vendredi 15 octobre 2021

L'univers jazzistique de Boris Vian (texte).

Boris Vian chez lui, écoutant un album de Duke Ellington, vers 1948. 

Personnage polymorphe, Boris Vian est encore difficile à cerner aujourd’hui, par l’incroyable foisonnement de ses activités durant sa relativement courte existence. Tour à tour ingénieur, musicien, poète, romancier, auteur de nouvelles, traducteur, chroniqueur, artiste visuel, dramaturge, parolier, chansonnier, acteur, producteur de disques, pataphysicien, bricoleur de génie, amateur de voitures antiques, de cinéma ou de romans de science-fiction; la multiplication, la superposition de ses talents multiples le rendent souvent insaisissable, ce qui explique peut-être la fascination qu’il exerce encore aujourd’hui, plus de 60 ans après sa disparition prématurée. Vian aurait eu 100 ans l’an dernier, et peu pourraient dire ce qu’il aurait fait s’il avait vécu aussi longtemps. Mais de son vivant, le grand public n’a connu de lui que quelques facettes de sa personnalité brillante : par les scandales autour de son pastiche des romans noirs et licencieux venus de l’Amérique, J’irai cracher sur vos tombes, signé Vernon Sullivan; et ensuite autour de sa chanson Le Déserteur, violemment antimilitariste à l’époque de l’effondrement de l’empire colonial français en Indochine et en Algérie; autrement, sa position centrale dans l’effervescence médiatique autour de Saint-Germain-des-Prés après la guerre et sa proximité avec certains des intellectuels associés à l’existentialisme, parallèlement à l’affaire Vernon Sullivan, en font à la fois une cible pour les réactionnaires et un symbole pour une génération trop jeune pour avoir été impliquée dans les querelles idéologiques de l’avant-guerre. Mais son œuvre littéraire sera assez largement ignorée de son vivant, et il ne deviendra un auteur fétiche que vers la fin des années 1960, avec la réédition de la plupart de ses livres majeurs; la popularité de L’écume des Jours au moment de mai 68, par exemple, montre qu’il fut assez largement en avance sur son temps. Si il est désormais un peu cliché de parler de «petite musique» dans l’œuvre d’un écrivain, celle de Vian est une musique réelle, cette musique qu’il avait découverte dans son adolescence, celle de Louis Armstrong, Duke Ellington et Jimmie Lunceford, le jazz. 

Henri Salvador, après la mort de Boris Vian, avait déclaré : « Il était un amoureux du jazz, ne vivait que pour le jazz, n'entendait, ne s'exprimait qu'en jazz »

Boris Vian nait en 1920; c'est exactement à cette époque, juste après la Grande Guerre, que le jazz et d'autres formes de musique afro-américaine (amenées par certains soldats participant à l'effort de guerre en 1917-18) pénètrent tranquillement en France et en Europe en général. Issu d'une famille bourgeoise installée dans un hôtel particulier à Ville-d’Avray, petite commune située au Sud-Ouest de Paris, à une douzaine de kilomètres du centre, Boris connaît une enfance aisée; leur voisin est le célèbre biologiste et écrivain Jean Rostand. Mais vite ruinée par la crise de 1929, la famille doit louer sa villa pour déménager dans l’ancien logement du portier. 

Si son prénom a longtemps fait croire qu’il avait des origines russes, le nom Vian viendrait en fait de Viana, un patronyme d’origine piémontaise (donc italienne). Sa mère mélomane joue du piano et de la harpe; amatrice d’opéra, elle avait déjà baptisé son fils aîné Lélio d’après Berlioz, puis Boris d’après Boris Godounov de Moussorgsky. Autre présence musicale dans l’enfance de Vian : le jeune Yehudi Menuhin, dont la famille louera l’ancienne villa des Vian entre 1930 et 1935. Dans les archives de Boris Vian, on a retrouvé une simple note : «rappel première impression jazz : trompette bouchée Ellington vers 1934/35.» Cette découverte importante sera capitale pour le jeune Boris: il se met lui-même à l’instrument vers 1935-36 justement. Je me plais à penser que le jeune Boris, devant sa radio ou son tourne-disques, a entendu quelque chose comme ça par exemple : 

L'orchestre de Duke Ellington joue Bundle of Blues en 1933; le trompettiste à la sourdine est Cootie Williams. 

