vendredi 16 juin 2023
Cedar Walton, George Coleman, Sam Jones, Billy Higgins: Eastern Rebellion (Timeless, 1975).
Billy Cobham: Spectrum (Atlantic Jazz, 1973).
jeudi 15 juin 2023
Jack McDuff: The Soulful Drums (Prestige, 1964-1965).
Photo de la pochette: Ray Avery/Don Schlitten.
dimanche 11 juin 2023
Muhammad Ali Duo Frank Wright: Adieu Little Man (Center of the World, 1974).
John Coltrane: Giant Steps (Rhino/Atlantic Jazz Gallery, 1959).
samedi 10 juin 2023
L'abécédaire du Viking: N comme Nordström
Bengt "Frippe" Nordström au Moderna Museet (Musée d'art moderne) à Stockholm, 1973.
Hej då!
Dans cet article, je vous propose un portrait dans ma série de l’Abécédaire du Viking, et nous sommes aujourd’hui à la lettre N.
N comme Nordström.
Nordström, c’est le saxophoniste suédois Bengt Nordström,
que ses proches appelaient toujours de son surnom, Frippe; c’est lui que vous pouvez voir ci-dessus dans un extrait d’un concert au Moderna Museet (le Musée d’Art
Moderne à Stockholm) en 1973. Même pour les plus férus de free jazz, son nom
reste encore aujourd’hui au mieux une note de bas de page; plusieurs savent que
c’est lui qui, en 1962, a enregistré le premier disque
de Albert Ayler (alors installé en Europe), puis l’a publié sur son
propre label, Bird Notes. Ceux-là pourront en déduire qu’avec cette étiquette
singulière à la distribution habituellement largement confidentielle, Nordström
aurait pu revendiquer un statut de précurseur du DIY (Do It Yourself), ce mode
de production cher au mouvement punk. En creusant un peu, certains auront aussi
appris que ses nombreux solos de saxophone improvisés
publiés sur ce même label dès le milieu des années 1960 précédaient d’au
moins cinq ou six ans des propositions similaires de musiciens plus célébrés,
tels Anthony Braxton ou Steve Lacy. Quelques amateurs aux yeux perçants auront
par ailleurs aperçu le nom de Nordström parmi les collaborateurs de Don Cherry
dans ses premières années suédoises. Mais longtemps, le chemin de Frippe fut
avant tout solitaire : pour plusieurs de ses contemporains, il était un
amateur un peu gênant, plus toléré que vraiment apprécié; et même chez ceux qui
l’ont directement côtoyé, on raconte plus volontiers les anecdotes un peu
croustillantes qui le font paraître comme un personnage plutôt excentrique
qu’on évoque ses qualités de musicien, souvent incomprises et méprisées. Qu’on
le comprenne bien : Bengt Nordström était effectivement largement
autodidacte; son langage musical et sa technique instrumentale paraissent bruts,
maladroits, naïfs. Mais si on ne peut aucunement le classer parmi les virtuoses
du jazz, son jeu provoque chez l’auditeur attentif une certaine fascination, et on ne peut qu'être tenu en respect face à son
dévouement total à sa pratique musicale, le dévouement d’un passionné de jazz
qui absorbait toute la musique qui passait à sa portée et qui avait absolument
besoin de s’exprimer, parfois en s’immisçant dans des performances de groupes
locaux en jouant à partir du public même, parfois en tentant de s’imposer au
cours de jam sessions dont les participants les moins ouverts à son
style iconoclaste pouvaient aller jusqu’à l’expulser par la force… Comme le
remarque son compatriote, le saxophoniste Mats Gustafsson : «Il y a
beaucoup d’histoires à propos de Frippe. Certaines sont vraies, d’autres non.
Je crois que chacun a ses propres souvenirs de ce personnage, de cet homme si
unique.»
C’est en bonne partie grâce à Gustafsson (qui a connu Nordström dès les années 1980) qu’est paru récemment un coffret vinyle assez exceptionnel (et plutôt limité, bien que pas autant que les Bird Notes originaux) consacré à la musique de Bengt Nordström sur l’étiquette luxembourgeoise Ni Vu Ni Connu, un coffret qui s’intitule tout simplement Bengt Frippe Nordström : Vinyl Box. Une première édition de 300 copies est déjà épuisée, le label fera paraître une deuxième édition et une version numérique sous peu. Dans ce coffret on retrouve:
-Une discographie des 7-pouces et des 12-pouces parus sur Bird Notes, discographie compilée par Mats Gustafsson. Je vous en parlerai un peu plus loin.
-Un livret contenant des textes de John Corbett (lui-même musicien improvisateur et critique de jazz; vous le connaissez probablement comme le curateur de la série Unheard Music chez Atavistic dans les années 2000, et plus récemment du label Corbett vs. Dempsey, d’après le nom de la galerie qu’il co-dirige à Chicago); et surtout les notes du critique et historien de l’art suédois Thomas Millroth, qui avait depuis la fin des années 1960 côtoyé Nordström sur la scène du jazz à Stockholm, qui rendent surtout ce livret précieux en tentant de mieux cerner le personnage complexe et fascinant qu’était le saxophoniste. Au vu de l’absence presque totale de littérature sur Nordström (du moins pour les non-suédophones), c’est surtout ce livret qui a constitué la base de mon texte pour cet article.
-Un 7-pouces assez particulier, je vous en parlerai en détail plus loin.
-Un 10-pouces (avec sur la pochette une personne qui tient un sac en plastique qui rappelle celui d’un grand magasin, mais avec le nom de Frippe Nordström, sac qu'on retrouve aussi dans la boîte!); ce 10-pouces donc rassemble des pièces en hommage au saxophoniste par des musiciens suédois contemporains, surtout justement des saxophonistes : les vétérans Jörgen Adolfsson et Dror Feiler, Mats Gustafsson lui-même bien sûr, deux plus jeunes (Anna Högberg, 38 ans; et Isak Hedtjärn, 31 ans), en plus d’un vieux comparse, le batteur Sven-Åke Johansson.
-Et le corps du coffret, quatre disques 12-pouces, d'abord trois anthologies d'enregistrements solo tirées du catalogue Bird Notes et réalisés entre 1964 et 1968, intitulées Drastic Plastic, Reality et Någonting; et enfin le quatrième disque, qui est une réédition à l’identique de ce qui était peut-être l'albums le plus emblématique du saxophoniste, Natural Music, originalement paru en 1968.
Ce coffret a certainement vocation à devenir un objet de
collection, mais il y a 20 ans, en 2003, Millroth et Gustafsson avaient déjà
produit, avec le regretté propriétaire du magasin Andra Jazz à Stockholm et
directeur de Blue Tower Records, Harald Hult,
une anthologie CD plus abordable des enregistrements de Nordström avec diverses
formations, un disque baptisé Meaningless: Group
Recordings from the 60’s (dont on peut encore trouver en ligne des
copies neuves pour une douzaine de dollars chez Andra Jazz même), dont le
livret est en quelque sorte complémentaire à celui du coffret récent. Pour citer
Millroth lors de la parution de ce CD : «Avec ces enregistrements,
réalisés par lui-même et originalement distribués dans des éditions très
limitées sur le label Bird Notes (remarquez les
initiales : B.N., Bengt Nordström, Bird Notes), il devrait enfin cesser
de n'être qu’une rumeur.» Essayons de dissiper cette rumeur et de trouver,
derrière les maladresses, les outrances et les provocations, quelle musique
habitait Bengt Nordström.
