gruntz passe évidemment au Fender Rhodes), mais l'introduction très libre de "Ice-Nine" offre un intéressant contraste dans cette session qui demeure avant tout une sympathique rencontre de collègues.
5. Seul album studio de cette version du quintette, "Birds of Underground" (1972) est un chef-d'oeuvre. Seul Heinz Sauer (ici à l'alto) demeure de la formation initiale. À ses côtés, Gerd Dudek est au ténor, Buschi Niebergall à la contrebasse et Peter Giger à la batterie. Souvent collaborateur d'improvisateurs européens radicaux (il apparut souvent à l'époque avec le trio de Peter Brötzmann), Mangelsdorff sut intégrer ces expériences dans sa propre musique. L'ouverture de "Wobbling Notes and Fluted Crackle", la pièce de résistance placée en tête du disque, est saisissante: la contrebasse de Niebergall (à l'archet) et la batterie foisonnante de Giger poursuivent un dialogue féroce sous l'exposition d'un thème d'une grande simplicité. Dudek livre un solo puissant, alors que Sauer et Mangelsdorff bâtissent les leurs à partir de rien, d'abord en solo absolu, puis graduellement soutenus par la rythmique. "Grive Musicienne" est une courte improvisation collective, et il est aisé de constater le chemin parcouru par Mangelsdorff depuis "ZoKoMa": c'est désormais un idiome typiquement européen qui tient lieu de référence dans l'improvisation, et les recherches texturales ont désormais supplanté toute référence au bop. C'est aussi évident dans l'introduction de la pièce-titre, dont le thème semble bâti autour d'une pulsation rock désarticulée, procédé que Mangelsdorff reprendra souvent au cours de la décennie (voir plus bas). "Xenobiosis" est une nouvelle pièce collective, s'ouvrant sur une utilisation (roland)kirkienne de deux saxophones par Sauer, Dudek y allant de quelques commentaires au soprano, puis d'un beau solo alliant lyrisme et abstraction, le tout soutenu par des échanges complexes entre Niebergall et Giger. Véloce et sautillant, Mangelsdorff préfigure les prouesses d'un George Lewis, se perdant dans la stratosphère. Le ténor rugueux de Sauer fait monter, puis redescendre, la température, avant de revenir aux doubles saxophones pour la finale. "Birds of Underground" est un disque de son époque, certes, mais dans son alliage entre forme et improvisation, entre structures jazz et improvisation libre, il demeure un exemple à suivre. Il allait ouvrir une période particulièrement faste pour Mangelsdorff, documentée sur les autres volumes de cette série.
Albert Mangelsdorff: Solo (Trombirds; Tromboneliness; Solo)
L'exemple d'Anthony Braxton, puis de Steve Lacy, devait pousser dans les années 1970 beaucoup de musiciens à se lancer dans les performances en solo. Avec sa technique remarquable et son contrôle stupéfiant des multiphoniques, Mangelsdorff devint rapidement l'un des plus impressionants adeptes de cette discipline. Le premier des compacts doubles de cette série réunit les trois albums du tromboniste en solo.
6. Moins radical que le "For Alto" de Braxton, "Trombirds" (1972) n'en demeure pas moins un disque important et essentiel, posant les bases des projets subséquents du tromboniste en solo. Exactement contemporain de "Birds of Underground", il marque aussi un sommet créatif pour Mangelsdorff. Tout comme Braxton, mais plus évidemment ancré dans le langage conventionnel du jazz, le tromboniste allait explorer avec chacune des six pièces un concept différent, une facette de l'instrument: blues et registre grave sur "Blues of a Cellar Lark", passages rapides et notes doubles sur "Trombirds", répétition rythmique et multiphoniques employés pour créer une mélodie sur "Yellow Hammer", réenregistrement et manipulation sur "Introducing Marc Suetterlyn", opposition aigu/grave et phrasé plus conventionnel sur "Espontaneo" (à plus de 12 minutes, un véritable tour de force), lignes brisées et longs multiphoniques sur "Sing A Simple Song For Change". Ce sont ces variations qui permettent de maintenir l'attention de l'auditeur et qui seront la recette du succès des projets solo du tromboniste.
