Tusques donnait récemment une interview-fleuve au Psychedelic Baby Magazine, interview dont je me servirai en grande partie pour brosser le portrait de ce trublion du jazz français; une autre entrevue, filmée en 2015 par la revue Période, m’a aussi permis de cerner un peu mieux les positions politiques et philosophiques de celui qui se décrit lui-même comme un iconoclaste.
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Né à Paris en 1938 (peu de temps avant la guerre), fils d’un
psychologue plus tard résistant et d’une ancienne chanteuse d’opéra, François Tusques verra son enfance partagée entre la Bretagne
(il a passé une partie de sa jeunesse à Nantes), la zone libre durant
l’Occupation, puis l’Afghanistan, où son père est nommé après la guerre. Si ces
déplacements l’exposeront très tôt à d’autres cultures (il est déjà marqué par la
musique que font ses voisins afghans), en rétrospective cette époque marquera
le caractère du jeune Tusques; dans ses mots :
«(…) ça a plutôt fait de moi
un solitaire, un rêveur. Solitaire car je n’ai fréquenté l’école qu’à partir de
l’âge de 10 ans. Ça a été difficile de m’adapter par la suite, et je n’ai
gradué que tard. Ce n’est pas que je n’avais pas d’intérêt, je faisais des
efforts, mais je m’étais en quelque sorte forgé mes propres réflexes
intellectuels et je manquais d’orientation.»
Au fur et à mesure, il finit par croiser quelques figures de
la scène jazzistique européenne : le guitariste Jimmy Gourley, le
saxophoniste belge Jacques Pelzer, voire même Chet Baker à l’occasion! On le
remarque bientôt avec une nouvelle génération de jazzmen : le saxophoniste
François Jeanneau, les contrebassistes Luigi Trussardi et Bernard (surnommé Beb) Guérin, le
batteur Michel Babault. «J’étais conscient que je ne possédais pas
l’incroyable phrasé de mes pianistes préférés : Jimmy Yancey, Earl Hines,
Jelly Roll, Ellington bien sûr, mais Monk m’avait fait comprendre que je
pouvais m’exprimer autrement. Encore aujourd’hui, j’insiste beaucoup sur
l’attaque et le rythme, et je n’ai aucun problème avec la mélodie.»
Encore aujourd’hui, l’influence de Thelonious Monk sur son
jeu est indéniable (comme pour d'autres vétérans du free jazz européen, par exemple Misha Mengelberg et Alexander von Schlippenbach), et il est significatif que Tusques ait interprété trois de
ses compositions pour un album solo paru il y a une dizaine d’années; écoutons
par exemple sa version de Off Minor :
Si l’exemple de Monk a été salutaire, une autre présence est
incontournable dans la France de cette époque : celle
de Bud Powell, qui s’était installé à Paris à la toute fin des années 1950;
Tusques raconte sa rencontre avec le pianiste essentiel du bebop : «Ça devait être vers 1963. Nous n’avons jamais
vraiment parlé. Il me faisait asseoir à côté de lui pendant certaines
performances pour me montrer les ficelles du métier. Sans explications.
Seulement par l’exemple. Ça n’a pas aidé que mon jeu, mais ça m’a aussi donné
des idées sur la composition, basées sur des mouvements. La symétrie. La
gestuelle. Les Américains s’intéressaient à ça, mais ça ne passait pas très
bien en France…»
Comme pour plusieurs jeunes Français de sa génération, la guerre d’Algérie est un réveil politique pour
François Tusques : «Je suis allé en Algérie pour me battre dans une
guerre sans nom. Après avoir été vaguement impliqué dans (ce qu’on appelait) «la
gauche» pendant quelque temps, j’ai finalement été exposé aux idées communistes
en Algérie, et c’est la seule chose positive que je peux en dire.» Après
son service militaire, c’est un jeune homme en colère
qui rentre dans l’Hexagone. «Je ne tenais pas en place, j’allais de
Saint-Nazaire à Nantes, puis Paris, Angers, Poitiers… Une vie de nomade, avec
Beb (Guérin) et la bande. La politique et le free bop.» Son réveil
politique sera le prélude à un engagement proche mais jamais directement militant
auprès de plusieurs organisations révolutionnaires tout au long de sa
vie : d’abord l’UEC (Union des Étudiants Communistes), puis l’UJC-ML
(Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes) à l’époque de mai 68, et
plus tard dans les années 1970 le PCR-ML (Parti Communiste Révolutionnaire
Marxiste-Léniniste, de tendance maoïste). «Ça m’a coûté cher pendant
longtemps», dit-il, «on pensait que j’étais un dangereux gauchiste!»
