vendredi 5 août 2022

L'Abécédaire du Viking: T comme... Tusques

La pièce ci-dessus, tirée de l'album Piano Dazibao (enregistré et paru en 1970), s’intitule La bourgeoisie périra noyée dans les eaux glacées du calcul égoïste; si la seule mention du titre semble une provocation à notre époque où nommer les classes sociales ou dénoncer l’égoïsme d’un système malade sont considérés comme de l’extrémisme, cette référence au Manifeste du parti communiste devrait au moins vous donner un indice sur l’engagement politique du musicien dont je vous parlerai ce soir, comme sur l’époque à laquelle on l’associe plus volontiers. 

Je vous proposerai donc cette semaine le portrait de François Tusques, un jazzman qui, malgré un statut de pionnier acquis à une époque où le jazz européen commençait à trouver une voix originale, est demeuré relativement marginal (je ne crois pas qu’il ait jamais fait la Une de Jazz Hot ou de Jazz Magazine), probablement à cause de (ou grâce à?) une approche à rebours des tendances du jazz français, et une volonté pendant une longue période d’inscrire sa musique dans un accompagnement des luttes politiques dans une optique révolutionnaire, qui était également un questionnement constant des méthodes et des concepts musicaux. Cette tentative rare d’associer des modes d’expression populaires (slogans, chants du mouvement ouvrier, musiques traditionnelles locales et d’ailleurs) à des formes plus ouvertes issues du free jazz (dont le pianiste avait absorbé le langage notamment au contact de certains de ses représentants afro-américains les plus radicaux et originaux) fera l'originalité de son Intercommunal Free Dance Music Orchestra dans les années 1970 et 80. Mais ceux qui, de ce côté de l’Atlantique, associent plutôt Tusques à la musique de feu des années 1960 seraient peut-être surpris d’entendre ses projets ultérieurs autour de textes de Lewis Carroll, Jean de la Croix, Julio Cortazar, Jean Racine, ou du poète catalan Joan Salvat-Papasseit. 

Tusques donnait récemment une interview-fleuve au Psychedelic Baby Magazine, interview dont je me servirai en grande partie pour brosser le portrait de ce trublion du jazz français; une autre entrevue, filmée en 2015 par la revue Période, m’a aussi permis de cerner un peu mieux les positions politiques et philosophiques de celui qui se décrit lui-même comme un iconoclaste. 

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Né à Paris en 1938 (peu de temps avant la guerre), fils d’un psychologue plus tard résistant et d’une ancienne chanteuse d’opéra, François Tusques verra son enfance partagée entre la Bretagne (il a passé une partie de sa jeunesse à Nantes), la zone libre durant l’Occupation, puis l’Afghanistan, où son père est nommé après la guerre. Si ces déplacements l’exposeront très tôt à d’autres cultures (il est déjà marqué par la musique que font ses voisins afghans), en rétrospective cette époque marquera le caractère du jeune Tusques; dans ses mots : 

«(…) ça a plutôt fait de moi un solitaire, un rêveur. Solitaire car je n’ai fréquenté l’école qu’à partir de l’âge de 10 ans. Ça a été difficile de m’adapter par la suite, et je n’ai gradué que tard. Ce n’est pas que je n’avais pas d’intérêt, je faisais des efforts, mais je m’étais en quelque sorte forgé mes propres réflexes intellectuels et je manquais d’orientation.»