7. Suivant le modèle de "Trombirds", "Tromboneliness" (1976) est une suite plus qu'honorable. "Do Your Own Thing" est une remarquable introduction, bluesy à souhait. "Tromboneliness" (un très beau titre) est une étude pointilliste. Mangelsdorff se transforme en véritable section de cuivres pour une reprise mémorable du "Creole Love Call" de Duke Ellington, une pièce qu'affectionait aussi un autre virtuose des sons multiples, Roland Kirk (elle se trouve sur son album "The Inflated Tear", Atlantic, 1967). "Bonn" est un thème classique de Mangelsdorff, que l'on attend à chaque tournant de phrase, et le tromboniste joue à cache-cache avec l'auditeur, intégrant des motifs du thème un peu partout dans ce solo magistral. "Marc Suetterlyn's Boogie" est la suite de "Introducing Marc Suetterlyn" de l'album précédent. Ces deux pièces étranges, où la vitesse de l'enregistrement a été augmentée jusqu'à ce que le trombone de Mangelsdorff sonne comme une trompette, nous rappellent l'affection qu'avaient les musiciens européens pour l'oeuvre de Lennie Tristano, qui n'avait pas hésité, au grand dam des puristes, à utiliser le réenregistrement et l'accélération de la vitesse des bandes pour son album "Lennie Tristano" (Atlantic, 1955, écouter particulièrement "Line-Up" et "Turkish Mambo"). "Für Peter" est un autre classique de Mangelsdorff, que l'on retrouvera plus loin.
8. Contrairement aux deux albums précédents, le laconiquement titré "Solo" (1982) est surtout une suite de vignettes, douze pièces allant d'une cinquantaine de secondes à plus de sept minutes, d'où un besoin de contraste: au nerveux "Responsory", par exemple, succède le curieusement statique "Für G.K.". Encore une fois, on peut se rendre compte de l'importance du blues chez Mangelsdorff, implicitement dans "Nexus" ou dans "Der alte Dreiviertel" (qui sonne comme une variation de "Für Peter"), explicitement dans "Bone Blues". La pièce la plus longue, "Rooty Toot" découle du "Creole Love Call" de l'album précédent, avec encore cette (omni)présence du blues, et ce dédoublement de l'improvisateur, qui joue à la fois une mélodie (quelquefois deux) et son accompagnement. Il y a toujours une grande logique dans les solos de Mangelsdorff, même les plus abstraits, qui aurait dû le classer parmi les grands improvisateurs du jazz, de Coleman Hawkins à Ornette Coleman, ceux qui ont toujours en tête un fil directeur, un thème, un motif qui mène leurs improvisations.
Albert Mangelsdorff: Originals Vol. 2 (The Wide Point; Solo Now; MUMPS: A Matter of Taste; A Jazz Tune I Hope; Triple Entente)
9. Le trio devait désormais convenir à merveille à Mangelsdorff, ce format dépouillé lui permettant d'intégrer sans contraintes à un groupe les innovations développées dans ses albums en solo. Premier de ses albums en trio, "The Wide Point" (1975) est aussi l'un de ses meilleurs disques. La présence d'Elvin Jones y est pour beaucoup: comme dans la majorité des sessions auxquelles il a participé, son jeu incendiaire donne dès l'ouverture "The Up and Down Man" une dynamique exceptionnelle au groupe. Le grand batteur ne tire pourtant pas toute la couverture à lui, et le contrebassiste Palle Danielsson, l'un des piliers du jazz nordique, sait prendre la place qui lui revient. Mangelsdorff est au meilleur de sa forme, passant des multiphoniques graves au registre aigu avec aisance, exposant "Mayday Hymn" avec grâce et simplicité. "Oh Horn!" est un autre de ces thèmes au rythme insistant, dans la lignée de "Birds of Underground", qui permet encore une fois au tromboniste d'opérer des dédoublements entre les registres, passant de ces notes répétées dans le grave qui sont la fondation de la pièce, à ces phrases hachées dans l'aigu qui éclatent comme des feux d'artifice. "I Mo' Take You To My Hospital And Cut Your Liver Out" n'est pas le titre d'un obscur film d'horreur de série Z, mais un blues dans lequel Mangelsdorff donne de nouveau le meilleur de lui-même. Mais c'est l'extraordinaire version du "Mood Indigo" d'Ellington, dans lequel le tromboniste sonne comme un trio à lui tout seul alors que Danielsson improvise de subtils contrepoints, qui demeure le tour de force du disque. "The Wide Point" est une improvisation collective qui, inévitablement après une évocation du grand Duke, prend quelques couleurs jungle. L'album s'achève avec une nouvelle (et brève) interprétation solo de "For Peter" (le dédicataire étant nommé ici, il s'agit du contrebassiste Peter Trunk). Malgré la grande réussite de "Birds of Underground" et des albums solos, malgré le dynamisme de "Trilogue" et des albums ultérieurs en trio, si vous n'aviez à posséder qu'un album d'Albert Mangelsdorff, je vous recommanderais "The Wide Point" sans hésitation.