Installé dans un appartement vétuste dans le 18e arrondissement de
Paris, il survit grâce à de petits contrats de typographie et de rédaction,
notamment pour Libération et la revue Actuel.
À Paris, avec Beb Guérin, il appartient à un petit cercle de musiciens intéressés par l’improvisation et l’avant-garde jazzistique : ce sera d’abord le trompettiste Bernard Vitet, très actif dans les studios et auprès des chanteurs et chanteuses de variétés. Par Vitet, il rencontre le clarinettiste Michel Portal, le batteur Charles Saudrais, qui rejoignent le saxophoniste François Jeanneau; avec ces musiciens, en 1964-65, il va développer une musique qui s’éloigne peu à peu du hard bop pour épouser des formes plus ouvertes. Il en résultera un des documents fondateurs du free jazz européen, un album baptisé simplement Free Jazz, paru sur les disques Mouloudji en 1965 (le disque de Ornette Coleman du même titre n’était paru en France qu’en 1964). Mais au-delà du titre et de ses implications formelles, Tusques monte méticuleusement le disque en utilisant le matériel performé en studio :
«J’ai vraiment sabré dans le
matériel au montage», raconte le pianiste. «Des ciseaux, de la colle,
des coupes précises, j’ai totalement déconstruit et reconstruit la session,
avec l’assentiment du groupe bien sûr – ils allaient travailler pour Parmegiani
par la suite (note : Vitet et Saudrais ont participé aux œuvres de
musique concrète de Bernard Parmegiani JazzEx et Le Socrate),
nous avions tous une curiosité pour ces nouvelles formes de musique
contemporaine. Mais je ne voulais pas que ça devienne de la musique
contemporaine justement – et je pense que j’ai fait un bon boulot pour que ça
reste du jazz au final. Mais nous voulions construire à partir de ces blocs une
musique telle que nous l’envisagions alors, plutôt qu’une musique que nous
pouvions véritablement jouer sur le moment. Mais nous allions nous en approcher
de plus en plus dans des situations de performance par la suite. Ça nous avait
donné un schéma. C’est Dada au fond. J’adore le collage. (…) Un disque est un
disque, il n’a pas à refléter la réalité.»
Bernard (Beb) Guérin (contrebasse), Charles Saudrais (batterie).
Si le mélange flûte/clarinette basse/trompette peut faire
penser à Out to Lunch de Eric Dolphy, Tusques rappelle que (malgré une présence l’album était
inconnu en France à l’époque (malgré une présence récente de son auteur, mort à Berlin en 1964) : «on peut dire que c’était une tendance,
des idées qui étaient dans l’air, d’ailleurs des amis m’ont confirmé que les
mêmes sonorités se brassaient dans d’autres coins du monde, comme au Japon par
exemple. C’était une extension d’idées qui étaient déjà en germe dans le hard
bop et le jazz modal.» Mais les Français connaissaient cependant déjà la
musique de Ornette Coleman et de Don Cherry bien sûr, Don Cherry qui va bientôt
faire appel au pianiste lors de ses séjours parisiens. «Je soupçonne Don de
m’avoir choisi pour emmerder tous les autres musiciens à Paris», déclare
Tusques aujourd’hui; on les entend ensemble sur le 45-tours La Maison fille
du Soleil, réalisé pour une exposition Le Corbusier à Nantes en 1964. Mais sa
relation avec le trompettiste souffrira lorsque Cherry préfèrera inviter Karl
Berger à New York pour une session Blue Note; mais il laissera aussi une forte
impression, aidant Tusques à renforcer un sentiment qui lui servira bientôt de
devise : «C’est Don, et plus tard Sunny Murray, qui m’ont permis de
renforcer cette intuition : ‘si je ne comprends pas ce que je fais, je
dois être sur la bonne voie’.»