De retour en France en 1950, François Tusques se trouve attiré par la vague du jazz traditionnel qui déferle alors sur une bonne partie de l’Europe; un concert de Sidney Bechet à l’Olympia, avec Claude Luter, transforme l’adolescent taciturne en fanatique de jazz New Orleans. «À 17 ans j’avais environ 200 disques Nouvelle-Orléans, et je continuais à explorer les recoins du jazz des années 20 et 30; ça m’a été utile probablement.» Il débute alors à la clarinette, puis à la contrebasse. Lors d’un séjour à Dakar au Sénégal, vers l’âge de 17-18 ans, il commence à pratiquer le piano en autodidacte, en plus de rencontrer de nouveaux amis qui sont plus Bop que New Orleans. «De retour à Nantes, j’ai vendu tous mes disques Nouvelle-Orléans et j’ai commencé à me consacrer vraiment au piano. Diz, Monk, Bud, Bird. Je les ai absorbés par le disque, à l’ancienne.» Sa mère, l’ancienne chanteuse d’opéra, lui trouve une professeure de théorie musicale très stricte, de l’école française : Debussy, Ravel, Milhaud… Mais aussi Messiaen, qui le fascine. Tusques, s’il travaille sérieusement, préfère l’atmosphère du Hot Club local, dont il avait été l’un des fondateurs vers 1956-57. «Dans les locaux du Hot Club, j’ai rencontré Errol Parker, qui m’a donné une seule leçon (très chère d’ailleurs). À la fin des années 50, c’était l’époque de Blakey, Roach; j’ai rapidement adopté cette approche très percussive. Et Urtreger.», se souvient-il, en référence à René Urtreger, principal disciple français de Bud Powell et accompagnateur de Miles Davis sur la célèbre bande sonore de Ascenseur pour l’échafaud. Mais les premiers engagements de Tusques comme musicien sont bien éloignés du jazz américain : il débute plutôt dans les bals populaires, les mariages, jouant les danses traditionnelles et les airs à la mode. 

Au fur et à mesure, il finit par croiser quelques figures de la scène jazzistique européenne : le guitariste Jimmy Gourley, le saxophoniste belge Jacques Pelzer, voire même Chet Baker à l’occasion! On le remarque bientôt avec une nouvelle génération de jazzmen : le saxophoniste François Jeanneau, les contrebassistes Luigi Trussardi et Bernard (surnommé Beb) Guérin, le batteur Michel Babault. «J’étais conscient que je ne possédais pas l’incroyable phrasé de mes pianistes préférés : Jimmy Yancey, Earl Hines, Jelly Roll, Ellington bien sûr, mais Monk m’avait fait comprendre que je pouvais m’exprimer autrement. Encore aujourd’hui, j’insiste beaucoup sur l’attaque et le rythme, et je n’ai aucun problème avec la mélodie.»

Encore aujourd’hui, l’influence de Thelonious Monk sur son jeu est indéniable (comme pour d'autres vétérans du free jazz européen, par exemple Misha Mengelberg et Alexander von Schlippenbach), et il est significatif que Tusques ait interprété trois de ses compositions pour un album solo paru il y a une dizaine d’années; écoutons par exemple sa version de Off Minor :  

Si l’exemple de Monk a été salutaire, une autre présence est incontournable dans la France de cette époque : celle de Bud Powell, qui s’était installé à Paris à la toute fin des années 1950; Tusques raconte sa rencontre avec le pianiste essentiel du bebop : «Ça devait être vers 1963. Nous n’avons jamais vraiment parlé. Il me faisait asseoir à côté de lui pendant certaines performances pour me montrer les ficelles du métier. Sans explications. Seulement par l’exemple. Ça n’a pas aidé que mon jeu, mais ça m’a aussi donné des idées sur la composition, basées sur des mouvements. La symétrie. La gestuelle. Les Américains s’intéressaient à ça, mais ça ne passait pas très bien en France…»