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Pour un jeune amateur dans les années 1930, le jazz est rendu accessible en France principalement grâce à une des premières associations au monde dédiée à la diffusion de cette musique, le Hot Club de France (HCF), fondé en 1932 par deux étudiants parisiens; ses animateurs principaux dès 1933 seront Hugues Panassié et Jacques Bureau, rejoints à la fin de l’année par Charles Delaunay (fils du célèbre couple de peintres Robert et Sonia Delaunay). En 1934 paraît le livre de Panassié, Jazz Hot, dont le titre sera aussi donné l’année suivante à la revue du HCF, qui paraîtra jusqu’en 1939 et dont la publication sera reprise après la guerre; elle existe toujours aujourd’hui, depuis 2008 sur internet seulement. Delaunay, pour sa part, s’intéresse à la discographie de jazz (son ouvrage paru en 1936, Hot Discography, est œuvre de pionnier dans le domaine); il se fait aussi promoteur de concerts (avec Pierre Noury) et recrute bientôt un ensemble à cordes qui se produisait à l’hôtel Claridge qu’il fait enregistrer d’abord sous le nom de Delaunay’s Jazz; ce groupe deviendra le Quintette du Hot Club de France. On sait que Boris Vian assiste à plusieurs des concerts du Quintette du HCF dans les années 37-39, mais il ne parle pas souvent de Django ni de Grappelli dans ses écrits sur le jazz; lors de la mort de Reinhardt, il écrivait dans sa revue de presse : «Django n’a pas été si souvent cité dans cette page; c’est que, comme les gens heureux, il n’avait jamais d’histoires et sa totale modestie ajoutée à son immense talent le mettait inévitablement à l’écart de toutes les «salades» du métier.»


En 1937, année où Vian rejoint le HCF, Delaunay fonde le label Swing, le premier label français dédié exclusivement au jazz. La présence de jazzmen américains sur le Vieux Continent dans les années 1930 rend évidemment cette entreprise particulièrement pertinente; outre des grands noms comme Coleman Hawkins, Benny Carter ou Bill Coleman, on retrouve sur la scène parisienne de l’époque des musiciens peut-être moins célèbres mais dont le travail sur la scène européenne a laissé des traces, des gens comme Eddie South, Arthur Briggs, Willie Lewis, Herman Chittison ou Garland Wilson; parmi les musiciens français qui suivent leur exemple, outre le Quintette du HCF, on retrouve les saxophonistes Alix Combelle et André Ekyan (on retrouve ces deux derniers auprès de leurs idoles Hawkins et Carter sur le disque Swing numéro 1), ou encore Philippe Brun ou Michel Warlop. Un des concerts les plus importants de l’avant-guerre aura lieu au Palais de Chaillot en avril 1939 : pour la première fois depuis 1933, Duke Ellington vient à Paris avec son orchestre; pour Boris Vian, ce sera un évènement marquant, un des concerts qui définiront son univers musical. À ma connaissance, il n’existe pas d’enregistrement de ces concerts Ellington de 1939, mais une des compositions d’Ellington qui avait alors marqué Boris Vian, Rockin’ in Rhythm, est une des trois pièces qui nous sont parvenues du concert du Duke à Stockholm à la fin du mois :


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En 1944, Vian envoie à la revue Jazz Hot un poème (signé Bison Ravi) baptisé Référendum en forme de ballade, qui évoque toute cette période de l’avant-guerre et nous permet, par les noms qui sont cités, de nous faire une idée de l’activité dont est témoin Boris à cette époque. 

