Dans le film Jack Paradise, Les nuits de Montréal,
paru en 2004, le réalisateur et auteur Gilles Noël présente une version
quasi-mythologique des grandes années du jazz à
Montréal, un peu à la manière d’une imagerie d’Épinal (avec ses
personnages très typés : l’artiste parti de rien, le père réfractaire, la
chanteuse héroïnomane, le patron mafieux, les policiers corrumpus, etc). À une
époque où Roy Dupuis incarnait quelques légendes
québécoises à l’écran, avec le rôle d’Alexis dans Séraphin et
bientôt celui de Maurice Richard, sa composition de Jacques Paradis alias Jack
Paradise, «p’tit gars de Saint-Henri», pianiste talentueux fasciné par le jazz
pratiqué par certains de ses voisins noirs de la Petite Bourgogne, s’inscrivait
aussi à sa façon dans cette légende, évoquant aussi le personnage de la chanson
de Robert Charlebois, Joe ‘Finger’ Ledoux, œuvrant dans les clubs d’une époque révolue et plutôt fantasmée. Revu
après plus d’une quinzaine d’années, le film est quelque peu brouillon; ses
qualités tiennent surtout dans les rôles donnés à plusieurs afro-québécois, à
la présence d’acteurs véritables de la scène du jazz montréalais comme Michel
Donato, le regretté Hugo St-Cyr ou le vétéran
guitariste Tony Romandini, ainsi qu'à la musique assez juste de James Gelfand.
Mais si Jack Paradise est un personnage fictif, son histoire est basée sur la vie de véritables musiciens actifs dans les années
1930, 40 et 50, et on peut dire que c’est un amalgame, un composite que nous
voyons à l’écran, évoquant la mémoire de jazzmen québécois (on aurait dit à
l’époque Canadiens-français) comme Adrien Paradis (alias Eddy Paradise), Willy
Girard, Robert ‘Bob’ Langlois, mais aussi
quelques virtuoses afro-montréalais comme Harold ‘Steep’ Wade ou encore Oscar
Peterson lui-même, qui est évidemment le musicien le plus célèbre issu de la
foisonnante scène du jazz et des clubs des années 1940. J’ai
eu envie d’évoquer cette époque de l’histoire jazzistique de la métropole, qui fait encore partie de l’imaginaire collectif des
Montréalais, malgré des traces tangibles plutôt rares; en effet, seule une poignée
de disques subsiste de cette époque, et des boîtes de nuit (démolies ou converties
depuis longtemps en tours à bureaux, clubs de
danseuses nues, stationnements ou commerces les plus
divers); de ces clubs donc, il ne reste pas grand-chose. Il faut
souligner ici le travail de quelques historiens qui se sont penchés sur le
sujet, notamment Mark Miller, spécialiste de
l’histoire du jazz au Canada, et surtout John Gilmore,
dont le remarquable Swinging in Paradise, paru en 1988, a été traduit en
français sous le titre Une histoire du jazz à
Montréal en 2009; ayant recueilli des
témoignages de certains des acteurs de ce qui nous semble désormais l’époque
héroïque du jazz montréalais, Gilmore brosse une véritable histoire (surtout
orale), racontant la vie de musiciens n’ayant pour la plupart jamais fait de
disques ou préservant les échos de jam sessions aux petites heures du matin
dans des clubs disparus depuis longtemps… Ce
sont quelques chapitres de cette histoire qui se lit parfois comme un
palimpseste que je vais tenter de faire revivre aujourd’hui, grâce à quelques
enregistrements et documents, la plupart peu connus; c’est pourquoi j’ai
baptisé cette nouvelle diffusion Montréal : Traces de jazz.
Des traces des musiques afro-américaines, particulièrement le ragtime, on en retrouve dès les premières années du
XXe siècle à Montréal, avec quelques spécialistes de l’accompagnement de films
muets comme le compositeur Jean-Baptiste Lafrenière (pianiste au Ouimetoscope dès 1909), mais aussi avec Willie Eckstein, Harry Thomas
ou Vera Guilaroff. À cette époque déjà, et depuis les dernières décennies du
XIXe siècle, la population noire de Montréal s’était
concentrée dans le faubourg Saint-Antoine (là où on retrouvera plus tard
plusieurs des clubs dont je vous parlerai aujourd’hui) et dans la
Petite Bourgogne (Little Burgundy). Je n’ai pas
l’ambition ni les compétences d’historien pour faire ici un résumé de
l’histoire des afro-montréalais (on se référera à l'ouvrage de Dorothy W. Williams, The Road to Now: A History of Blacks in Montreal, Véhicule Press); je me contenterai de mentionner que les
habitants de ces quartiers étaient d'origine afro-canadienne (beaucoup en
provenance de Nouvelle-Écosse), afro-américaine (descendants de Noirs du Sud
ayant fui l’esclavage) et, plus récemment, caraïbéenne. Comme partout en Amérique du Nord, la discrimination était très présente
à Montréal; les afro-montréalais ne pouvaient
souvent aspirer qu’à des emplois subalternes, dégradants et mal payés, et ils
étaient souvent écartés même des emplois en usine. Les
femmes, lorsqu’elles travaillent, sont reléguées aux emplois
domestiques; les hommes, eux, trouvent notamment
des postes de porteurs de wagons-lits pour le Canadian Pacific. La ville offre néanmoins selon
plusieurs témoignages une atmosphère raciale
moins étouffante que celle de bien des villes américaines, atmosphère qui se
reflète bien dans les relations qui se nouent parfois entre des musiciens de
différentes origines, Noirs et Blancs, anglophones et francophones, dans
plusieurs clubs de la ville.
Bibliothèque de l'Université Concordia, Collections Spéciales.
Musicalement, l’impulsion jazzistique d’origine, passée la vogue du ragtime, viendra naturellement de musiciens américains de passage pour des périodes plus ou moins longues, comme Slap Rags White, Millard Thomas et son Famous Chicago Novelty Orchestra (qui enregistrent 8 titres à Montréal pour Ajax en 1924), les frères Johnson et les frères Shorter, ou un peu plus tard Al Cowans et le Tramp Band (qu’on avait vus dans le film Stormy Weather). Pour les Américains des années 1920 par exemple, l’absence de lois prohibitives sur l’alcool et la réputation déjà sulfureuse de Montréal laissait miroiter une vie nocturne riche et pleine de promesses, illustrée par une chanson de 1928 par Harry Warren, Billy Rose et Mort Dixon, Hello Montreal! Mais si cette chanson évoque Broadway, dès les années 1930 les clubs montréalais comme Connie’s Inn ou le Terminal adoptent plutôt le slogan Bringing Harlem to Montreal, démontrant une volonté de profiter de l’image alors vue comme «exotique» du quartier noir de New York, dont le jazz et la danse étaient des éléments centraux. Les orchestres américains, noirs et blancs, comme ceux de Fletcher Henderson, Duke Ellington, Count Basie, Cab Calloway ou Jimmy Dorsey, passent à l’occasion dans les salles de danse montréalaises bien sûr, mais les clubs mentionnés ci-dessus comptaient plutôt sur des orchestres locaux, par exemple les Harlem Dukes of Rhythm du trompettiste Jimmy Jones, ou encore les Canadian Ambassadors du saxophoniste afro-ontarien Myron ‘Mynie’ Sutton (1903-1982), basés à Montréal à partir de 1933.
Né à Niagara Falls, Sutton avait fait ses premières armes à
Buffalo, avec les Birds of Paradise du pianiste Eugene
Primus (ou on retrouvait également le tromboniste J.C. Higginbotham).