Comme pour plusieurs jeunes Français de sa génération, la guerre d’Algérie est un réveil politique pour François Tusques : «Je suis allé en Algérie pour me battre dans une guerre sans nom. Après avoir été vaguement impliqué dans (ce qu’on appelait) «la gauche» pendant quelque temps, j’ai finalement été exposé aux idées communistes en Algérie, et c’est la seule chose positive que je peux en dire.» Après son service militaire, c’est un jeune homme en colère qui rentre dans l’Hexagone. «Je ne tenais pas en place, j’allais de Saint-Nazaire à Nantes, puis Paris, Angers, Poitiers… Une vie de nomade, avec Beb (Guérin) et la bande. La politique et le free bop.» Son réveil politique sera le prélude à un engagement proche mais jamais directement militant auprès de plusieurs organisations révolutionnaires tout au long de sa vie : d’abord l’UEC (Union des Étudiants Communistes), puis l’UJC-ML (Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes) à l’époque de mai 68, et plus tard dans les années 1970 le PCR-ML (Parti Communiste Révolutionnaire Marxiste-Léniniste, de tendance maoïste). «Ça m’a coûté cher pendant longtemps», dit-il, «on pensait que j’étais un dangereux gauchiste!» Installé dans un appartement vétuste dans le 18e arrondissement de Paris, il survit grâce à de petits contrats de typographie et de rédaction, notamment pour Libération et la revue Actuel

La pochette originale de Free Jazz, paru sur l'étiquette Mouloudji en 1965. 

À Paris, avec Beb Guérin, il appartient à un petit cercle de musiciens intéressés par l’improvisation et l’avant-garde jazzistique : ce sera d’abord le trompettiste Bernard Vitet, très actif dans les studios et auprès des chanteurs et chanteuses de variétés. Par Vitet, il rencontre le clarinettiste Michel Portal, le batteur Charles Saudrais, qui rejoignent le saxophoniste François Jeanneau; avec ces musiciens, en 1964-65, il va développer une musique qui s’éloigne peu à peu du hard bop pour épouser des formes plus ouvertes. Il en résultera un des documents fondateurs du free jazz européen, un album baptisé simplement Free Jazz, paru sur les disques Mouloudji en 1965 (le disque de Ornette Coleman du même titre n’était paru en France qu’en 1964). Mais au-delà du titre et de ses implications formelles, Tusques monte méticuleusement le disque en utilisant le matériel performé en studio : 

«J’ai vraiment sabré dans le matériel au montage», raconte le pianiste. «Des ciseaux, de la colle, des coupes précises, j’ai totalement déconstruit et reconstruit la session, avec l’assentiment du groupe bien sûr – ils allaient travailler pour Parmegiani par la suite (note : Vitet et Saudrais ont participé aux œuvres de musique concrète de Bernard Parmegiani JazzEx et Le Socrate), nous avions tous une curiosité pour ces nouvelles formes de musique contemporaine. Mais je ne voulais pas que ça devienne de la musique contemporaine justement – et je pense que j’ai fait un bon boulot pour que ça reste du jazz au final. Mais nous voulions construire à partir de ces blocs une musique telle que nous l’envisagions alors, plutôt qu’une musique que nous pouvions véritablement jouer sur le moment. Mais nous allions nous en approcher de plus en plus dans des situations de performance par la suite. Ça nous avait donné un schéma. C’est Dada au fond. J’adore le collage. (…) Un disque est un disque, il n’a pas à refléter la réalité.»

Description automatique d'un paysage désolé (autre version), tiré de Free Jazz, 1965: 
François Tusques (piano), Bernard Vitet (trompette), François Jeanneau (flûte), Michel Portal (clarinette basse), 
Bernard (Beb) Guérin (contrebasse), Charles Saudrais (batterie). 

Si le mélange flûte/clarinette basse/trompette peut faire penser à Out to Lunch de Eric Dolphy, Tusques rappelle que (malgré une présence l’album était inconnu en France à l’époque (malgré une présence récente de son auteur, mort à Berlin en 1964) : «on peut dire que c’était une tendance, des idées qui étaient dans l’air, d’ailleurs des amis m’ont confirmé que les mêmes sonorités se brassaient dans d’autres coins du monde, comme au Japon par exemple. C’était une extension d’idées qui étaient déjà en germe dans le hard bop et le jazz modal.» Mais les Français connaissaient cependant déjà la musique de Ornette Coleman et de Don Cherry bien sûr, Don Cherry qui va bientôt faire appel au pianiste lors de ses séjours parisiens. «Je soupçonne Don de m’avoir choisi pour emmerder tous les autres musiciens à Paris», déclare Tusques aujourd’hui; on les entend ensemble sur le 45-tours La Maison fille du Soleil, réalisé pour une exposition Le Corbusier à Nantes en 1964. Mais sa relation avec le trompettiste souffrira lorsque Cherry préfèrera inviter Karl Berger à New York pour une session Blue Note; mais il laissera aussi une forte impression, aidant Tusques à renforcer un sentiment qui lui servira bientôt de devise : «C’est Don, et plus tard Sunny Murray, qui m’ont permis de renforcer cette intuition : ‘si je ne comprends pas ce que je fais, je dois être sur la bonne voie’.»