Ses origines d’abord, le placent
déjà à l’écart de la plupart de ses contemporains, comme le rappelle
John Corbett :
Dans le cas de Nordström,
l’argent n’était pas un problème. Il était, selon l’expression consacrée,
indépendant de fortune. Et ceci est un point de départ important, puisque c’est
ce qui le sépare de la majorité de ses pairs, les autres musiciens du milieu du
jazz suédois qui dépendaient de leur art pour leur fournir un revenu régulier,
pour faire vivre leur famille, mener un certain train de vie, nourrir une
addiction, peu importe. Alors dans un sens il avait les moyens de se situer à
part, à distance, de ne pas dépendre de la scène. Il pouvait se permettre
certaines aliénations, voire le bannissement, et parfois il a en effet encouru
ces risques.
Thomas Millroth ajoute : «Pour Nordström, la musique
n’était pas une job – ici aussi il se distingue de ses pairs qui menèrent un
combat syndical embryonnaire pour de meilleures conditions de travail.»
L’indépendance financière de Nordström lui venait évidemment
d’une famille bourgeoise : né en 1936, il grandit sur
Torphagsvägen, dans la zone de Stockholm qu’on appelle Frescati, près de
Brunnsviken (lac situé au nord de la ville, à la frontière avec la municipalité
de Solna), zone occupée principalement par un vaste parc, par le musée
d’Histoire naturelle, le jardin botanique, et par l’Université de Stockholm;
c’est là que le père de Nordström, Birger Nordström,
ingénieur civil, avait acheté un immeuble après son mariage avec Ruth Hilda
Margit Dominique, immeuble dans lequel il avait aménagé un vaste appartement
pour y installer sa famille. Le grand-père Nordström,
Johan Albert, avait été un architecte réputé au tournant du siècle,
responsable du design des grands édifices à logement
sur Strandvägen, dans le quartier Beväringen à Stockholm. Sa maison dans la riche banlieue de Djursholm, dans le quartier Breidablik, la Villa Alphyddan, d’un style entre néo-classicisme,
romantisme et fonctionnalisme, témoignait du goût de la bourgeoisie «éclairée»
(on dirait aujourd’hui «libérale», dans un sens plus social qu’économique,
quoique…), bourgeoisie qui avait fait de Djursholm son sanctuaire dès les
dernières années du XIXe siècle. C’est de cet
environnement familial qu’est issu Bengt Nordström, qui va garder toute
sa vie des traces de cette jeunesse privilégiée : «Il ne parlait pas du
tout comme les musiciens de jazz avec lesquels j’échangeais habituellement»,
se souvient Thomas Millroth, «pas de slang, pas de jargon technique, presque
pas d’expressions américaines (…). C’était pareil lorsque, plus tard, j’allais
au restaurant avec lui; même dans les endroits bon marché il portait une grande
attention à bien se tenir à table, au service et à ce qu’il mangeait.» Sa
mise reste également marquée par ses origines bourgeoises : «un blazer
classique (qui semblait être toujours le même, ajoute Millroth), des
pantalons propres, une chemise et une cravate tricot, des souliers de playboy
en suède. (…) il ressemblait à un collégien des années 1950, issu d’un quartier
riche, un jazz cat
qui aurait lu trop de mystiques radicaux et de philosophes. Quand
il ne jouait pas, il dégageait un calme contradictoire, anachronique.
Excentrique? Non, pas du tout. Il ressemblait plutôt à un archiviste un peu
original ou à un libraire d’occasion qu’à un musicien de jazz radical.»
Mais l’existence bourgeoise et tranquille du jeune Bengt
Nordström sera marquée assez tôt par le drame :
alors qu’il n’a que 8 ans, en novembre 1944, sa mère contracte la polio et en
meurt; à peine trois ans plus tard, en janvier 1948, c’est au tour de son père
de disparaître, emporté par une rupture d’anévrisme. Devenu orphelin, il est
recueilli par ses tantes, deux vieilles filles qui avaient hérité de la villa du grand-père Nordström à Djursholm. C’est un
jour de 1950 que, rentrant du Djursholms gymnasium (son école secondaire), l’adolescent plutôt taciturne qu’est devenu le
jeune Bengt est attiré par des sons qu’il entend jaillir d’une fenêtre
ouverte : ce sera son premier contact avec le jazz, qui le fascine immédiatement,
et le début d’une passion pour les disques qui l’habitera pendant une bonne
partie de sa vie. Dans une entrevue de 1985 pour Orkester
Journalen menée par son ami musicien et artiste, Carl Etzler, il
devait se souvenir de ce premier contact : «Ces sons! Totalement neufs
pour moi!» Lui l’orphelin, il ajoute que le jazz «a pris soin de
moi, comme rien ni personne ne l’avait fait jusqu’à ce moment.» Au début
des années 1950, comme dans de nombreux pays d’Europe, c’est surtout le jazz
traditionnel qui est très populaire, et Nordström
commence à construire sa collection avec des disques de Louis Armstrong,
Sidney Bechet et Jack Teagarden. De même, c’est au contact d’orchestres
amateurs qu’il développe d’abord sa sensibilité musicale, orchestres pratiquant
un style inspiré de la manière de King Oliver et Bunk Johnson, à l’instar des
revivalistes des années 1940 et 1950 comme l’américain Lu Watters, le français
Claude Luter ou l’anglais Ken Colyer. En Suède, les représentants les plus en
vue de cette tendance étaient le clarinettiste Bunta Horn et son Storyville
Jazz Band, le cornettiste Grav-Olle Grafström,
son Storyville Four et son Hot Five, ainsi que les ensembles baptisés Pygmé Jazzband et Dallas Jazz Band, dans lesquels on
retrouve dans leur jeunesse deux contemporains de Nordström qui deviendront
plus tard des piliers de la scène du jazz suédois moderne, le tromboniste Eje
Thelin et le trompettiste Lalle Svensson. C’est sur le tard que Bengt Nordström
lui-même décide de se mettre véritablement à la musique : d’abord attiré
par la caisse claire, c’est en 1955 (il a alors 19 ans) qu’il achète son premier instrument, une clarinette. Ses premières
idoles sont Sidney Bechet, Barney Bigard et Pee Wee Russell (il a très
certainement hérité d’un peu de la manière excentrique de ce dernier!). C’est
peu après que Nordström assemble son propre groupe de jazz trad; leur
premier engagement, dans un club semi-privé sur Nybrogatan, dans le centre de
Stockholm, leur sera payé par une boîte de chocolats à partager entre les
musiciens!