Combien j'ai douce souvenance
Des concerts de jazz de jadis
Hawkins! tu nous mettais en trance...
Kaiser Marshall, balais brandis
Frôlant à gestes arrondis
L'airain vibrant sous la cadence...
Quatre printemps on reverdi
Il n'y a plus de jazz en France

Alors, on aimait l'ambiance
Et pas de rester assourdi
Par ces chorus en dissonance
Qui vous laissent tout étourdis. 
Nos vieux thèmes sont enlaidis
Par des faiseurs plein de jactance
Molinetti s'est enhardi
Il n'y a plus de jazz en France

Weatherford, Briggs et le Florence
Coleman, Wells, et toi, pardi
Le Duke à la jeune prestance
Sans vous, tout s'est abâtardi
Ça gueule et ça cherche midi
À quatorze heures. Sans défense
Le hot se traînasse, affadi
Il n'y a plus de jazz en France

    Envoi

Prince Ladnier, tu gis, raidi
Sous terre, et ton indifférence
A figé nos sangs refroidis
Il n'y a plus de jazz en France

(Les musiciens cités dans le poème sont: Coleman Hawkins, les batteurs Kaiser Marshall et Armand Molinetti, le pianiste Teddy Weatherford, les trompettistes Arthur Briggs et Bill Coleman, le tromboniste Dicky Wells, Duke Ellington bien sûr, et le trompettiste Tommy Ladnier, comparse de Sidney Bechet, décédé en 1939). 

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Illustration: Jean-François Cornu. 

Le HCF devient très populaire au début des années 1940, mais avec l’invasion allemande, le jazz devient une musique suspecte. Les jeunes zazous (terme tiré d’une chanson de Johnny Hess, traduite de Cab Calloway), généralement apolitiques, utilisent cependant la culture et l’habillement anglais et américains par défi, bravent le couvre-feu du régime pour danser le Swing dans les caves du Quartier Latin. Vian ne faisait pas véritablement partie des zazous (aucun de ceux-ci n’aurait prétendu posséder son érudition de fan de jazz), mais il fait une description typiquement fantaisiste dans Vercoquin et le Plancton par exemple (ATTENTION: notez ici l'usage de «tête-de-nègre» pour désigner une couleur marron très foncée, expression évidemment tombée depuis en désuétude) : 

    Le mâle portait une tignasse frisée et un complet bleu ciel dont la veste lui tombait aux mollets. Trois fentes par derrière, sept soufflets, deux martingales superposées et un seul bouton pour la fermer. Le pantalon, qui dépassait à peine la veste, était si étroit que le mollet saillait avec obscénité sous cette sorte d'étrange fourreau. Le col montait jusqu'à la partie supérieure des oreilles. Une petite échancrure de chaque côté permettait à ces dernières de passer. Il avait une cravate faite d'un seul fil de rayonne savamment noué et une pochette orange et mauve. Ses chaussettes moutarde, de la même couleur que celles du Major, mais portées avec infiniment moins d'élégance, se perdaient dans des chaussures de daim beige ravagées par un bon millier de piqûres diverses. Il était swing. 
    La femelle avait aussi une veste dont dépassait d'un millimètre au moins une ample jupe plissée en tarlatatane de l'île Maurice. Elle était merveilleusement bâtie, portant en arrière des fesses remuantes sur des petites jambes courtes et épaisses. Elle suait des dessous de bras. Sa tenue, moins excentrique que celle de son compagnon, passait presque inaperçue: chemisier rouge vif, bas de soie tête-de-nègre, souliers plats de cuir de porc jaune clair, neuf bracelets dorés au poignet gauche et un anneau dans le nez. 
    Il s'appelait Alexandre, et on le surnommait Coco. Elle se nommait Jacqueline. Son surnom, c'était Coco. 