Sunny Murray est évidemment une présence déterminante sur la scène française de l’époque, et on va retrouver Tusques sur deux des albums du batteur, Big Chief (paru originalement sur Pathé) et l’album Shandar baptisé simplement Sunny Murray : «Les disques de Murray, (Clifford) Thornton et (Colette) Magny ont été importants, peut-être plus que les miens. J’ai déjà lu quelque part qu’on y retrouvait mon ‘influence’, mais ça n’a rien à voir avec l’influence. Sans les grands catalyseurs qu’étaient ces trois-là ça n’aurait probablement abouti à rien.», dit-il. Il avait accompagné Magny, chanteuse engagée emblématique de cette période contestataire, avec Bernard Vitet, Beb Guérin et le batteur Noel McGhie, sur l’album Répression; avec Thornton, il réalise The Panther and the Lash pour America, album où on retrouve encore Guérin et McGhie, et trois thèmes de Tusques dont ce motif qui revient souvent dans son travail et qui porte ici le titre Right On!:

Right On! par Clifford Thornton (trombone), avec François Tusques (piano), Beb Guérin (contrebasse),
Noel McGhie (batterie). Enregistré à la Maison de la Radio (ORTF), novembre 1970. 

Si François Tusques estime importants surtout les disques qu'il a réalisés avec d’autres artistes à cette époque, c’est qu’il n’a pas eu l’opportunité d’enregistrer sous son nom pendant plusieurs années. Après Free Jazz en 1965, il avait récidivé avec un autre album pour Mouloudji, Le Nouveau Jazz, en 1967, avec Barney Wilen (dans sa courte phase free), Guérin, Jean-François Jenny-Clark et Aldo Romano; à la même époque, il participe avec Guérin et Eddy Gaumont au disque de Wilen Auto Jazz pour MPS. Mais dans les années qui suivent, si on sent bien sa présence au sein de la foisonnante scène parisienne, cette présence est parfois plus symbolique que réelle : malgré ses contrats de typographe pour le magazine Actuel, il refuse d’enregistrer sous son nom pour leur célèbre label associé, BYG (qui publie pourtant des albums de Clifford Thornton et Sunny Murray, et chez qui il accompagne malgré tout le saxophoniste Kenneth Terroade pour Love Rejoice). Sa participation à une autre session de Don Cherry pour l'étiquette est presque subliminale : 

«Comme vous le savez peut-être, je suis un fantôme sur sa session pour Mu avec Ed Blackwell. J’étais assis au piano et quand Don jouait de la trompette ou du cornet dans le piano, j’activais les pédales pour créer des effets de réverbération et varier la profondeur du son. J’ai fait des tas de trucs comme ça, comme enregistrer une partie de piano, faire improviser un groupe par-dessus, puis effacer ma partie de l’enregistrement final. Je n’insiste jamais pour être présent à tout prix. Je suis une présence imminente…»