Sunny Murray est évidemment une présence déterminante sur la
scène française de l’époque, et on va retrouver Tusques sur deux des albums du
batteur, Big Chief (paru originalement sur Pathé) et l’album Shandar
baptisé simplement Sunny Murray : «Les disques de Murray,
(Clifford) Thornton et (Colette) Magny ont été importants, peut-être plus que
les miens. J’ai déjà lu quelque part qu’on y retrouvait mon ‘influence’, mais
ça n’a rien à voir avec l’influence. Sans les grands catalyseurs qu’étaient ces
trois-là ça n’aurait probablement abouti à rien.», dit-il. Il avait
accompagné Magny, chanteuse engagée emblématique de cette période
contestataire, avec Bernard Vitet, Beb Guérin et le batteur Noel McGhie, sur
l’album Répression; avec Thornton, il réalise The Panther and the
Lash pour America, album où on retrouve encore Guérin et McGhie, et trois thèmes
de Tusques dont ce motif qui revient souvent dans son travail et qui porte ici
le titre Right On!:
Noel McGhie (batterie). Enregistré à la Maison de la Radio (ORTF), novembre 1970.
Si François Tusques estime importants surtout les disques qu'il a réalisés avec d’autres artistes à cette époque, c’est qu’il n’a pas eu l’opportunité d’enregistrer sous son nom pendant plusieurs années. Après Free Jazz en 1965, il avait récidivé avec un autre album pour Mouloudji, Le Nouveau Jazz, en 1967, avec Barney Wilen (dans sa courte phase free), Guérin, Jean-François Jenny-Clark et Aldo Romano; à la même époque, il participe avec Guérin et Eddy Gaumont au disque de Wilen Auto Jazz pour MPS. Mais dans les années qui suivent, si on sent bien sa présence au sein de la foisonnante scène parisienne, cette présence est parfois plus symbolique que réelle : malgré ses contrats de typographe pour le magazine Actuel, il refuse d’enregistrer sous son nom pour leur célèbre label associé, BYG (qui publie pourtant des albums de Clifford Thornton et Sunny Murray, et chez qui il accompagne malgré tout le saxophoniste Kenneth Terroade pour Love Rejoice). Sa participation à une autre session de Don Cherry pour l'étiquette est presque subliminale :
«Comme vous le savez
peut-être, je suis un fantôme sur sa session pour Mu avec Ed Blackwell. J’étais
assis au piano et quand Don jouait de la trompette ou du cornet dans le piano,
j’activais les pédales pour créer des effets de réverbération et varier la
profondeur du son. J’ai fait des tas de trucs comme ça, comme enregistrer une
partie de piano, faire improviser un groupe par-dessus, puis effacer ma partie
de l’enregistrement final. Je n’insiste jamais pour être présent à tout prix.
Je suis une présence imminente…»
Mais si son nom n’apparaît pas nécessairement sur les disques,
Tusques n’en a pas moins de projets durant cette période : avec Wilen,
Guérin, Jenny-Clark et Gaumont au violon, il signe la musique pour le
deuxième moyen-métrage de Jean Rollin, Les Femmes vampires (qui sera
intégré bientôt au long-métrage Le Viol du vampire); la trame sonore
sera retrouvée et publiée sur vinyle en 2014 sous le titre original du projet, La
Reine des vampires, sur étiquette Cacophonic. Deux autres parutions vinyle
relativement récentes sur le même label jettent aussi une nouvelle lumière sur
cette période : d’abord Alors Nosferatu Combina un Plan Ingénieux,
pour continuer dans la veine vampiresque, puis La Chasse au Snark,
d’après Lewis Carroll; les deux disques sont des témoignages d’une période où
la musique de Tusques était souvent déclinée lors de happenings auxquels participent
la plupart des suspects habituels (Vitet, Guérin, Gaumont, McGhie, Phillips)
mais aussi Michel Portal, Earl Freeman, Jouck Minor, Alan Silva, Kenneth
Terroade, Aldo Romano, Barney Wilen, ainsi que, pour le côté plus «théâtral»,
plusieurs acteurs et chanteurs dont Daniel Laloux et celle qui était alors l’épouse
du pianiste, Françoise Tusques.
