Écoutez Louis Armstrong jouer sur cet extrait filmé une version de Tiger Rag; c'est un Louis Armstrong de 32 ans, peut-être au sommet de ses capacités techniques comme trompettiste, comme on peut l’entendre à la fin de la pièce avec cette série de contre-si bémol, contre-mi bémol se résolvant sur un contre-fa!
Dans l’imaginaire collectif, particulièrement depuis la
jeunesse des baby boomers dans les années 1960, Louis Armstrong c’est surtout ce monsieur d’un certain âge, souriant, qui chante
d’une voix éraillée des chansons un peu désuètes (comme Hello Dolly, qui
avait quand même évincé les Beatles du numéro 1 au palmarès pour un temps), qui
fait des duos charmants mais relativement inoffensifs avec Ella Fitzgerald, qui
nous fait s’extasier devant notre Wonderful World, en nous rappelant que
nous avons, pour l’admirer (avec James Bond?), All the Time in the World… et qui
accessoirement (quoique de moins en moins dans les années qui précèdent sa
disparition, en 1971) sort parfois sa trompette pour
jouer des vieux airs du répertoire Dixieland. Encore aujourd’hui, c’est ce
personnage rassurant que le public encense, comme le montre son surprenant
retour au palmarès en cette fin d’année avec la
compilation de Noël Louis Wishes You a Cool Yule!
Mais cet Armstrong-là n’a pas tout à fait oblitéré encore le jeune Louis Armstrong, celui qui, entre le moment
où il débarque, encore fringué comme un provincial, à Chicago en 1922 et ses
premières tournées en Europe au début des années 1930 (d’où datait cet extrait
vidéo, pris à Copenhague en 1933), a complètement révolutionné le jazz et la
musique populaire, autant par son jeu virtuose à la trompette que par sa manière de chanter, pleine de Swing et au phrasé elliptique, influençant plusieurs générations de chanteurs, depuis Bing
Crosby et Cab Calloway jusqu’à Billie Holiday, Frank Sinatra et même Willie
Nelson; à tel point qu’un livre sur les chanteurs de jazz, par l’autrice Leslie
Gourse, est intitulé Louis’ Children.
Pour ma part, je parlerai ce soir surtout de son influence sur les trompettistes, depuis ses premières émules à la fin des années 1920 (ceux qui formèrent leur style en allant l'entendre dans les théâtres de Chicago, ou en écoutant les disques des Hot Fives et Hot Sevens, gravés entre 1925 et 1928), jusqu’aux musiciens contemporains qui tentent de restituer aujourd’hui le choc que causèrent, il y a plus de 90 ans, des pièces comme Cornet Chop Suey et Heebie Jeebies, Big Butter and Egg Man et Wild Man Blues, Potato Head Blues et Struttin’ with Some Barbecue, West End Blues et Tight Like This… Pour ce texte, je me suis principalement inspiré du livre de Thomas Brothers, Louis Armstrong : Master of Modernism, qui couvre justement l’époque où Louis Armstrong va d’abord étendre son influence, d’abord au sein de l’orchestre de King Oliver à Chicago, avec Fletcher Henderson à New York, avec les orchestres de Erskine Tate, Dave Peyton et Carroll Dickerson à Chicago de nouveau, avec ses disques pour Okeh, et enfin avec des orchestres sous son nom dès 1929. J’ai aussi utilisé plusieurs autres sources, un livre utile étant notamment Trumpet Kings de Scott Yanow (de Allmusic), un guide qui recense près de 500 trompettistes de jazz. J'ai aussi utilisé quelques passages du délicieux Jazz Masters of the 30s, livre de Rex Stewart, qui remplaça jadis Louis dans l'orchestre de Fletcher Henderson. Stewart nous donne une bonne idée de la position dominante d'Armstrong lors de son arrivée à New York: «À partir du moment où Louis fut catapulté sur la scène newyorkaise, tout le monde et son frère essayait de jouer comme lui, à l'exception peut-être de Johnny Dunn et de Bubber Miley. Maintenant, avec le passage des années, l'impact de Satch a été diminué au point que plus personne n'essaie consciemment de sonner comme lui, mais en même temps, presque tous les musiciens pratiquant l'improvisation jouent quelque chose dont on peut retracer l'origine chez Louis Armstrong.»¹ Je ne tenterai pas de retracer cette influence de façon aussi large, mais j'essaierai de cerner, chez ses rivaux et ses disciples, ce qu'on peut effectivement retracer de ce style jadis omniprésent, depuis son effet direct chez les contemporains d'Armstrong jusqu'aux échos aujourd'hui plus lointains de celui qui fut, pendant longtemps, le symbole du jazz partout dans le monde.
1. Les rivaux:
Que l’émergence d’Armstrong et,
à travers son travail, celle de la voix soliste en jazz, vienne bouleverser
l’équilibre d’un art qui était auparavant principalement collectif, est
particulièrement illustré par la déchéance de son ancien mentor, Joe 'King' Oliver. Auteur
original du thème de West End Blues, le King avait gravé la pièce une première fois pour Brunswick avec ses Dixie
Syncopators le 11 juin 1928; Oliver se contente alors d’exposer le thème assez
simplement, avec un bon feeling blues, à la sourdine, et de le reprendre à la
fin avec d’infimes variations. La version d’Armstrong,
enregistrée pour Okeh le 28 du même mois, est d’un tout autre calibre : avec
une étourdissante cadence d’ouverture, une exposition qui relève presque du bel
canto, un chorus où Armstrong répond en scat à la clarinette de façon
quelque peu mélancolique, et un final amené par une spectaculaire note tenue
dans le registre aigu, la version du Hot Five est encore aujourd’hui considérée
comme un sommet pour le trompettiste, et un des chefs d’œuvre absolus du jazz
enregistré. Publié en août suivant, le disque aura un impact presque immédiat
sur les musiciens et les amateurs, qui ne pouvaient de toute façon pas ignorer
l’explosion créatrice causée par Armstrong, dont les disques de 1926-27-28
étaient autant de jalons. Lorsque l’orchestre
newyorkais de King Oliver (en réalité l'orchestre de Luis Russell) enregistre de nouveau la pièce en janvier 1929
pour Victor, la nouvelle version est strictement modelée sur celle du Hot Five,
et ce n’est pas Oliver mais un ancien de chez Duke Ellington, le versatile Louis Metcalf, qui tient la partie de trompette
sur cette nouvelle version; il ne s’en tire quand même pas si mal malgré les
difficultés. Remarquez aussi le solo de piano par Luis Russell, qui décalque
soigneusement celui de Earl Hines sur la version du Hot Five :
L'orchestre de King Oliver joue West End Blues, version Victor:
Bass Moore (tuba), Paul Barbarin (batterie). New York, 16 janvier 1929.
Cette version de West End Blues,
référence directe à la version d’Armstrong, est parue chez Victor, et le label
n’allait pas s’arrêter à cet essai pour tabler sur le succès des disques du
trompettiste parus chez leur rival, Okeh. Après tout, la
formule des Hot Fives/Hot Sevens n’était pas si difficile à
reproduire : un soliste spectaculaire (ou sinon juste un peu casse-cou),
accompagné relativement sommairement par un petit groupe, des vocaux volontiers
scattés et une atmosphère générale de jazz hot à saveur néo-orléanaise,
souvent appliquée à un matériau basé sur le blues, sur des chansons à saveur
quelque peu «exotique» ou sur des airs populaires déjà désuets auxquels
l’auditeur moderne doit appliquer une bonne dose d’indulgence, ou tout au moins
un point de vue d’«historien» disons... C’est tout naturellement vers d’autres
fils de la Nouvelle-Orléans que se tourneront les labels désireux de reproduire
le succès des disques d’Armstrong, par exemple celui qui va remplacer Metcalf dans l'orchestre de Luis Russell, le
trompettiste Henry ‘Red’ Allen.
Né dans le quartier d’Algiers, sur la rive ouest du
Mississippi, juste en face du Vieux Carré de la Nouvelle-Orléans, Henry Allen Jr.
avait acquis une solide formation auprès de son paternel, Henry Allen Sr.,
leader d’un des brass bands les plus célèbres de la ville. Il apprend
successivement la percussion, le ukulélé, le violon et le cor alto avant
d’adopter le même instrument que son père, la trompette. Il suit naturellement
l’évolution de son compatriote Armstrong par le disque, mémorisant par exemple
dès sa sortie Cornet Chop Suey, un des premiers succès du Hot Five. Thomas
Brothers mentionne l’exemple d'un jeune trompettiste, Bob Watts, qui prend des
cours avec Allen deux fois par semaine, apprenant par oreille et répétant les
solos d’Armstrong tirés directement des disques. Watts allait bientôt se faire
connaître comme Little Louis Armstrong Junior, une appellation qu’il fait
graver en lettres d’or sur son étui à trompette.
En 1927, Henry Allen est appelé à
Chicago par King Oliver pour rejoindre son orchestre. Il collabore aussi
avec Clarence Williams, mais il retourne bientôt à la Nouvelle-Orléans. Il ne
reste cependant pas très longtemps dans la Cité du Croissant : une offre
pour joindre à New York l’orchestre du pianiste Luis Russell, néo-orléanais
d’origine panaméenne, lui arrive bientôt, assortie d’un contrat pour Victor. Russell dirigeait alors un des
orchestres les plus intéressants de cette époque; à partir d’une
fondation typiquement néo-orléanaise (en plus de Allen, on y retrouvait le clarinettiste
Albert Nicholas, le contrebassiste Pops Foster et le batteur Paul Barbarin),
Russell allait ajouter quelques éléments complémentaires qui étaient aussi de
formidables talents (le tromboniste J.C. Higginbotham, de Cincinnati, et le
saxophoniste Charlie Holmes, ancien condisciple de Johnny Hodges à Boston) et
pendant environ deux ans l’orchestre allait connaître une apogée certaine, basé
au club Saratoga à Harlem, un club presque aussi chic que le célèbre Cotton
Club. À la même époque, l’orchestre accompagne Louis
Armstrong lui-même sur quelques-uns de ses premiers disques newyorkais.
C’est avec un contingent tiré de
l’orchestre de Russell (baptisé Henry Allen and his New York Orchestra)
que Allen enregistre une série de faces pour Victor entre juillet 1929 et
juillet 1930. S’il chante déjà sur quelques pièces de cette série, Allen développera
mieux cet aspect de son talent un peu plus tard; nous y reviendrons d’ailleurs.
Pour se faire une idée de ce qu’il devait à Armstrong et de ce qui l’en
distinguait déjà, écoutons par exemple ce It Should Be You de juillet
1929 :
Un autre néo-orléanais dont
le niveau pouvait certainement le prédestiner à figurer parmi les rivaux
d’Armstrong à cette époque, Ernest ‘Punch’ Miller était, comme Louis, un
musicien essentiel du South Side à Chicago dans la deuxième moitié des années
1920. Quelques mois à peine après que le Hot Five ait gravé l’immortel West
End Blues, et avant même qu’Armstrong n’enregistre St. James Infirmary et
Tight Like This, en octobre 1928, Miller officiait au sein des groupes
du tromboniste Albert Wynn, le Creole Jazz Band et le Gut Bucket Five; c’est
avec Wynn qu’il grave par exemple ce Down by the Levee qui n'est pas
sans évoquer les plus grandes heures du Hot Five d’Armstrong :
Punch Miller (cornet, chant), Albert Wynn (trombone), Lester Boone (clarinette, saxophones alto et baryton), William Barbee (piano), Charlie Jackson (banjo), Sidney Catlett (batterie). Chicago, 2 octobre 1928.
Il est évident que cette pièce s’inscrit dans la filiation directe des enregistrements d’Armstrong, comme le remarque assez justement Thomas Brothers : «La contribution de Punch Miller à Down by the Levee avec le Creole Jazz Band de Wynn en octobre 1928 était une autre réponse à West End Blues, bien que Miller ait judicieusement évité de reproduire l’introduction en forme de fanfare.»²
Punch Miller va demeurer quelques
temps à Chicago et dans les alentours. C’est probablement lui qui est le
cornettiste d’une session plutôt obscure de 1929 parue sur Gennett sous le nom
de King Mutt and his Tennessee Thumpers (bien qu’il ait été établi qu’il n’est
sans doute pas le ‘King Mutt’ en question, appellation désignant probablement
le clarinettiste Arnett Nelson). On le retrouve aussi sur une session dirigée
par le batteur néo-orléanais François Moseley, alias Frankie Franko and his
Louisianians, en 1930. Mais ses pérégrinations subséquentes, parfois avec des
carnavals et des cirques ambulants, vont tenir Punch
Miller loin des projecteurs, et ce n’est qu’à son retour à la
Nouvelle-Orléans à la fin des années 1950, à la faveur du Revival, qu’il
attirera de nouveau l’attention du public; mais son jeu ne devait plus
retrouver le côté flamboyant de sa jeunesse. On peut le
voir dans le documentaire Til the Butcher Cuts Him Down, filmé
peu de temps avant sa mort, en 1971.
Un autre musicien très actif à Chicago à la fin des années
1920, le trompettiste Reuben Reeves était
un personnage au parcours plutôt typique des jazzmen du Midwest de cette
époque. Membre à Chicago même des grands orchestres très polyvalents de Erskine
Tate, Fess Williams et Dave Peyton, il est même utilisé par ce dernier comme
soliste-vedette dans le but d’évincer Louis Armstrong, mais le public, malgré
le talent évident de Reeves, ne sera finalement pas dupe… Remarqué par le label
Vocalion, il grave quelques faces pour cette étiquette en 1929 avec ses
Tributaries ou ses River Boys, où on retrouve son frère Gerald Reeves
(tromboniste), le grand clarinettiste Omer Simeon, et le batteur Jasper Taylor.