Mais si son nom n’apparaît pas nécessairement sur les disques, Tusques n’en a pas moins de projets durant cette période : avec Wilen, Guérin, Jenny-Clark et Gaumont au violon, il signe la musique pour le deuxième moyen-métrage de Jean Rollin, Les Femmes vampires (qui sera intégré bientôt au long-métrage Le Viol du vampire); la trame sonore sera retrouvée et publiée sur vinyle en 2014 sous le titre original du projet, La Reine des vampires, sur étiquette Cacophonic. Deux autres parutions vinyle relativement récentes sur le même label jettent aussi une nouvelle lumière sur cette période : d’abord Alors Nosferatu Combina un Plan Ingénieux, pour continuer dans la veine vampiresque, puis La Chasse au Snark, d’après Lewis Carroll; les deux disques sont des témoignages d’une période où la musique de Tusques était souvent déclinée lors de happenings auxquels participent la plupart des suspects habituels (Vitet, Guérin, Gaumont, McGhie, Phillips) mais aussi Michel Portal, Earl Freeman, Jouck Minor, Alan Silva, Kenneth Terroade, Aldo Romano, Barney Wilen, ainsi que, pour le côté plus «théâtral», plusieurs acteurs et chanteurs dont Daniel Laloux et celle qui était alors l’épouse du pianiste, Françoise Tusques. À l’occasion, le chanteur Jacques Higelin se joint même à eux. 

Naturellement, côtoyer plusieurs musiciens afro-américains très engagés (comme Clifford Thornton, engagé dans les Black Panthers) amène Tusques à prendre position dans la lutte pour les droits civiques : il rejoint un comité de soutien pour le Black Panther Party et rend souvent hommage aux militants du parti par certains titres.  C’est aussi des Panthers que lui vient le concept d’intercommunalité : «Huey P. Newton disait que le Black Panther Party n’était pas un parti Noir mais un parti qui défendait toutes les communautés opprimées. Il appelait ça l’intercommunal.» Tusques reprend bientôt le terme pour son prochain album paru sur Shandar, Intercommunal Music.

«J’avais finalement obtenu un contrat décent pour moi, Beb, Alan (Silva) et Sunny (Murray). Piano, deux basses et batterie – une idée que j’avais envie d’explorer. 45 minutes avant la fin prévue de la session, Alan ou Sunny (je ne me souviens plus lequel des deux) n’était pas encore arrivé – surgissent alors Steve (Potts), Bob (Reid), Louis (Armfield) et (Alan) Shorter… Complètement désespéré, j’ai demandé au technicien en pleine confusion de démarrer l’enregistrement. Shorter trouvait que la sono était horrible et a fini par ouvrir la porte qui donnait sur une cour et s’est installé à l’extérieur en jouant très fort. Murray s’est rendu compte que l’enregistrement se faisait sur multi-pistes, a dit que c’était de la merde, et a commencé à virer tous les micros qui entouraient la batterie. À 38 :30 avant la fin de la session, nous commencions. 20 secondes avant la fin, le technicien en furie, qui avait abandonné la cabine, est revenu pour nous pointer l’horloge; nous avons encore joué quelques notes, et c’est tout. Aucune deuxième prise, pour sûr!»

Portrait d'Erika Huggins, tiré de Intercommunal Music, enregistré et paru en 1971. 
François Tusques (piano), Alan Shorter (trompette), Steve Potts (saxophone alto), Alan Silva (violoncelle), 
Beb Guérin, Bob Reid (contrebasses), Sunny Murray (batterie), Louis Armfield (percussions). 

À la même époque que ce disque, devenu plus tard un classique underground du free jazz, Tusques grave aussi deux albums en solo pour l’étiquette de Gérard Terronès, Futura, qui documentait alors certains des musiciens les plus progressistes présents à Paris, notamment Bernard Vitet (Tusques participera à son album La Guêpe), Michel Portal, Anthony Braxton, Steve Lacy, Jef Gilson, et les groupes Perception et Matchi-Oul. Pour Piano Dazibao (1970) dont nous avons entendu un extrait en ouverture (note : affiches publiques rédigées par des citoyens, les dazibao jouaient un rôle important dans la Chine de la Révolution culturelle), François Tusques avait enregistré sur cassette directement chez lui : «J’avais décidé de sortir Cecil Taylor et la musique africaine absorbée à travers Don (Cherry) de mon système. Et aussi certaines mélodies qui venaient du projet Snark.» Dazibao No. 2, paru en 1971, voyait figurer sur sa pochette des portraits de Marx, Lénine, Mao et le Black Panther George Jackson (dédicataire de la première pièce, intitulée George Jackson assassiné par les «pigs» d’une balle dans le dos); le disque allait connaître une diffusion assez curieuse, comme le raconte Tusques :