On pourrait penser que comme Steve Lacy et Roswell Rudd avant lui, par exemple (ou encore, à peu près à la même époque, Michael Snow et Peter Brötzmann), Bengt Nordström est passé presque directement du jazz traditionnel à l’avant-garde; si cette transition n’a par ailleurs rien de si surprenant quand on y pense bien (beaucoup de musiciens de free jazz cherchaient par exemple à retrouver des techniques instrumentales plus brutes, telles qu’utilisées par certains pionniers de la Nouvelle-Orléans), il faut dire que Nordström a aussi été en contact assez tôt avec un jazz plus moderne. À l’hiver 1957-58, par exemple, il va entendre le clarinettiste Tony Scott au fameux club Nalen; l’Américain fera forte impression sur le jeune clarinettiste, qui admire aussi, parmi les modernistes, d’autres praticiens de l’instrument, notamment Buddy DeFranco et surtout un héros local, Putte Wickman. Il fait aussi la découverte de Charlie Parker, puis de Sonny Rollins (qui passe lui aussi à Nalen, en mars 1959) et de John Coltrane (qui sera lui au Konserthuset avec le quintette de Miles Davis en mars 1960). Bengt Nordström achète bientôt un saxophone alto et s’initie à l’instrument auprès de deux des plus illustres solistes locaux, Rolf Billberg et Rolf Blomquist. Mais s’il apprécie l’énergie du jeu parkérien, le style très virtuose des boppers convient moins bien au tempérament de Nordström. Millroth résume bien la relation complexe qu’entretenait le saxophoniste avec le jazz moderne : «Il adorait le bebop, mais il ne recherchait pas l’art harmonique complexe du bebop dans son jeu (…) On peut entendre les contours d’une nouvelle musique qui prend racine dans les interstices du jeu des autres musiciens et de ce que lui-même recherchait (…) Les autres réagissent en l’accompagnant à chaque détour, peut-être irrités, déroutés, utilisant des riffs et un accompagnement solide, attentif – parfois on sent que les autres croient qu’il joue comme il le fait parce qu’il ne pouvait jouer autrement, et ils essaient de le soutenir, alors que lui résiste vaillamment.»
Björn Alke (contrebasse), Fredrik Norén (batterie).
Comme on a pu bien l’entendre sur cette pièce, c’est
évidemment la découverte de la musique d’Ornette
Coleman, entendue d’abord par hasard dans une fête de graduation à
Djursholm, qui va enfin lancer Bengt Nordström sur sa véritable voie. Il a
affirmé : «C’était le premier jazz vraiment nouveau depuis la mort de
Parker : des phrases novatrices et une impulsion nouvelle.» Désormais
moins contraint par l’atmosphère bourgeoise de Djursholm (dès 1957, il avait
pris son indépendance de ses vieilles tantes et emménagé dans l’ancien
appartement de ses parents sur Torphagsvägen), il se
procure un saxophone alto Grafton en plastique acrylique, comme celui de
Coleman; comme son blazer et sa calvitie naissante, l’instrument va vite rendre
son propriétaire facilement reconnaissable. Par ailleurs, Thomas Millroth
témoigne du sérieux de la démarche de Nordström, de l’importance que prend chez
lui l’écoute de la musique : «Quiconque a rencontré Bengt Nordström
sait à quel point l’écoute était centrale pour sa musique et sa position comme
créateur. Il avait une capacité à s’écouter lui-même de façon critique et avec
une grande attention, il se rappelait de chaque note et il avait la volonté
d’en modifier la destination sans compromis. Dans sa musique il a fait de
l’écoute un acte conscient.» L’importance de l’écoute passe pour lui par le
disque autant que par la scène : il est un client fidèle des disquaires de
Stockholm, cherchant à entendre toutes les nouveautés du jazz créatif et
achetant toujours deux copies de chaque disque qui éveillant sa curiosité. Sur un
45-tours qui vient avec le coffret Ni Vu Ni Connu, on peut entendre le
saxophoniste improviser avec un des premiers disques de
Ornette Coleman, sur plusieurs versions d’un passage de When Will the
Blues Leave? John Corbett, qui qualifie cet exercice de Music Plus One (en
opposition aux fameux disques Music Minus One, utilisés par les musiciens
depuis les années 1950 pour pratiquer des pièces accompagnés de sections
rythmiques pré-enregistrées), remarque aussi :
«Ces faces extraordinaires peuvent être interprétées de différentes manières.
Comme celles d’un musicien frustré rêvant d’un groupe à la hauteur. Comme d’une
version enregistrée de ses interruptions impromptues lors de concerts d’autres
groupes. Comme d’une expérience maison, genre de prototype jazz-dub. Comme d’un
geste artistique radical, quelque chose comme Robert Rauschenberg qui
effacerait un dessin de Willem de Kooning, dans lequel Frippe augmente ou
défigure une musique qui avait un sens profond pour lui. Peu importe laquelle
de ces interprétations vous semble la plus juste, le fait est qu’il n’y a
essentiellement rien de comparable à ces enregistrements.»
Cet objet sonore singulier est en effet, comme l’a fait
remarquer John Corbett, une expérience maison, et il marque aussi un tournant
dans les méthodes d’enregistrement de Nordström. C’est en effet à la fin des
années 1950, à l’époque même de sa découverte de la musique de Coleman, que
Nordström commence à s’intéresser activement au processus de l’enregistrement :
il se procure alors un magnétophone avec lequel il capte d’abord des concerts
dans des clubs de Stockholm ou à la radio; il commence à en publier des
extraits lui-même, sur son label qu’il nomme Bird Notes.
Parmi ses premières publications, on retrouve des extraits de Miles Davis, de
Sonny Rollins et de Charlie Parker (que je soupçonne être le Bird de Bird Note, probablement). Mais
assez rapidement, il va tourner son attention vers la scène locale, avec des
enregistrements de groupes incluant par exemple les trompettistes Lalle
Svensson et Bertil Lövgren, les saxophonistes Bernt Rosengren et Bo Wärmell, les pianistes Allan Wajda et Lars
Sjösten, les contrebassistes Björn Alke et Conny Lundin, et les batteurs Bo Skoglund et Fredrik Norén. Il est lui-même souvent le soliste
principal de ces disques, mais pas forcément, certaines parutions mettant en
vedette l’un ou l’autre de ces musiciens, parfois en solo. Il fait presser ces
disques en très petites quantités, habituellement 15 à 30 copies, parfois
seulement une dizaine ou moins. Il ne leur fait habituellement pas imprimer de
pochette, et quand il y a de l’information sur les labels c’est lui qu’il
l’écrit à la main. Son approche à l’enregistrement et à la diffusion de ces
disques est totalement originale, et il se distingue même d’un autre
iconoclaste distribuant lui-même ses productions de l’autre côté de l’océan à
cette époque, Sun Ra. Comme le remarque John Corbett : «comme tout ce
qu’il créait, Frippe avait une manière très spéciale de
les fabriquer. En tout petits lots, quelquefois seulement une poignée,
comme si les test pressings (pressages-tests) étaient le terminus de la
fabrication des disques. Des LPs avec des pochettes identiques et sans aucun
crédit (…) C’était une véritable indépendance. Au-delà du DIY. Un désintérêt
total de «l’industrie du jazz». Aucune considération pour les chiffres de vente
ou la distribution. Aucun cartel, rien de délibérément ‘indie’. Les disques,
comme objets, demeurent comme des offrandes véritables au seul Futur.» L’extrême
rareté de ces disques rend évidemment difficile un catalogage définitif, mais le collectionneur systématique qu’est Mats Gustafsson
a réussi à établir pour la première fois une discographie dont certaines des
datations me semblent encore un peu floues, mais qui est quand même plutôt
crédible dans l’ensemble, et qui deviendra sûrement rapidement un précieux
outil pour les chercheurs.