On les entend sur cette pièce qui évoque le surnom du trompettiste:
Reuben 'River' Reeves (trompette), Gerald Reeves (trombone), Omer Simeon (clarinette), Jimmy Prince (piano),
Après un bref passage chez Cab
Calloway (1931-32), Reeves allait diriger une nouvelle session des River
Boys en 1933. Tournant avec ses propres groupes jusqu’au milieu des années
1930, il allait refaire surface après la guerre au sein du groupe du batteur
Harry Dial. Mais bien qu’il ne soit décédé qu’en 1975, il semble qu’il ait
passé le reste de sa carrière comme gardien de banque, bien loin du jazz hot de
ses jeunes années…
Un trompettiste qui doit compter parmi les plus doués et les plus sérieux des rivaux d’Armstrong à la fin des années 1920, Cladys ‘Jabbo’ Smith était né en Georgie mais avait été élevé au fameux orphelinat Jenkins à Charleston, Caroline du Sud. À l’âge de 16 ans, Smith s’enfuit de l’orphelinat pour devenir musicien professionnel à Philadelphie, à Atlantic City, puis il rejoint en 1925 l’orchestre de Charlie Johnson à New York, au Smalls Paradise. Il est déjà connu pour prendre des solos casse-cou sur certains des disques de l’orchestre, par exemple Charleston is the Best Dance After All ou You Ain’t the One. Sa réputation est assez solide pour qu’il remplace Bubber Miley au sein de l’orchestre de Duke Ellington pour une session d’enregistrement en novembre 1927, gravant au passage une version remarquable de la pièce-signature de Miley, Black and Tan Fantasy. On le retrouvera aussi auprès de Fats Waller et James P. Johnson dans la revue écrite par ce dernier, Keep Shufflin'. Dès cette époque, il est un des rares à affronter directement le roi Armstrong dans son nouveau fief, New York. Comme le raconte Rex Stewart: «Louis avait cru que je voulais l'enfoncer! Honnêtement, Louis, je n'ai jamais essayé. En ce qui me concerne, c'est toi le Boss et tu le resteras toujours. Jabbo Smith ne partageait visiblement pas mon sentiment, et en fait Jabbo a essayé à plusieurs occasions de prouver qu'il était meilleur à la trompette que King Louis. Il n'a jamais réussi à convaincre aucun autre musicien, mais il a certainement essayé très fort.»³ La notoriété de Jabbo Smith repose aujourd'hui surtout sur la vingtaine de faces qu'il avait réalisées à Chicago pour Brunswick avec ses Rhythm Aces en 1929, reproduisant de façon assez évidente le modèle des Hot Fives d’Armstrong, comme nous pouvons le remarquer sur cette pièce intitulée Take Me to the River:
Jabbo Smith et ses Rhythm Aces jouent Take Me to the River:
Jabbo Smith (trompette, chant), Omer Simeon (clarinette), Cassino Simpson (piano),
Comme le remarque Thomas Brothers : «Jabbo Smith, un soliste explosif se distinguant par sa vitesse d’exécution et ses notes aigues, avait mémorisé plusieurs des solos d’Armstrong, incluant West End Blues. Son Take Me to the River, enregistré en mars 1929, était une réponse directe à la fameuse performance d’Armstrong. Mais Smith n’était pas toujours à la hauteur des standards armstrongiens : ‘il avait tendance à jouer environ un degré au-dessus de ses véritables capacités, comme s’il essayait sans cesse de prouver quelque chose,’ explique un camarade trompettiste.»⁴ Grâce notamment à sa capacité à reproduire cette fameuse introduction de West End Blues, Jabbo Smith allait remplacer Louis Armstrong au Show Boat à Chicago; il y livra aussi des versions assez solides de Beau Koo Jack et St. Louis Blues. Il se fixe ensuite à Milwaukee, et malgré un passage au sein de l’orchestre de Claude Hopkins en 1936-38, et quelques enregistrements sous son nom en 1938, Smith reste dans l’obscurité pendant de nombreuses années, travaillant pour une agence de location de voitures pendant près de 15 ans. Il allait reprendre quelques activités de musicien au début des années 1960, puis de nouveau à la fin des années 1970, mais ses grandes années étaient largement derrière lui. Il est décédé à New York en 1991.
Fletcher Henderson (assis derrière la batterie) et son orchestre en 1925. Coleman Hawkins est étendu par terre à gauche, et Louis Armstrong est immédiatement derrière lui.
Si les trompettistes que nous avons entendus jusqu’ici ont presque tous été mis de l’avant comme des rivaux d’Armstrong par des labels cherchant à reproduire la formule des Hot Fives, l’influence directe du trompettiste sur ses contemporains s’est d’abord affirmée sur des musiciens l’ayant directement côtoyé. Si plusieurs musiciens actifs sur la scène de Chicago dans les années 1920 n’ont évidemment pas échappé à cette influence, on peut penser que ses voisins de pupitre chez Fletcher Henderson en 1924-25, par exemple, furent parmi les premiers à ressentir l’originalité et l’impulsion irrésistible du Swing que dégageait le jeune trompettiste; certains critiques ont même estimé qu’Armstrong était directement responsable, en transmettant ce balancement rythmique inhérent au jazz néo-orléanais à la scène newyorkaise, de la Swing Era qui allait déferler sur le monde entier à partir du milieu des années 1930. Il est certain en tout cas que les solistes de l’orchestre de Henderson allaient bénéficier de la grande liberté rythmique révélée par le jeu d’Armstrong, à commencer par Coleman Hawkins, qui deviendra bientôt un des solistes majeurs de sa génération, et probablement, après Armstrong, le plus important musicien de jazz de la prochaine décennie. Ceux qui succèderont directement à Louis Armstrong chez Henderson représentent deux tendances distinctes chez les trompettistes de la fin des années 1920 : Tommy Ladnier, néo-orléanais de la vieille école, représente une phase plus primitive du jazz New Orleans et son style demeurera moins flamboyant que celui de Louis; Rex Stewart, lui, qui sera plus tard un des solistes les plus distinctifs chez Duke Ellington avec ses effets de demi-pistons très caractéristiques, était plus directement influencé par Armstrong. Voici ce qu’en dit Thomas Brothers :
Son impact le plus direct (l’impact d’Armstrong) a été sur le jeune trompettiste Rex Stewart, qui l’idolâtrait et copiait chacun de ses gestes. Un an ou deux après le départ d’Armstrong (de New York, de l’orchestre de Fletcher Henderson), Bud Freeman de Chicago était en visite à New York et rencontra Stewart. Ce dernier lui donna un bout de papier plié en deux et lui demanda de la remettre à Armstrong une fois de retour à Chicago. ‘Cher Rubber Lips, tu es mon idole,’ était-il inscrit. ‘Que Dieu te bénisse et continue de souffler. Ton gars, Rex.’⁵
De la même manière, Bobby Stark, un autre soliste chez Henderson dès la fin des
années 1920 (il allait aussi passer plusieurs années dans l’orchestre de Chick
Webb), gardera l’héritage d’Armstrong bien vivant au sein de l’organisation avec
quelques solos hot bien sentis, notamment sur la première version de King
Porter Stomp en 1928, préfigurant le célèbre solo de Bunny Berigan chez
Benny Goodman.
Un autre musicien qui sera en contact avec Armstrong, bien
qu’un peu plus indirect, est Adolphus ‘Doc’ Cheatham,
qui a été un témoin précieux de la scène du jazz à Chicago dans les années
1920. Vous connaissez un peu la carrière de Cheatham si vous avez écouté le
portrait que j’en ai fait ici l’été dernier. Né à Nashville, il est dès 1924 à
Chicago, où il fréquente les clubs et théâtres du South Side pour y entendre les meilleurs musiciens, en premier lieu Armstrong. Comme
le mentionne Thomas Brothers : «Le trompettiste Doc Cheatham, récemment
arrivé de Nashville, était assis dans les sièges à bas prix, très haut au
balcon, chaque jour et avec un seul but : ‘Je voulais pouvoir jouer comme
Louis Armstrong,’ dit-il. ‘Je voulais être capable de comprendre comment il
jouait et pourquoi il jouait certaines choses à différents moments. En fait, j’étais
sans cesse accroché à ses basques, étudiant les petits clichés qu’il faisait
toujours.’»
Le procédé va bientôt payer au-delà de ses espérances : alors qu’Armstrong décide spontanément de s’absenter de la ville, il demande à Cheatham de le remplacer au pied levé, sans avertir son chef d’orchestre, Erskine Tate. Lorsque Cheatham se présente au théâtre, il doit endurer les regards dubitatifs de ses collègues, qui se demandaient bien ce que ce blanc-bec venait faire là. Lorsque l’introduction de la pièce hot qui mettait habituellement en vedette Armstrong fut passée, Tate fit signe à Cheatham de se lever pour le solo, et le projecteur se déposa sur lui. Le public se mit à crier, s’attendant à entendre Armstrong. Mais lorsqu’ils réalisèrent que ce n’était pas lui, un silence de mort tomba sur la salle. «Ça m’a pris des années à m’en remettre,»⁷ se souvint Cheatham. Armstrong lui donna 85$ en compensation de son humiliation, et il continua à le remplacer à l’occasion, même si ça embêtait Tate. Mais ce dernier ne pouvait pas y faire grand-chose : Armstrong était tellement populaire, il avait le gros bout du bâton.
On sait l’exceptionnelle longévité de Cheatham, et si son jeu était fondamentalement plus sobre que celui de son idole des années 1920, il allait souvent se réclamer de l’héritage d’Armstrong dans les années 1970, 80 et 90. Se rappelait-il de ses années à Chicago, à suivre Louis et à tenter de saisir la moindre note qui sortait de sa trompette plus d’un demi-siècle plus tard, lorsqu’il grava ce Struttin’ with Some Barbecue?
Chuck Folds (piano), Al Hall (contrebasse), Jackie Williams (batterie). Enregistré le 6 ou le 7 décembre 1982.
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Si l’influence d’Armstrong sur les solistes de jazz est omniprésente à partir de la fin des années 1920, il faut aussi voir que celle-ci se décline en partie suivant des lignes raciales; vous aurez remarqué que tous les trompettistes dont j’ai parlé jusqu’à maintenant sont afro-américains. Je ne reviendrai pas sur la situation raciale aux USA à cette époque, mais on peut dire que si musiciens noirs et musiciens blancs pouvaient s’admirer mutuellement et étaient au minimum au courant de ce qui se passait musicalement dans leurs milieux respectifs, ils formaient la plupart du temps des groupes isolés évidemment par le racisme inhérent à la société américaine mais aussi par l’attitude d’une partie de l’industrie du disque, pour qui les groupes devaient la plupart du temps se cantonner à des rôles bien définis. Rex Stewart raconte par exemple comment, lorsqu’il était dans l’orchestre de Fletcher Henderson, ce dernier avait souhaité enregistrer un pot-pourri de valses dont les titres évoquaient tous la rose, emblème évidemment du Roseland Ballroom, un numéro dont étaient friands les clients (blancs) de cette salle de danse huppée dont Henderson a été le pilier pendant une décennie. Mais la direction du label refusa : pour eux, l’orchestre (noir) était avant tout un orchestre hot, un stomp band comme le décrit Stewart qui ajoute : «Ils ne pouvaient pas accepter le fait qu’un orchestre noir puisse jouer sweet, bien qu’en fait nous récoltions de chauds applaudissements au Roseland et à d’autres endroits pour nos valses jouées de très jolie façon.»⁸ À l’inverse, un orchestre blanc comme celui de Jean Goldkette, réputé en concert pour ses pièces hot, avec des solistes tels que Bix Beiderbecke, Frank Trumbauer, Tommy et Jimmy Dorsey, Don Murray, Joe Venuti et Eddie Lang (le tout soutenu par une section rythmique ancrée par le remarquable contrebassiste de la Nouvelle-Orléans, Steve Brown), cet orchestre donc, pourtant nommé Jean Goldkette Victor Recording Orchestra, était d’abord vu comme un orchestre de danse commercial, et devait donc enregistrer en priorité les chansons que le label souhaitait mettre de l’avant, celles-ci ne présentant pas de très grandes qualités musicales, comme le raconte l’arrangeur de l’orchestre, Bill Challis :
Lorsque nous nous rendîmes chez Victor quelques jours avant la date de la session pour voir lesquelles de nos pièces avaient été sélectionnées, nous avons réalisé que King (Eddie King, directeur de la division de la musique dite «légère» chez Victor) avait déjà choisi les pièces que LUI voulait que nous jouions. Il les donna [au gérant de l’orchestre, Charles] Horvath, qui me les passa avec ses excuses et qui me demanda de les arranger du mieux que je le pouvais. Mais mon Dieu, quelles rengaines! Charlie essaya d’argumenter avec lui, de lui dire que ces pièces n’étaient pas ce que nous jouions, ni ce que nous voulions jouer. Mais King est resté sur ses positions… Il a dit à Charlie que s’il n’aimait pas ses sélections, il trouverait un autre orchestre pour les jouer. Alors nous nous sommes réunis pour une répétition avant la session d’enregistrement, et vous auriez dû voir les tronches des gars. Je veux dire, ces morceaux étaient vraiment les pires de tous!⁹
De même, si l’orchestre avait solidement remporté une des fameuses Battles of Music contre l’orchestre de Fletcher Henderson dans son fief même du Roseland Ballroom (comme se souvint plus tard Rex Stewart : «nous nous sommes donné toutes les excuses, mais nous savions au fond que nous avions été écrasés. C’est aussi simple que ça.»¹⁰), une version du fameux Stampede de Henderson, gravé par Goldkette pour Victor en février 1927, ne fut jamais publié et les matrices furent même détruites.
Si je me suis étendu sur le sujet c’est
pour montrer deux choses : d’abord que, malgré un respect mutuel et une
influence réciproque certaine, les musiciens noirs et blancs évoluaient la
plupart du temps dans deux mondes parallèles, et hors des sessions nocturnes ou
de rares rencontres fortuites, n’allaient pas pouvoir se mêler avant plusieurs
années (notamment avec la vogue du Swing, qui allait voir certains chefs
d’orchestre blancs très populaires, comme Benny Goodman ou Artie Shaw, mettre
en vedette des solistes noirs, comme Teddy Wilson, Lionel Hampton, Billie
Holiday ou Roy Eldridge). Dans les années 1920, si les
cabarets du South Side de Chicago accueillent volontiers les jeunes
amateurs de jazz hot blancs qui veulent bien dépenser leur argent chez
eux pour entendre King Oliver ou Johnny Dodds, et si certains des musiciens de
la jeune génération (comme Muggsy Spanier ou Mezz Mezzrow) vont adopter leur
style, la plupart des jazzmen blancs qui émergent en même temps que Louis
Armstrong faisait ses premières armes aux Lincoln Gardens avec Oliver, bien que
fortement marqués par son jeu, vont souvent adopter des modèles différents, plus
proches de leur sensibilité. Les plus vieux se rapporteront à l’exemple de
l’Original Dixieland Jazz Band ou de l’Original Memphis Five, et les plus
jeunes (ceux de l’Austin High School Gang par exemple) préféreront Bix Beiderbecke ou
Red Nichols, issus de la classe moyenne aisée, plutôt que l’exemple des
néo-orléanais noirs, plutôt issus du prolétariat et même, dans le cas
d’Armstrong par exemple, du lumpenprolétariat.