«un nombre important de copies avaient été distribuées à une chaîne de magasins qui vendaient des appareils ménagers. L’idée était de donner l’album aux acheteurs de chaînes hi-fi. Dans la réalité, il a surtout été donné avec des frigos, des fours, des machines à café… et plusieurs ménagères innocentes ont été exposées à cette horrible musique de communistes! C’est pourquoi on ne trouve que rarement des copies originales à vendre de nos jours. Alors si vous en trouvez une, exigez qu’on vous vende aussi le frigo qui venait avec le disque!»

(Les deux disques Futura viennent tout juste d’être réédités par le label SouffleContinu, qui fait un travail remarquable pour remettre en circulation beaucoup de jazz et de musiques expérimentales françaises des années 1970). 

Mais certains labels seront plus frileux avec cette «musique de communistes», par exemple Le Chant du Monde, pour qui il devait réaliser son prochain album dans la série «Spécial Instrumental» : «J’ai enregistré Le Piano Préparé en 1972, tout de suite après Dazibao No. 2. La compagnie de disques avait trouvé les notes de pochette tellement exaspérantes politiquement que j’ai dû en négocier chaque mot pendant cinq ans, et c’est pourquoi il n’est sorti qu’en 1977. Rendu là, tout le monde s’en foutait!»

Une des incarnations de l'Intercommunal Free Dance Music Orchestra. 

Le concept d'intercommunalité (ou d’intercommunauté) n’était jamais loin, et Tusques va tenter bientôt de synthétiser plusieurs formes musicales dans un nouvel ensemble : «Je voulais un groupe flexible pour jouer dans les usines pour les travailleurs, dans les champs pour les fermiers, qui rejoindrait d’autres gens, une musique pour danser, pour se mêler à d’autres groupes venus d’horizons musicaux différents.» Le véhicule de cette nouvelle synthèse sera l’Intercommunal Free Dance Music Orchestra, qui, selon les incarnations, allait incorporer des musiques de fanfare, des musiciens traditionnels bretons (il y aura par exemple un intéressant projet avec des sonneurs baptisé Après la Marée Noire : Vers une Nouvelle Musique Bretonne, paru en 1979 sur Le Chant du Monde), des percussions algériennes, des tambours mais aussi des vents venus d’Afrique subsaharienne (comme le saxophoniste Jo Maka ou le tromboniste Adolf Winkler, dit Ramadolf). Parmi les musiciens qui seront associés au groupe entre 1972 et 1984, mentionnons aussi les trompettistes Bernard Vitet et Jacques Coursil, les saxophonistes Michel Marre, Danièle Dumas et Sylvain Kassap, le contrebassiste Jean-Jacques Avenel et les percussionnistes Guem et Sam Ateba. Parmi les avatars de l’Intercommunal, on peut compter le collectif Le Temps des Cerises, également publié sur le label du même nom, dirigé par Tusques dans les années 1974-75, qui publie aussi un 45-tours de la Fanfare Bolchévique de Prades-le-Lez, fanfare engagée dont le mot d’ordre est «l’heure est à la lutte, préparons les fêtes à venir». L’objectif est toujours profondément politique à cette époque : accompagner les diverses luttes, grèves et manifestations, jouer dans les meetings. On en retrouve bien l’esprit dans cet extrait du disque du Collectif Le Temps des Cerises, Dansons avec les travailleurs immigrés, travailleurs qui luttaient contre l’application de circulaires discriminatoires :