Revenu en Ontario avec les Royal Ambassadors (un orchestre originalement basé à
Cleveland), il en prendra bientôt la direction début 1932 et les renommera Canadian Ambassadors. À l’hiver
1932-33, l’orchestre se fixe à Montréal. Durant presque une décennie, les Canadian
Ambassadors seront le plus stable et le plus authentique orchestre de jazz sur
la scène montréalaise, au Connie’s Inn mais aussi au club Hollywood tout près,
en plus d’engagements au Country Club de Gatineau. Comme aimait à le rappeler
son leader,
Notre orchestre était strictement un orchestre Swing, et on swinguait, c’est tout. C’est tout ce que nous savions faire. À cette époque, tout le monde aimait le Swing, alors ils swinguaient avec nous! Nous ne nous présentions jamais comme un orchestre de jazz, mais tout le monde assumait que nous en étions un. Au centre-ville, dans les hôtels, ils avaient un type de musique différent du nôtre. De la musique de ballroom.¹
Il faut garder à l’esprit que dans tous les clubs qui engageaient
des groupes, le rôle premier des musiciens était d’accompagner le spectacle, qu’il soit chant, danse, claquettes, comédie,
burlesque, etc. Donc, si on y entendait du jazz, c'était entre les numéros
ou pour danser; et même alors, dans les ballrooms par exemple, la plupart des
orchestres devaient jouer une grande variété de danses selon la demande du
public, danses dont une partie seulement était adaptable à des interprétations
jazzistiques ou swinguées. Sutton semble suggérer que les Canadian Ambassadors
jouaient principalement du Swing, se distinguant des autres ensembles de l’époque.
Selon Sutton, le musicien le plus impressionnant en ville
n’était ni noir, ni anglophone, mais québécois : le
violoniste Willy Girard, qui, en plus de travailler avec l’orchestre du
batteur et chanteur Johnny Gilbert, ne manquait jamais une occasion de se
mesurer aux musiciens noirs locaux ou de passage.
Bien sûr il y avait ce
violoniste, Willy Girard – c’était le seul qui jouait vraiment du jazz. Mon
Dieu, comme ce type jouait! Il venait, s’asseyait avec l’orchestre, et il
jouait. C’était magnifique! Il n’y avait aucun big band qui passait en ville,
Cab Calloway ou un autre, qui ne demandait pas à Willy de se joindre à eux.
Mais il ne voulait pas y aller. Il disait, nah, je ne veux rien savoir. Il
était comme ça – comme moi, je ne voulais pas aller à New York non plus.
(Nous reparlerons de Girard un peu plus loin…).
Parmi les musiciens ayant passé parmi les rangs des Canadian Ambassadors, mentionnons le pianiste et
arrangeur Lavere ‘Buster’ Harding, originaire lui aussi de l’Ontario, qui
allait plus tard se fixer à New York et écrire pour les plus grands orchestres
de jazz de son époque, notamment pour Teddy Wilson, Cab Calloway, Earl Hines,
Count Basie et Artie Shaw. Après des débuts au Connie’s Inn en 1933, Mynie
Sutton et son orchestre allaient vivoter en pleine
crise économique avec quelques tournées en Ontario, mais bientôt le club
Terminal de la rue Saint-Antoine allait devenir leur base.
Le club
Terminal était le genre d’endroit où tout pouvait arriver. J’y ai vu
Johnny Hodges rentrer dans la place et souffler dans mon sax. J’y ai vu ce type
qui gonfle ses joues – Dizzy Gillespie – y jouer. Duke Ellington y est venu et
s’est installé derrière le bar. Tout le monde pouvait entrer. Ce n’était qu’une
boîte, mais une boîte reconnue. Ils avaient trois ou quatre filles en vedette,
des show girls qui venaient de l’extérieur, et elles se promenaient entre les
tables et chantaient. Des fois, elles faisaient une petite danse, un petit show
d’une quinzaine de minutes, mais c’était à très petite échelle. Ce n’était
qu’une autre boîte. Et je vais vous dire : ils avaient un sale cuistot
là-bas. Il avait de la graisse d’un coin de son tablier à l’autre. Mais il
faisait le meilleur poulet frit de Montréal!
Après une saison au club Montmartre sur
la rue Sainte-Catherine, de l’hiver à l’été 1938, l’orchestre se produit en
Ontario : un mois au Silver Slipper à Toronto, puis de brefs engagements à
Hamilton et Windsor. Revenus à Montréal, les Canadian Ambassadors trouvent un
engagement qui va leur permettre de retourner au Connie’s Inn, où ils avaient
débuté 5 ans auparavant; mais en pleine Swing Era, la compétition est féroce,
et de nombreux clubs préfèrent engager des artistes blancs pour leurs floor
shows; l’exotisme de l’ère jungle ne semble plus de mise, et les
Canadian Ambassadors semblent appartenir à une autre époque… «Se battre
devenait juste trop dur», a raconté Sutton plus tard, «vous
réduisez votre groupe sans arrêt, et tout le monde commence à jouer avec
d’autres orchestres. C’est ce qui s’est passé. À partir de ce moment, ça n’a
été que la galère, avec des petits groupes». Désabusé, Mynie
Sutton devait retourner à Niagara Falls en 1941, laissant à George Sealey
les partitions de son orchestre et sa clarinette; son départ marque la fin de
l’aventure des Canadian Ambassadors, représentants les plus illustres de l’ère
des big bands à Montréal. Bien que l’orchestre n’ait laissé aucun
enregistrement, on peut quand même entendre Mynie Sutton, dans un style
rappelant Johnny Hodges et Benny Carter, sur une rare version de Honeysuckle
Rose gravée à St. Catherines en Ontario vers 1947 :
Howard Bradley (trompette), Harry Brunt (trombone), Mynie Sutton (saxophone alto), Johnny May ou Jack McAllister (piano), Ralph Grant (contrebasse), Doug Arsenault ou Frank Pelrose (batterie).
St. Catherines, Ontario, vers 1947.
Source: Jazz and Hot Dance in Canada 1916-1949, Harlequin, 1986.
Si, malgré des difficultés et des mois de vaches maigres,
les Canadian Ambassadors de Sutton étaient quand même le big band le plus
remarquable de Montréal dans les années 1930, il était loin d’être le seul. On
mentionnera par exemple l’orchestre de Willie Eckstein,
ce pionnier du ragtime qui, au début des années 1940, présentait souvent un
numéro à deux pianos avec Robert ‘Bob’ Langlois, un des premiers virtuoses
québécois du jazz à Montréal. Parmi
les musiciens montréalais qui ont émergé dans les années 1930 et 40,
mentionnons aussi le saxophoniste Adrien Paradis (dit
Eddy Paradise, il s’est illustré dans les orchestres de Stan Wood et de
Eckstein, et dans les Swinging Devils de Willy Girard), le saxophoniste
d’origine américaine Herb Johnson (qu’on entendait dans les Harlem Dukes of
Rhythm de Jimmy Jones, et avec ses propres orchestres), sans oublier quelques big bands locaux qui officiaient dans les salles
de danse dont les plus célèbres étaient Chez Maurice
Danceland (sur Sainte-Catherine) et l’Auditorium (sur Ontario –
aujourd’hui Président-Kennedy – près de Bleury). Si le premier de ces dancehalls
présentait souvent des vedettes américaines de passage, il pouvait aussi
compter sur des orchestres (locaux) bien rodés, comme celui du saxophoniste Roland David ou celui du trompettiste
Bix Belair. Quant à l’orchestre du trompettiste Johnny Holmes, qui allait
lancer à la fois les carrières de Oscar Peterson et de Maynard Ferguson, nous
en reparlerons plus longuement un peu plus loin. Pour l’instant, penchons-nous
sur le musicien qui incarne peut-être le mieux la vie musicale des clubs des
alentours de la rue Saint-Antoine à cette époque, le
pianiste Harold ‘Steep’ Wade (1918-1953).