Bizarrement, Thomas Brothers
affirme que Bix Beiderbecke pourrait être considéré comme «le premier grand
disciple» d’Armstrong. Qu’il ait étudié ses solos, comme nombre de ses
contemporains, est incontestable, mais de dire que cela en ferait un disciple
de Louis est un peu exagéré, puisque le style de Beiderbecke s’est développé
non pas en réaction ou en émulation du jeu d’Armstrong, mais plutôt en miroir, selon
une sensibilité fondamentalement différente; on peut d’ailleurs l’entendre dès
les premiers solos enregistrés de Bix avec les
Wolverines en 1924. Brothers insiste sur le concept de «chorus
corrélatif», un concept apparemment identifié par Bix lui-même avec un de ses
amis, lui aussi cornettiste originaire de Davenport, Esten Spurrier. Cette
méthode, qui ferait lier une phrase à la phrase précédente, était peut-être une
nouveauté pour les musiciens hot du début des années 1920 (tout comme le
concept même de chorus solo pouvait l’être), et Armstrong, par sa position et
son influence, a certainement implanté cette idée chez nombre de jeunes
musiciens, mais on peut difficilement lui attribuer l’idée de «faire suivre
deux phrases reliées» (ou sinon qu’ont fait tous ces fainéants de compositeurs
du XVIIIe et XIXe siècle, je vous le demande?). Le jeu de Beiderbecke semble
avoir été autrement aux antipodes de celui d’Armstrong : posé lorsque
celui-ci est agité; d’un registre limité alors que celui-ci explore le registre
complet de l’instrument; jouant sans cesse autour de la mélodie lorsque l’autre
égrène les arpèges et les breaks époustouflants. Pour une génération de
cornettistes et trompettistes, Bix restera une idole
sans âge, depuis ses contemporains Andy Secrest, Jimmy McPartland et
Sterling Bose jusqu’à certains pionniers de la Swing Era comme l’obscur Dub
Shoffner (soliste du Casa Loma Orchestra), Bobby Hackett ou Bunny Berigan,
jusqu’à des solistes européens comme Sylvester Ahola (né aux USA mais célèbre
en Angleterre à la fin des années 1920) ou Philippe Brun en France; mais parmi
les jazzmen noirs, l’influence de Bix sera aussi présente, par exemple chez John
Nesbitt (des McKinney’s Cotton Pickers), chez Rex Stewart (qui reprend dès 1931
son célèbre solo sur Singin’ the Blues avec Fletcher Henderson) ou chez
Doc Cheatham. Plus tard, on retrouvera l’esprit de Beiderbecke chez les jazzmen
cool (le Miles Davis du début des années 1950, Chet Baker, Shorty
Rogers), et, plus à la lettre, chez quelques plus jeunes mainstreamers comme
Ruby Braff, Warren Vaché ou Randy Sandke qui se réclameront directement de son
héritage.
Mais il ne faut pas oublier non
plus que Bix, malgré l’image très juvénile que
nous nous en faisons encore, avait à peine deux ans de moins qu’Armstrong; et
que même chez ses contemporains, il faisait un peu figure de vétéran, ne
serait-ce que par sa position au sein d’orchestres renommés et par la simple
autorité que dégageait son jeu.
Si l’influence de Beiderbecke est déterminante chez les
musiciens blancs de la deuxième moitié des années 1920, il est évident que
plusieurs incorporeront aussi nombre d’éléments venus de Louis Armstrong dans
leur jeu; et si des musiciens comme Muggsy Spanier
et Wild Bill Davison ne recourent que rarement à un style aussi
flamboyant que celui de Louis, il est évident que leur manière parfois un peu
plus primitive mais pas nécessairement moins explosive que celle d’Armstrong
penche plus vers ses méthodes que vers celles de Bix. Deux anecdotes citées par
Thomas Brothers montrent d’ailleurs l’approbation que Louis pouvait démontrer à
l’occasion pour ses jeunes admirateurs :
Un soir au Sunset, Armstrong devait encourager le jeune Muggsy Spanier qui avait appris par cœur son solo sur Big Butter and Egg Man from the West. Il savait que Spanier l’avait mémorisé, note pour note, et Spanier était galvanisé par l’approbation de son héros. Mais lorsque l’ami et camarade d’Armstrong Natty Dominique tenta exactement la même chose plus tard, il allait se faire réprimander : «Écoute Nique, ne fais pas ça. C’est une mauvaise idée de jouer comme moi,» lui dit Armstrong. Cette différence d’attitude est une démonstration révélatrice des dynamiques sociales (et raciales) en jeu au Sunset (et plus largement à Chicago) à cette époque.¹¹
La seconde anecdote n’est pas moins révélatrice :
(Muggsy) Spanier, (Jess) Stacy, (Frank) Teschemacher, (Floyd) O’Brien, et (George) Wettling avaient assemblé un groupe blanc de reprises (des pièces d’Armstrong) au Triangle Café dans Forest Park pendant six mois en 1928, reprenant exactement ses solos et arrangements. «Ouais, Muggsy, vas-y, déchire tout!» criait Armstrong en coulisses, flatté par l’imitation. (Wild Bill) Davison a pu vivre l’expérience de jouer ses solos face à un Armstrong hilare; Davison n’a jamais pu déterminer s’il se moquait de lui ou s’il était comblé…¹²
Il n’y a pas qu’au sein de la petite bande de Chicago que le choc Armstrong s’est fait ressentir; après son passage au sein de l’orchestre de Fletcher Henderson en 1924-25, le trompettiste avait laissé sa marque sur la scène newyorkaise, jusqu’au sein de la communauté de jeunes musiciens qui peuplaient les orchestres de danse dans les ballrooms et les studios de radio de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Le musicien qui joue le prochain extrait, par exemple, est apparu sur des centaines de disques à cette époque, chez Goldkette, Whiteman, Red Nichols, Joe Venuti, Bix Beiderbecke, ou encore Eddie Lang, avec qui il grave cette pièce en 1929; mais son jeu de trompette surprendra probablement ceux qui le connaissent surtout comme tromboniste; saurez-vous deviner de qui il s’agit?
Hot Heels, par l'orchestre de Eddie Lang:
Leo McConville (trompette), Jimmy Dorsey (clarinette, saxo alto), Arthur Schutt (piano), Eddie Lang (guitare), Joe Tarto (contrebasse), Stan King (batterie). New York, 22 mai 1929...
...mais qui serait ce trompettiste soliste???
Le trompettiste qui a livré ce solo hot aux contours
fortement inspirés du jeu de Louis Armstrong en 1929 n’avait certes pas la
maîtrise ou la facilité de son modèle, mais quand on considère que la trompette
n’était pas son instrument principal, avouons qu’il s’agit quand même d’un
effort tout à fait louable qui s’inscrit directement dans la lignée
armstrongienne. Son auteur n’était autre que Tommy
Dorsey, qui, même à l’époque de sa grande popularité à la fin des
années 1930, aimait parfois livrer dans un style moins léché que son jeu de
trombone (qui lui avait valu le surnom de ‘sentimental gentleman’), quelques
chorus de trompette bien sentis.
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Mais le trompettiste blanc qui a sans doute été à son époque le plus près de Louis Armstrong dans son jeu mérite une section entière dans cette diffusion, ne serait-ce que pour raconter un peu sa vie dont les péripéties (rappelant Arsène Lupin ou plutôt le Leonard Zelig de Woody Allen) pourraient donner facilement naissance à un film - il a d'ailleurs inspiré un autre personnage d'Allen, le guitariste Emmet Ray, interprété par Sean Penn dans Sweet and Lowdown (Accords et désaccords). Né à Kokomo dans l’Indiana en 1906, Jack Purvis n’avait que des demi-frères et des demi-sœurs. Lors de la mort de son père, Purvis n’a que 12 ans, et l’adolescent turbulent se retrouve vite en école de réforme; c’est sans doute là où il apprend la trompette et le trombone. Vers l’âge de 17 ans, il aurait reçu un mystérieux héritage qui lui permet d’acheter une voiture, de suivre des cours d’aviation et d’acheter un avion; selon d’autres témoignages, il aurait simplement acheté un livre sur le pilotage, et après trois jours aurait emprunté un avion et l’aurait fait décoller et atterrir sans instructeur. D’où tombaient ces 20 000 dollars (une petite fortune au début des années 1920)? Un héritage ou des activités moins avouables? On a dit qu’il aurait été un temps trafiquant d’armes à la frontière du Mexique, au profit des révolutionnaires de Pancho Villa, mort justement l’année des 17 ans de Purvis, en 1923; mais ce dernier semble bien jeune pour s’être embarqué dans une telle aventure à cette époque…
Il fait ses premières armes de musicien dans son Indiana natal, avec l’orchestre local du tromboniste Hal Denman, puis il rejoint en Nouvelle-Angleterre le pianiste et guitariste Peyton Re. En juin 1926, Jack Purvis se marie; s’il y aura à travers ses pérégrinations plusieurs «Mme Purvis», plus ou moins officielles, il semble qu’il ne se soit réellement marié qu’une fois, en tout cas c’est de cette union que nait sa fille unique, Betty Lou, en octobre 1927. Entre temps, Jack Purvis a eu l’occasion de rejoindre à New York l’orchestre de Whitey Kaufman, puis celui de Paul Specht, et bientôt celui de Hal Kemp, au sein duquel il est d’abord tromboniste, porte le béret et la barbichette et écrit son prénom «Jacques», à la française. Lorsque le tromboniste Gus Mayhew rejoint l’orchestre, Purvis passe à la section de trompettes, laissant momentanément derrière lui son prénom français. Il rejoint ensuite l’orchestre de Arnold Johnson, où on retrouve aussi un jeune arrangeur et chanteur du nom de Harold Arluck, qui deviendra plus tard nul autre que l'auteur de la célèbre chanson Over the Rainbow, sous le nom de Harold Arlen.
C’est avec Johnson que Purvis réalise ses premiers disques; il aurait participé à une session antérieure avec Kaufman et ses Original Pennsylvania Serenaders en 1927, mais elle ne fut jamais publiée et on n’en a retrouvé aucune trace. Entre février 1928 et décembre 1931, Purvis apparaîtra souvent sur disque, avec les orchestres de Smith Ballew, de Hal Kemp, et avec plusieurs groupes sous la direction de l’imprésario Ed Kirkeby, notamment les California Ramblers. En 2002, le label Jazz Oracle a réuni en un coffret de 3 CDs presque toutes les pièces où on entend le trompettiste en solo, souvent pour quelques mesures seulement; c'est un exercice intéressant que de traquer les petits bouts de trompette hot sur une soixantaine d'arrangements pour orchestres de danse, dont certains conservent un charme suranné, mais dont d'autres ont plutôt mal vieilli. J'ai fait pour vous un petit montage de certains des meilleurs parmi ces solos, qui sont en tout cas représentatifs du style de l’excentrique trompettiste:
Un montage de 9 solos de Jack Purvis enregistrés entre 1929 et 1931, avec Rube Bloom & His Bayou Boys, Eddie Droesch and His Orchestra (pseudonyme de Ben Selvin), Smith Ballew & His Orchestra, Lloyd Newton and His Varsity Eleven (pseudonyme des California Ramblers), Ted Wallace and His Orchestra (pseudonyme des California Ramblers), Roy Wilson and His Georgia Crackers et les Boswell Sisters accompagnées des Dorsey Brothers.
En juin 1928, alors qu’un de ses amis décroche un contrat
avec un groupe à bord du transatlantique Transylvania,
Jack Purvis lui promet de souligner son départ en grande; le jour du départ du
paquebot, aux commandes de son avion, le trompettiste réalise proche du
vaisseau de dangereuses manœuvres à basse altitude, assez pour provoquer l’ire
du capitaine. Purvis va bientôt s’embarquer à son tour : un mois plus tard
il est à bord de l’Île de France, voguant
vers le Vieux Continent au sein d’un groupe assemblé par le banjoïste George Carhart, où on retrouvait aussi
Bud Freeman, les frères Babe et Jack Russin, et le saxophoniste basse Spencer
Clark, entre autres; sur son passeport, il est identifié comme «Jacques Fræmac» (a-e entrelacés) Purvis (son deuxième nom
n’apparaît nulle part sur son certificat de naissance). Mais déjà durant la
traversée, Jack Purvis se dérobe; il préfère la
compagnie de deux aviateurs qui rentrent d’une traversée de l’Atlantique (Bert
Acosta et Charles Levine), et leur confortable suite en première classe, à la
fréquentation de ses camarades musiciens; de toute façon, il peut toujours se
désennuyer en jouant à l’occasion avec l’orchestre de
Ted Lewis, qui jouait pour les bourgeois en route vers l’Europe… L’orchestre
de Carhart joue pendant un temps à Aix-les-Bains,
en Savoie, et c’est de cette époque que date une légende voulant que Purvis ait
escaladé les Alpes pieds nus; selon Spencer Clark, il avait plutôt enlevé ses
souliers qui le faisaient souffrir au retour d’une randonnée en train dans les
montagnes. Résultat : une douloureuse descente sur des cailloux glissants
et traîtres qui allait donner des sueurs froides à ses compagnons de marche… Plus tard, probablement à Nice, Purvis
se lie d’amitié avec des marchands locaux, possiblement maghrébins,
apprenant assez d’arabe pour se débrouiller dans la langue; on le voit bientôt
sur scène avec un fez, une djellaba et des babouches! De
retour à Paris avec ses camarades, Purvis leur fausse à nouveau
compagnie; un soir, plusieurs semaines plus tard, Spencer Clark et le
tromboniste Eddie Norman, qui partageaient une mansarde dans un hôtel bon
marché à Montmartre, voient surgir chez eux le trompettiste, qui s’échappe
aussitôt en sautant de leur balcon sur le toit du Bal Tabarin voisin, bientôt
pourchassé par les gendarmes. Purvis aurait apparemment soulagé un touriste
américain de ses chèques de voyage!