Un extrait du disque Dansons avec les travailleurs immigrés, par le Collectif Le Temps des Cerises, 1974. 
François Tusques (orgue, tumba, bongos, percussion, choeurs), Manu, Pierre Ferrier, Jean Méreu (trompettes),
Michel Marre (saxophones baryton et ténor, cornet), Poc (trombone), Claude Marre (basse à vent), Gérard Tamestit (violon), Guy Oulchen, Alain Hako, Alain Bruhl, Joël Grasset, Denis Levaillant (tumbas, bongos, percussions),
Carlos Andreu, Boussaba (chant), Tania Munuera, Marie Iracane, Jean-Claude Guillet (choeurs). 

Extrait du trio de François Tusques au Dunois en 1983. 
François Tusques (piano), Yebga Likoba (saxophone soprano), Sam Ateba (congas). 
«Gardez votre masque!»
Dans les années 1980 et 1990, les luttes politiques vont subir des métamorphoses après la courte parenthèse socialiste et le «tournant de la rigueur» du premier septennat de Mitterrand; le goût de la synthèse de Tusques va désormais s'affirmer au sein de projets plus littéraires : ce seront d’abord deux disques autour de la poésie de Garcia Lorca avec l’actrice Violeta Ferrer (Poemas de Federico Garcia Lorca 1 et 2, pour Nato), puis un projet sur des textes de Jean de la Croix (Le Jardin des Délices, pour In Situ, qui réédite aussi en CD le Free Jazz de 1965), en enfin des évocations de Julio Cortazar et de Racine (Octaèdre et Blue Phèdre, pour AxolOtl Jazz). Ce sera aussi, à partir des années 1990, des projets inspirés du tango avec la chanteuse Isabel Juanpera. Un autre collaborateur important à cette époque, le clarinettiste Denis Colin était déjà sur Le Jardin des Délices et Blue Phèdre; il participe aussi à Blue Suite (un trio avec Noel McGhie) et à Arc Voltaic, collaboration avec le chanteur catalan Carlos Andreu, qui était déjà collaborateur de Tusques à l'époque de l'Intercommunal. 

Mais si François Tusques n'a eu que peu de périodes soutenues de documentation de sa musique sur disque (excluant peut-être l'époque du Temps des Cerises), c’est un jeune label qui, vers 2010, va lui permettre de réaliser plusieurs projets durant presque une décennie :

«Alors que je croyais que j’allais prendre tranquillement ma retraite, j’ai accepté l’offre de Julien (Palomo) d’enregistrer pour son label Improvising Beings, et c’est devenu une formidable aventure avec de vieux et nouveaux amis, et ça nous prendrait plusieurs pages pour la raconter. Je suis fier que ces nouveaux albums aient vendu, même en Chine ou en Argentine pour ce que j’en sais! Et tout ça continue dans les années 2020 avec des rééditions de mes vieux disques et de trucs inédits. Je suis content de ces bonus, de ce nouveau chapitre.»

François Tusques et Noel McGhie. 

Les vieux amis, ce sont Noel McGhie (pour Topolitologie, en 2010), Sonny Simmons (pour Near the Oasis, en 2011), ou encore Sunny Murray (pour Intercommunal Dialogue, enregistré en 2007 mais paru en 2019 sur l’étiquette Ni-Vi-Ni-Connu). Parmi les nouveaux amis, on comptera les saxophonistes Alexandra Grimal et Sylvain Guérineau (pour La Jungle du Douanier Rousseau, en 2014), mais aussi les membres du French American Peace Ensemble, avec qui il a tourné en Amérique du Nord en 2013 : le vétéran saxophoniste Kidd Jordan, William Parker, Hamid Drake et un compatriote de Tusques, Louis Sclavis («Je l’ai redécouvert durant cette tournée. Quel musicien!», dit-il). Deux albums doubles en solo, encore sur Improvising Beings, composent un portrait complet et éclectique, à l’image du pianiste; L’Étang Change (Mais les Poissons Sont Toujours Là), paru en 2012, évoque Monk, Ellington, Bud Powell, Miles Davis, Don Cherry et Ed Blackwell en plus de faire résonner des échos de la Commune, de La Marseillaise et de L’Internationale; pour Avant-Derniers Blues, publié en 2017 et un des derniers titres parus sur le défunt label Improvising Beings, il brosse des dédicaces en bleu à Alan Shorter, James Baldwin, René Urtreger, Dollar Brand, Jimmy Yancey, Billie Holiday et Jacques Thollot, entre autres. 