Toute la production de Bengt Nordström
pour son étiquette Bird Notes tient entre 1962 et 1969, et de ce lot une
trentaine de faces sont des solos du saxophoniste. Le solo deviendra en effet
sa méthode d’expression de prédilection, pour plusieurs raisons. D’abord, malgré
quelques alliés au sein de la communauté, il devenait
de plus en plus difficile à Nordström de faire accepter son style
non-conformiste par les jazzmen locaux, comme le rappelle Thomas
Millroth : «Frippe était généralement toléré, mais après quelques
années les antagonismes musicaux étaient devenus si forts qu’il finit par ne
plus être accepté. Les relations entre lui et les musiciens bebop étaient assez
fluctuantes. Mais la plupart des musiciens bebop étaient concentrés sur leur
propre musique, et ils étaient dans une période très créative. Pour eux c’était
assez. Ils n’étaient pas préparés à jouer de façon spontanée comme Frippe le
faisait.» Autrement dit, les boppers stockholmois de 1962 n’étaient pas du
tout en phase avec son attitude presque naïve, ses constructions de phrases
asymétriques ou sa relation particulière à l’espace, autant de caractéristiques
qui semblaient aux antipodes de la virtuosité un peu détachée affichée par les
jazzmen modernes à l’imitation des modèles américains; sa façon d’être même,
ses incertitudes, son sérieux, contrastent plutôt avec la manière cool
qui domine alors la sous-culture du jazz.
La rencontre de Bengt Nordström avec
Albert Ayler, au début de 1962, est peut-être une autre source
d’inspiration pour sa pratique en solo; en effet, c’est lors d’un concert solo
du saxophoniste américain dans un club appelé Storken (club installé sur une
péniche amarrée près de Kanaanbadet sur le lac Mälaren) que Nordström l’entend
pour la première fois. Mais il n’interrompt pas le
concert avec son propre saxophone ce coup-ci, et si une amitié se
développe entre ces deux iconoclastes, il semble qu’ils n’aient jamais joué
ensemble; par contre, Nordström reconnaît immédiatement en Ayler un compagnon
de route, une sorte de frère spirituel, et certainement un musicien qui va dans
le même sens que lui; certains pourraient dire que leur rencontre était
prédestinée : l’orphelin stockholmois d’extraction bourgeoise et le fils
d’une famille modeste mais très croyante de Cleveland, séparés par un océan,
étaient tous deux nés le même jour, le 13 juillet 1936!
À l’automne 1962, Albert Ayler se
produit dans un club affilié à l’Académie royale des Beaux-Arts (ou Kungliga
Konsthögskolan) de Stockholm, sur l’île de Skeppsholmen, en trio avec deux musiciens locaux, le
contrebassiste Torbjörn Hultcrantz et le batteur Sune Spånberg, deux collaborateurs fréquents à
cette époque du saxophoniste Bernt Rosengren. C’est ce concert que Nordstöm
enregistre et fait presser à 200 copies (nombre faramineux pour lui!) sur Bird
Notes l’année suivante sous un titre qui résume bien
les préoccupations que partageaient les deux saxophonistes, Something
Different (d’autres extraits du même concert paraîtront également sur Bird
Notes un peu plus tard; aujourd’hui on retrouve habituellement ces
enregistrements divisés entre deux volumes, souvent appelés Albert
Ayler : The First Recordings, volume 1 et 2). À cette époque de son
développement, Ayler se réfère encore à des thèmes qu’on appellerait
aujourd’hui «standards» (chansons populaires et thèmes de Miles Davis, de Sonny
Rollins ou encore de Tadd Dameron), mais son jeu fait déjà montre d’un
radicalisme qui a certainement trouvé une grande résonance chez son collègue
suédois, particulièrement sur une pièce de Cecil Taylor baptisée simplement Free.
Taylor lui-même n’était d’ailleurs pas très loin : en novembre 1962, le
pianiste se produit au Gyllene Cirkeln avec son trio; quelques jours plus tôt, Ayler
avait joué avec eux au Café Montmartre à Copenhague…
Nordström est un observateur
attentif de ces premiers contacts du free jazz américain avec le Vieux
Continent, mais il cherche aussi sa propre voie, comme d’autres de ses
contemporains en Europe à cette époque (on pense par exemple au saxophoniste
jamaïco-britannique Joe Harriott, au saxophoniste et artiste visuel allemand
Peter Brötzmann, ou encore à deux pianistes dont j’ai déjà parlé ici, le français
François Tusques et le danois Tom Prehn). Comme le rappelle Millroth : «si
nous considérons Bengt Nordström d’un point de vue européen, il est un des
pionniers. Dans le remous qui a suivi l’émergence de la pop music et le
recul du jazz, il a été un de ceux qui ont été fortement influencés par
Coleman-Ayler-Taylor, ce qu’on appelait la New Thing ou free form
(titre d’un album de Joe Harriott). On a vu apparaître quelques
foyers même s’il y avait peu de disciples directs : Derek Bailey, Evan Parker
et John Stevens/SME en Angleterre; Brötzmann, Peter Kowald et Sven-Åke Johansson en Allemagne; Irène Schweizer en Suisse; et aussi Han
Bennink, Willem Breuker et Misha Mengelberg en Hollande. Avec sa mission
solitaire, Bengt Frippe Nordström constituait à lui seul un de ces foyers, un
contemporain de ces autres musiciens, et de certaines façons il les précédait.»
John Corbett remarque que ses
disques solo des années 1960 : «ne dessinent pas aisément une carte de
la musique improvisée européenne, quoiqu’ils abordent certaines des questions
que Derek Bailey considèrera avec ses travaux provocateurs en solo quelques
années plus tard, s’interrogeant sur l’épineux problème philosophique de
l’improvisation libre sans aucune participation extérieure.»
En 1963, Nordström loue un local de répétition dans l’édifice d’un dancing de Malmskillnadsgatan, où il peut enregistrer ses improvisations en solo; mais en écoutant les bandes chez lui, il fait un constat amer : «ça sonnait vraiment horrible», confiera-t-il plus tard à Carl Etzler. Il note même la date de cette révélation dans son journal : le 25 septembre 1963; dorénavant, il va se concentrer presque exclusivement sur sa pratique en solo. Dans le champ jazzistique, peu de souffleurs avaient pensé jusqu’alors à développer cet aspect de leur art : il y avait bien eu le vieux Coleman Hawkins dans les années 1940 avec le remarquable Picasso, ou plus récemment Eric Dolphy avec des paraphrases de Tenderly ou God Bless the Child, mais le solo absolu reste un art presque vierge au début des années 1960; Nordström, probablement un peu inconsciemment, sera un véritable pionnier de cette pratique, qu’il documente soigneusement, comme en témoignent de nombreux titres parus sur Bird Notes tout au long des années 1960 : Drastic Plastic, Sounds of Life, Reality, Spontaneous Creation, The Hornsong, Horn Breathings, Winds of Soprano ou encore Sigurd Rascher Variationer, évocation de cette figure centrale du saxophone classique (pour qui de nombreux compositeurs célèbres avaient écrit des œuvres, notamment Henry Cowell, Glazounov, Hindemith, Jacques Ibert ou William Grant Still). Mais s’il ne pratique sans doute pas assidûment le répertoire consacré de l’instrument, Nordström se situe à l’opposé de la technique «correcte», même si son éducation laisse parfois poindre des traces du fameux «son Mule» des saxophonistes se consacrant au répertoire occidental (cette fois c’est moi qui fait référence à un autre maître de l’instrument, le français Marcel Mule). Bengt Nordström n’en est pas à sa première contradiction, et c’est avec son sérieux habituel qu’il explore les possibilités de son instrument et de l’espace sonore, comme on peut l’entendre sur ce premier mouvement d'une pièce qui en compte trois, enregistrée en janvier 1964, probablement le plus ancien solo de Nordström qui nous soit parvenu, Corsica:
Le jeu de Bengt Nordström n’est pas facile à situer, même au
sein des différents courants traversant ce qu’on a appelé free jazz. Son
association avec Ayler pourrait faire penser qu’il appartenait à la mouvance de
l’energy music caractérisant la deuxième phase du free jazz américain, et
il y a certainement des accents aylériens dans son jeu de ténor par exemple, mais
nous avons déjà vu qu’il s’éloignait consciemment des modèles
d’outre-Atlantique; en 1968, il déclare par exemple dans le magazine Jazznytt :
«pourquoi ne pourrions-nous pas les défier aussi bien que n’importe qui,
pour être en mesure d’innover? Si la révolte européenne est formulée
correctement, c’est-à-dire si nous arrêtons d’imiter les Américains, ils nous
remercierons certainement pour notre contribution.» Dans le livret du CD Meaningless, Thomas Millroth
compare volontiers l’approche de Nordström à celle d’un autre original
contemporain du saxophoniste suédois, l’américain Joe Maneri, lui aussi
largement ignoré et solitaire en son temps : «comme le saxophoniste Joe
Maneri, il était incapable dès le début de jouer les mélodies telles quelles,
comme elles «devraient» être jouées. Les deux semblaient posséder une volonté
innée de les jouer d’une autre manière. Cette position peut être réellement
inconfortable.» Je ne sais pas à quel point Millroth interprète
correctement l’approche de Maneri ici, et il semble également oublier que
l’Américain puisait une bonne part de son originalité et de son approche
microtonale dans les musiques grecques, turques, égyptiennes et du
Proche-Orient qu’il pratiquait avec des orchestres qu’on qualifiait alors d’exotiques,
tout comme Albert Ayler tirait son style enflammé directement des traditions de
l’église afro-américaine, traditions qui étaient sans doute assez éloignées de
l’austère rite suédois dont on imagine Nordström plus familier. Pour moi, c’est peut-être plutôt d’un autre original, Giuseppi Logan,
dont Nordström était le plus proche s’il faut absolument lui trouver un
équivalent américain, dans son approche quasi-naïve et dans son phrasé
asymétrique tout comme dans l’incompréhension presque totale de ses
contemporains pour son jeu. Devant un public se
montrant impatient face à ses hésitations lors d’un de ses concerts
solo, par exemple, Nordström se serait exclamé en se
retournant : «ce n’est pas si facile, vous savez!».