10. Mangelsdorff partage la vedette de "Solo Now" (1976) avec Günter Hampel (vibraphone, flûte et clarinette basse), Joachim Kühn (piano) et Pierre Favre (batterie et percussions). Comme son titre l'indique, c'est un projet collectif dans lequel chaque musicien prend un (ou plusieurs) solo(s), ceux-ci entrecoupés de duos et d'un quartette final. C'est Kühn, l'autre grand virtuose du jazz germanique, qui ouvre le bal avec une jolie mélodie, "Rainbow Road". Mangelsdorff prend le second solo, "Ant Steps On An Elephant's Toe", un riff efficace que l'on retrouve aussi sur "Trilogue" (voir plus bas). Pianiste et tromboniste se rejoignent pour "Take Your Hit Kit", qui trouve une belle balance entre la sonorité rugueuse de Mangelsdorff et le lyrisme échevelé de Kühn. Hampel y va d'une démonstration de ses multiples talents sur "Schwwweeet", collage de quatre de ses compositions où il passe sans effort de la flûte au vibraphone, puis de nouveau à la flûte, et enfin à la clarinette basse, avec un égal bonheur. Les deux solos de Favre sont loin d'être des exercices de virtuosité, mais plutôt des suites de gestes, des études de timbre où les composantes métalliques sont à l'honneur. Seul standard du disque, "In a Sentimental Mood" est un autre solo lyrico-virtuose de Kühn. La pièce en quartette, "Ringelvier", vient à la toute fin de l'album. C'est une improvisation collective qui fonctionne comme par fragments, débutant avec une succession de courts passages solo, qui finissent par se chevaucher, s'entremêler. C'est une finale adéquate à cet étrange album-concept.
11. Le quartette MUMPS marque en fait la réunion du célèbre groupe The Trio (John Surman, anches, Barre Phillips, contrebasse, et Stu Martin, batterie), dont l'album éponyme avait fait des vagues au début de la décennie 1970. "A Matter of Taste" (1977) est un titre plutôt espiègle, la pochette originale étant l'une des plus laides de l'histoire du jazz! Ayant déjà collaboré avec Michel Portal, le trio trouve en Mangelsdorff un interlocuteur stimulant. Cependant, depuis 1970, la dynamique du groupe a quelque peu changé, et l'intérêt grandissant de Surman et Martin dans l'outillage électronique et le multi-instrumentisme grandissant des participants viennent quelque peu émousser le potentiel explosif de la collaboration. La pièce-titre ouvre le disque: c'est, après un long thème contemplatif, un riff insistant sur lequel le reste de la pièce est bâti: on y entend Phillips (à l'archet), et Surman, dédoublant son soprano à l'aide de synthétiseurs. "Old Love Never Rusts" débute avec un solo à toute vapeur de Surman, à la clarinette basse, cette fois. La vapeur tombe pour un dialogue contrebasse-guitare entre Phillips et... Mangelsdorff (!). Surman se met au piano pour l'introduction de "Amber/Electric Waltz", un thème un peu insignifiant. La deuxième partie de la pièce est plus substantielle, avec un autre riff répétitif qui sert d'accompagnement au solo de Mangelsdorff et, de nouveau, à un Surman dédoublé. "Sparrow Knows" sonne comme un thème médiéval détourné, et c'est l'une des pièces les plus réussies de l'album, un morceau de free jazz sans compromis, tout comme "The Strange Tale of Mr. Misster". Martin introduit seul la pièce finale, "But the Accordion Stays", dans laquelle explose enfin un solo dynamique de Surman au baryton. Comme de nombreux projets de cette époque, "A Matter of Taste" a plutôt mal vieilli, et malgré quelques bons moments (surtout dans la deuxième partie), c'est un projet qui ne semble pas avoir su réaliser pleinement son potentiel, et qui pâlit quelque peu en comparaison de l'autre réunion du Trio, "Mountainscapes", paru chez ECM sous le nom de Barre Phillips.