Naturellement, côtoyer plusieurs musiciens afro-américains
très engagés (comme Clifford Thornton, engagé dans les Black Panthers) amène Tusques à prendre position dans la
lutte pour les droits civiques : il rejoint un comité de soutien pour le
Black Panther Party et rend souvent hommage aux militants du parti par certains
titres. C’est aussi des Panthers que lui
vient le concept d’intercommunalité : «Huey P. Newton disait que le
Black Panther Party n’était pas un parti Noir mais un parti qui défendait
toutes les communautés opprimées. Il appelait ça l’intercommunal.» Tusques
reprend bientôt le terme pour son prochain album paru sur Shandar, Intercommunal
Music.
«J’avais finalement obtenu un
contrat décent pour moi, Beb, Alan (Silva) et Sunny (Murray). Piano, deux
basses et batterie – une idée que j’avais envie d’explorer. 45 minutes avant la
fin prévue de la session, Alan ou Sunny (je ne me souviens plus lequel des
deux) n’était pas encore arrivé – surgissent alors Steve (Potts), Bob (Reid),
Louis (Armfield) et (Alan) Shorter… Complètement désespéré, j’ai demandé au
technicien en pleine confusion de démarrer l’enregistrement. Shorter trouvait
que la sono était horrible et a fini par ouvrir la porte qui donnait sur une
cour et s’est installé à l’extérieur en jouant très fort. Murray s’est rendu
compte que l’enregistrement se faisait sur multi-pistes, a dit que c’était de
la merde, et a commencé à virer tous les micros qui entouraient la batterie. À
38 :30 avant la fin de la session, nous commencions. 20 secondes avant la
fin, le technicien en furie, qui avait abandonné la cabine, est revenu pour
nous pointer l’horloge; nous avons encore joué quelques notes, et c’est tout.
Aucune deuxième prise, pour sûr!»
François Tusques (piano), Alan Shorter (trompette), Steve Potts (saxophone alto), Alan Silva (violoncelle),
Beb Guérin, Bob Reid (contrebasses), Sunny Murray (batterie), Louis Armfield (percussions).
À la même époque que ce disque, devenu plus tard un
classique underground du free jazz, Tusques grave aussi deux albums en solo
pour l’étiquette de Gérard Terronès, Futura, qui documentait alors certains des
musiciens les plus progressistes présents à Paris, notamment Bernard Vitet
(Tusques participera à son album La Guêpe), Michel Portal, Anthony Braxton,
Steve Lacy, Jef Gilson, et les groupes Perception et Matchi-Oul. Pour Piano
Dazibao (1970) dont nous avons entendu un extrait en ouverture (note : affiches
publiques rédigées par des citoyens, les dazibao jouaient un rôle important
dans la Chine de la Révolution culturelle), François Tusques avait enregistré
sur cassette directement chez lui : «J’avais décidé de sortir Cecil
Taylor et la musique africaine absorbée à travers Don (Cherry) de mon système.
Et aussi certaines mélodies qui venaient du projet Snark.» Dazibao No. 2,
paru en 1971, voyait figurer sur sa pochette des portraits de Marx, Lénine, Mao
et le Black Panther George Jackson (dédicataire de la première pièce, intitulée
George Jackson assassiné par les «pigs» d’une balle dans le dos); le
disque allait connaître une diffusion assez curieuse, comme le raconte
Tusques :
«un nombre important de copies avaient été distribuées à une chaîne de magasins qui vendaient des appareils ménagers. L’idée était de donner l’album aux acheteurs de chaînes hi-fi. Dans la réalité, il a surtout été donné avec des frigos, des fours, des machines à café… et plusieurs ménagères innocentes ont été exposées à cette horrible musique de communistes! C’est pourquoi on ne trouve que rarement des copies originales à vendre de nos jours. Alors si vous en trouvez une, exigez qu’on vous vende aussi le frigo qui venait avec le disque!»
(Les deux disques Futura viennent tout juste d’être réédités
par le label SouffleContinu, qui fait un travail remarquable pour remettre en
circulation beaucoup de jazz et de musiques expérimentales françaises des
années 1970).
Mais certains labels seront plus frileux avec cette «musique
de communistes», par exemple Le Chant du Monde, pour qui il devait réaliser son
prochain album dans la série «Spécial Instrumental» : «J’ai enregistré Le
Piano Préparé en 1972, tout de suite après Dazibao No. 2. La
compagnie de disques avait trouvé les notes de pochette tellement exaspérantes
politiquement que j’ai dû en négocier chaque mot pendant cinq ans, et c’est
pourquoi il n’est sorti qu’en 1977. Rendu là, tout le monde s’en foutait!»