Un groupe formé durant cette époque relativement récente semble particulièrement cher au cœur du pianiste, un quartette avec l’accordéoniste Claude Parle, la chanteuse Isabel Juanpera et le trompettiste japonais longtemps fixé à Paris, Itaru Oki; le premier projet du groupe allait ramener Tusques à l’époque de ses happenings Lewis Carroll des années 1967-71 : «Alors que je montais les archives pour le disque du Snark, j’ai aussi senti qu’une jeune version de moi-même me poussait à revisiter le matériel autour de Lewis Carroll, pour vraiment boucler la boucle, et c’est de là que vient l’album du Jubjub.» L’album en question, Le Chant du Jubjub, a été enregistré et est paru en 2015; un deuxième album, que Tusques décrit comme «une méditation sur la révolte de mai 68, mise en relation avec des questions plus contemporaines», a été enregistré en 2017 et 2018 et devrait bientôt paraître sur Ni-Vu-Ni-Connu. Malgré la disparition de Itaru Oki en 2020, l’arrivée de la pandémie Covid et un confinement assez pesant peu de temps après, le pianiste désormais octogénaire a quand même su garder le cap : «Ce quartette avait débuté avec Itaru Oki en 2014. Il est mort un peu avant la pandémie, ça a été un choc et collectivement nous sentions que nous lui devions de présenter ce sur quoi nous avions travaillé ensemble.» Avec le trompettiste Nicolas Souchal ayant pris la place laissée vide par la disparition de Oki, le quartette est prêt pour un troisième album selon Tusques; lui-même, à 84 ans, vient d’enregistrer en trio avec Parle et le saxophoniste Mats Gustafsson. Il doit aussi réaliser un disque avec le pianiste et multi-instrumentiste Fabien Robbe, qui avait déjà produit avec le Robbe Gloaguen Quartet Gardez Votre Sang Froid, un disque consacré aux compositions de Tusques, en 2019. 

Itaru Oki, Claude Parle, Isabel Juanpera et François Tusques. 

Si j’ai qualifié François Tusques de trublion et d’iconoclaste en début d’émission, on aura vu que ces épithètes n’étaient pas jetées en l’air : depuis plus d’un demi-siècle, le pianiste n’a jamais arrêté de réfléchir, hors des sentiers battus, au rôle et à la fonction de la musique; il n’a pas cessé non plus d’être fidèle à ce qui définit selon lui le free jazz :

«Ma façon de le comprendre n’a jamais changé : c’est d’abord et avant tout politique. Je ne peux pas oublier que nous menions un combat contre plusieurs formes de discriminations, contre l’apartheid, nous tentions de montrer que nous étions une force dont il fallait tenir compte.

Alors naturellement, nous devions remettre les formes en question, décider si nous gardions tel ou tel élément. Est-ce que les standards, les accords, l’harmonie étaient des choses auxquelles nous pouvions nous rattacher ou étaient-ils simplement une autre manifestation de domination, du capitalisme? Nous en avons gardé certains, rejeté d’autres, l’idée était d’en débattre constamment.»

Sur cette citation se termine donc ce portrait, un peu plus long que d’habitude mais vu la richesse du matériel je crois que ça valait la peine; j’espère que vous avez apprécié. Je tiens à remercier spécialement l'ami Julien Palomo pour ses bons mots; je vous laisse avec un extrait de François Tusques lui-même qui parle de certaines des contradictions en musique avant de se mettre lui-même au piano :

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