12. "A Jazz Tune I Hope" (1978) est aussi une réunion, avec Elvin Jones cette fois, et de nouveau la rencontre entre tromboniste et batteur donne le jour à l'un des meilleurs albums de cette série. Comme sur "The Wide Point", Jones fournit au groupe (complété par le grand contrebassiste Eddie Gomez et le pianiste Wolfgang Dauner) une énergie particulière. Le format appelle inévitablement la comparaison avec le quartette de John Coltrane, et l'ouverture "Wart G'schwind", avec sa structure modale et un solo tynérien de Dauner, semblerait renforcer ce rapprochement, mais la présence de courts duos entre Mangelsdorff et chacun de ses partenaires donne une dynamique variée au disque. Gomez, qui venait de quitter le trio de Bill Evans après une longue association, n'est pas le contrebassiste que l'on associe le plus volontiers à Jones, mais son accompagnement est excellent, et ses solos agiles dans le registre aigu de l'instrument sont inimitables. Le blues est de nouveau à l'honneur dans la pièce-titre, un autre classique de Mangelsdorff, alors que l'esprit de Thelonious Monk est invoqué dans le thème de "Lapwing". "Street of Loneliness" est une rare ballade aux accents vaguement jungle. Le disque se ferme avec le nerveux "Three Card Molly", une composition de Jones. Un autre incontournable, avec un solo magistral de Mangelsdorff dans chaque pièce.
13. Chronologiquement, "Triple Entente" (1982) ferme le cycle des enregistrements MPS de Mangelsdorff. C'est un autre trio de haute volée, cette fois avec les suisses Léon Francioli (contrebasse) et Pierre Favre (batterie), deux anciens compagnons de route de Michel Portal, dans les belles années de son Unit. Si "Hüpf Thema" est une idée rythmique d'une grande simplicité (comme de nombreuses compositions du tromboniste), contrebassiste et batteur adoptent une approche beaucoup plus dépouillée que leurs prédécesseurs dans un contexte similaire (voir "Oh Horn!" sur "The Wide Point", par exemple): ici le contrebassiste laisse Mangelsdorff et Favre dialoguer en duo pendant quelques minutes avant d'attaquer son propre solo. À l'instar de Gomez et de Jenny-Clark, Francioli est un virtuose de premier plan, dont le phrasé inhabituel se distingue par une fréquente utilisation des silences. Favre est plus brouillon ici que sur "Solo Now", moins "percussionniste", mais le dynamisme de son jeu rachète amplement quelques excès. À près de 15 minutes, "Loose, Moose, Blues" est un tour de force, une improvisation épique patiemment développée, sans matériau thématique, à partir de quelques éléments simples, et qui finit par déboucher sur un blues abstrait. Le disque se termine sur une reprise de "Give Me Some Skin", qui fermait aussi l'album "Solo", mais qui devient ici, comme son titre l'indique, un véhicule pour le batteur. Il est évident qu'après les super-trios triomphants de "The Wide Point", "Trilogue" et "Live In Montreux", on pourrait être tenté de laisser "Triple Entente" de côté. Ce serait une erreur.
Albert Mangelsdorff: Live (Trilogue-Live!; Live In Montreux)
C'est avec ses apparitions dans les festivals européens que Mangelsdorff devait consolider sa réputation. Les deux albums apparaissant sur "Live", enregistrés respectivement au festival de Berlin et à celui de Montreux, sont à nouveau en trio, format que le tromboniste semblait privilégier à cette époque, et qui lui allait comme un gant.