Né en 1918 et ayant grandi dans le faubourg Saint-Antoine, qu’il
allait hanter plus tard comme musicien, Harold Gordon Pemberton Wade apprend
d’abord le saxophone alto en autodidacte dans sa jeunesse, avec ses camarades, les frères Hugh et George Sealey; dans leur
adolescence, les trois comparses fréquentent les alentours du Rockhead’s Paradise sur la rue Saint-Antoine, sollicitant
l’attention et les conseils des musiciens plus expérimentés. Fondé en 1928 par
Rufus Rockhead, le club est déjà au début des années 1930 le lieu de
rendez-vous par excellence des musiciens noirs de la ville. Au contact de
certains de ses aînés, Wade se met plus sérieusement au piano, et quitte
bientôt l’école pour la vie de musicien. Remarqué par
Mynie Sutton, c’est cependant encore comme saxophoniste qu’il rejoint
les Canadian Ambassadors pour leurs derniers engagements, d’abord au cabaret
Montmartre, puis pour quelques détours en Ontario, en 1938-39. Évitant le service
militaire durant la guerre, Wade reste actif au centre-ville et dans les clubs
du Red Light, désormais principalement comme pianiste, retrouvant
par exemple les frères Sealey (Hugh à l’alto, George au ténor) pour
cette très rare pièce gravée sur acétate en 1941, dans un club de la rue
Saint-Laurent baptisé Rendez-Vous :
L'orchestre de George Sealey au Rendez-Vous, le 11 mai 1941:
Benny Montgomery (trompette), Hugh Sealey (saxophone alto), George Sealey (saxophone ténor),
Si, après son départ des Canadian Ambassadors, Steep Wade va rester surtout un pilier des clubs de la rue Saint-Antoine, il va cependant passer l’été 1943 à Hull avec un groupe dirigé par le trompettiste Jimmy Jones. (Américain arrivé à Montréal autour du début des années 1930, ce dernier ne doit pas être confondu avec le pianiste du même nom, qui accompagnera plus tard Sarah Vaughan et Ella Fitzgerald en plus d’être proche des Ellingtoniens). Avec un quintette qui incluait aussi le saxo ténor Herb Johnson, le groupe connaîtra un certain succès au Standish Hall, assez pour attirer l’attention de l’Office National du Film, pour qui le groupe enregistre la bande sonore d’un court-métrage d’animation incitant, pour encourager l’effort de guerre, à recycler et réutiliser les vieux vêtements. On trouve ce document (dont la bande sonore est un précieux document du jazz de cette époque) sur le site de l'ONF:
Jimmy Jones (trompette), Harry Maxham (saxophone alto), Herb Johnson (saxophone ténor),
Revenu à Montréal, Steep Wade
allait bientôt reprendre le travail dans le local d’un ancien restaurant de la
rue de la Montagne, tout près de Saint-Antoine, devenu en octobre 1945 le Café
Saint-Michel; l’endroit deviendra vite un des hauts
lieux du jazz de l’après-guerre. Au sein des Seven Sharp Swingsters du saxophoniste Lloyd Duncan (son ancien voisin de
pupitre dans les Canadian Ambassadors), Wade reprend le saxo alto; il fait
aussi connaissance au sein du groupe du batteur Mark
‘Wilkie’ (ou ‘Wilk’) Wilkinson. Les deux musiciens partagent alors une
certaine impatience face au genre de musique teintée de Swing telle que
pratiquée dans les clubs de l’époque. C’est justement à ce moment que commence
à se répandre un nouveau style, développé par de jeunes musiciens américains au
cours de jam sessions nocturnes, le bop ou bebop. Vous connaissez évidemment l’impact qu’aura la diffusion de cette musique sur nombre de
musiciens un peu fatigués des codes de la Swing Era; à la suite de Dizzy
Gillespie, Charlie Parker, Thelonious Monk, Kenny Clarke et Bud Powell, toute
une génération va s’engouffrer dans le jazz moderne, adopter ses codes
vestimentaires et ses habitudes de vie (y compris, malheureusement pour
plusieurs, l’héroïne qui semblait nourrir les envolées d’un Charlie Parker…). Wade et Wilkinson, ayant quitté l’orchestre de Lloyd
Duncan, vont continuer brièvement à officier dans les big bands; Wade remplace
par exemple à l’occasion Oscar Peterson dans l’orchestre de Johnny Holmes, et
il passe aussi un temps dans celui de Maynard Ferguson. Mais bientôt, un groupe
allait se former qui allait mieux répondre aux aspirations de cette génération
de musiciens qui voulaient s’affranchir de la musique commerciale qui faisait
jusqu’alors leur pain et leur beurre.
Celui qui dirigera cet orchestre qui allait s’installer pour
trois ans et demi au Café Saint-Michel, le trompettiste
Louis Metcalf (1905-1981), n'était pas le plus prévisible de modernistes; en effet,
on se souvient plutôt de lui comme membre de l’orchestre de Duke Ellington à la fin des années 1920. Passé à Montréal au début
des années 1930 avec une revue à laquelle participait entre autres une jeune
Billie Holiday, Metcalf avait tenté d’y emmener son groupe pour y travailler au début de 1946; mais, une fois arrivé en ville, il
se familiarise avec les règles de l’immigration canadienne et doit abandonner
cette idée. Mais, déjà sur place, il y découvre Wade, Wilkinson et quelques
autres jeunes musiciens ayant la volonté d’expérimenter le nouveau langage; le
vétéran trompettiste était bien évidemment familier avec le vocabulaire du bop,
puisqu’il venait de diriger un groupe sur la célèbre 52e rue à New
York, mais pour un musicien de sa génération, l’adoption de ce style nouveau
était une gageure assez audacieuse. De même, peut-être que le climat racial
relativement moins tendu de Montréal allait permettre la formation assez
particulière de ce qu’on allait bientôt appeler l’International Band : afro-américain,
Metcalf va d’abord recruter son compatriote Al King (contrebassiste), le saxophoniste Benny Winestone (écossais qui galérait
alors entre les USA, Toronto et Montréal), le
tromboniste Jiro ‘Butch’ Watanabe (né en Colombie-Britannique de parents
japonais), Steep Wade (afro-montréalais), Wilkie Wilkinson (anglo-canadien né
de parents suédois), et le guitariste Gilbert ‘Buck’ Lacombe, bientôt remplacé
par un autre habitué des clubs de la rue Saint-Antoine,
le violoniste québécois Willy Girard (1907-1994). Ce dernier avait dirigé son propre
groupe, les Swinging Devils, au début des années 1940, avant que celui-ci ne
soit absorbé dans l’orchestre de Willie Eckstein. Mais les dernières années
avaient été maigres, et plus souvent qu’autrement Girard avait dû survivre en
acceptant des emplois hors de la scène musicale. C’est en cherchant un boulot
qu’il tombe un peu par hasard sur l’orchestre de Metcalf, comme il le racontera
plus tard :
J’ai appelé Buck Lacombe. Je
savais qu’il travaillait au Café St. Michel, et moi je n’avais pas de job. Il
m’a dit : «Veux-tu prendre ma place?»
«Es-tu fou? Une guitare et un violon c’est pas la même chose!-Oui, oui, je suis sérieux!-Bon, ben appelle ton boss.»
Mais il ne l’a pas appelé. Il a appelé Steep Wade. Le maudit, Steep Wade a dit : «OK». C’était tous des nouveaux musiciens pour moi. Je ne les connaissais pas pantoute, juste Steep Wade.⁴
Arrivé sur place, il fait connaissance avec le reste du
groupe mais, incertain de l’issue de la rencontre, il garde son manteau.
Steep était content. Il m’a
présenté à Louis Metcalf, et je lui ai dit : «Buck ne peut pas venir. Il a
trop de job, avec la radio et tout.»
«C’est quoi ce truc là-bas?», a demandé Metcalf en pointant mon case.
-Je joue du violon. C’est pas la même chose qu’une guitare.»