On aura vite compris à quel genre de personnage nous avons affaire : instable, kleptomane, impulsif, Purvis est sans doute bipolaire, comme en témoignent ses coups d’éclat souvent suivis d’épisodes dépressifs; le tromboniste Al Philburn, qui l’avait côtoyé au sein des California Ramblers, raconte comment il menaçait souvent de se suicider, et comment Ed Kirkeby, le gérant du groupe, avait dû accueillir Purvis chez lui après une tentative ratée. À ses moments d'euphorie, cependant, il peut avoir envie de témoigner de son affection de manière excessive : tombé amoureux de Martha, une des Boswell Sisters, il vole un jour un cheval aux écuries de Central Park et fait ensuite monter à l'animal un escalier de cinq étages pour l'offrir à sa belle! Plus tard, ayant cette fois le béguin pour une jolie harpiste de l'orchestre de Fred Waring, Jack décide de fracasser la vitrine d'un magasin du centre-ville de Chicago pour y substituer une harpe. Le même soir, se présentant dans la loge de la harpiste, Verlye Mills, avec son nouvel instrument, il lui demande de lui donner des leçons. Mills ayant éconduit le trompettiste, celui-ci n'a trouvé qu'une issue possible, comme le raconta plus tard le cornettiste Bill Priestley, camarade de Purvis dans l'orchestre de Waring : «Vous savez, ce foutu cinglé est retourné au magasin le lendemain, a fracassé de nouveau la vitrine qui venait tout juste d'être remplacée, et a replacé la harpe à l'endroit où elle se trouvait dans l'étalage!»¹³
Mais au-delà de sa vie rocambolesque, qu’on pourra lire plus en détail dans l’excellent livret qui accompagne le coffret Jazz Oracle, ou encore dans un chapitre du livre de Richard Sudhalter, Lost Chords, Purvis est aussi un trompettiste exceptionnel, comme en ont témoigné certains de ses contemporains. Selon le saxophoniste et chef d’orchestre Charlie Barnet, lui-même un dandy assez excentrique, Purvis «était un des hommes les plus cinglés que j’aie jamais rencontré. C’était aussi un des meilleurs trompettistes, certainement très supérieur à la plupart des gars de cette époque. Il avait une grande facilité dans le registre aigu, et il pouvait jouer pareil comme Louis Armstrong; mais il pouvait aussi bien virer à 180 degrés et être premier trompette dans un orchestre symphonique.»¹⁴ Mais avant tout, Purvis admire les musiciens afro-américains, et il se tient avec ceux-ci autant qu’il le peut. Si la plupart des musiciens blancs se contentaient de fréquenter les cabarets et les salles de danse de Harlem pour entendre les orchestres noirs, étant exceptionnellement invités à prendre un solo à l’occasion, Purvis va prendre l’habitude de carrément joindre les orchestres comme s’il en était un membre attitré. Pops Foster, alors contrebassiste de l’orchestre de Luis Russell, se souvient : «il voulait tellement jouer avec les orchestres ‘de couleur’ qu’il s’exposait au soleil pendant des heures pour bronzer et qu’il se maquillait le visage»¹⁵; pas dans un vulgaire blackface vaudevillesque, mais bien pour passer inaperçu au sein de groupes qui auraient pu s’attirer des ennuis si on s’était rendu compte qu’ils comptaient un musicien blanc parmi leurs rangs. Rex Stewart abonde dans le même sens :
Un des musiciens les plus doués que j’aie jamais croisé. Il avait une oreille incroyable. Il nous rejoignait au Roseland (avec l’orchestre de Fletcher Henderson) et il jouait la troisième partie de trompette sur Beau Koo Jack. Il jetait un coup d’œil au-dessus de l’épaule d’un des gars juste pour la forme de la phrase, et alors il jouait une troisième partie, sans la partition. Juste comme ça! Il n’y avait que deux parties d’écrites pour ce truc, mais il en inventait une troisième sur place – et sans erreur! (…)
‘Smack’ (le surnom de Henderson) était habituellement très strict quant aux invités qui pouvaient nous joindre sur scène, mais Jack était toujours le bienvenu.¹⁶
En décembre 1929, Jack Purvis
enregistre pour Okeh deux pièces qui témoignent directement de sa dette
envers Louis Armstrong, la première étant même intitulée Copyin’ Louis.
Je vous propose de les écouter :
John Scott Trotter (piano), Gene 'Pinkie' Kintzle, George Rose (guitare), Paul Weston (contrebasse),
Joe Dale (batterie). New York, 17 décembre 1929.
Dans Lost Chords, Richard Sudhalter décrit bien la manière de Purvis sur ces deux pièces : «Il prend des chances, saute vers les notes aigues en utilisant de très larges intervalles, alterne les phrases grandioses, déclamatoires, et les apartés qui s’éparpillent sur toute la tessiture de l’instrument. Il est passionné, dramatique – mais à ce stade il est aussi nerveux, et ses idées semblent incomplètes. Si sa conception et son exécution peuvent être rapprochées du jeu de quelqu’un d’autre, c’est probablement de celui, agité et souvent explosif, de Cladys ‘Jabbo’ Smith, que Brunswick présentait alors comme un des rivaux d’Armstrong.»¹⁷ Sudhalter compare aussi Mental Strain at Dawn au Jazz Battle de Smith, et ajoute : «ces deux performances placent Purvis dans une classe à part – avec la possible exception de Tommy Dorsey (que nous avons entendu tout à l’heure), dont les solos puissants et plutôt bruts étaient clairement modelés sur le précédent armstrongien.»¹⁸
Quelques mois plus tard, en avril 1930, Purvis dirige une nouvelle session, cette fois au sein d’un orchestre mixte; une fois de plus, il suit l’exemple d’Armstrong, qui avait gravé avec un groupe mixte un mémorable Knockin’ a Jug en mars 1929 avec Jack Teagarden, Eddie Lang et Kaiser Marshall, entre autres. Purvis, pour les trois pièces gravées pour Okeh le 3 avril 1930, avait fait appel à Adrian Rollini (saxo basse), à Frank Froeba (piano) et à un batteur appelé Charles Kegley; les rejoignant de l’orchestre de Luis Russell, on retrouve le tromboniste J.C. Higginbotham et le guitariste Will Johnson; quant à l’identité de celui qui tient le saxo ténor, elle semble encore faire l’objet de spéculation. On a longtemps identifié le saxophoniste comme étant Coleman Hawkins lui-même; mais Bob Stephens, directeur de l’enregistrement chez Okeh à cette époque, a par la suite démenti la présence du Hawk à cette session, affirmant que le ténor présent était plutôt Castor McCord, alors membre du tout nouveau Mills Blue Rhythm Band. Par contre, le critique Dan Morgenstern, dans une interview datée de décembre 2019, affirme que lorsqu’il a mentionné le nom de Jack Purvis à Coleman Hawkins, ce dernier se serait souvenu immédiatement de cette session; par ailleurs, dans un coffret des premières sessions de Hawkins paru sur étiquette JSP en 2006, on retrouve la session de Purvis. Écoutons donc ces trois pièces et nous pourrons peut-être déterminer qui est le ténor!
Les trois pièces enregistrées par l'orchestre de Jack Purvis le 3 avril 1930: Dismal Dan, Poor Richard et Down Georgia Way:
Jack Purvis (trompette, chant), J.C. Higginbotham (trombone), Castor McCord (ou Coleman Hawkins?) (saxo ténor), Adrian Rollini (saxo basse), Frank Froeba (piano), Will Johnson (guitare, chant), Charles Kegley (batterie).
Les
échos du jeu de Louis Armstrong chez Jack Purvis sont peut-être encore plus
évidents ici que sur les deux pièces de 1929. Sudhalter fait remarquer que son
solo sur Poor Richard, en mode mineur, semble directement inspiré du King
of the Zulus du Hot Five de 1926; et un des motifs favoris de Purvis, un break
de deux mesures tiré du Knee Drops de 1928, se retrouve dans son
solo sur Down Georgia Way mais aussi, comme me l’a fait remarquer Chris
Tyle, longtemps cornettiste lui-même, dans celui sur Dismal Dan. Quant au ténor, ses fragments de solos ressemblent bien à la
manière du Hawkins de cette époque, mais est-ce bien lui ou est-ce un disciple
fidèle? Le phrasé ne semble pas aussi affirmé que sur certaines de ses sessions
contemporaines, mais le contexte ne lui permet pas de développer ses idées sur
beaucoup plus que quelques mesures à la fois… Bref, le mystère semble vouloir
rester entier.
Le 1er mai suivant, Jack Purvis était de nouveau en studio chez Okeh avec presque le même groupe; Dick McDonough remplaçait Will Johnson à la guitare et cette fois ce n’était vraiment pas Coleman Hawkins au ténor mais bien Greely Walton, qui allait bientôt rejoindre l’orchestre de Luis Russell. On pourrait encore une fois écouter les trois pièces de la session mais contentons-nous pour l'instant de ce What's the Use of Cryin' Baby:
Jack Purvis (trompette, chant), J.C. Higginbotham (trombone, chant), Greely Walton (saxo ténor), Adrian Rollini (saxo basse), Frank Froeba (piano), Dick McDonough (guitare), Charles Kegley (batterie). New York, 1er mai 1930.
On remarquera que ces deux sessions avec des orchestres mixtes précèdent aussi de 2 ans les plus célèbres enregistrements de Billy Banks, Jack Bland et des Rhythmakers, où Henry ‘Red’ Allen, Fats Waller, Zutty Singleton, le saxophoniste Happy Caldwell, les contrebassistes Al Morgan et Pops Foster, croisaient Pee Wee Russell, Tommy Dorsey, Eddie Condon et Gene Krupa, entre autres!
Mais revenons à Jack Purvis : il enregistre beaucoup en
1930-31, toujours avec des groupes assemblés par Ed
Kirkeby, mais aussi avec le pianiste Rube Bloom et ses Bayou Boys en mai
1930 (à ses côtés on trouve par exemple Tommy Dorsey, Benny Goodman et encore
Adrian Rollini). À l’été 1930, il est à Paris et
lorsque des membres de l’orchestre de Hal Kemp, de passage, le reconnaissent,
«Jacques» feigne d’être un véritable parisien et de ne rien comprendre à
l’anglais…
À la fin de 1931, Purvis joint l’orchestre
de Fred Waring, mais encore une fois il ne restera pas longtemps. Il se
rend dans le Sud des USA avec Charlie Barnet; selon les mémoires de ce dernier,
Purvis aurait convaincu le chef de l’Orchestre
Symphonique de la Nouvelle-Orléans, de passage à Shreveport en
Louisiane, de le laisser jouer les Variations sur le Carnaval de
Venise d’Arban avec eux. Il aurait aussi rejoint pour un soir l’orchestre noir de Alphonso Trent, un des plus
célèbres territory bands de la région. Lors d’un détour au Mexique, à Juarez près de la frontière du Texas, Purvis et
Barnet sont séparés alors que des policiers locaux semblent s’intéresser d’un
peu trop près aux affaires du trompettiste; souvenir de ses aventures de trafiquant d'armes? Mystère... Barnet attend
son compagnon de route quelques jours, mais soupçonnant qu’il ait été
rattrapé par les forces de l’ordre, il rejoint bientôt Los Angeles, où le
saxophoniste trouve quelques engagements; lorsqu’il se rend peu de temps après au Sebastian’s Cotton Club dans l’espoir d’entendre un
peu de jazz hot, il y trouve… Jack Purvis, le teint basané et maquillé, tenant
la trompette dans l’orchestre maison! Par la suite, on perd sa trace pendant quelques
années; encore selon la légende, il aurait fui des accusations de bigamie en s’embarquant comme cuistot sur un paquebot en partance pour
le Pacifique Sud. On l’aurait reconnu à Bali; d’autres le placent plutôt
à Hawaii. Revenu aux USA en 1935, il rentre à New York
en Baby Austin, avec une remorque pleine de bagages, de partitions,
d’instruments… et apparemment un nombre impressionnant de livres de cuisine. Il
reprend ses activités, rejoignant l’orchestre de Joe
Haymes; la veille de Noël de cette même année, il grave avec un groupe
dirigé par le pianiste Frank Froeba ce qui
seront ses derniers disques. Après un bref passage sur la 52e rue,
au Club 18, il disparaît de nouveau.
Prospectus pour un «night club chinois» à Marysville en Californie. Purvis y est identifié comme maître de cérémonies.
En 1936-37, il semble être de retour
en Californie. On croit qu’il est peut-être le
trompettiste-chanteur apparaissant dans un des films
anti-drogue produits à cette époque (dans la même veine que le plus
célèbre Reefer Madness), The Pace That Kills, aussi connu sous le
nom de Cocaine Fiends.
Article sur le pénitencier de Huntsville au Texas paru sous la plume de Dave Dexter Jr. dans Down Beat en 1939.
Quelque part en 1937, alors que la chanteuse Connie Boswell et son mari et gérant, Harry Leedy, traversent le Texas en voiture, ils font halte à un petit casse-croûte au milieu de nulle part (on pense aussitôt au décor d’un autre film de l’époque, The Petrified Forest!). «Nous étions fatigués et affamés», raconte Leedy. «Nous nous sommes installés à une table, et un type est arrivé avec un menu et a dit : ‘Salut, Connie! Salut, Harry!’ C’était Jack. Dieu sait ce qu’il faisait là – mais je me souviens qu’il était un très bon cuisinier.»¹⁹ Mais à cette époque, les frasques de Purvis vont finir pour le rattraper : accusé d’avoir assommé un homme et de lui avoir dérobé 900$ à un hôtel de El Paso (toujours au Texas), Purvis est arrêté en juin 1937; il sera condamné à cinq ans au pénitencier de Huntsville. Un reportage du fameux magazine Down Beat, en juillet 1939, nous apprend qu’il dirigeait un quintette de jazz et qu’on pouvait l’entendre régulièrement à la radio lors d’une émission baptisée Thirty Minutes Behind the Walls. Il aurait été libéré pour bonne conduite au début des années 1940, mais aurait volontairement brisé ses conditions de libération parce qu’il s’ennuyait de diriger et de jouer avec le groupe de la prison! Mais selon certains, il aurait plutôt été libéré en 1942 pour lui permettre de piloter des avions de ravitaillement pour l’armée en Europe, mais il aurait plutôt atterri en Afrique du Nord pour disparaître dans la nature une fois de plus. Qu’en est-il vraiment? Encore une fois, il y a place à spéculation, où matière pour un écrivain en manque d’inspiration!
Ce qui est certain c’est qu’il refait surface en 1947, contactant sa fille, Betty Lou, qui était entre temps
devenue disc-jockey pour une station de radio locale à Pittsburgh. Dans une
lettre, qu’il dit écrire du Caire, il affirme s’embarquer bientôt pour l’Inde,
les Philippines et Hawaii avant de rentrer à San Francisco. Mais loin de ces
aventures orientales, Jack Purvis était en réalité encore
à Huntsville pour bris de conditions. Il correspond avec sa première
femme, Betty, et s’il affirme à sa fille écrire des œuvres élaborées au piano
(dont une suite), il semble qu’il ait bel et bien eu des ambitions de
compositeur : déjà lors de son bref séjour newyorkais de 1935, un de ses
amis lui ayant rendu visite dans sa chambre d’hôtel pour écouter des disques
s’était vu accueillir avec des œuvres de Delius et Stravinsky, avant que Purvis
ne produise une partition assez élaborée intitulée Panama Canal Suite; une
autre de ses œuvres aurait porté le nom de Legends of Haiti, mais malgré
de fréquentes références à son travail sur ses compositions dans sa
correspondance avec sa fille, il ne semble pas que ces pièces aient jamais été
jouées, ou qu’elles aient survécu.