14. "Trilogue-Live!" (1976) est probablement l'album le plus célèbre de Mangelsdorff, sa réputation tenant sans doute à la présence des vedettes du jazz-fusion Jaco Pastorius (basse électrique) et Alphonse Mouzon (batterie), deux membres du groupe Weather Report. C'est aussi une performance de haut calibre de cinq compositions du tromboniste. "Trilogue" est un nouveau thème basé sur les multiphoniques, exposé par Mangelsdorff seul avant l'entrée des deux autres musiciens. Pastorius se montre relativement sobre et Mouzon, malgré quelques solos un peu trop exhibitionnistes, sait démontrer son sens de l'écoute dans les ensembles. "Zores Mores", un thème boppisant qui ouvrait "ZoKoMa", a droit ici à une interprétation musclée et swinguante. Dans "Foreign Fun", une introduction menaçante est suivie d'un solo typique de Mangelsdorff, alors que Mouzon intensifie la rythmique. Les échanges échevelés entre Pastorius et Mouzon dans "Accidental Meeting" donnent un côté décousu à la performance, qui est cependant marquée par un excellent solo du bassiste. Reprise d'un thème que Mangelsdorff avait joué sur "Solo Now", "Ant Steps On An Elephant's Toe" est une pièce funky joyeusement portée par les trois musiciens, qui vient placer un élément festif à la fin de cet album, dont la notoriété est plus que justifiée.
15. "Live In Montreux" (1980) est une autre rencontre au sommet, cette fois avec le virtuose français Jean-François Jenny-Clark (contrebasse) et le batteur Ronald Shannon Jackson. On sent tout de suite que contrebassiste et batteur ont une conception de la pulsation moins figée que Pastorius et Mouzon, ce qui donne à une pièce comme "Dear Mr. Palmer" une dimension très ouverte, même dans les moments les plus exacerbés de cette performance de 16 minutes. Peut-on voir une référence à "Mood Indigo" dans "Mood Azur"? Ou un autre avatar du blues, élément essentiel de la musique de Mangelsdorff? C'est en tout cas une belle partie de contrebasse qui répond au trombone du leader tout au long de cette ballade désincarnée, Jackson maniant ici les balais. Négation de la marche militaire, boléro improvisé, "Stay On The Carpet" est la pièce la plus enlevante du disque, avec un thème qui ne fait surface qu'au milieu de la performance. Ici comme dans l'épique et remarquable "Rip Off", un solide thème de Mangelsdorff qui conclut la performance, le son plein et le phrasé zigzaguant de Jenny-Clark font merveille. Si les musiciens semblent se chercher quelque peu dans la première moitié du disque, la seconde partie compte sans aucun doute parmi les grandes performances de Mangelsdorff.
Parmi la discographie de Mangelsdorff, on pourra aussi chercher:
-John Lewis: A Milanese Story/Animal Dance (
Collectables, 1962).
-Tension (L+R, disponible sur iTunes Store, 1963).
-Now Jazz Ramwong (L+R, disponible sur emusic et iTunes Store, 1964).
-Room 1220 (avec John Surman) (Konnex, 1970).
-Live In Tokyo (
Enja, 1971).
-Art of the Duo (avec Lee Konitz) (
Enja, 1983).
-Purity (solo) (
Mood, 1989).
Figure incontournable du trombone contemporain, Albert Mangelsdorff a certainement ouvert la voie pour les George Lewis, Ray Anderson, Jeb Bishop et Joe Fielder, lequel a consacré un disque aux compositions du maître allemand, "Plays the Music of Albert Mangelsdorff" (
Clean Feed, 2004).
Une note pour finir:
Je doute fort que ces albums, aussi remarquables soient-ils, puissent être facilement disponibles en magasin. À moins de commander directement de
amazon en Allemagne, on devrait pouvoir les trouver encore chez
Dusty Groove, un détaillant de Chicago qui stocke régulièrement des importations intéressantes.