Il m’a regardé, et a continué à jaser avec Steep Wade, et je l’ai entendu demander à Steep, en chuchotant, «Est-ce qu’il joue bien?»Steep a répondu : «Oh, pas pire.»Moi je n’ai rien dit.Alors Steep m’a dit : «Enlève ton coat.» Je l’ai enlevé, et on s’est mis à jouer.⁵
Quelques chorus d'improvisation vont rapidement convaincre Metcalf;
l’année suivante, dans Down Beat, le trompettiste déclarait à propos de Girard :
J’ai joué avec tous ceux-là – Eddie South, Stuff Smith, Ray Nance – et je peux dire que Girard peut se mesurer à n’importe lequel d’entre eux. Il est absolument sensationnel! Willy Girard est peut-être le seul musicien blanc hormis Django Reinhardt à qui Duke Ellington a offert une place. Quand Cab Calloway l’a entendu, il est revenu tous les soirs pour chanter ses louanges.⁶
L’entrée du violoniste dans l’orchestre sera suivie de peu
par le remplacement de Benny Winestone par le saxophoniste
Herb Johnson (1902-?). Né à Hartford dans le Connecticut d’une mère
canadienne-française et d’un père afro-américain, Herb Johnson est un
personnage particulièrement intéressant dont la rencontre a été un peu le point
de départ du livre de John Gilmore (c’est d’ailleurs une photo de lui qui orne
la traduction française). Dans les années 1930, à New York, il avait travaillé
avec les orchestres de Fess Williams, Noble Sissle, Jelly Roll Morton et Luckey
Roberts. Arrivé à Montréal en 1935 pour rejoindre les Harlem Dukes of Rhythm de
Jimmy Jones, il s’implique aussi au Canadian Coloured Clef Club, une
coopérative de musiciens noirs de la ville qui sert aussi de local syndical
pour les afro-montréalais; Johnson en a même été vice-président pendant une
courte période. Le saxophoniste troquait aussi régulièrement son instrument
pour la plume, tenant une chronique sur la vie musicale de Montréal dans un magazine culturel publié par des afro-américains à New
York, le Music Dial. Mais Herb Johnson était plutôt un musicien
de la vieille école, un ténor à la Coleman Hawkins, et son arrivée dans le
groupe va le mettre au défi, comme il l’a raconté :
Un jour, j’ai reçu un appel de Louis Metcalf, il m’a demandé si je voulais rejoindre le groupe. Je me cherchais justement une gig. Je ne connaissais aucun des musiciens dans l’orchestre. Je ne savais pas non plus dans quoi je m’embarquais – c’était le groupe le plus exigeant de Montréal!⁷
Avec l’arrivée de ce vétéran, le
groupe atteint un certain équilibre malgré son aspect disparate au
premier abord. Ayant débuté par une série de concerts permettant aux amateurs
locaux de s’initier au style nouveau de l’orchestre, Metcalf avait d’abord
rencontré un public assez froid : «Les foules étaient assez pauvres, alors
nous avons dû être versatiles et ajouter du Dixieland et du Swing à notre
répertoire», avouera-t-il plus tard. Mais une fois installé au Café
Saint-Michel, le groupe va rapidement devenir une attraction en lui-même, et le
public du centre-ville apprendra bientôt à apprécier cet orchestre en apparence
bigarré qui jouait une musique qui ne se dansait pas toujours… Comme tous les
musiciens tentant d’absorber un nouveau style, les sept comparses allaient
travailler dur, transcrivant à partir des quelques disques de bop qui leur
parvenaient les mélodies complexes composées par Parker, Gillespie et les
autres, mais aussi quelques modernistes blancs comme Stan Kenton par exemple. Jusqu’en
1949, le septette va attirer l’attention de
nombreux visiteurs, et des vedettes américaines de passage, comme Art Pepper ou
Ray Brown, allaient insister pour jouer avec l’orchestre au Café même;
d’autres, comme Fats Navarro ou le jeune Sonny Rollins, préférèrent croiser le
fer avec les membres de l’International Band lors de jam sessions aux petites
heures du matin, au Snake Pit ou chez Aldo’s sur de la Montagne… Et certains
musiciens locaux, comme un autre jeune musicien prometteur, Oscar Peterson,
passaient la majeure partie de leur temps libre à écouter les nouveaux sons du
bop au Café Saint-Michel.
Herb Johnson (saxophone ténor), Butch Watanabe (trombone), Wilkie Wilkinson (batterie).
Mais en l’absence de débouchés ailleurs
en province, ou même de possibilités pour l’orchestre de se faire un nom en
Ontario, Metcalf va chercher à amener le groupe aux USA vers 1949. Mais des
problèmes avec les fonctionnaires de l’immigration et les officiels du syndicat
des musiciens allaient mettre un frein aux ambitions de Metcalf. Bientôt, après
plus de trois ans, le trompettiste allait quitter le Café Saint-Michel et les
alentours de la rue Saint-Antoine pour les clubs de la rue Saint-Laurent, El
Patio et le Casino Français; mais l’atmosphère n’est plus la même, et la
déception de l’aventure américaine avortée va peser sur les membres du groupe.
Herb Johnson quitte bientôt, et si Wade restera de façon intermittente dans le
groupe (souvent remplacé par soit Valdo Williams, soit
Sadik Hakim, deux pianistes américains modernes qui marquèrent la scène
montréalaise), le départ de Wilkinson et surtout celui de Girard allait porter
un dur coup à la formation. De retour au Café Saint-Michel en 1950, Metcalf ne pourra se réjouir longtemps de cette
rentrée au bercail : en novembre, alors qu’il se rendait à un concert de
Louis Armstrong à Ottawa avec Al King et Benny Winestone, il est arrêté par la
GRC avec ses deux camarades pour possession de marijuana; au même moment, à
Montréal, Sadik Hakim est également arrêté pour
possession. Les quatre musiciens, condamnés à des amendes et à six mois de
prison, seront expulsés aux USA. Seul Sadik Hakim reviendra s’installer à
Montréal plus tard à la fin des années 1960.
Mais les germes du bop étaient plantés à Montréal : après avoir quitté l’orchestre de Metcalf, Wilkie Wilkinson allait monter un octette (baptisé Boptet) et le diriger pendant quelques mois au Café Saint-Michel; avec lui on retrouvait Girard, Johnson, Wade et Watanabe. Le trompettiste Allan Wellman remplaçait Metcalf, le contrebassiste Bob Rudd remplaçait King, et le saxo baryton Freddie Nichols complétait l’ensemble. Et si l’International Band n’a laissé, comme les Canadian Ambassadors, aucun disque, le Boptet, lui, a gravé deux faces pour l’étiquette Monogram.
Bientôt, cependant, le Boptet allait à son tour disparaître.
Accros tous deux à l’héroïne depuis des années, Steep
Wade et Wilkie Wilkinson devenaient trop peu fiables pour fonctionner
dans un groupe stable. Au début des années 1950, le
batteur finira par demander lui-même son hospitalisation dans un centre
de désintoxication dans le Kentucky. Wade, lui, marié
depuis 1949 avec la danseuse Jo-Hann Baker, habitait à la maison de chambres
Orgen (un peu l’équivalent montréalais du fameux Alvin Hotel de New York, en
face du Birdland) et vivotait, passant le plus clair de son temps on the
corner, et ne trouvant qu’occasionnellement du travail plutôt alimentaire. Ce
n’est qu’en février 1953 qu’il aura une chance de briller à nouveau, cette fois
auprès de nul autre que Charlie Parker lui-même.
De passage à Montréal, le Bird avait été invité, en
même temps que le guitariste Dick Garcia et le saxo ténor Brew Moore, disciple
de Lester Young, par une association fondée l’année précédente par deux
jeunes pianistes, Keith White et Paul Bley, le Jazz Workshop. C’est Bley qui
allait accompagner le saxophoniste à la télé de CBC/Radio Canada, mais pour son
passage Chez Parée quelques jours plus tard, une flopée de musiciens
montréalais s’étant portés volontaires pour se frotter au chef de file du
bebop, ce seront finalement Valdo Williams pour la première partie et Steep
Wade pour la deuxième qui accompagneront le saxophoniste à la tête de leurs
sections rythmiques respectives. Tous les
enregistrements de ce passage ayant survécu se retrouvent sur un disque
compact paru en 1993 sur l’étiquette Uptown, incluant un livret qui présente
même des transcriptions des solos de Parker! On peut entendre Steep Wade en solo sur une version de Now’s the Time :
L’apparition de Charlie Parker Chez Parée s’est terminée
tout juste sur ces dernières notes de Now’s the Time, et le saxophoniste
allait quitter immédiatement le club avec Steep Wade;
on ne peut qu’extrapoler sur le reste de la soirée de ces deux-là… Tout ce qui
est certain c’est que Charlie Parker, surveillé de près par Paul Bley, a fini
par attraper l’avion le lendemain pour retourner à New York; à peine un an
après le passage du Bird à Montréal, en décembre 1953, Steep Wade est retrouvé
sans vie par sa compagne dans leur chambre. Il avait 35 ans. Le verdict du
médecin : mort subite de causes naturelles; mais tous ceux qui le
connaissaient murmuraient entre eux un seul mot : héroïne. Et quinze mois
plus tard, c’était au tour de Charlie Parker de disparaître brusquement dans
des circonstances similaires; lui avait 34 ans…
Les autres membres de l’International Band se disperseront,
seuls Butch Watanabe et Herb Johnson ont
continué à travailler régulièrement, le premier dans les studios torontois, le
second dans les clubs montréalais et dans les hôtels des Laurentides. Wilkie
Wilkinson devint musicien de studio un certain temps, loin de la scène
jazzistique, avant d’abandonner la musique au début des années 1960 pour des
raisons de santé; il est décédé en 2002. Quant à Willy
Girard, il a longtemps travaillé à temps plein comme lunettier, mais
jusqu’au début des années 1980 il a fait quelques retours occasionnels au jazz,
enregistrant par exemple un disque pour Radio Canada International en 1970. Il
est disparu en 1994.