Betty, Jack et Betty Lou Purvis à Pittsburgh, pour Halloween 1947 ou 1948.
Gracieuseté de Colin J. Bray.
Selon une lettre de sa fille à George Hoefer, chroniqueur dans Down Beat, «Papa a passé un mois à la maison et nous nous sommes amusés comme des fous. Il est parti en Floride maintenant, il travaille sur sa suite pour piano. Il devrait être de retour à Pittsburgh d’ici le nouvel an.»²⁰ Mais sa femme est moins enthousiaste; elle racontera plus tard : «Il a essayé de revenir, trois fois, mais il ne pouvait pas arrêter la gnôle. Il s’est remis à boire, et Betty Lou s’en tirait tellement bien avec ses émissions de radio, maîtresse de cérémonie pour des soirées huppées, et correspondante pour le magazine Down Beat, je ne voulais pas qu’elle ruine sa carrière en ayant un poivrot comme père. Alors je l’ai mis à la porte et je lui ai dit de ne pas revenir avant qu’il ne soit digne d’une aussi charmante fille.»²¹
On le retrouve à Savannah, Géorgie, avec des papiers militaires remplis au nom de ‘Jerry Jones’. Le saxophoniste de Chicago Boyce Brown affirme l’avoir entendu au Brass Rail dans cette ville. Simultanément, on l’aurait aussi entendu à Hawaii, jouant dans un jardin le Vol du Bourdon successivement à la trompette et au trombone. Dans les années 1950, son ancien comparse Spencer Clark, travaillant désormais comme assureur, le voit un jour se présenter à son bureau : «Il m’a dit qu’il travaillait comme charpentier et il voulait un prêt pour récupérer son emploi de cuistot sur un bateau en partance de Baltimore. Je lui ai donné quelques dollars, et je ne l’ai plus jamais revu après ça.»²²
Les péripéties de Jack Purvis semblent
avoir pris fin en mars 1962. Le 30 de ce mois, des policiers, alertés par une
voisine ayant senti une odeur de gaz, découvrent un corps dans un immeuble de
Hayes Street à San Francisco. Identifié comme réparateur de radios, on découvre
dans les affaires de l’homme des papiers aux noms de Jack Purvis, de Mark
Haelrigg, de Jack Pegler, et de Wallace Rhinehart. On conclut naturellement à
un suicide. Mais…
Plus de 6 ans plus tard, un soir de 1968, vers la fin de l’année, le cornettiste Jim Goodwin terminait son set dans un club sur l’Embarcadero à San Francisco. Un homme assez grand (environ six pieds), la jeune soixantaine, trapu, l’air assez bien conservé bien qu’un peu bedonnant, se présente : «Mon nom est Jack Purvis.» Goodwin, alors dans la mi-vingtaine, ne l’avait évidemment jamais rencontré et ne connaissait pas les détails spécifiques de sa vie, mais comme jazzman actif dans un milieu mainstream, il connaissait le nom de Purvis et sa réputation. Ignorant la disparition du trompettiste quelques années auparavant, il engage la conversation : «Nous avons parlé», racontera-t-il plus tard. «Son âge semblait correspondre. Son discours était cohérent. Il semblait en connaître pas mal sur ‘le bon vieux temps.’ Je lui ai présenté mon instrument, lui ai demandé s’il voulait jouer un peu. Il a haussé les épaules et dit quelque chose du genre, ‘Ouais, j’ai déjà joué de ce truc, mais ça fait longtemps.’ On a discuté un peu, et il s’est assis et a écouté la musique pendant un bout de temps.» L’homme est revenu écouter Goodwin la semaine suivante : «Je me souviens qui disait qu’il n’était pas en très bonne santé, qu’il n’était pas bien, mais il me semblait en pleine forme. Mais ça a été tout. Je ne l’ai jamais revu.»²³
Bien en forme pour un homme mort depuis plus de 6 ans? Purvis, le kleptomane, le voyou sympathique, l’ancien trafiquant d’armes, l’aviateur casse-cou, l’arnaqueur professionnel, l’ancien prisonnier, l’ancien trompettiste flamboyant qui avait l’ambition de «copier Louis» (comme l’annonçait sa pièce de 1929), Jack Purvis aurait-il simulé sa propre mort? L’homme retrouvé à San Francisco en 1962, examiné par le médecin-légiste lors de l’autopsie, serait mort non par asphyxie mais d’une cirrhose du foie. Aucune trace de gaz dans les poumons. Pourtant, on l'aurait identifié par ses empreintes digitales. Drôle de coïncidence, mais avec Jack Purvis, comment s’étonner de cette dernière pirouette…
There'll Be a Great Day in the Mornin'!, un des derniers enregistrements connus de Jack Purvis avec le Swing Band de Frank Froeba: Jack Purvis (trompette, chant), Slats Long (clarinette), Herbie Haymer (saxo ténor), Frank Froeba (piano), Clayton Duerr (guitare), Carroll Walrond (contrebasse), Eddie Doughtery (batterie). New York, 24 décembre 1935.
2. L’ère du Swing:
Louis Armstrong (accroupi et tenant un disque) avec son New Cotton Club Orchestra, au Sebastian's Cotton Club à Culver City, Californie, vers 1930-31.
En passant des Hot Fives et Hot
Sevens à des big bands pour l’accompagner sur disque, Louis Armstrong a
peut-être choqué les puristes, mais il s’est inscrit dans une tendance qui devait
aller en grandissant avec la popularité des grands orchestres de danse à partir
de la fin des années 1920. On a souvent critiqué ses accompagnateurs, et
peut-être que certaines moutures de son orchestre, surtout dans la première
moitié des années 1930, n’étaient pas tout à fait du même niveau que certains
de leurs contemporains; mais il s’est quand même trouvé parmi ces orchestres
quelques formations de qualité même à cette époque, par exemple l’orchestre de Chick Webb, qui l’accompagne lors d’une
session pour Victor en 1932, ou les orchestres de Leon
Elkins et de Les Hite (dans lesquels on retrouvait un certain Lionel Hampton à la batterie), avec qui il a gravé plusieurs faces en Californie
en 1930. Dès ses premiers disques en big band en 1929, accompagné par l’excellent orchestre de Luis Russell, aux accents
néo-orléanais fournis par des solistes comme Henry ‘Red’ Allen, Albert
Nicholas, soutenus par le tandem rythmique formé de Pops Foster et Paul
Barbarin, Louis Armstrong livre des chefs-d’œuvre dont I Can’t Give You
Anything But Love, Mahogany Hall Stomp et St. Louis Blues. Après
la reprise en main de la carrière du grand trompettiste par Joe Glaser, en
1935, l’imprésario choisira justement l’orchestre de
Russell pour accompagner Armstrong, le métamorphosant ainsi de facto en
Louis Armstrong and his Orchestra pour plus d’une décennie. C’est avec eux
qu’il livre par par exemple l’un des hymnes de la Swing Era, l’incroyable Swing
That Music, gravé pour Decca en 1936.
J’ai déjà mentionné l’influence déterminante qu’a eue Armstrong chez quelques grands solistes des big bands des années 1920, d’abord chez Fletcher Henderson. Il est évident que des hendersoniens comme Coleman Hawkins, Jimmy Harrison, Rex Stewart et Bobby Stark ont, chacun à leur manière, assimilé l’exemple de Satchmo. Nous avons vu jusqu’ici principalement des contemporains, des solistes souvent mis de l’avant comme des rivaux potentiels d’Armstrong; à partir du début des années 1930, ce sont chez des musiciens plus jeunes, qui officient dans des orchestres commençant tout juste à percer, que nous retrouverons l’influence de Louis. Thomas Brothers pose assez bien la question : «Est-ce que Armstrong aura un plus grand impact sur les musiciens du début des années 1930 qu’au milieu et à la fin des années 1920? Certains observateurs ont avancé que oui, vue sa visibilité de plus en plus grande. (…) Bud Freeman exagérait lorsqu’il disait que tous les musiciens au monde le connaissaient dès 1929, mais de combien? Au début des années 1930, les plus jeunes découvraient ses solos pour la première fois, alors que les plus vieux se débattaient pour le suivre.»²⁴ Chez les plus jeunes, on cherche moins à reproduire les grands solos et breaks de l’époque des Hot Fives qu’à intégrer son style plus récent, transformant des chansons populaires dont plusieurs deviendront bientôt des standards. En 1933 par exemple, avec l’orchestre de Chick Webb, un soliste de 18 ans, Taft Jordan, enregistre une version de On the Sunny Side of the Street inspirée de la version qu’en donnait Armstrong sur scène; il dut y être assez fidèle, puisque lorsque Louis en donna sa propre version (d’abord pour Brunswick en France l’année suivante, puis pour Decca en 1937 seulement aux USA), certains crurent qu’il copiait la version de Jordan!
Chick Webb's Savoy Orchestra avec Taft Jordan (trompette, chant) jouent On the Sunny Side of the Street:
Mario Bauza, Reunald Jones (trompettes), Sandy Williams (trombone), Pete Clark, Edgar Sampson (saxophones alto), Elmer Williams (saxo ténor), Joe Steele (piano), John Trueheart (banjo, guitare), John Kirby (contrebasse), Chick Webb (batterie). New York, 20 décembre 1933.
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Un des plus remarquables solistes des années 1930 sera certainement Bunny Berigan, celui dont Armstrong disait, «mon petit Bunny Berigan. Alors ce petit je l’ai toujours admiré pour sa sonorité, son âme, sa technique, son sens du phrasé et tout. Pour moi, Bunny ne peut rien faire de mauvais en musique.»²⁵ La veuve de Berigan, Donna, ajoute à propos de son amitié avec Armstrong : «Chacun pensait que l’autre était le plus grand trompettiste. C’était très significatif pour Bunny parce que Louis avait été son idole de jeunesse.»²⁶ En effet, Berigan admire évidemment Armstrong très tôt, comme le mentionne Thomas Brothers : «Bunny Berigan s’arrêtait régulièrement chez son disquaire local pour acheter les nouveaux disques d’Armstrong, les mémoriser, et les rejouer sur sa prochaine job.»²⁷ Mais comme nombre de trompettistes, blancs et noirs, de sa génération, Berigan admire aussi Bix Beiderbecke, et son jeu sera véritablement formé sous l’influence combinée de ces deux grands solistes, y ajoutant sa sensibilité particulière, tout comme le faisait à la même époque son presque contemporain, Rex Stewart. De Louis, Berigan héritera un sens dramatique proche des grands chanteurs d’opéra, et un contrôle exceptionnel du registre complet de l’instrument, notamment les aigus, qu’il utilisait de façon souvent saisissante. Écoutons par exemple comment Berigan construit son solo sur cette pièce enregistrée avec Bud Freeman en 1935 :
Bunny Berigan (trompette) avec Bud Freeman et son Windy City Five jouent Tillie's Downtown Now:
Bud Freeman (clarinette, saxo ténor), Claude Thornhill (piano), Eddie Condon (guitare), Grachan Moncur (contrebasse), Cozy Cole (batterie). New York City, 4 décembre 1935.
En 1935 également, Bunny Berigan rejoint l’orchestre de Benny Goodman, dont la popularité soudaine, consacrée par un triomphe de la dernière heure au Palomar Ballroom à Los Angeles, lance véritablement ce qu’on appelle vite la Swing Era. Les solos du trompettiste sur des titres comme King Porter Stomp, Sometimes I’m Happy et d’autres arrangements de Fletcher Henderson, sont autant de jalons de ce style qui apparait comme nouveau au grand public, mais qui était déjà en réalité tout entier dans les interprétations d’Armstrong avec l’orchestre du même Henderson plus de 10 ans auparavant. D’une certaine façon, on peut dire que presque tous les solistes de cette époque doivent quelque chose à Armstrong, en premier lieu les trompettistes bien entendu. À la suite de Berigan, on retrouvera chez Goodman Harry James et Ziggy Elman, qui continuent chacun à leur manière la ligne initiée par celui-ci. Chez Bob Crosby, on retrouve Yank Lawson, spécialiste du répertoire New Orleans, que Armstrong choisira plus tard, à la fin des années 1950, pour jouer les parties tenues autrefois par King Oliver avec le Creole Jazz Band pour les sessions de son album chez Decca, Satchmo : A Musical Autobiography. Chez Count Basie, on retrouve un peu de Satchmo chez Harry ‘Sweets’ Edison et Buck Clayton notamment. Clayton, par exemple, installé à Los Angeles au début des années 1930, a mentionné plusieurs des disques d’Armstrong de cette époque l’ayant fortement marqué. Il découvre le trompettiste avec Confessin’ That I Love You, entendu par hasard un jour qu’il marchait sur Central Avenue : «Je me suis arrêté et je suis resté planté là, à écouter cette sonorité dorée. Je n’avais jamais entendu quelqu’un jouer avec une telle âme!»²⁸ Un autre disque californien va marquer le jeune trompettiste, dont la curiosité va le pousser à aller demander conseil à son idole; à la fin de You’re Lucky to Me, Armstrong termine son solo par un long glissando qui couvre à peu près une octave. Clayton ne pouvait concevoir comment exécuter ce passage sans une trompette spéciale, avec une coulisse. Réussissant à se faufiler en coulisses au Sebastian’s Cotton Club où apparaissait alors Armstrong, le jeune Buck Clayton se vit remettre une photo dédicacée de son idole qui lui promit de lui montrer son truc : «Mais si nous étions à la Nouvelle-Orléans je ne le ferais pas», l’avertit-il aussitôt. «Là-bas, dès que je le jouais je mettais un mouchoir par-dessus mes pistons pour que personne ne puisse voir comment je faisais.»²⁹ Le traînant dans les toilettes du club et insistant pour qu’il partage son mythique petit joint d’avant-concert, Louis devait donc démontrer à un Buck Clayton un peu effrayé comment manipuler les pistons à moitié tout en serrant les lèvres pour réaliser l’effet de long glissando qu’il effectue à la fin de You’re Lucky to Me. Quelques années plus tard, en 1934, recruté par le pianiste Teddy Weatherford, Clayton allait amener le jazz (et un peu de l’esprit de son héros Louis Armstrong) à Shanghai avec ses Harlem Gentlemen. De retour aux USA, il rejoindra ensuite Count Basie à Kansas City, atteignant une assez grande notoriété dès 1937.