Sa position unique dut aussi être inconfortable pour
Nordström, comme le laisse entrevoir Thomas Millroth relatant sa réaction
épidermique à la suggestion qu’il puisse, comme ses contemporains les beatniks,
être en marge de la communauté :
Je me souviens d’une
conversation avec Nordström où je l’avais questionné sur son statut d’outsider.
C’est probablement la seule fois où je l’ai vu se fâcher. «Non», a-t-il répondu
avec emphase. Il n’avait jamais voulu être un outsider. Il avait des
idées bien précises, bien enracinées. Sa mémoire était aussi vive que son
besoin d’expression : chacun de ses solos, chaque pièce entendue, chaque
musicien (…), tout était stocké dans sa mémoire. C’était une source sans fond
pour de nouvelles constructions. Son art n’était pas celui de quelqu’un qui
laisse sa place ou qui cède à la facilité (…) C’était quelque chose de
totalement différent de cette espèce de romantisme beatnik. Il n’avait
pas la moindre relation avec ce cercle culturel.
Comme chez Ayler, le physique et le
spirituel se mêlent chez Nordström, mais malgré un bouillonnement
apparent, il paraît beaucoup moins intense que Ayler ou Coltrane, et on
pourrait penser que son approche est plus intellectuelle qu’extatique; pas intellectuelle
d’un point de vue purement technique (bien qu’il semble avoir préparé
soigneusement ses solos), mais plutôt dans la volonté de reproduire en musique
le fil de sa pensée mystique, dans un style volontairement naïf. Cependant, Millroth
réfute cette perception : «c’était un pouvoir spirituel – presque une
prière et une extase. C’était une étincelle intérieure que Nordström ressentait
de manière tellement physique avec sa musique. Et pour faire référence à un de
ses pénates, Maître Eckhart, c’était à propos de ce qui est complétement
différent, de ce qu’il est impossible de saisir conceptuellement.» Plus
neutre, John Corbett décrit assez bien la manière de Nordström :
L’architecture de ses enregistrements solo inclut des silences hésitants, et essentiellement aucune construction cumulative ou développement thématique, à part le mouvement qui fait passer d’une phrase ou d’un groupe de phrases à un autre. Un flux de conscience, c’est ce qui décrit le mieux son approche de la forme. Le jeu de Frippe a une beauté crue, une reconnaissance de tous les défauts inhérents au contrôle des moyens de production du son : le mécanisme de l’instrument et la mollesse des parties du corps qui l’active, les doigts et les lèvres et les dents et la langue. Il ose être brutal. Ou acide. Sentimental. Enfantin. Pathétique. Il ose sonner comme un humain. Peut-être que c’était là la grande leçon glanée lors de sessions privées avec Don Cherry : Nordström a ajouté ses propres découvertes à la recherche pour une musique organique. (On sait les références que Don Cherry fera à l’Organic Music).
Duo entre Don Cherry (trompette) et Bengt Nordström (sax alto); Mats Gustafsson appelle cette pièce Call the Doctor.
Enregistré en 1963 (probablement en janvier), paru sur Psycology en 1963.
Même à l’extérieur de la sphère jazzistique, il n’est pas plus simple de rattacher la démarche de
Nordström à un courant artistique, même si ses célèbres interventions
pouvaient se rapprocher de procédés qu’on retrouvait dans les happenings alors
si fréquents dans le milieu. Pour John Corbett, «ses interjections
indésirables lors de concerts étaient de leur époque, peut-être en conjonction
avec les happenings et les actions de la tradition des expanded arts
des années 1960, mais ce n’est pas comme s’il y avait de nombreux musiciens qui
jouaient du saxophone à partir du public lors de performances de leurs pairs.» Mais
rapprocher ses légendaires interruptions de l’art de la performance et de
«l’art action» tels que pratiqués par des mouvements contemporains comme le Pop
Art, le mouvement Panique ou Fluxus (auquel appartenaient par exemple
Peter Brötzmann et Yoko Ono), peut être un peu hasardeux, et Nordström semble
se positionner encore une fois à l’écart des mouvements artistiques
contemporains, comme le fait remarquer Thomas Millroth :
Même si sa musique a toujours été située aux confins de l’expression contemporaine, de manière fondamentale il n’était pas consciemment d’avant-garde. J’interprète la provocation à laquelle il exposait le public et ses confrères musiciens comme une manière de choquer qui cherchait une ouverture, une manière de convaincre à travers une totale honnêteté artistique. Il ne recherchait pas les extrêmes comme une manière de poser ou de se pavaner, ni pour consciemment faire peur aux bourgeois.
Invité en 2013 par le magazine en ligne The Quietus à
identifier et commenter ses albums favoris, Mats Gustafsson souligne
l’originalité de l’approche de Nordström à son époque : «la plupart des enregistrements qu’il faisait avec son
magnétophone étaient de la musique solo. (…) Ce qu’il avait fait en
62-63 au solo saxophone était complètement unique, comme personne sur la
planète! C’était sept, huit ans avant Braxton, vous savez? De la musique
improvisée au début des années 1960, et la musique est absolument incroyable,
fantastique!»