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On ne peut évidemment pas parler du jazz montréalais de
cette époque sans parler de Oscar Peterson (1925-2007), dont
le nom est évidemment familier aux habitants de notre ville. Les étudiants de l’Université Concordia, par exemple, le voient
régulièrement devant leur salle de concert; les habitants de la Petite-Bourgogne, pour leur part, peuvent emmener
leurs enfants jouer dans un parc à son nom; tout près, au
coin de la rue des Seigneurs et de la rue Saint-Jacques, sa figure
domine une murale baptisée Jazz Born Here («le jazz né ici»). Depuis
août dernier, certains traînent peut-être même au fond
de leurs poches des pièces de un dollar à son effigie, frappées par la
Monnaie royale canadienne. Les amateurs de jazz du monde entier connaissent
évidemment l’œuvre du grand pianiste, disparu il y a bientôt 15 ans. Il a été abondamment documenté sur disque depuis les
années 1940, et a fait l’objet de plusieurs livres (même un livre pour
enfants!), mais aussi de documentaires dont le plus
récent, Oscar Peterson, Black + White, est paru l’an dernier. Sa silhouette imposante, qu’on se
représente le plus souvent penchée sur un piano à queue,
est reconnue par des gens d’horizons les plus divers, un peu partout dans le
monde. Mais si le regretté maharadjah du clavier (comme l’avait surnommé Duke
Ellington) est associé pour toujours à la ville qui l’a vu naître, sa carrière montréalaise – somme toute assez brève –
n’est pas souvent mise en exergue.
Ayant grandi à la frontière entre les quartiers Saint-Henri
et la Petite Bourgogne, dans une maison qui avait jadis
été le presbytère de l’église Union
United, que naît Oscar Emmanuel Peterson le 25 août 1925. Les parents
d’Oscar faisaient partie des immigrants caraïbéens nombreux dans le quartier : sa mère, Kathleen Olivia John, venait de Saint Kitts; son père, Daniel Peterson, était pour sa part
originaire des îles Vierges britanniques. Peterson senior avait d’abord été
dans la marine marchande avant de devenir, comme plusieurs habitants de la
Petite-Bourgogne, porteur pour le Canadian Pacific;
Kathleen, elle, à l’instar de nombreuses femmes du quartier, était employée
comme domestique. Les deux parents sont organistes amateurs, et insisteront
pour que leurs 5 enfants apprennent le piano.
L’aîné, Fred, qu’Oscar jugeait le plus talentueux musicien de la famille,
allait initier son cadet au jazz. L’autre frère, Chuck,
jouait aussi de la trompette. Leur sœur May tâtait aussi du piano, mais
c’est surtout Daisy qui laissera sa marque dans
l’histoire du jazz montréalais; en effet, c’est elle qui assume d’abord l’éducation musicale et pianistique du jeune Oscar, et
jusque dans les années 1980 elle enseignera le piano à de nombreux jeunes
musiciens locaux, notamment Oliver Jones, le
plus connu des pianistes issus de cette véritable «école Peterson». Daisy Peterson Sweeney a aussi co-fondé dans les
années 1970 un chœur de jeunes, le Black Community Youth Choir, qui est devenu
par la suite le fameux Montreal Jubilation Gospel Choir! Célébrée aujourd’hui
comme une pionnière, elle a eu droit, comme Oscar, à un parc à son nom, et à une murale soulignant sa contribution à l’histoire de
notre ville.
Archives du Canadian Pacific.
Mais si nous célébrons aujourd’hui la
famille Peterson, il faut aussi savoir que leur vie, comme celle de la
majorité des afro-montréalais de leur génération, n’a pas été facile tous les
jours. J’ai déjà parlé de la discrimination dont faisaient l’objet les Noirs; la
crise économique de 1929 va aussi frapper très
fort les communautés plus pauvres, et la maladie menace
aussi : quatre des enfants Peterson, dont Oscar et Daisy, attrapent
la tuberculose et sont envoyés au sanatorium à Sainte-Agathe; Fred va succomber
à la maladie à l’âge de 16 ans. Oscar lui, qui
avait débuté à la trompette, doit abandonner l’instrument sur ordre de ses médecins; il va alors se
consacrer au piano très sérieusement. À l’âge de 12 ans, il commence à se perfectionner
auprès du pianiste Lou Hooper, puis de Paul de Marky, pianiste et compositeur d’origine
hongroise qui avait aussi été le professeur de Daisy à l’université McGill. À
la Montreal High School, Oscar rejoint les Victory Serenaders, un orchestre de danse où il croise
deux frères musiciens originaires de Verdun, Percy et Maynard
Ferguson (1928-2006). Comme les Peterson, les Ferguson venaient d’une famille
musicale, et les deux frères avaient été poussés à performer et à se mêler à
des musiciens plus expérimentés par des parents ambitieux. Lorsque que le
trompettiste et chef d’orchestre Johnny Holmes cherche
à engager Percy, l’aîné, le père Ferguson lui impose aussi le cadet
alors que Holmes avouera plus tard :
Je ne voulais pas de Maynard. Il n’avait pas de maîtrise à l’époque. Sa sonorité était horrible – éraillée et grinçante. Il pouvait déjà jouer ces notes suraigües, mais il n’avait pas de technique pour jouer les passages d’ensemble. Il prenait un solo sur Stardust et jouait des mesures de cinq temps, de trois temps, n’importe quoi. Il ne l’avait vraiment pas.⁸
Maynard Ferguson va quand
même tenir la quatrième partie de trompette chez Holmes pendant un peu moins
d’un an. Au printemps 1943, il passe dans l’orchestre de Stan Wood au Parc
Belmont, qui le présente bientôt comme ‘The 15-Year-Old
Trumpet Wizard’. Peu de temps après, vers 1945, encore adolescent, le
jeune trompettiste sera appelé à diriger son propre
orchestre au pavillon de la danse de Verdun. À la fin de l’été 1945, on
lui offre un engagement au Palais Royal à Toronto, et il fera bientôt des
allers-retours entre la Ville-Reine (où il passe les étés à la Crystal Beach,
sur les bords du lac Érié) et la Métropole (où il anime les soirées d’hiver
Chez Maurice et à l’Auditorium). En 1947-48, voyant
venir la fin de l’ère des big bands, Ferguson commence à former un
sextette à Montréal; mais bientôt, il reçoit une offre de Boyd Raeburn pour
rejoindre son orchestre, un des plus progressistes de cette époque aux USA. Après un passage chez Raeburn, Maynard Ferguson est
successivement sollicité par Jimmy Dorsey, par Charlie Barnet, et enfin par
Stan Kenton, avec qui il va atteindre une grande
popularité pour ses solos suraigus, avant de connaître la carrière que
l’on sait. Désormais fixé en Californie, on allait le revoir à Montréal à
l’occasion, notamment pour l’Expo 67.