J’ai déjà mentionné Rex Stewart souvent, qui devait suivre Armstrong chez Fletcher Henderson, mais c’est surtout à l’orchestre de Duke Ellington, qu’il rejoint en 1935, qu’on l’associe aujourd’hui. Il ne fut d’ailleurs pas le premier armstrongien chez le Duke : dès la fin des années 1920, la section de trompettes y est habituellement constituée d’un spécialiste des sourdines (d’abord Bubber Miley), d’un spécialiste des mélodies sweet (par exemple Arthur Whetsol), et d’un soliste plus extraverti, exubérant, plus showman en quelque sorte, rôle réservé habituellement à des trompettistes au style plus proche de celui d’Armstrong, soit successivement Freddy Jenkins, Stewart lui-même, puis Ray Nance, et enfin les spécialistes du registre suraigu comme Cat Anderson (qui peut être surprenamment armstrongien lorsqu’il ne se projette pas dans la stratosphère) et Al Killian. Même un spécialiste des sourdines comme Cootie Williams peut à l’occasion démontrer un fort tribut à Armstrong; il avait d’ailleurs déclaré à propos de Louis : «Je pensais qu’il était le truc le plus formidable que j’aie jamais entendu. Presque tout le monde avait une idole, et il était mon idole.»³⁰
S’il n’a pas été soliste-vedette comme plusieurs autres
trompettistes de sa génération, Bill Coleman a quand même été un des instrumentistes majeurs des années
1930; dans sa jeunesse à Cincinnati, il apprenait par cœur les solos
d’Armstrong par ses disques avec Fletcher Henderson. On l’a retrouvé par la
suite dans les orchestres de Luis Russell, de Cecil Scott, de Lucky Millinder,
de Benny Carter et de Teddy Hill; mais ce sera plutôt en Europe (avec le
pianiste Freddy Taylor ou avec l’orchestre de Willie Lewis, mais aussi avec
Dicky Wells ou accompagné par Django Reinhardt) et même brièvement en Inde
(avec l’orchestre de Leon Abbey) que Coleman devait connaître ses meilleures
années.
Fats Waller et son Rhythm en 1938: Slick Jones, Herman Autrey, Waller, Cedric Wallace, Al Casey, Gene Sedric.
Bill Coleman était apparu en 1934 sur certains des premiers
disques de Fats Waller et son Rhythm; grâce au marché tout nouveau des
jukeboxes (dont le nom est dérivé des juke joints, les cabarets noirs
populaires de l’époque), la popularité presque immédiate de la formule du Rhythm de Waller sera le point de départ
d’une vogue des disques en petite formation, souvent dirigés vers le marché
afro-américain. Moins chers à produire que des disques en big band, ces faces paraîtront
souvent sur des labels ou des séries à plus petit budget; chez Victor par exemple, alors que la série principale
se vendait 75 cents, puis 50 cents du disque, le label
budget, Bluebird, se vendait lui à 35 cents du disque. D’une certaine
façon, cette vogue du milieu des années 1930 rappelle la série des Hot Fives et
Hot Sevens de la décennie précédente, et l’influence d’Armstrong, vocale aussi
bien qu’instrumentale, se fait bien sentir autant chez Waller et ses imitateurs
que chez d’autres vedettes qui adopteront la formule du petit combo. Comme
trompettistes, en plus de Bill Coleman, on a entendu par exemple chez Waller
Herman Autrey et John ‘Bugs’ Hamilton; avec Bob Howard chez
Decca, on retrouve entre autres Rex Stewart, Bunny Berigan, puis Marty Marsala;
avec Putney Dandridge chez Vocalion ce sont
successivement Roy Eldridge, Bobby Stark, Henry Allen et Doc Cheatham qui
tiennent la trompette; et avec le mystérieux Tempo King
et ses Kings of Tempo chez Bluebird, on peut entendre de nouveau Marty
Marsala. Parmi les plus célèbres petits groupes enregistrant à cette époque on
retrouve aussi bien sûr ceux de Teddy Wilson (souvent avec une jeune Billie
Holiday), et ceux de Lionel Hampton (dont les sessions de 1937 à 1941 réunissent
le gratin des solistes de l’époque), mais ce sera aussi une époque très active
pour nombre de trompettistes-chanteurs qui devaient souvent beaucoup à
Armstrong, en premier lieu Henry ‘Red’ Allen.
À partir de 1934, en parallèle à ses activités chez le Mills Blue Rhythm Band
et dans l’orchestre d’Armstrong lui-même (où il rejoint ses anciens collègues
de chez Luis Russell), pour plusieurs petits labels (Perfect, Melotone, Banner,
Vocalion), Allen va graver environ 75 faces sur à peu près le même
modèle : sur un matériel de chansons populaires (certaines devenues
aujourd’hui très obscures) ou parfois de novelties (Take Me Back to
My Boots and Saddle, On the Beach at Bali-Bali), Allen prend des
vocaux parfois semi-ironiques et toujours assez swinguants et dynamiques,
certainement inspirés par la manière de Louis Armstrong, avant de livrer des
solos d’un assez haut niveau, assez modernes, comme on peut l’entendre par
exemple sur cette version, une des plus belles mais aussi peut-être des plus
méconnues du fameux Body and Soul :
L'orchestre de Henry Allen joue Body and Soul:
Henry Allen (trompette, chant), Dicky Wells (trombone), Cecil Scott (clarinette), Chu Berry (saxo ténor), Horace Henderson (piano), Bernard Addison (guitare), John Kirby (contrebasse), George Stafford (batterie). New York, 29 avril 1935.
Allen n’est pas le seul trompettiste-chanteur charismatique
à avoir propagé l’exemple d’Armstrong au sein de ces petits groupes des années
1930. Trois comparses de la Nouvelle-Orléans s’affirment aussi à la même
époque, soit Wingy Manone chez Vocalion puis Bluebird, Sharkey Bonano avec ses
Sharks of Rhythm également chez Vocalion, et Louis
Prima et sa New Orleans Gang chez Brunswick… et lui aussi chez Vocalion!
Showmen exceptionnels, ces trois italo-américains connaîtront d’assez bons
succès auprès du public, et peuvent être aussi considérés un peu comme des
héritiers d’Armstrong; d’ailleurs Prima prête sa voix à un personnage très
jazzé du Livre de la Jungle de Disney appelé… King Louie!
Parmi les trompettistes armstrongiens s’étant fait connaître au sein de petits groupes, mentionnons aussi Jonah Jones (avec Stuff Smith et ses Onyx Club Boys), et peut-être surtout Oran ‘Hot Lips Page’, que l’imprésario de Satchmo, Joe Glaser, prit sous son aile en 1936, le faisant quitter l’orchestre de Count Basie, encore à Kansas City, pour tenter sa chance en solo à New York. Déjà lors de son arrivée à KC du Texas au début des années 1930, Page savait jouer les solos d’Armstrong note pour note; le saxophoniste Budd Johnson affirmait : «Vous auriez pu les mettre chacun dans une pièce, vous auriez été incapable de les départager.»³¹ Apparaissant dans un autre club réputé, le Smalls Paradise, dès l’été 1937, Page inaugure l’année suivante une série d’enregistrements pour Decca, dont je tire ce Down on the Levee :
Down on the Levee ou Levee Lullaby, par Hot Lips Page and his Band:
Hot Lips Page (trompette, chant), Ben Smith (clarinette, saxo alto), Sam Simmons (saxo ténor), Jimmy Reynolds (piano), Connie Wainwright (guitare), Wellman Braud (contrebasse), Alfred Taylor (batterie). New York, 10 mars 1938.
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Ceux qui ont lu mon texte sur les femmes instrumentistes se souviennent peut-être de quelques trompettistes féminines de grand talent qui savaient souvent évoquer le grand Armstrong, par exemple Dolly Jones (aussi connue sous le nom de Doli Armenra ou Dolly Hutchinson) ou encore une des vedettes des International Sweethearts of Rhythm, Ernestine ‘Tiny’ Davis, qui faisait parfois une imitation assez comique de Louis Armstrong. Mais celle qui devait atteindre la plus grande notoriété dans les années 1930 et 40, c’est certainement Valaida Snow. Thomas Brothers rappelle : «Elle était l’une des vedettes féminines les plus versatiles au sein du circuit des cabarets. (Earl) Hines disait qu’elle pouvait ‘chanter, danser et produire tout un show. Elle pouvait jouer de la trompette, du violon et du piano… Louis Armstrong a presque fait une syncope quand il l’a vue. ‘Boy, je n’ai jamais rien vu d’aussi super,’ m’a-t-il dit.’ Armstrong l’avait invitée au sein de son Sunset Orchestra à s’asseoir à ses côtés pour jouer la deuxième partie de trompette. Éventuellement, elle est devenue un peu une imitatrice d’Armstrong, prenant le surnom de Little Louis lors de son séjour en Angleterre en 1934.»³² Valaida Snow a fait plusieurs disques lors de ses séjours en Europe, principalement à Londres mais aussi à Stockholm et à Copenhague; s’ils mettent principalement de l’avant ses talents de chanteuse (qui devaient quand même beaucoup à Armstrong), on peut constater que son jeu de trompette était aussi fortement influencé par Louis, par exemple sur ce Swing is the Thing, enregistré à Londres en 1937 :
Swing is the Thing, par Valaida Snow (chant, trompette), accompagnée de:
Johnny Claes (trompette), Derek Neville (saxophones alto et baryton), Reg Dare (saxo ténor), Gunn Finley (piano), Norman Brown (guitare), Louis Barreiro (contrebasse), Ken Stewart (batterie). Londres, 8 juillet 1937.
L’arrivée sur la scène du jazz de Roy Eldridge, au milieu des années 1930, marque une nouvelle étape dans l’évolution de la trompette. Selon Thomas Brothers, le jeune Eldridge aurait été fortement marqué par certains des solos d’Armstrong pendant son adolescence, par exemple Gully Low Blues ou Wild Man Blues. Voir Louis en personne au théâtre Lafayette vers 1931-32 sera également révélateur, comme il l’a lui-même raconté : «Eh bien j’ai assisté au premier show et je n’ai pas trouvé que Louis avait été si extraordinaire. Mais dans le deuxième show il a joué Chinatown, My Chinatown. Il a commencé son solo comme un commence un nouveau livre, puis il a construit et construit, chorus après chorus, pour finalement atteindre un point culminant, finissant sur son contre-fa. C’était une vraie apogée, exacte, claire, nette. Le rythme était solide et il avait ce son, qui y collait et le suivait parfaitement. Tout le monde s’est mis debout, y compris moi. Il construisait le truc sans cesse, plutôt que de juste phraser en ligne droite.»³³
Mais Eldridge, s’il a su construire des solos parfois aussi dramatiques que ceux d’Armstrong, a aussi apporté un phrasé plus fluide, moins strictement basé sur le vocabulaire trompettistique et cherchant une articulation plus proche du saxophone; il a raconté par exemple comment il avait appris le fameux solo de Coleman Hawkins sur The Stampede avec Fletcher Henderson. Mais on pourra aussi faire remarquer que le jeune Hawkins avait aussi fortement subi l’influence d’Armstrong, qui venait de quitter Henderson à peine six mois avant l'enregistrement de cette pièce… Par certains côtés, Eldridge rappelle aussi les premiers rivaux de Louis, notamment Jabbo Smith, dont il avait certainement le côté téméraire (et parfois un peu brouillon…). Mais Eldridge représente aussi une certaine modernité, certes incarnée par Armstrong à la charnière des années 1920-1930, mais qui lui échappe peu à peu alors qu’il est de plus en plus perçu comme un amuseur, une vedette populaire à la voix graveleuse, ou même une sorte de phénomène alignant les contre-do en série. Le côté plus sophistiqué d’un Roy Eldridge parle plus à une nouvelle génération, bientôt représentée par les Dizzy Gillespie et Howard McGhee. Mais nous y reviendrons.
Back home: à la Nouvelle-Orléans...
Si Louis Armstrong devient
incontestablement une vedette nationale, puis internationale, il est
aussi indissociablement lié à la Nouvelle-Orléans - la ville qui l’a vu naître - et à ses traditions. Pour les musiciens de la ville, c’est très certainement à
Louis qu’aurait échue la couronne du King, portée jadis
(métaphoriquement bien sûr) par Buddy Bolden, Freddie Keppard et Joe Oliver; on
n’a qu’à voir le triomphe que lui feront par exemple les habitants et les
musiciens locaux lors de son passage dans sa ville natale en 1931! Mais si sa
domination est incontestée, tous les musiciens locaux ne partagent pas ses
choix esthétiques, comme le montre cette anecdote contée par Thomas Brothers à
propos d’un des disques célèbres du Hot Five :
Cornet Chop Suey est un cheval de bataille, dans la tradition néo-orléanaise de High Society ou Clarinet Marmalade, avec en plus l’exemple de Bugle Call Rag, et les formidables munitions que fournissaient une technique perfectionnée. En 1951, lorsque Armstrong réécouta son enregistrement de la pièce, ça lui rappela les concours de virtuosité de sa jeunesse à la Nouvelle-Orléans, avec Buddie Petit, Joe Johnson, et Kid Rena. ‘Nous étions tous très rapides sur nos cornets,’ commenta-t-il. Lorsque l’enregistrement sortit, son but était très clair au pays. Kid Rena perdit un duel contre Lee Collins, qui remporta la victoire en rejouant Cornet Chop Suey note pour note. Lorsqu’on lui demanda pourquoi il n’avait pas aussi joué les solos d’Armstrong pendant l’affrontement, Rena ne cacha pas son mépris : ‘Parce que Louis est là-bas dans le Nord à faire des disques et à jouer de bas en haut comme s’il était cinglé ne veut pas dire qu’il est si fort. Il ne joue pas de cornet sur son horn; il imite une clarinette! Il fanfaronne!’ Rena avait entendu Armstrong fanfaronner à la Nouvelle-Orléans en jouant les parties de clarinette de High Society et de Clarinet Marmalade; et maintenant son ancien rival mettait la barre encore plus haute.³⁴
Kid Rena fait partie de ces musiciens qui ne sont jamais
«montés dans le Nord», comme d’autres légendes locales, Buddie Petit, Chris
Kelly et Kid Howard. Lee Collins, lui, avait passé du temps à Chicago dans les années
1920; c’est même lui qui devait remplacer Armstrong chez King Oliver en 1924 :
Oliver a écrit à ses amis au pays, pour leur demander qui étaient les meilleurs parmi les jeunes cornettistes. Éventuellement, Lee Collins fut identifié, envoyé à Chicago, et installé comme second cornettiste aux Lincoln Gardens. Quelqu’un du public demanda à entendre High Society, mais Oliver répondit qu’ils ne pouvaient pas le jouer puisqu’ils n’avaient pas de clarinettiste de la Nouvelle-Orléans (pour jouer le fameux solo jadis introduit par Alphonse Picou). Collins s’avança et offrit de jouer la partie sur son cornet, exactement comme Armstrong le faisait. À la fin de la soirée, le videur se tourna vers Oliver et lui dit, ‘Joe, c’est la première fois que je te vois sourire depuis que ton pote Louis est parti du band.'³⁵
Mais Collins n’enregistra pas avec Oliver; on peut l’entendre en revanche sur quelques pièces la même année avec les Kings of Jazz de Jelly Roll Morton, gravées pour le petit label Autograph. Il devait bientôt rentrer à la Nouvelle-Orléans, où il grava en 1929 quatre faces pour Victor avec un orchestre co-dirigé par le saxophoniste David Jones (un autre ancien de chez Oliver). Écoutons par exemple ce Duet Stomp où il est particulièrement armstrongien :
Duet Stomp, par le Jones & Collins Astoria Hot Eight:
Lee Collins (trompette), Sidney Arodin (clarinette), Theodore Purnell (saxo alto), David Jones (saxo ténor), Joe Robichaux (piano), Emmanuel Sayles (banjo), Al Morgan (contrebasse, chant), Joe Strode (batterie). New Orleans, 15 décembre 1929.