Gustafsson anticipe peut-être d’un ou deux ans, mais son
appréciation est assez juste : il n’y avait pas grand-chose comme les
disques de Nordström à cette époque; l’album choisi par le baryton pour
illustrer la musique de son mentor est celui qui a sans
doute le plus marqué ceux qui l’ont connu, Natural Music, qui est
le plus proche d’un album «officiel» jamais publié sur Bird Notes, et que
Nordström avait fait presser, comme les disques de Ayler, à 200 copies. Il
existe plusieurs variations de Natural Music, mais la plupart des
versions contiennent deux pièces : un duo de 1967 avec le contrebassiste
Sven Hessle sur la face A (Bird Notes and Folk Tunes) et un solo d’alto de
1968 sur la face B (Spontaneous Creation). Nordström va faire du disque
une véritable carte de visite, et Natural Music devient rapidement une
espèce de classique underground, indissociable du personnage de
Nordström, comme en témoigne Thomas Millroth :
Je me souviens de lui comme d’un acteur de la jazz
life à Stockholm, toujours avec une pile de copies de Natural
Music dans son sac. Il surgissait un peu partout (…) à l’improviste avec son
sax. Beaucoup le trouvaient provocateur, insistant, voire lourd plus souvent
qu’autrement. Peu importe, il débordait de musique, la musique qui avait été et
celle qui devait arriver.
Entendre Frippe à la fin des années 60 c’était comme entrer dans un nouveau monde sonore et lorsque For Alto de Anthony Braxton est sorti (enregistré en 1969, sorti en 1971), j’étais, et plusieurs autour de moi, nous étions prêts à accueillir cette nouvelle musique.
Extrait de Natural Music, paru en 1968. Solo de ténor baptisé Spontaneous Creation.
Enregistré en 1968.
Millroth évoque Anthony Braxton, et à sa manière
anti-virtuose, Bengt Nordström préfigure bien les déconstructions, les
explorations des possibilités extra-jazzistiques de son instrument, qu’on
retrouvera de façon plus systématique, plus élaborée peut-être mais pas plus
radicale, non seulement chez Braxton mais chez plusieurs autres tenants de
cette «école de Chicago» issue de l’AACM (Association for the Advancement of
Creative Musicians); on pense par exemple aux saxophonistes de l’Art Ensemble
of Chicago, Roscoe Mitchell et Joseph Jarman, mais aussi à Wadada Leo Smith, à
Leroy Jenkins ou à George Lewis (le tromboniste, quoique Nordström devait aussi
avoir subi l’influence du fameux clarinettiste New Orleans du même nom!).
On insiste évidemment beaucoup sur la position unique et plutôt solitaire de Nordström; pourtant, il est loin d’être le seul en Suède à entendre l’appel du free jazz. En 1963, à l’occasion d’une nouvelle tournée du groupe de Sonny Rollins, Nordström va rencontrer une des figures majeures du mouvement, qui élira bientôt domicile à Stockholm même, le trompettiste Don Cherry, ancien comparse de Ornette Coleman. (On retrouvera mon portrait de Don Cherry ici).
Nordström enregistre un duo avec
Cherry, qu’il fera presser à moins de 10 exemplaires sous le titre Psycology
(dont vous trouverez un extrait ci-dessus). C’est à l’hiver 1964-65 que le
trompettiste revient se fixer en Suède pour y vivre avec sa compagne, Moki. Sa
présence permet l’éclosion d’une petite scène créative dont Nordström sera
naturellement un des acteurs, avec quelques autres comme le trompettiste Bengt
Ernryd, les contrebassistes Gösta Wälivaara et Sven Hessle (qui, à l’instar de
Nordström, publie lui-même son album Grekisk Rapsodi en 1968), le
batteur Ivan Oscarsson, le pianiste Jan Wallgren, et évidemment quelques
collaborateurs proches de Don Cherry, comme les
saxophonistes Bernt Rosengren, Tommy Koverhult et Christer Boustedt, le
contrebassiste Torbjörn Hultcrantz, le batteur Leif Wennerström, et deux
expatriés turcs, le trompettiste Maffy Falay et le batteur et percussionniste
Okay Temiz.
Selon la discographie assemblée par Mats Gustafsson, c’est vers 1969 que semble se terminer l’aventure Bird Notes. Nordström se produit encore en solo à l’occasion, mais entre cette date et 1973, c’est surtout au sein d’un collectif d’abord assemblé par le multi-instrumentiste et producteur Gunnar Lindqvist, le GL Unit, qu’on va retrouver le saxophoniste. Dans la mouvance des grands orchestres créatifs issus du free jazz (on pense au Jazz Composer’s Orchestra de Michael Mantler ou au Globe Unity Orchestra de Alexander von Schlippenbach par exemple), le GL Unit se voulait une formation cherchant à allier la spontanéité propre aux performances des petits groupes de free jazz à des structures ouvertes faisant appel aux possibilités d’un grand ensemble, réunissant jusqu’à 25 musiciens. Le quartier général du GL Unit est un lieu emblématique de l’époque baptisé Stockholmsterrassen, à Sergels Torg à Stockholm, qui était alors une grande place en pleine construction, à quelques pas de la Kulturhuset, la maison de la culture. Le lieu est une sorte de petit centre culturel : on y retrouve un café, des livres, des jeux d’échecs… et apparemment du free jazz! Parmi les participants au Unit de Gunnar Lindqvist (qui joue flûtes, clarinettes, saxophones et piano), on retrouve plusieurs des musiciens créatifs que Nordström avait déjà côtoyé tout au long des années 1960, notamment Lalle Svensson, Bernt Rosengren, Allan Wajda, Björn Alke, Bo Skoglund, Sune Spånberg, mais aussi quelques nouvelles figures, comme les batteurs Bengt Berger et Sven-Åke Johansson, un autre pionnier du free jazz qui avait jusqu’alors été surtout actif en Allemagne, notamment avec Peter Brötzmann. En 1970, le GL Unit publie sur le label Odeon un album baptisé Orangutang, véritable manifeste du free jazz suédois; on y entend Bengt Nordström en solo, notamment sur la deuxième face du disque, une variation libre sur le thème de la Marseillaise baptisée Freedom – Equality – Brotherhood. Une pièce de Johansson enregistrée lors de la même session et dont Nordström est également le soliste principal, Rotationer för Stor Orkester, paraîtra en 2015 sur un album CD triple baptisé Stockholm Connection. Écoutons un extrait de cette pièce de 1970 :
Jusqu’au milieu des années 1970,
Bengt Nordström reste un pèlerin plutôt solitaire, se greffant
occasionnellement (et avec des résultats plus ou moins heureux, comme nous
l’avons vu) à différents groupes éphémères ou déjà constitués. En 1975, il
fonde ce qui sera véritablement son seul ensemble relativement stable, un
groupe baptisé Miljövårdsverket (qu’on pourrait traduire par Agence de Protection de l’Environnement;
ou en anglais The Environmental Control Office); dans les années 1970, ce sont
entre autres le tromboniste Lasse Olofsson et le contrebassiste Ivar Lindell
qui intègrent le groupe auprès du saxophoniste; sous d’autres formes, le groupe
restera actif sporadiquement pendant une quinzaine d’années. Malgré un revenu
garanti par un héritage de ses tantes (décédées en 1973 et 1974
respectivement), Nordström délaisse la production de ses propres disques, et il
est beaucoup moins documenté à cette époque : on ne retrouve guère dans sa
discographie que quelques apparitions avec Sven-Åke
Johansson et Alexander von Schlippenbach en 1977 et 1982, des pièces
documentées sur le triple album Umlaut dont nous venons d’entendre un extrait, Stockholm
Connection. Parallèlement à ces collaborations, le free jazz continue de
faire son chemin en Suède, comme en témoignent les activités de quelques
groupes qui s’engouffrent bientôt dans la brèche ouverte par Nordström, Don
Cherry, Bengt Ernryd, Bernt Rosengren et le GL Unit. C’est par exemple le trio du pianiste Per-Henrik Wallin, avec le saxophoniste Lars-Göran Ulander et le batteur Peter Olsen; c’est
le Mount Everest Trio du saxophoniste Gilbert Holmström avec le contrebassiste
Kjell Jansson et le batteur Conny
Sjökvist; c’est le groupe Iskra, avec le saxophoniste
Jörgen Adolfsson et l’ancien accompagnateur de Albert Ayler, le batteur
Sune Spånberg; c’est enfin Lokomotiv Konkret du saxophoniste,
multi-instrumentiste et activiste pacifiste Dror Feiler (né en Israël, Feiler avait été un refuznik en
1973, un soldat ayant fait défection de l’armée israélienne pour protester contre les exactions
de l’état contre les Palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza). Notons
que et Feiler et Jörgen Adolfsson ont gravé des pièces en hommage à Nordström
pour le coffret Ni Vu Ni Connu. L’ouverture du club
Fasching à Stockholm en 1977, qui est toujours aujourd’hui un des hauts
lieux du jazz de cette ville, a aussi permis à de nombreux groupes, dont celui
de Nordström, de bénéficier d’une sorte de base d’opérations. Citons encore
Thomas Millroth : «même si Bengt Nordström jouait encore généralement à
contre-courant et qu’il était encore régulièrement tourné en dérision,
plusieurs de ses idées musicales avaient pris racine.»