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Si le jazz n’est pas officiellement interdit sous l’Occupation, il n’en reste pas moins une musique évidemment mal vue des nazis, d’une part par l’influence africaine de ses origines, et d’autre part par l’origine juive de certaines des vedettes du Swing (Benny Goodman, Artie Shaw) et de nombreux des auteurs de chansons populaires américaines, qui étaient en grande partie responsable du répertoire utilisé par les jazzmen (on pense aux frères Gershwin, à Jerome Kern ou à Irving Berlin par exemple). Spécialement après l’entrée des USA en guerre, les musiciens, pour camoufler les chansons américaines, leur donnent souvent des titres et des paroles françaises (Vian mentionne par exemple Les Bigoudis pour Lady Be Good!). En voici un autre exemple enregistré après la guerre avec un solo de Vian: 

Ah! Si j'avais un franc cinquante, adaptation de la chanson populaire américaine de 1920, Whispering. C'était le thème de l'orchestre Vian au Tabou vers 1947. 

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L'orchestre des frères Vian adolescents, Accord Jazz

Vian avait formé son premier groupe avec ses frères, Alain (batterie) et Lélio (guitare), parfois avec François Rostand à l’accordéon, en 1938 : Accord Jazz. En 1942, Alain joue dans l’orchestre du clarinettiste Claude Abadie (mort à 100 ans en 2020!!!), qui vient de remporter le Tournoi des Amateurs organisé par le HCF la même année; Boris et Lélio le rejoignent bientôt (l’orchestre sera même brièvement nommé Abadie-Vian). Ils animent des surprise-parties, un monde qui aura une grande importance dans les premières œuvres littéraires de Vian, notamment Vercoquin et le Plancton et L’Écume des Jours; puis, avec la Libération, ils seront aussi engagés pour divertir les GI de passage à Paris. Vian lui-même décrit ces musiciens comme des amateurs «marrons», lui-même n’était pas un grand trompettiste (ou joueur de cornet et de trompinette, comme il appelait sa trompette de poche), mais son jeu possédait une certaine sensibilité qu’on reconnaît dans deux pièces enregistrées la première en 1943 avec Abadie, la deuxième en 1944, peu de temps avant la Libération, avec Claude Luter : 

Jazz Lips (Zonky Blues), par l'orchestre Claude Abadie: Boris Vian (trompette ou cornet), Claude Abadie (clarinette), Jean Fourmanoir (saxophone ténor), Jean Gruyer (trombone), Jean Marty (piano), Johnny Sabrou (guitare), Édouard Lassalle ou Emmanuel Jude (contrebasse), Guy Golson ou Claude "Doddy" Léon (batterie). 

I've Found a New Baby, par l'orchestre Claude Luter: Boris Vian (cornet), Claude Luter (clarinette), Jeff Gilson (clarinette et saxophone ténor), Jean Marty (piano), Alix Bret (contrebasse), Georges Leclerc (batterie). 

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Parmi les trompettistes que Vian appréciait particulièrement et qui l’influencèrent sans doute, on retrouve par exemple Rex Stewart, Bill Coleman ou encore Harold ‘Shorty’ Baker. Mais celui dont il tire le plus directement son style est incontestablement Bix Beiderbecke, cornettiste blanc dont le style délicat s’opposait dans les années 1920 à celui, plus bouillant, de Louis Armstrong. (Notons que Vian sera le traducteur du roman de Dorothy Baker, Young Man with a Horn, évocation romanesque de la vie de Beiderbecke). Écoutons par exemple Vian sur cette version de That Da-Da Strain, avec l’orchestre de Claude Abadie, et puis comparons son solo à celui de Beiderbecke sur Clarinet Marmalade

That Da Da Strain, par l'orchestre de Claude Abadie. 


Bix Beiderbecke joue Clarinet Marmalade avec l'orchestre de Frankie Trumbauer (1927). 

Vian a évidemment un style plus modeste, mais je crois qu’on entend assez bien l’influence de Bix. 