Le groupe de Kid Howard sur Bourbon Street dans les années 1930:
Kid Howard, Sammy Hopkins, Hermon Mitchell, Junious Wilson.
Si Lee Collins avait passé du temps à Chicago, et devait y retourner après un bref séjour à New York dans l’orchestre de Luis Russell, Avery ‘Kid’ Howard, lui, devait rester un des trompettistes locaux les plus prisés à la Nouvelle-Orléans pendant les années 1930. Mais peu de traces de la musique néo-orléanaise de cette époque subsiste; les programmes des différents labels ayant envoyé des techniciens sur place pour capter des orchestres locaux avaient été brutalement interrompus par la Grande Crise de 1929. Interviewé plus tard, Howard avait affirmé : «Mes meilleures années c’étaient les années 30, quand je jouais tous les trucs de Louis.»³⁶ Samuel Charters, auteur d’importants livres sur la Nouvelle-Orléans, abonde dans le même sens : «Les années trente étaient comme vides. Personne n’avait d’argent pour écouter de la musique. S’il y avait eu un King dans les années 1930, ça aurait probablement été Kid Howard, jouant avec une force brute et une sorte de résignation pendant ces chauds étés.»³⁷ Des acétates retrouvés dans les années 1960 chez le guitariste Frank Murray nous permettent de nous faire une idée du jeu de Howard, qui semble effectivement canaliser l’esprit du roi Armstrong, absent, dans la ville qui l’avait vu naitre…
Kid Howard (trompette, chant) et Frank Murray (guitare) jouent St. Louis Blues. New Orleans, 1938.
3.
…et partout dans le Monde :
Au même moment où la carrière de
Louis Armstrong prend son envol, tout au long des années 1920, le jazz hot
se répand peu à peu dans le monde entier, disséminé par nombre de musiciens
à l’âme plus nomade; pensons par exemple à Sidney Bechet ou à Sam Wooding qui se sont rendus jusqu’en URSS dès
1926 (on a même vu l’orchestre de Wooding dans un film de Dziga Vertov);
pensons à Valaida Snow (qui prenait parfois le
surnom de Little Louis ou Lady Louis) qu’on a entendue à Shanghai, Singapour, Djakarta
et Calcutta dès la deuxième moitié des années 1920; pensons à l’orchestre de Sonny Clay, expulsé d’Australie en
1928 à cause de lois racistes; pensons au pianiste
Teddy Weatherford, qui dirigea au début des années 1930 un orchestre à
Bombay avant de se rendre successivement à Djakarta, à Shanghai (avec Buck
Clayton), au Sri Lanka, avant de revenir en Inde, à Calcutta; pensons à Bill Coleman, qu’on retrouve dans les années 1930 à
Bombay, à Paris, puis au Caire.
Un des pionniers un peu oubliés de cette exceptionnelle diffusion du jazz un peu partout dans le monde (qui mériterait un stream à elle seule), le trompettiste Arthur Briggs était venu en Europe dès 1919 avec le Southern Syncopated Orchestra de Will Marion Cook, dans lequel on trouvait aussi (déjà!) Sidney Bechet. Il passe une bonne partie des années 1920 en Europe, en Belgique (avec le Creole Five, avec son Savoy Syncopated Orchestra), puis, entre 1926 et 1928, à Berlin. En 1931, il se fixe en France, où il co-dirige un orchestre avec le pianiste Freddy Johnson. Entendons-les par exemple dans :
On entend aussi Briggs avec
le Quintette du Hot Club de France et avec Coleman Hawkins; mais à
l’Occupation, il est envoyé dans un camp de prisonniers politiques, et malgré
qu’il ait repris ses activités après la Guerre, il mourra largement oublié à
Clichy en 1991.
Parmi les musiciens européens qui se réclameront directement de Louis Armstrong, le britannique Nat Gonella a eu une longue et fructueuse carrière, notamment avec son propre groupe, les Georgians, dont le nom découlait de la popularité de sa version de la fameuse chanson de Hoagy Carmichael, Georgia on My Mind, qu’il avait gravée avec l’orchestre de Lew Stone dès 1932. C’est aussi en 1932 qu’il rencontre son idole, de passage à Londres; les deux trompettistes se lieront d’amitié. Gonella avait déjà par ailleurs reconnu l’influence inévitable des rares disques d’Armstrong qui pouvaient se trouver en Angleterre lors de ses années de formation : «À défaut d’être soi-même un génie musical, le mieux à faire est de prendre comme modèle quelqu’un qui en est vraiment un.»³⁸ C'est peut-être dans ses premiers enregistrements avec l'orchestre de Billy Cotton, des essais parfois maladroits d'un orchestre de danse et de solistes hot britanniques tentant de transmettre quelque chose du jazz qu'ils entendaient surtout sur disque, qu'on perçoit le mieux l'influence d'Armstrong, par exemple sur cette version de Bessie Couldn't Help It d'octobre 1930, qui ne manque pas de charme :
On aura compris que l’influence de Louis Armstrong a pénétré assez rapidement en Europe dès la fin des années 1920; en France par exemple, Philippe Brun réalise une synthèse entre le jeu d’Armstrong et celui de Bix Beiderbecke, un peu comme le faisaient à la même époque certains solistes américains de premier plan comme Bunny Berigan ou Rex Stewart. Au Japon, le pionnier Fumio Nanri, que Louis lui-même surnommera plus tard le ‘Satchmo du Japon’, essaie comme il le peut de porter un peu de l’esprit d’Armstrong avec ses Hot Peppers, dans des circonstances assez difficiles au vu du climat social et politique de l’époque. En Norvège, Rowland Greenberg, également cycliste d’élite, avait été d’abord fortement influencé par Nat Gonella; il joue en Angleterre avec Vic Lewis et George Shearing à la fin des années 1930, avant de diriger ses propres orchestres swing à Oslo. En URSS, on retrouve le trompettiste Eddie ou Adi Rosner, qui s’était illustré à Berlin puis, après l’arrivée des nazis, en Pologne, avant de rejoindre au début de la guerre Bialystok (où il fondera l’Orchestre de Jazz de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie); on le surnommera le «Louis Armstrong polonais» ou le «Louis Armstrong blanc», bien qu’il semble avoir surtout joué de la musique légère (ce qui n’est pas tellement surprenant, vu la politique culturelle très stricte de l’URSS sous Staline. Écoutons quelques extraits de ces émules d’Armstrong au niveau international :
Un montage de 4 solos: Philippe Brun sur Broken Hearted Blues (accompagné par Joseph Reinhardt, 1938); Rowland Greenberg sur Big Apple (avec son Rowlands Orkester, 1942); Fumio Nanri sur The Tokyo Riff (avec le Victor Hot Club, vers 1947); et Eddie Rosner sur St. Louis Blues (avec l'orchestre de jazz de la SSR de Biélorussie, vers 1944).
La guerre va cependant changer bien des choses. En Allemagne, au Japon et dans les pays occupés, le
jazz devient suspect, assimilé par les nazis à une musique barbare, ou plutôt
«dégénérée» (entartete musik, selon le nom de l’exposition
organisée par le régime nazi à Düsseldorf en 1938). En Norvège occupée, le disque de Rowland Greenberg
dont nous venons d’entendre un extrait est banni par le régime, et son auteur
est emprisonné pour avoir distribué des films de jazz. Au
Japon, Fumio Nanri sert comme aide-soignant dans l’infanterie. En URSS, Eddie Rosner et son orchestre se produisent
pour les combattants de la Grande Guerre Patriotique, et même une fois pour
Staline lui-même; mais après la guerre et avec la montée de la guerre froide,
le jazz, associé à l’Amérique décadente, redevient très mal vu par le régime
soviétique, et Rosner, tombé en défaveur, se
retrouve un temps au goulag, d’abord à Khabarovsk, puis dans la région de la
Kolyma.
Louis Armstrong sur scène avec les All Stars au Town Hall, New York, en 1947:
Jack Teagarden, Dick Cary, Armstrong, Bobby Hackett, Peanuts Hucko, Bob Haggart, Big Sid Catlett.
L’après-guerre va aussi apporter des
changements aux USA, peut-être moins dramatiques mais pas moins
profonds. Au cours des années 1940, une taxe sur les cabarets où l’on danse,
notamment, va métamorphoser l’offre musicale, qui passe tranquillement des big
bands aux solistes et aux petits groupes qu’on vient pour écouter en buvant un
verre plutôt que pour danser. Dans les années qui suivent directement la fin de
la Guerre, les big bands vont décliner et
Armstrong lui-même va dissoudre le sien en 1947 pour désormais se produire avec
une petite formation, les All Stars, dont le format ramenait aux ensembles des
années 1910 et 1920. Ce faisant, Louis Armstrong va à la fois s’inscrire dans le mouvement de ce qu’on a appelé le Revival,
ou la renaissance du jazz traditionnel, et s’en distinguer, puisque
contrairement à bon nombres de groupes qui apparaissent à cette époque un peu
partout aux USA et dans le monde, les incarnations successives des All Stars ne
cherchent pas à recréer des méthodes plus collectives d’un autre âge mais demeurent un écrin
pour Armstrong lui-même. Beaucoup des trompettistes du Revival et du
Dixieland d’après-guerre cherchaient une soi-disant pureté originelle, associée
aux groupes qui privilégiaient l'ensemble aux solos, et autant Lu
Watters, Bob Scobey et Doc Evans que les figures montantes du jazz Trad
britannique comme Humphrey Lyttelton, Freddy Randall ou Ken
Colyer, s’ils respectaient tous l’exemple de
Louis Armstrong, prenaient plutôt comme modèles des trompettistes au style plus
sobre, autant King Oliver, Tommy Ladnier et Bunk Johnson, que Paul Mares, Bix
Beiderbecke ou même Nick LaRocca, voire les trompettistes du style Chicago.
Mais hors des milieux du jazz traditionnel et classique (ce
qu’on appellera bientôt, à la fin des années 1950, le jazz mainstream), la manière de Louis Armstrong, héritée d’une époque où
la musique et le spectacle étaient régies par des codes désormais vus comme
désuets, sera jugée assez durement. Comme le rappelle Thomas Brothers :
Au début des années 1930, il avait choisi When It’s Sleepy Time Down South comme sa chanson-thème, avec son imagerie des ‘noirauds qui chantent sous la Lune pâle’ dans une ignorance heureuse et béate. En 1942, il interprète la chanson dans un court métrage du même titre, assis sur une balle de coton en chemise à carreaux avec un chapeau de paille sur la tête – le costume complet d’un authentique noir des plantations, au vu d’une toute nouvelle génération d’Américains blancs. Au début des années 1950, lorsque le mouvement pour les droits civiques commence à prendre de l’ampleur, certains afro-américains devaient brûler des exemplaires de cette chanson en protestation, le forçant à en sortir une nouvelle version avec des paroles modifiées. ‘Louis est le personnage des plantations que beaucoup d’entre nous… jeunes hommes… méprisons,’ expliqua Dizzy Gillespie en 1949. Gillespie et Armstrong devinrent plus tard des amis proches, mais pour d’autres il fut plus dur de dissocier son image de ces fantaisies dégradantes.³⁹
Cette image, qui colle à Armstrong à une époque où les boppers représentent une attitude plus moderne au jazz et à la société de leur époque, ne s’applique pas uniquement à lui mais plutôt à toute une génération dont le rapport à la performance et au divertissement semble appartenir à un autre temps; on pense par exemple à Fats Waller ou à Cab Calloway, deux performers de grand talent qui devaient tous deux quelque chose à l’exemple d’Armstrong, et qui étaient aussi assez sévèrement jugés par la nouvelle génération. Dizzy Gillespie, comme chef de file du bop, cherche alors à s’inscrire en porte-à-faux par rapport à Armstrong en mettant de l’avant un style musical, et même vestimentaire, se démarquant radicalement de celui de son célèbre ainé. Mais Gillespie appartient bien à un continuum «trompettistique» dont le point de départ est Louis Armstrong, et dont les jalons étaient Henry ‘Red’ Allen, Jabbo Smith, Roy Eldridge (son modèle de jeunesse) et Charlie Shavers. Le jugement des modernes envers la persona que présentait Armstrong au public n’empêchait pas un grand respect du musicien qu’il était; Miles Davis par exemple, dont le style et l’attitude étaient en tout opposés à ceux d’Armstrong, déclarera pourtant : «J’adore Pops. (…) Vous savez, vous ne pouvez rien jouer sur la trompette que Louis n’aie déjà joué – je veux dire même moderne.»⁴⁰ Mais peu de temps avant que le mouvement pour les droits civiques ne prenne de l’ampleur, il est vrai que la figure du sympathique amuseur qu’était Louis pouvait choquer la fibre militante de certaines figures et d’une partie de la population afro-américaine; et si son triomphe aux célébrations du Mardi Gras à la Nouvelle-Orléans en 1949 fut, pour le fier fils de cette ville, un grand honneur qui lui valut d’être le premier musicien de jazz à faire la Une du prestigieux magazine Time, son apparition en Roi des Zoulous, grimé en blackface, fut sévèrement jugée par la presse afro-américaine. Mais on sait aussi la grande colère qui l’anima plus tard au moment des évènements de Little Rock, prouvant peut-être que certains l’avaient classé un peu vite comme un «Oncle Tom»…
4. Les hommages:
Si donc pour les modernes, Louis
Armstrong fut à la fois admiré pour son art et dénigré pour son image,
il restera un modèle pour les trompettistes issus de courants plus classiques
ou traditionnels du jazz. Dans son remarquable pot-pourri baptisé Story of the
Jazz Trumpet, gravé en 1954, le trompettiste Charlie
Shavers débute son panorama de l’instrument par une imitation assez
juste d’Armstrong sur son thème When It’s Sleepy Time Down South. Né à
la Nouvelle-Orléans et d’abord remarqué chez Count Basie, Joe Newman dédie un disque
complet à Louis en 1956 pour RCA Victor, Salute to Satch. L’année
suivante, c’est au tour d’un disciple fidèle d’Armstrong, Teddy Buckner, de lui
dédier A Salute to Louis Armstrong. Émergeant au début des années
1950, le cornettiste originaire de Boston, Ruby
Braff, s’inspire comme bien d’autres avant lui à la fois de Louis et
de Bix Beiderbecke pour développer un style personnel qui en fera une des
figures majeures du jazz mainstream; Jack Teagarden l’avait surnommé le
«Louis Armstrong de l’Ivy League» (en référence aux collèges et universités huppés
de la Côte Est, par exemple Harvard près de Boston justement…). À la fin des
années 1990, Braff dédie à Louis son disque Being
with You. Mais si Armstrong était imitable (on l’a vu plusieurs fois
jusqu’à maintenant), beaucoup moins de trompettistes s’y réfèrent directement
dans les dernières décennies de sa carrière, et de ses anciens rivaux toujours
actifs, il n’y a guère que Henry ‘Red’ Allen qui
conserve dans les années 1950 et 1960 une certaine stature. Cependant, nombre
de musiciens ayant émergé à l’ère des big bands vont suivre l’exemple de Louis
et revenir aux petits groupes Dixieland ou Swing, et des solistes comme Allen,
Buck Clayton, Rex Stewart ou Bobby Hackett livrent
certains des meilleurs disques de leurs carrières à cette époque (on écoutera
avec curiosité, par exemple, un disque de Hackett de 1964 baptisé Hello
Louis, où on l’entend jouer des pièces associées à Armstrong avec, parmi ses
accompagnateurs, Steve Lacy!).