Mais revenons au jeune Oscar Peterson. À la même époque où il fait la connaissance des frères Ferguson, il aime déjà impressionner ses camarades de classe en jouant des boogies très rapides, ce qui lui vaut bientôt le surnom de Brown Bomber of Boogie Woogie, et sa réputation dans ce genre va survivre assez longtemps pour que plusieurs des disques qu’il fera plus tard pour Victor utilisent la caractéristique basse à huit croches par mesure, ou eight to the bar, comme pour ce Oscar’s Boogie, gravé en 1947 :
Vers l’âge de 15 ans, Oscar Peterson
remporte un concours amateur et on l’entend bientôt chaque semaine à la
radio, sur CKAC. Mais une bonne partie de son
apprentissage se fait aussi dans les clubs de la rue Saint-Antoine sur lesquels
régnait déjà Steep Wade; Oscar va naturellement ressentir
l’influence de son aîné :
Steep était comme un parrain pour moi, musicalement. Premièrement, Rockhead n’était pas tout à fait dans un quartier fréquentable de la ville. J’y allais chaque soir pour entendre les gars jouer. Ils me faisaient entrer en douce parce que je n’avais pas encore l’âge à l’époque. Steep me surnommait ‘kid’. Certains soirs, alors qu’il sortait prendre une marche ou écouter la musique de quelqu’un d’autre, il me disait : ‘OK, kid, vas-y et joue le show à ma place. Je reviens.’ C’est là que j’ai vraiment fait mon apprentissage du jazz, dans cet environnement.⁹
Bientôt, l’école va sembler superflue au pianiste qui
commence à prendre de l’expérience. Lorsqu’il souhaite la quitter pour se
consacrer à la musique, son père lui lance un
avertissement :
Mon père m’a expliqué ce qu’il attendait de moi lorsque je lui ai dit : -Je ne suis plus intéressé par l’école, par les études. Quand je devrais étudier l’algèbre, j’écris plutôt des partitions pour mon trio ou pour le piano, je compose… Je me souviens qu’il m’a regardé et m’a dit : -Il y a beaucoup de pianistes de jazz dans le monde. -Euh… oui? Il a dit : -Et tu vas juste devenir un de ceux-là? Je ne savais pas ce qu’il voulait dire. Et finalement il m’a dit : -Je ne peux pas te laisser quitter l’école pour devenir pianiste de jazz. Si tu deviens le meilleur, alors je te laisserai partir. Mais tu dois être le meilleur, pas question de te contenter de la deuxième place. Et d’après les standards de mon père, l’homme à qui j’allais devoir me mesurer c’était lui.¹⁰
(Pour son père comme pour Oscar, le meilleur, à cette époque,
c’était le grand virtuose Art Tatum, qui sera le premier modèle de Peterson.)
En 1942, Oscar Peterson rejoint l’orchestre de Johnny Holmes, avec lequel il jouera jusqu’en 1947; il était le seul membre Noir de la formation, qui jouait alors pour la bonne société de Westmount, au Victoria Hall entre autres. Il y retrouve les frères Ferguson, ainsi que Nick Ayoub, qui deviendra le saxophoniste et l’éducateur que l’on sait. L’adolescent est déjà en possession d’une formidable technique, mais selon le chef d’orchestre, interviewé dans les années 1980, il manquait sérieusement d’expérience : «à 17 ans, il avait une technique… je dirais l’équivalent de celle qu’il possède aujourd’hui! Mais c’était un diamant brut, il donnait tout dans le premier chorus!»¹¹ Holmes va prendre le jeune virtuose sous son aile, et l’aider à développer un style mieux équilibré, comme Oscar le confessera lui-même en 1946 : «je surjouais les boogie-woogies et j’étais complètement perdu sur les tempos lents. Holmes m’a beaucoup aidé à changer tout ça; il m’a aidé à raffiner ma technique et il est largement responsable du style de jeu que vous pouvez entendre sur mes disques.»¹² Holmes va entre autres recommander à Peterson d'écouter les accompagnements du pianiste de l'orchestre de Tommy Dorsey, Joe Bushkin, excellent pianiste un peu oublié de nos jours.
On ne connait pas d’enregistrement de Oscar Peterson avec l’orchestre de Johnny Holmes, mais
nous pouvons écouter deux courtes pièces diffusées sur la station CFCF à la fin
de 1944 pour une émission baptisée Recipe Tunes, commanditée par Bovril!
Marié à Lillie Fraser en
septembre 1944, Oscar Peterson va bientôt initier une démarche rare pour un
musicien de jazz montréalais : il va penser à faire des disques. À l’hiver
1944-45, discutant de cette possibilité avec sa mère, cette dernière lui
conseille de tout simplement téléphoner aux compagnies de disques de la métropole. Il
contacte alors Hugh Joseph de RCA Victor (au fameux
studio de Saint-Henri, qui avait ouvert en 1942), qui avait justement
prévu appeler Peterson pour lui offrir d’enregistrer! C’est Johnny Holmes qui servira à Oscar de gérant pour son
premier contrat avec le label; après un premier
78-tours enregistré en avril 1945 (une version du I Got Rhythm de
Gershwin et un Sheik of Araby en boogie), Oscar Peterson réalisera une
trentaine de faces pour Victor jusqu’en 1949, en trio ou en quartette,
formations inspirées de celles de ses idoles, Art Tatum bien sûr mais aussi le
populaire Nat King Cole. Fort de son expérience
avec Holmes, et doté maintenant d’une bonne réputation locale grâce à la radio
et aux disques (atout assez unique pour un jazzman montréalais), Oscar va commencer à donner des concerts sous son
propre nom, d’abord un récital au His
Majesty’s Theatre en février 1946, puis quelques apparitions en Ontario, avec des sections rythmiques locales,
apparitions organisées par Johnny Holmes, avec qui il tournait toujours par
ailleurs.
À l’automne 1947, ayant finalement quitté l’orchestre de Holmes, Peterson amorce un long engagement à l’Alberta Lounge avec son propre trio; le club était situé en face de la gare Windsor. Chaque mercredi soir, on pouvait aussi entendre le trio pendant une quinzaine de minutes sur la station CJAD. Après la fin de son set au Lounge, Oscar se déplaçait habituellement au Café Saint-Michel tout près pour écouter Steep Wade avec l’International Band de Louis Metcalf (Peterson avait d’ailleurs déjà utilisé le batteur du groupe, Wilkie Wilkinson, pour une de ses sessions Victor en avril 1947). Pour un virtuose de la trempe du jeune pianiste, l’intégration d’éléments du bop tel que pratiqué par Wade, Metcalf et Willy Girard ne sera pas un défi insurmontable, même s’il reste plutôt fidèle à son style issu du stride, du Swing et du boogie-woogie. Un soir de 1948, alors que l’orchestre de Dizzy Gillespie était de passage Chez Maurice sur la rue Sainte-Catherine, Oscar va éblouir le trompettiste qui lui avait permis de jouer quelques morceaux avec son big band. Écoutons Peterson jouer un classique de Gillespie, fruit d'une session pour Victor en mars 1949:
En 1949, Oscar Peterson et son trio collaborent
avec le fameux cinéaste d’animation de l’ONF, Norman
McLaren, pour un court-métrage abstrait, Begone Dull Care (ou Caprice
en Couleurs); à la même époque, ses fans créent un Oscar
Peterson Fan Club, qui se réunissait tous les samedis : Oscar joue
à leur premier meeting, au club Tic-Toc (qui
deviendra l’année suivante Chez Parée). Mais le virtuose du piano avait trop de
talent pour rester indéfiniment à Montréal. Comme Dizzy Gillespie, d’autres
musiciens de jazz de passage en ville avaient déjà remarqué Oscar, notamment
les chefs d’orchestre Jimmie Lunceford ou Count Basie (qui
avait tenté d’attirer l’attention sur Peterson dans le magazine Down Beat dès
1944). Les deux lui avaient offert une place dans leurs big bands, mais Oscar avait alors refusé de quitter l’orchestre de
Johnny Holmes. En 1949 cependant va se produire un évènement qui aura des
conséquences à long terme pour la carrière du pianiste. L’imprésario et
producteur Norman Granz, fondateur des concerts
du Jazz at the Philharmonic, était alors de passage à Montréal; le nom de Oscar
Peterson ne lui était pas étranger : «Des musiciens comme Coleman Hawkins
m’avaient parlé de ce gars-là depuis environ 1945, mais je n’avais jamais pris
le temps de l’écouter». Dans un taxi qui le ramenait ce soir-là à l’aéroport,
une sonorité venue de la radio capte son attention; voici comment Granz et Peterson racontent cette rencontre :
Le chauffeur faisait jouer de
la musique, et j’ai cru que c’était un disque que passait un disc-jockey. Je
lui ai demandé s’il connaissait le nom de la station de radio, que j’aimerais
les appeler pour savoir qui était le pianiste avec ce trio, c’était un trio qui
jouait.