Dans Les Vies parallèles de Boris Vian, recueil publié en 1966 par Noël Arnaud, on retrouve cette description assez juste des activités de Vian et de la bande de l'orchestre Abadie due à la plume de Frank Ténot, collègue de Vian au Jazz Hot et important critique de jazz lui-même: 

Les têtes des danseurs ne les intéressent pas, ni les tableaux du salon. Ils ne regardent pas autour d'eux, mais le chef: Abadie... Ils joueront jusqu'à ce que le dernier des invités soit parti. Et demain, dimanche, on les attend à Bécon-les-Bruyères au mariage d'un vague copain. Ils joueront encore. Puis le soir, ils s'installeront chez Gérard, qui fête ses seize ans. Les danseurs déjà fatigués, leur demanderont des «slows». Alors ils attaqueront «Tin Roof Blues». Tout cela leur est égal: ce qu'ils veulent, c'est jouer. Qu'importe le local, les gueules des types. Qu'importe si les zazous crasseux se vautrent sur les divans avec des filles trop chatouilleuses, qu'importe que leur seul cachet soit une coupe d'acide mousseux ou un sandwich à la pâte de sardine. Que ce soient des G.I. à l'éternel chewing-gum, qui les emmèneront dans deux jeeps boueuses vers un lointain camp pour animer leur club, ou le président d'un vague hot club provincial qui les attend sur le quai de la gare pour les conduire au théâtre municipal (où) ils sont les vedettes d'un festival «swing». Les huit gars seront toujours là, instruments emballés dans de vieilles valises et prêts à attaquer. Et ils songent tous à leur prochaine sortie, pendant les heures de la semaine. L'un est en train de travailler à son ministère, l'autre à sa banque, le troisième manipulant à la Faculté, le quatrième écrivant un nouveau chapitre de son roman, un autre dans des équations d'ingénieur... Et si, durant la matinée dansante des Centraux, un «piston» les observe de son oeil ahuri et scandalisé, ils ne le remarquent même pas. Leur musique s'élève, fraîche, joyeuse, scandée et truffée de trouvailles émouvantes. Ils s'écoutent, ils sont heureux de jouer, pour eux, pour la musique. C'est leur vie... 

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Mais même si Vian lui-même a toujours insisté sur le côté amateur de son jeu et de l’orchestre d’Abadie, lui et ses collègues ont quand même atteint une certaine notoriété, remportant le Tournoi des amateurs organisé par le Hot Club de Belgique à Bruxelles en 1945, puis le Tournoi des espoirs du jazz français à la salle Pleyel en 1946; en mars 1948, leur invité est le tromboniste américain Jimmy Archey, ancien de l’orchestre de Louis Armstrong; un seul disque de l’orchestre Abadie paraîtra à l’époque, des versions des classiques Tin Roof Blues et Jazz Me Blues enregistrées en février 1946. 


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En 1944, Vian rencontre le clarinettiste Claude Luter (on les a entendus plus tôt), qui sera une des figures principales du jazz traditionnel français après la Guerre; il jouera occasionnellement avec lui, par exemple au Caveau des Lorientais (longtemps de quartier général de Luter; on surnommait les fanatiques de jazz New Orleans Lorientais), puis au Club du Vieux Colombier. Selon Vian, Luter et ses musiciens étaient principalement influencés par la manière collective de King Oliver; on n’entend pas tout à fait ce style dans les quelques enregistrements de l’orchestre avec Vian, mais voici par exemple une pièce de 1948 qui illustre mieux ce lignage:

Sweet Lovin' Man, par l'orchestre de Claude Luter: Pierre Merlin et Claude Rabanite (cornets), "Mowgli" Jospin (trombone), Claude Luter (clarinette), Christian Azzi (piano), Claude Philippe (banjo), Roland Bianchi (contrebasse), Michel Pacout (batterie). 