Comme en témoigne un portrait esquissé
en mots par Thomas Millroth après l’enregistrement d’une émission de
radio au début des années 1980, Bengt Nordström garde toujours à cette époque
son caractère sérieux et quelque peu angoissé lorsqu’il parle de musique :
J’interviewe Frippe. Il est
concentré et tendu. Je sais qu’il approche chaque prestation, que ce soit avec
son instrument, dans le studio ou en entrevue, avec le plus grand sérieux et
qu’il se prépare toujours plusieurs semaines à l’avance. Il parle très
sérieusement de sa musique, de sa vie, et de ses déceptions. Une fois fini le
montage de l’émission, je crois avoir réussi à créer un portrait juste de ce
solitaire un peu têtu, de cet ermite qui se cache volontiers derrière l’humour
et la provocation. Le magnétophone a bien su capter les moments où les mots et
surtout la musique ont rejoint sa vision et sa souffrance. Et je crois avoir rendu
en sons l’image de cet homme qui souhaite faire jaillir la musique dans le
grand subconscient collectif décrit par C.G. Jung.
C’est
un romantique, chez qui se mélangent humanité et talent, et il doit
souvent le payer cher. Alors que nous sortons du studio, il me parle des
mystiques, Maître Eckhart et Jacob Böhme. Il me dit croire que ces deux
philosophes sont les premiers véritables exemples d’homo sapiens (on sait
que la signification de l’expression latine peut se traduire par «homme sage»).
La concentration intense de nos sessions en studio ne s’estompe pas. Notre
conversation alterne entre euphorie et affectation.
Mais le sérieux de Nordström, son intégrité, ne rendent pas
sa musique plus accessible au grand nombre, et sa relative isolation semble
incompréhensible à celui qui s’est investi si longtemps dans une démarche qu’il
voulait la plus honnête possible. Millroth ajoute : «Je me souviens que
quand j’ai montré ces lignes à Frippe, il n’a pas aimé que je le qualifie de
solitaire, de reclus. (…) Je suis convaincu qu’après toutes ces années à jouer
intensément, Bengt Nordström restait plutôt surpris de l’indifférence affichée
par ses contemporains vis-à-vis de sa musique. Pour lui c’était simple, une
musique naturelle et élémentaire nourrie par l’acceptation et la recherche
plutôt que la distance. Pour lui ça semblait évident.»
Si le public n’est toujours pas au rendez-vous, une jeune
génération de musiciens improvisateurs va entrer en contact avec la musique de
Nordström; c’est le cas par exemple du jeune Mats Gustafsson, qui vers 1983, à
l’âge de 19 ans, débarque dans la capitale depuis sa province de Laponie et découvre
le pionnier qui joue encore devant de modestes audiences; Nordström deviendra vite le mentor du jeune baryton :
«Nous avons joué ensemble pas mal, parlé beaucoup et c’était tout un
personnage! (…) Comme moi je ne trouvais personne avec qui jouer à cette
époque, lui n’avait pas non plus trouvé personne pour jouer avec lui dans les
années 1960.» Mais dans les années 1980, Bengt Nordström a au moins un
groupe stable pour l’entourer : au sein de la
nouvelle mouture de Miljövårdsverket il est rejoint par le violoniste Lars Svantesson, le contrebassiste
Björn Alke et le batteur Peeter Uuskyla (qu’on connaît peut-être surtout pour
sa collaboration avec Peter Brötzmann à partir de la fin des années 1990). En
1985, le quartette fait
paraître sur l’étiquette Dragon un album baptisé Now’s
the ‘Frippe’ Time; si le saxophoniste y renoue d’une certaine façon
avec sa phase bebop des années 1950 en reprenant le Now’s the Time de
Charlie Parker et en scattant sur O-Bop-O’reenie (dont le titre évoque
Slim Gaillard), sa musique reste généralement encore trop excentrique pour la
mouvance plus conservatrice du jazz qui s’installe dans les années 1980. On
remarque qu’il joue sur ce disque de la clarinette
contrebasse, qu’il ajoute alors à son arsenal – si j’ai déjà mentionné
ses débuts à la clarinette et au sax alto, nous devons noter qu’il s’est aussi
produit au soprano, au ténor et au baryton. Nordström poursuit vaillamment son
chemin créatif, et Miljövårdsverket est assez actif dans la deuxième moitié de
la décennie, comme en témoignent des bandes de la période 1986-1988 parues dans
les années 2000 sur une autre étiquette suédoise dont le nom semblait
prédestiné à publier la musique de Bengt Nordström : Ayler Records. C’est
d’abord The Environmental Control Office,
paru en 2003, puis deux sorties exclusivement numériques en 2008 : Creative Addition et Frippe’s Protocol (le dernier en trio avec Alke et Uuskyla). On peut
aussi trouver en ligne sur le compte YouTube de Jan Ström, fondateur de Ayler
Records, un concert de Miljövårdsverket daté de 1989; regardons en un
extrait :
La
relative stabilité de son groupe jusqu’à la fin des années 1980 et la parution d’un disque sur un label dont le catalogue audacieux,
construit depuis une décennie, promettait au quartette une certaine visibilité
(au moins nationale) qui aurait pu annoncer une percée de Nordström. Le violoniste du groupe, Lars Svantesson, confie que Miljövårdsverket
avait reçu dans ces années-là une petite bourse du Kulturrådet (conseil des
Arts de Suède), qui devait leur permettre de réaliser de petites tournées;
cette reconnaissance, aussi modeste soit-elle, devait
apporter à Nordström (qui s’affirme bien comme le véritable leader et
principal moteur créatif du groupe) un bref moment de contentement, de stabilité.
Svantesson, dans ses notes pour un des albums parus sur Ayler Records, partage
ses impressions sur la musique du quartette dans cette période : «comme
d’habitude, la musique est quelque peu naïve – avec des nuances classiques – un
peu Stravinsky-esque, avec de subtiles touches d’art moderne, de folklore
suédois, et de Albert Ayler.»