Le chauffeur de taxi a
dit : il joue au centre-ville, je peux vous y conduire.
Alors il a fait demi-tour; il est entré dans l’Alberta Lounge alors que je commençais à jouer. Et il a dit : -Mais, sais-tu vraiment à quel point tu es exceptionnel? J’ai dit : -Je ne m’évalue pas comme ça, je joue juste de mon mieux. Il a dit : -Alors pourquoi pas te tester à Carnegie Hall? J’ai dit : -Oh, mais tu n’es pas sérieux!¹³
Granz amènera vraiment Oscar à
Carnegie Hall, et son début dans la Mecque de la musique à New York, en
septembre 1949, va marquer le début de sa carrière américaine, et bientôt
internationale. S’il reprend brièvement son engagement à l’Alberta Lounge en 1950 et enregistre une vingtaine
de titres l’année suivante pour Radio-Canada, ce sera surtout désormais sur les
scènes du monde entier et auprès de presque tous les
grands du jazz classique et moderne qu’on retrouvera Oscar, des vétérans
comme Louis Armstrong ou Coleman Hawkins
jusqu’aux jeunes lions des années 1990 comme Roy Hargrove ou son protégé Benny Green, en passant par les Charlie Parker, Billie
Holiday, Dizzy Gillespie, Ella Fitzgerald ou Joe
Pass. Le virtuose de la Petite-Bourgogne va évidemment conserver des liens
familiaux à Montréal, mais en 1958 il s’installe plutôt en banlieue de Toronto. Les montréalais ont quand même pu
l’entendre souvent en concert, par exemple à la Place
des Arts en 1965, ou dans de nombreuses éditions du Festival de Jazz, la dernière fois en 2004 (notamment avec Oliver Jones). Pour
sa Canadiana Suite, enregistrée en 1964, il évoque entre autres le
quartier de sa jeunesse sur la pièce Place St. Henri.
Plus tard, dans les années 1970 et 1980, il fera de temps en temps appel à des
musiciens d’ici pour rejoindre son trio, par exemple le
contrebassiste Michel Donato. Après une longue
carrière et un nombre incalculable d’honneurs bien mérités, Oscar
Peterson est mort à Mississauga en Ontario en 2007; sa
grande sœur Daisy, elle, est décédée à Montréal en 2017. Quant à
l’Alberta Lounge, si
on se tient aujourd'hui sur le coin sud-ouest de l’intersection Peel/Avenue des
Canadiens-de-Montréal (ancienne rue Osbourne), on peut apercevoir... une station Bixi!
Pour clore cette section sur les années montréalaises de
Oscar Peterson, je vous propose de regarder un petit montage d'un extrait du film de Norman McLaren
et Evelyn Lambart, Begone Dull Care, et d'une entrevue pour Radio-Canada (en français) qui date de 1964:
Si le départ de Maynard Ferguson, de Oscar Peterson et de
Louis Metcalf marque un certain déclin, nombre de clubs fonctionnent toujours à
plein régime au début des années 1950, alternant les numéros de danse ou de
comédie avec du jazz souvent de qualité. Au Rockhead’s
Paradise, le trompettiste Allan Wellman dirigeait l’orchestre maison; au El Morocco
(qui a connu plusieurs emplacements, d’abord sur Mansfield, ensuite sur
Metcalfe, et enfin tout près du Forum, sur la rue Closse), le pianiste Maury Kaye avait élargi son trio initial à
un septette; il allait y tenir l’affiche pendant sept ans. Mais si les
orchestres maison des différents clubs présentant des spectacles devaient jouer
une variété de musique de danse et d’accompagnement pour les différents
numéros, souvent, après les heures régulières, ou dans certains autres clubs
offrant une atmosphère plus informelle (comme Aldo’s sur la rue de la Montagne),
les jam sessions pouvaient durer jusqu’aux petites heures du matin. Le saxophoniste Frank Costi, un ancien de l’orchestre
de Roland David ayant jadis attiré l’attention de Jimmie Lunceford, et qui
dirigeait au début des années 1950 son propre groupe au Palais d’Or, se
souvient :
Aldo’s était LA place. Si vous n’étiez pas là, on savait qu’il y avait quelque chose qui clochait : « Comment ça se fait que tu n’étais pas là hier soir? » - ce genre de chose. Absolument tout se passait là. Et ils avaient un super cuisinier. On pouvait manger du Chinois à six heures du matin. Ça ne fermait jamais. C’était ouvert vingt-quatre heures par jour.¹⁴
Et les orchestres américains continuent aussi à venir en
masse : en 1952 par exemple, on pouvait
entendre en ville Louis Armstrong et ses
All-Stars, les orchestres de Count Basie, Lionel Hampton, Buddy Rich et Stan Kenton (qu’on voit ici en compagnie de membres de la Emanon Jazz Society, dont
un très jeune Len Dobbin, complètement à droite, qui deviendra le critique de jazz
que l’on sait), le chanteur Billy Eckstine, le quintette de George
Shearing et, à l’auditorium de Verdun, une soirée
dédiée aux pianistes avec Art Tatum, Erroll Garner et les deux maîtres
du boogie-woogie, Meade Lux Lewis et Pete Johnson.
-------
On peut consulter ici deux plans basées sur la carte d'occupation des sols de Montréal de 1949 où j'ai tenté de situer les clubs de l'époque; sur la première on trouvera le quartier du Red Light, autour du boulevard Saint-Laurent; sur la seconde plutôt le centre-ville et les alentours de la gare Windsor:
Carte de la position approximative des clubs du Red Light District:
Photo: Len Dobbin.
Si Oscar Peterson et Maynard Ferguson sont deux virtuoses
exceptionnels issus du monde des clubs du Montréal des années 1940, le dernier
musicien dont je vous parlerai ce soir a eu un parcours un peu différent. Né en
1932 dans une famille juive roumaine (il devait apprendre beaucoup plus tard
qu’il était le fils naturel de son père et d’une québécoise), Hyman Paul Bley (1932-2016) s’est plongé dans la musique dès l’âge
de 7 ans. Il étudie entre autres avec Auguste Descarries, avant de fréquenter
les conservatoires de McGill et de Québec. Mais il est attiré très tôt par
l’improvisation, comme il le relate dans cette anecdote :
En plus de l’école, je
commençais à étudier pour ma Bar Mitzvah, qui nécessitait que je chante un
texte en hébreu. Quand j’ai demandé à mon rabbin «Quelle est la mélodie?», il
m’a dit : «inventes en une». C’était très facile pour moi de faire ça.
Puisqu’on avait négligé de traduire le texte en hébreu pour que je comprenne ce
que je devais chanter, je pouvais pleinement me concentrer sur l’invention de
belles mélodies comme improvisateur.
Jusqu’alors je pouvais jouer par oreille toute la musique, écrite ou improvisée, que j’entendais, mais je n’avais jamais encore essayé d’improviser au piano. Ma Bar Mitzvah m’a libéré en me donnant la permission de créer de la musique spontanément devant un public. Encore aujourd’hui, je chante lorsque je joue du piano.¹⁵
Paul Bley va aussi s’initier
à la variété, et décortiquer les formes musicales populaires; bientôt, il joue
pour la danse pendant l’été à Sainte-Agathe, puis il commence à monter ses
propres groupes à Montréal, sous le nom de Buzzy Bley.