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Après la Libération, la culture américaine est évidemment omniprésente en France; la présence des G.I. et des correspondants de guerre avec leurs cigarettes américaines, leurs romans noirs et leurs V-Discs vont fasciner les Français; Vian va souvent approcher les soldats américains, particulièrement les afro-américains, et tenter, dans un anglais d’abord approximatif, de recueillir leurs impressions du jazz, ce qui en laissera plusieurs plutôt dubitatifs. Avec l’aide de sa première femme Michelle, elle aussi amatrice de jazz, anglophile et bilingue, il va se plonger de plus en plus dans cette culture qui représente la modernité; les deux traduisent Le Grand Sommeil et La Dame du Lac de Raymond Chandler et Les Femmes s’en balancent de Peter Cheyney; Boris traduira seul des romans de Kenneth Fearing (Le Grand Horloger/The Big Clock), les deux premiers volets de la trilogie du non-A de Alfred E. Van Vogt et L’Homme au bras d’or de Nelson Algren. Plus tard, Boris va animer, en anglais et pour la station américaine WNEW, une série d’émissions sur le jazz en France; on en retrouve le texte dans Jazz in Paris (d’abord publié en 1986). Une fois la guerre terminée, les orchestres américains vont pouvoir revenir en Europe (après celui de Glenn Miller, mort avant que son orchestre se produise à Paris pour la Libération). Le premier de ces orchestres sera celui de Don Redman en 1946; si Redman est surtout connu comme un des architectes du Swing avec Fletcher Henderson, les McKinney’s Cotton Pickers et ses propres orchestres, la formation qui l’accompagne en 1946 est beaucoup plus moderne; parmi son répertoire, on trouve notamment For Europeans Only, une composition de Tadd Dameron fortement influencée par un nouveau style de jazz qui va rapidement diviser la critique et le public : le bop (aussi appelé bebop, plus rarement rebop); nous reviendrons sur ce clivage plus loin. Parmi les solistes vedettes de l’orchestre, on retrouve le saxophoniste Don Byas, figure de transition entre le Swing et le bop (il était sur certaines des premières sessions de Dizzy Gillespie en 1945) qui grave par exemple en 1946, à Paris, cette version très moderne de l’increvable How High the Moon:

How High the Moon, par les Don Byas Ree-Boppers: Peanuts Holland (trompette), Tyree Glenn (trombone), Don Byas (saxo ténor), Billy Taylor (piano), Jean-Jacques Tilché (guitare), Jean Bouchety (contrebasse), Buford Oliver (batterie). 

Demeurant sur le vieux continent après la tournée Redman, Don Byas sera une figure familière de Saint-Germain-des-Prés et même de la Côte-d’Azur, à Saint-Tropez où se retrouve la bande du Tabou à partir des étés 48-49; plus tard, pour le court-métrage de Paul Paviot Saint-Tropez devoir de vacances, on y verra Boris faire son entrée au village des vacances dans sa voiture Brasier 1911; Don Byas, lui, vient y pratiquer la pêche sous-marine entre deux apparitions avec Vian à l’annexe tropézienne du Club St. Germain. 

Même si comme musicien il reste fidèle au jazz classique, Boris sera très curieux de cette nouvelle forme de jazz et s’en fera un avocat passionné, notamment dans ses chroniques pour le journal Combat; en novembre 1947 par exemple, il organise au siège du Hot Club de Paris, rue Chaptal, pour ses lecteurs, une audition publique des premiers disques de Charlie Parker, Miles Davis et Dizzy Gillespie qui arrivent alors en France. Dans un article fantaisiste et au ton débridé, Vian et Frank Ténot mettent par exemple en scène les réactions de certains des musiciens français les plus en vue à l’écoute du bop (un des personnages interrompt sans cesse les interviews en répétant à qui veut l’entendre : «c’est des cubistes!!!»). Dans les années 1940, il prononcera aussi des conférences sur le jazz, accompagné de Claude Luter et Hubert Fol; nous reparlerons plus loin de ses activités de chroniqueur et de promoteur de cette musique. 

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Boris Vian au Tabou, 1947. 