Dans ses notes, Thomas Millroth élude
largement les années 1990, mais il semble qu’elles aient été particulièrement
pénibles pour Nordström : malgré une apparition sur une anthologie
fondatrice sur vinyle double au début de la décennie (Sounds : Contemporary Swedish Improvised Music,
produite par Harald Hult et parue sur Blue Tower en 1990), Bengt Nordström rate
largement la démocratisation graduelle de la production musicale rendue
possible par l’explosion du marché du CD; il est absent sur disque pendant
cette décennie. Les raisons en sont largement
extra-musicales : d’un côté l’héritage des vieilles tantes de
Djursholm s’étiole; de l’autre, sa santé se dégrade peu à peu. Comme le
remarque Millroth : «Affronter la musique comme Nordström l’avait fait
devait avoir un fort prix. Il n’avait eu aucun succès, aucune base solide sur
laquelle se reposer après des années d’innovation.» Les déceptions étaient
assez conséquentes pour justifier un certain pessimisme, mais même le
pessimisme de Nordström avait une certaine sérénité, et Millroth le décrit
comme un «pessimisme souriant», une manière de survivre aux difficultés. Les
dernières années de sa vie ont été très difficiles pour Bengt Nordström :
malade, il ne pratiquait plus son instrument de façon régulière depuis
plusieurs années. Il avait perdu son appartement, refuge et base d’opérations
essentielle et dernier vestige de sa famille jadis proéminente dans la société
stockholmoise. Sa précieuse collection de disques, assemblée minutieusement
depuis les années 1950, est finalement dispersée, et dans ses dernières années,
il réside essentiellement dans un refuge pour itinérants. Mais si Nordström est
désormais essentiellement sans abri, la musique occupe toujours une position
centrale dans son esprit. Quand il apprend que le
batteur Sunny Murray, ancien comparse de Albert Ayler que Nordström
connaissait depuis son passage à Stockholm avec Cecil Taylor en 1962, sera de
retour dans la ville en mars 2000 pour un concert en duo avec le saxophoniste Arthur
Doyle, Frippe ne cache pas son enthousiasme, comme se souvient le producteur
Jan Ström : «Tu dois t’arranger pour que je puisse jouer avec Sunny
quand il sera à Stockholm!», lui dit Nordström. Le batteur Sune Spånberg, vieux compagnon des années 1960, raconte
cette rencontre tardive : «Mon pote Frippe portait toujours
une chemise, une cravate et un veston. Il achetait toujours deux copies de
chaque disque (pendant les années où il pouvait se le permettre). Il faisait
bien attention à ne pas marcher sur les lignes du trottoir. Il avait été un des
premiers à rêver d’une Liberté Totale et Spontanée; peut-être une façon
d’exorciser son besoin de contrôle? Au début, nous improvisions en duo chez
lui. Il affirmait alors que nous n’avions pas besoin de nous écouter. Tout a
été enregistré et une partie a été pressée sur disque. Toute sa vie, Frippe a
eu désespérément besoin d’être entendu. Il était apprécié d’un petit nombre;
perçu comme obstiné et dérangeant par plusieurs. Il sentait qu’il allait mourir
bientôt. Ça semble un coup du destin que si peu de temps avant son décès il ait
pu participer à cet engagement avec Sunny Murray – jadis associé de si près à
Maître Albert (Ayler). La boucle est bouclée…». La veille du concert
(qui aura lieu au Glenn Miller Café), Ström fait
visiter le magasin de Harald Hult, Andra Jazz, à Sunny Murray et Arthur Doyle.
Avec ces deux musiciens sous la main, Hult peut alors se prêter à une de ses
activités favorites, le blindfold test. Confronté à un disque inconnu,
Murray déclare : «Ça, ça doit être Archie Shepp quand il était jeune et
en bonne forme!». Hult allait devoir surprendre le batteur : «Non, ça
c’est le gars avec qui vous allez jouer demain soir, Frippe, enregistré dans
les sixties!». Jan Ström reprend le récit à ce point : «Ce n’est évidemment pas le même Frippe qui joua le lendemain.
Sa maladie l’empêchait de maîtriser le saxophone comme au bon vieux temps, mais
nous avons tous senti le respect dont les deux musiciens témoignaient l’un pour
l’autre au cours de leur courte rencontre sur la scène du Glenn Miller Café».
Même diminué, Nordström est enthousiaste par rapport au résultat de la session.
Ström lui envoie les enregistrements et la vidéo du concert, et le saxophoniste
reste en contact avec le producteur pour s’assurer que son intervention fasse partie de l’album final. Mais ce seront ses derniers enregistrements : sa
santé est maintenant très précaire et il est hospitalisé quelques mois plus
tard. La poétesse d’origine britannique Iris Orton, une
amie de longue date, visite alors Nordström à l’hôpital; elle témoigne : «Il
ne voyait pas sa vie, qui avait été remplie de malchance catastrophique, comme
un échec.» Nordström confie à sa vielle amie : «J’ai fourni ma
contribution à la musique.» Orton renchérit : «Ces mots prouvent, à
moi en tout cas, qu’il avait peut-être abandonné son corps mais pas son esprit.
C’était ce sac d’os prématurément vieilli dont il voulait se débarrasser, pas
de Bengt Nordström, avec qui il semblait être resté assez bon ami.»
Bengt Frippe Nordström est décédé le 23
octobre 2000, à l’âge de 64 ans.
Thomas Millroth rappelle qu’à sa
disparition, «tout ce qui restait de ses possessions terrestres
étaient ses livres, sa clarinette et son sax alto.»
Si l’image que nous avons de lui aujourd’hui reste celle
d’un personnage excentrique, grâce au travail de Thomas Millroth et Mats
Gustafsson, nous pouvons maintenant mieux apprécier la complexité de cette
personnalité unique du jazz européen. Avant de vous présenter la dernière
performance de Frippe, je voulais vous partager cette citation de Michel
Houellebecq (rassurez-vous, rien de trop récent), tirée de son essai Rester
vivant et utilisée par Thomas Millroth pour faire un
parallèle avec la vie et la carrière de son vieil ami Bengt ‘Frippe’
Nordström :
Le
travail permanent sur vos obsessions finira par vous transformer en une loque
pathétique, minée par l’angoisse et dévastée par l’apathie. Mais, je le répète,
il n’y a pas d’autre chemin. Vous devez atteindre le point de non-retour.
Briser le cercle. Et produire quelques poèmes avant de vous écraser au sol.
Vous aurez entrevu des espaces immenses. Toute grande passion débouche sur
l’infini.
Nordström a-t-il atteint l’infini? Lui le mystique, était-ce même son but? Frippe avait sans
doute des ambitions plus modestes, comme il le disait lui-même :
Si
nous, musiciens, créateurs et artistes, avons une tâche dans cette vie, c’est
probablement d’alléger les difficultés que notre nature humaine engendrent
hélas. Je ne peux rien faire d’autre que jouer ma musique. Si je survis, c’est
encore la seule chose que je pourrai faire.
Pour clore ce portrait, je vous propose un extrait vidéo du dernier concert de Bengt Nordström, avec Sunny Murray au Glenn Miller Café en mars 2000; on y reconnaîtra des fragments de thèmes d’un vieil ami, Albert Ayler…
-Arthur Doyle & Sunny Murray: Live at Glenn Miller Café.