Le concept d'intercommunalité (ou d’intercommunauté) n’était jamais loin, et Tusques
va tenter bientôt de synthétiser plusieurs formes musicales dans un nouvel ensemble : «Je
voulais un groupe flexible pour jouer dans les usines pour les travailleurs,
dans les champs pour les fermiers, qui rejoindrait d’autres gens, une musique
pour danser, pour se mêler à d’autres groupes venus d’horizons musicaux
différents.» Le véhicule de cette nouvelle synthèse sera l’Intercommunal
Free Dance Music Orchestra, qui, selon les incarnations, allait incorporer des
musiques de fanfare, des musiciens traditionnels bretons (il y aura par exemple
un intéressant projet avec des sonneurs baptisé Après la Marée Noire :
Vers une Nouvelle Musique Bretonne, paru en 1979 sur Le Chant du Monde),
des percussions algériennes, des tambours mais aussi des vents venus d’Afrique subsaharienne (comme le saxophoniste Jo Maka ou le tromboniste Adolf Winkler, dit Ramadolf). Parmi
les musiciens qui seront associés au groupe entre 1972 et 1984, mentionnons
aussi les trompettistes Bernard Vitet et Jacques Coursil, les saxophonistes Michel Marre, Danièle Dumas et Sylvain
Kassap, le contrebassiste Jean-Jacques Avenel et les percussionnistes Guem et
Sam Ateba. Parmi les avatars de l’Intercommunal, on peut compter le collectif
Le Temps des Cerises, également publié sur le label du même nom, dirigé par Tusques dans les
années 1974-75, qui publie aussi un 45-tours de la Fanfare Bolchévique de
Prades-le-Lez, fanfare engagée dont le mot d’ordre est «l’heure est à la lutte,
préparons les fêtes à venir».
François Tusques (orgue, tumba, bongos, percussion, choeurs), Manu, Pierre Ferrier, Jean Méreu (trompettes),
Michel Marre (saxophones baryton et ténor, cornet), Poc (trombone), Claude Marre (basse à vent), Gérard Tamestit (violon), Guy Oulchen, Alain Hako, Alain Bruhl, Joël Grasset, Denis Levaillant (tumbas, bongos, percussions),
Carlos Andreu, Boussaba (chant), Tania Munuera, Marie Iracane, Jean-Claude Guillet (choeurs).
François Tusques (piano), Yebga Likoba (saxophone soprano), Sam Ateba (congas).
«Gardez votre masque!»
Mais si François Tusques n'a eu que peu de périodes soutenues de documentation de sa musique sur disque (excluant peut-être l'époque du Temps des Cerises), c’est un jeune label qui, vers 2010, va lui permettre de réaliser plusieurs projets durant presque une décennie :
«Alors que je croyais que j’allais prendre tranquillement ma retraite, j’ai accepté l’offre de Julien (Palomo) d’enregistrer pour son label Improvising Beings, et c’est devenu une formidable aventure avec de vieux et nouveaux amis, et ça nous prendrait plusieurs pages pour la raconter. Je suis fier que ces nouveaux albums aient vendu, même en Chine ou en Argentine pour ce que j’en sais! Et tout ça continue dans les années 2020 avec des rééditions de mes vieux disques et de trucs inédits. Je suis content de ces bonus, de ce nouveau chapitre.»