Il se frotte à la musique noire au contact du Tramp Band de Al Cowan, héritier
des washboard bands de l’époque de la Grande Crise. Il fréquente aussi le
secteur de la rue Saint-Antoine, allant écouter Steep Wade avec l’International
Band au Café Saint-Michel, et croisant à l’Alberta Lounge Oscar Peterson, qui
lui prodigue ses encouragements.
L’homme le plus charmant que j’aie jamais rencontré, après Duke Ellington, c’était Oscar. En plus d’être un excellent chanteur, il m’a beaucoup soutenu, et quand il a appris qu’il allait quitter le Canada, il m’a demandé si je voudrais bien le remplacer et terminer son contrat à l’Alberta Lounge avec son contrebassiste et son batteur. C’était en 1949 et je finissais tout juste le secondaire. Je savais que c’était une occasion en or, et bien que je n’aie pas été du tout qualifié pour prendre sa place, j’ai accepté.¹⁶
L’année suivante, Paul Bley quitte
Montréal à son tour pour aller étudier à la prestigieuse Julliard School
of Music à New York. Croisant sur place Charlie Parker, Lennie Tristano et
Charles Mingus, le jeune montréalais va passer trois ans à faire des
allers-retours entre la Grosse Pomme et Montréal. Dans la Métropole, il fonde
avec deux autres pianistes, Keith White et Art Roberts, la Jazz Workshop, une
coopérative de musiciens dédiée à l’expérimentation et à l’invitation de musiciens américains, dans le but d’un
échange d’idées constant. Parmi les musiciens locaux faisant partie de cette
association, mentionnons aussi les pianistes Valdo Williams et Steep Wade, les
contrebassistes Neil Michaud, Hal Gaylor et Bob Rudd, et les batteurs Billy
Graham et Bobby Malloy. Parmi les invités du Jazz Workshop, en 1952-53, citons
Kai Winding, Jackie McLean, Sonny Rollins, Chuck Wayne, Art Taylor, et bien sûr
Charlie Parker en février 1953 (en même temps que le guitariste Dick Garcia et
Brew Moore). C’est aussi à Montréal que
Paul Bley aurait réalisé son premier disque en 1952, pour le label Silver, mais
le disque semble ne jamais avoir été publié…
Bientôt, Paul Bley va décider de rester au centre de
l’action et à la fin de 1953, il se fixe à New York, où on le trouvera bientôt auprès de Mingus, du saxophoniste Pete Brown, de Lester
Young, mais aussi avec son propre groupe à
l’occasion (comme ici avec Jackie McLean). Installé en Californie à la fin des
années 1950 (avec son épouse, Carla Bley), il jouera un rôle important dans le
développement du free jazz, avec Ornette Coleman et Don Cherry d’abord, puis dans le trio d’avant-garde de Jimmy Giuffre au début
des années 1960. Paul Bley a rejoué périodiquement dans sa ville natale, avec Carla (nommée encore ici Karen Borg), avec
Giuffre, puis avec son propre trio dès 1962. Il y grave un disque pour Radio Canada International en 1968 puis, à partir de
la fin des années 1980, il réalisera plusieurs albums pour le label montréalais
Justin Time, le dernier, About Time, étant
paru en 2008. Il est décédé en Floride en 2016.
-------
Archives de la Gazette.
L’année 1953 marque un peu la
fin d’une époque pour le jazz montréalais. Le départ de Paul Bley et la mort de
Steep Wade ne seront que deux jalons du déclin de la ville comme «Harlem du
Nord» : déjà après la guerre, une volonté de
«nettoyer la ville» du jeu illégal et de la prostitution allait mettre plusieurs clubs et maisons closes
(souvent la propriété de personnages proches du crime organisé) sous pression.
Au moment où deux jeunes avocats, Pacifique
‘Pax’ Plante et Jean Drapeau, menaient dans Le Devoir une campagne
contre la corruption policière et le crime organisé (1949-50), les clubs de la
rue Saint-Antoine vivaient un peu leurs dernières heures de gloire. La corruption politique (et policière), en pleine ère
Duplessis, était pareillement rampante, et Rufus
Rockhead, libéral notoire, allait bientôt en faire les frais. Ayant déjà
perdu momentanément son permis d’alcool une première fois en 1937 (sous le
premier gouvernement de l’Union Nationale), le propriétaire du Rockhead’s
Paradise allait cette fois se heurter à la redoutable organisation de
financement unioniste. On murmurait à l’époque qu’il avait refusé de payer un
pot de vin à un membre influent de la machine duplessiste, peut-être l’indépendant Frank Hanley, soutien de
Duplessis, ou encore Joseph-Hormisdas Delisle, député et ministre sans
portefeuille, battu aux élections de 1952 dans le comté de Saint-Henri. Quoiqu’il
en soit, le fameux club de la rue Saint-Antoine est
visité au petit matin un jour du printemps 1953 par la police, qui confisque pour 10 000 dollars d’alcool et qui
cadenasse le club et le lounge. Malgré des démarches répétées, Rufus Rockhead ne pourra récupérer sa licence d’alcool qu’au
début des années 1960, avec l’élection des Libéraux de Jean Lesage. Avec
le passage de Jean Drapeau à la mairie, sa «guerre contre le vice» force la
plupart des clubs (dont certains fonctionnaient auparavant 24 heures sur 24) à fermer désormais leurs portes aux heures réglementaires. Les
musiciens voyaient leurs heures coupées et les jam sessions aux petites heures
du matin, essentielles pour le développement du jazz, devenaient de plus en
plus rares. Après l’élection de Drapeau à la mairie en 1954, les raids de la police allaient s’intensifier et la
pègre, menacée d’importantes pertes de revenus, entrait en guerre ouverte; à
l’été de l’année suivante, par exemple, des gangsters saccageaient dans la même
semaine deux clubs, le Montmartre et le All-American. Pour bien des musiciens
de la ville, le premier mandat de Jean Drapeau marque
un changement profond, qui ne sera qu’amplifié quelques années plus tard avec
l’arrivée du rock. De plus d’une façon, c’était vraiment la fin de Montréal
comme ville de jazz. Aujourd’hui, au coin de la rue
Saint-Antoine et de la rue de la Montagne, il ne reste qu’un édifice
incendié, peut-être le même qui avait jadis accueilli le Café Saint-Michel; sur le coin opposé, sur un édifice de verre, rien ne
laisse même soupçonner que, pendant plus d’un demi-siècle, on trouvait là
Rockhead’s Paradise, le centre du spectacle et de la musique noires à Montréal…
-------
Pour ce texte, je me suis très largement inspiré des travaux de John
Gilmore pour ses livres Swinging in Paradise et Who’s Who of Jazz in
Montreal, mais j’ai aussi consulté plusieurs autres ouvrages, notamment
deux biographies de Oscar Peterson, The Will to Swing et A Jazz
Odyssey; aussi la biographie de Paul Bley, Stopping Time, et
certaines des images sont tirées des livres de Nancy
Marrelli (Stepping Out : The Golden Age of Montreal Night Clubs)
et de Mark Miller (Such Melodious Racket : The Lost History of Jazz in
Canada); et finalement, trois extraits musicaux sont tirées d'une anthologie parue en vinyle
dans les années 1980 dans la série Jazz and Hot Dance sur le label
britannique Harlequin.
Si vous
avez apprécié mon travail, n’oubliez pas de vous abonner à ma chaîne Twitch;
vous pouvez retrouver mes vidéos sur ma chaîne YouTube. Je vous invite
aussi à rejoindre sur Facebook le groupe Jazz Viking (pour les amateurs de jazz francophones).
Je vous laisse donc avec deux pièces où on peut entendre le jeune Paul Bley, la première avec Brew Moore à Montréal en février 1953, la seconde tirée de son premier album américain pour Debut, l’étiquette de Charles Mingus; le contrebassiste l’y accompagne et Art Blakey est à la batterie; pas mal comme trio pour un premier album!
Brew Moore (saxophone ténor), Paul Bley (piano), Dick Garcia (guitare), Neil Michaud (contrebasse), Ted Paskert (batterie).
Source: Charlie Parker: Montréal 1953, Uptown, 1993.
Paul Bley (piano), Charles Mingus (contrebasse), Art Blakey (batterie).
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