En 1970, c’est un Louis Armstrong quelque peu amaigri qui célèbre son 70e anniversaire au festival de Newport (il avait toujours affirmé être né le 4 juillet 1900), avec à ses côtés Hackett et quelques autres trompettistes de premier plan, notamment Ray Nance, Joe Newman, Wild Bill Davison, Dizzy Gillespie et Jimmy Owens. Représentant la Nouvelle-Orléans, le New Orleans Ragtime Orchestra, le Eureka Brass Band et le Preservation Hall Jazz Band mettaient en vedette les vétérans Percy Humphrey, Lionel Ferbos et De De Pierce. Invitée d’honneur du concert, Mahalia Jackson sera rejointe par Armstrong pour une reprise de Just a Closer Walk with Thee. Quelques jours auparavant, à Los Angeles, un autre concert hommage avait eu lieu, où Armstrong avait pu chanter de nouveau Rockin’ Chair avec son auteur, Hoagy Carmichael, et où on avait pu entendre des recréations d’un orchestre de l’époque des riverboats, du Creole Jazz Band de King Oliver (avec le vétéran Andrew Blakeney), du Hot Five (avec Teddy Buckner) et des All-Stars (avec Doc Evans, accompagné par Claude Luter et Maxime Saury). Pour accompagner Louis lui-même, on retrouve Clark Terry, Barney Bigard, Benny Carter et Louis Bellson entre autres.
Toujours en 1970, en avril, Armstrong ne parut
malheureusement pas à la première édition du New
Orleans Jazz & Heritage Festival, mais il fut évidemment évoqué,
notamment par une performance de l’orchestre de Punch Miller. Duke Ellington y présenta aussi quelques mouvements de sa New
Orleans Suite, et pour la version complète, enregistrée quelques
semaines plus tard, il confia à Cootie Williams ce portrait de Louis Armstrong :
Portrait of Louis Armstrong, tiré de la New Orleans Suite par Duke Ellington:
Cootie Williams, Cat Anderson (trompettes), Mercer Ellington, Al Rubin, Fred Stone (trompettes, bugles), Booty Wood, Julian Priester (trombones), Chuck Connors (trombone basse), Russell Procope (clarinette, saxo alto), Norris Turney (saxo alto, clarinette, flûte), Harold Ashby (saxo ténor, clarinette), Paul Gonsalves (saxo ténor), Harry Carney (saxo baryton, clarinette, clarinette basse), Duke Ellington (piano), Joe Benjamin (contrebasse), Rufus Jones (batterie). New York City, 13 mai 1970.
La disparition de Louis Armstrong, en juillet 1971, marque la fin d’une époque de l’histoire du jazz et le passage d’une génération de musiciens dont la relation au public datait d’un temps où les codes étaient très éloignés de ceux de la génération montante qui d’une part s’engouffrait alors dans un mouvement de fusion avec les formes venues du rock, et d’autre part cherchait à dépasser le milieu purement jazzistique en s’inscrivant souvent dans le grand continuum de la musique noire (ou Great Black Music), à l’instar du discours porté par Duke Ellington lui-même, mais aussi par certaines figures de l’avant-garde musicale, par exemple les membres de l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) dont étaient issus Leo Smith et l’Art Ensemble of Chicago de Roscoe Mitchell et Lester Bowie, dont le slogan était justement Great Black Music, Ancient to the Future. Bowie, qui posait un peu ironiquement en 1968 la question de la mort du jazz avec la pièce Jazz Death?, questionnera aussi les formes populaires (notamment plus tard dans les années 1980 avec son Brass Fantasy), et c’est avec une reprise de Hello Dolly qu’il évoque Louis Armstrong en 1974 sur son album Fast Last!, dont le deuxième pressage prendra le titre de cette pièce qui avait été le plus gros hit d'Armstrong dix ans auparavant.
Lester Bowie (trompette) joue Hello Dolly, accompagné par John Hicks (piano). Septembre 1974.
L’œuvre de Louis Armstrong ne se prête peut-être pas si bien aux relectures post-modernes parce que, contrairement à Jelly Roll Morton, à Duke Ellington ou même à son ami Hoagy Carmichael, son héritage est plus immatériel, plus lié à la performance, à l’interprétation, qu’à l’écriture. On doit à Armstrong quelques thèmes bien sûr (souvent écrits en collaboration, notamment avec Lil Hardin Armstrong, sa deuxième épouse, pianiste de talent qui fut largement responsable de l’éclosion de sa carrière dès les années 1920); mais ses disques les plus célèbres furent rarement issus de sa plume. Un thème comme Struttin’ with Some Barbecue, crédité à Lil seule bien que Louis y ait certainement contribué, est peut-être celui qui fut le plus souvent repris par des musiciens se réclamant de mouvements plus modernes, depuis Gil Evans à la fin des années 1950 jusqu’au groupe berlinois de musique contemporaine Zeitkratzer, du pianiste Reinhold Friedl, en passant par Lee Konitz, Lol Coxhill ou Roswell Rudd. Isolons un projet assez remarquable du trompettiste allemand Thomas Heberer (que vous connaissez peut-être comme membre de l’ICP Orchestra) : paru en 2002, l’album What a Wonderful World, en duo avec le contrebassiste Dieter Manderscheid, est une relecture originale et une évocation très créative des divers aspects de l’œuvre de Louis Armstrong.
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La grande majorité des hommages posthumes à Louis Armstrong
s’inscriront plutôt dans une démarche plus formelle et révérencielle, illustrée
par des spécialistes du jazz classique comme Dick Hyman,
qui arrange et dirige un concert à Carnegie Hall en 1974 avec la New
York Jazz Repertory Company, concert baptisé Satchmo Remembered, où on put
entendre Ruby Braff, Ray Nance, Pee Wee Erwin et Joe Newman. Le projet le plus
ambitieux dans cette veine est très certainement celui du
trompettiste suédois Bent Persson, se basant sur un recueil de solos paru
à la Melrose Music Company en 1927. À cette époque, désirant publier des
transcriptions des chorus et des breaks du grand trompettiste, l’éditeur
Walter Melrose et le pianiste Elmer Schoebel eurent l’idée de demander à
Armstrong d’enregistrer sur une cinquantaine de cylindres de cire ses solos,
qui furent ensuite transcrits et publiés afin que les Louis Armstrong en herbe
puissent les apprendre directement sur partition. 125 Jazz Breaks for
Trumpet et Fifty Hot Choruses for Cornet reproduisaient donc des
enregistrements désormais perdus depuis longtemps, et Persson
se donna la mission de reproduire ces enregistrements le plus fidèlement
possible. Initié dans les années 1970, le projet ne fut complété qu’en 2002, et
publié en plusieurs volumes sur le label Kenneth. Persson semble s’être spécialisé
dans le répertoire d’Armstrong, accompagnant par exemple la légendaire chanteuse
Eva Taylor (que Louis avait accompagné une petite cinquantaine d’années plus
tôt…) lors de son passage en Suède, et collaborant avec plusieurs formations s’inscrivant
dans une démarche de recréation du répertoire des années 1920 et 1930, par
exemple celles du pianiste britannique Keith Nichols, les
New Jazz Wizards du batteur Pam Pameijer (pour deux volumes d’interprétations
des Hot Fives et Hot Sevens, vers 2000), ou encore avec les Royal Blue Melodians
pour un disque autour du répertoire d’Armstrong en big band, For the Love of
Satchmo. Moins spécifiquement dédiés au style d’Armstrong mais tout aussi
spécialisés dans le répertoire classique sont les trompettistes Byron Stripling
et Randy Sandke, tous deux membres des New York
Allstars, responsables de deux disques-hommages sur l’étiquette Nagel Heyer,
We Love You, Louis! en 1996, suivi de Oh Yeah deux ans plus tard,
et enfin de The Re-discovered Louis and Bix en 2000, un disque dédié à des pièces et arrangements
inédits associés aux deux grands trompettistes. Parmi les spécialistes du
répertoire des années 1920 et 1930, je dois aussi mentionner le multi-instrumentiste Chris Tyle, originaire de Portland,
Oregon, qui fut longtemps actif à la Nouvelle-Orléans avec son Silver Leaf Jazz
Band. Vétéran des All Stars de Louis Armstrong, le
contrebassiste Arvell Shaw se produisit souvent dans les années 1990
avec le Louis Armstrong Legacy Band, gardant bien vivante la flamme héritée
directement de Satchmo! Mais les évocations de Louis Armstrong ne sont pas l’apanage
des spécialistes du répertoire historique, comme le prouvent les deux disques
du Satchmo Legacy Band avec Freddie Hubbard, ou
encore un Tribute to Louis Armstrong par Marcus Belgrave, qu’on associe plus volontiers au
collectif de musiciens de Detroit autour du légendaire label Tribe qu’au
répertoire de Satchmo! Nous pouvons aussi remarquer que depuis la célébration du 70e anniversaire de Louis Armstrong à Newport, la multiplication des festivals de jazz un peu partout dans le monde a souvent permis l'organisation d'évènements spéciaux ou de groupes éphémères assemblés autour de concepts parfois flous, ou pour rendre hommage à certains grands du jazz (et même, de plus en plus, des hommages à des artistes n'ayant pas grand lien avec cette musique...); il y a même depuis 2001 un Satchmo Summerfest au début août à la Nouvelle-Orléans! On peut visionner sur YouTube un exemple plutôt réjouissant de ce genre d'évènement filmé à l'occasion du JVC Jazz Festival au Casino de Newport en 1990, 20 ans après le fameux concert où Louis Armstrong avait entonné son célèbre Sleepy Time Down South; autour d'un Wynton Marsalis qui n'avait pas encore 30 ans, sont rassemblés pour ce Jubilee trois autres géants de la trompette: un Doc Cheatham de 85 ans, plus le vétéran Ruby Braff et le virtuose Jon Faddis, qui ouvre son solo avec une citation intégrale de la fameuse cadence de West End Blues!
Wynton Marsalis, Doc Cheatham, Ruby Braff et Jon Faddis jouent Jubilee de Hoagy Carmichael au Casino de Newport en 1990. Louis Armstrong avait gravé cette pièce pour Decca en 1938.
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À gauche: Louis Armstrong joue pour des enfants chez lui dans Queens, NY.
À droite: Wynton Marsalis joue dans l'escalier de la maison de Louis Armstrong.
Les références au passé et à l’histoire du jazz sont
devenues monnaie courante depuis une quarantaine d’années et la montée de la mouvance
dite néo-conservatrice associée à Wynton Marsalis et à
ses disciples. Comme fils célèbre de la Nouvelle-Orléans, Marsalis met
évidemment régulièrement de l’avant l’influence de Louis
Armstrong sur son jeu, et si comme compositeur il se réclame plutôt de
Duke Ellington, il a rendu souvent hommage à Armstrong, évidemment pour cet évènement dont nous venons de voir un extrait, à Newport en 1990, mais aussi au festival de Marciac, notamment avec son septette en 2000. En
2015, on a même entendu ce virtuose exceptionnel jouer d’une trompette ayant
appartenu à Louis Armstrong lors d’un évènement au Smithsonian à Washington, D.C.
Mais Marsalis n’est évidemment pas le seul néo-orléanais à se réclamer de l’héritage
d’Armstrong; le deuxième album du trompettiste Leroy
Jones, par exemple, s’intitulait Props for Pops; et en 2001,
Nicholas Payton fait paraître sur Verve un hommage
assez somptueusement produit, Dear Louis, où il invite par
exemple Dr. John, personnage flamboyant qui devait certainement beaucoup à
Armstrong. En 2014, Dr. John fait d’ailleurs paraître son propre hommage au grand
trompettiste, Ske-Dat-De-Dat : The Spirit of Satch,
où Payton se voyait retourner le compliment.
Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter que le soleil brille durant votre Temps des Fêtes, et qu’à vous laisser avec une évocation d'un autre géant souriant et bien de saison, le Père Noël lui-même et Santa Claus Blues!
Pam Pameijer's New Jazz Wizards: Santa Claus Blues
Bent Persson (cornet), Matthias Seuffert (clarinette, saxo alto), Jim Snyder ou David Sager (trombone), Keith Nichols (piano, chant), John Gill (banjo, guitare), Vince Giordano (tuba, contrebasse), C.H. "Pam" Pameijer (batterie). 29-30 avril 2000.
Michael Brooks : livret pour Jack Purvis, 1928-1935, Jazz Oracle, 2002.
Thomas Brothers : Louis Armstrong, Master of Modernism, W. W. Norton & Company, 2014.
Brian Rust : Jazz Records 1897-1942, Arlington House Publishers, 1978.
Rex Stewart : Jazz Masters of the 30s, Da Capo Press, 1982.
Richard M. Sudhalter : Lost Chords: White Musicians and Their Contributions to Jazz 1915-1945, Oxford University Press, 2001.
Scott Yanow : Trumpet Kings, Backbeat Books, 2001.
Notes:
7. Brothers: op. cit., p. 194.
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