Les vieux amis, ce sont Noel McGhie (pour Topolitologie, en 2010), Sonny Simmons (pour Near the Oasis, en 2011), ou encore Sunny Murray (pour Intercommunal Dialogue, enregistré en 2007 mais paru en 2019 sur l’étiquette Ni-Vi-Ni-Connu). Parmi les nouveaux amis, on comptera les saxophonistes Alexandra Grimal et Sylvain Guérineau (pour La Jungle du Douanier Rousseau, en 2014), mais aussi les membres du French American Peace Ensemble, avec qui il a tourné en Amérique du Nord en 2013 : le vétéran saxophoniste Kidd Jordan, William Parker, Hamid Drake et un compatriote de Tusques, Louis Sclavis («Je l’ai redécouvert durant cette tournée. Quel musicien!», dit-il). Deux albums doubles en solo, encore sur Improvising Beings, composent un portrait complet et éclectique, à l’image du pianiste; L’Étang Change (Mais les Poissons Sont Toujours Là), paru en 2012, évoque Monk, Ellington, Bud Powell, Miles Davis, Don Cherry et Ed Blackwell en plus de faire résonner des échos de la Commune, de La Marseillaise et de L’Internationale; pour Avant-Derniers Blues, publié en 2017 et un des derniers titres parus sur le défunt label Improvising Beings, il brosse des dédicaces en bleu à Alan Shorter, James Baldwin, René Urtreger, Dollar Brand, Jimmy Yancey, Billie Holiday et Jacques Thollot, entre autres.
Un groupe formé durant cette époque relativement récente semble particulièrement cher au cœur du pianiste, un quartette avec l’accordéoniste Claude Parle, la chanteuse Isabel Juanpera et le trompettiste japonais longtemps fixé à Paris, Itaru Oki; le premier projet du groupe allait ramener Tusques à l’époque de ses happenings Lewis Carroll des années 1967-71 : «Alors que je montais les archives pour le disque du Snark, j’ai aussi senti qu’une jeune version de moi-même me poussait à revisiter le matériel autour de Lewis Carroll, pour vraiment boucler la boucle, et c’est de là que vient l’album du Jubjub.» L’album en question, Le Chant du Jubjub, a été enregistré et est paru en 2015; un deuxième album, que Tusques décrit comme «une méditation sur la révolte de mai 68, mise en relation avec des questions plus contemporaines», a été enregistré en 2017 et 2018 et devrait bientôt paraître sur Ni-Vu-Ni-Connu. Malgré la disparition de Itaru Oki en 2020, l’arrivée de la pandémie Covid et un confinement assez pesant peu de temps après, le pianiste désormais octogénaire a quand même su garder le cap : «Ce quartette avait débuté avec Itaru Oki en 2014. Il est mort un peu avant la pandémie, ça a été un choc et collectivement nous sentions que nous lui devions de présenter ce sur quoi nous avions travaillé ensemble.» Avec le trompettiste Nicolas Souchal ayant pris la place laissée vide par la disparition de Oki, le quartette est prêt pour un troisième album selon Tusques; lui-même, à 84 ans, vient d’enregistrer en trio avec Parle et le saxophoniste Mats Gustafsson. Il doit aussi réaliser un disque avec le pianiste et multi-instrumentiste Fabien Robbe, qui avait déjà produit avec le Robbe Gloaguen Quartet Gardez Votre Sang Froid, un disque consacré aux compositions de Tusques, en 2019.
Si j’ai qualifié François Tusques de trublion et
d’iconoclaste en début d’émission, on aura vu que ces épithètes n’étaient pas jetées
en l’air : depuis plus d’un demi-siècle, le pianiste n’a jamais arrêté de
réfléchir, hors des sentiers battus, au rôle et à la fonction de la musique; il n’a pas cessé non plus d’être fidèle à ce
qui définit selon lui le free jazz :
«Ma façon de le comprendre n’a
jamais changé : c’est d’abord et avant tout politique. Je ne peux pas
oublier que nous menions un combat contre plusieurs formes de discriminations,
contre l’apartheid, nous tentions de montrer que nous étions une force dont il
fallait tenir compte.
Alors naturellement, nous
devions remettre les formes en question, décider si nous gardions tel ou tel
élément. Est-ce que les standards, les accords, l’harmonie étaient des choses
auxquelles nous pouvions nous rattacher ou étaient-ils simplement une autre
manifestation de domination, du capitalisme? Nous en avons gardé certains,
rejeté d’autres, l’idée était d’en débattre constamment.»
Sur cette citation se termine donc ce portrait, un peu plus
long que d’habitude mais vu la richesse du matériel je crois que ça valait la
peine; j’espère que vous avez apprécié. Je tiens à remercier spécialement l'ami Julien Palomo pour ses bons mots; je vous laisse
avec un extrait de François Tusques lui-même qui parle de certaines des
contradictions en musique avant de se mettre lui-même au piano :
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