C’est entre autres comme personnage emblématique de Saint-Germain-des-Prés que Vian laissa sa marque dans le folklore parisien. Il est évidemment associé à certaines des figures très médiatisées de l’époque; on sait par exemple qu’il a été assez proche de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir (on les retrouve dans L’Écume des Jours sous les traits de Jean-Sol Partre et la duchesse de Bovouard), qui l’invitèrent à tenir des Chroniques du Menteur dans la célèbre revue Les Temps Modernes; avec Michelle, Boris aime d’ailleurs réunir chez lui certains des intellectuels de cette époque (en plus de Sartre et Beauvoir, on peut mentionner par exemple Albert Camus, Maurice Merleau-Ponty ou encore son ami Raymond Queneau) pour des soirées baptisées «tartes-parties» où, comme on peut s’en douter, on mangeait des tartes et on buvait des cocktails inventés par Boris (mais pas sur le pianocktail, hélas). Mais Vian prend assez peu part aux discussions très sérieuses de ces philosophes, il préfère faire tourner des disques et s’occuper de ses amis musiciens, ou encore du Major, Jacques Loustalot, personnage fantasque et imprévisible qui apparaît dans ses premières œuvres et qui disparaîtra bientôt, quittant une surprise-partie par la fenêtre une fois de trop… Mais malgré toute la presse qu’on fait à l’époque sur la présence de l’entourage de Sartre dans les caves de jazz de Saint-Germain-des-Prés, ce sont plutôt les jeunes fêtards un peu désabusés et désargentés de l’après-guerre qui fréquentent le quartier, ces «rats de cave» ayant remplacé les zazous de l’Occupation; Vian en cite une description pleine d’humour en forme de commandements dans le Manuel de St Germain des Prés

Journaliste révéreras
Et Photographe également

Tes père et mère maudiras
Tu vivras dangereusement

De la fine à l'eau tu boiras
Sans jamais payer en argent

Femme en homme te vêtiras
D'un pantalon noir très collant

Chemise à carreaux porteras
Ou vieux chandail aussi souvent

À contre-temps tu danseras
En bibopant énormément

L'amour rarement tu feras
Et non sans un ricanement

Des poèmes tu écriras
Et les diras l'air méprisant

Au cinéma tu chercheras
À te faire un nom reluisant

En Jean-Paul Sartre tu croiras
Sans savoir ce qu'il y a dedans

Après le Lorientais, qu’il avait déjà fréquenté avec Claude Luter, ce sera surtout au Tabou (cave qui avait été d’abord découverte par une jeune Juliette Greco) que Boris Vian sera associé; il y dirige l’orchestre avec ses frères, puis le reste des musiciens de Claude Abadie l’y rejoignent. Avec sa santé fragile, il réduit toutefois ses activités de musicien à partir de cette époque (nous sommes en 1947-48); jouer au Tabou lui permet justement de ne jouer que peu, voire même pas du tout, s’il n’est pas en forme (il va d’ailleurs être obligé d’abandonner la trompette vers 1950 sur ordre de son médecin). Voici justement un petit film où on retrouve les frères Vian, au Tabou, qui jouent The Sheik of Araby



Mais Saint-Germain n’est pas qu’un repère de traditionnalistes; bientôt le Club Saint-Germain va remplacer le Tabou, et devenir un des châteaux-forts du jazz, surtout moderne, à Paris. Boris Vian et son orchestre en assurent l’ouverture, mais ce seront bientôt des musiciens comme les saxophonistes Jean-Claude Fohrenbach ou Hubert Fol qui prendront le relais, avant le passage des vedettes : jusqu’à la fin des années 1950 (donc la mort de Vian), s’y succédèrent par exemple Django Reinhardt, Martial Solal, Barney Wilen, Lester Young, Kenny Clarke, Miles Davis ou encore Art Blakey qui y enregistra en 1958 trois volumes mémorables. Lors d’une soirée donnée au Club en 1948 en l’honneur de Duke Ellington, amené sur place par Boris lui-même, environ un millier de personnes s’agglutinèrent à l’intérieur, débordant dans la rue et embouteillant le voisinage! Vian, approché par les éditeurs des fameux Guides Verts, s’était par ailleurs attelé à l’écriture d’un guide du quartier, décrivant les lieux, la faune et les personnages importants de Saint-Germain-des-Prés à cette époque, de manière évidemment assez iconoclaste qui aurait détonné avec le ton habituel des Guides Verts!; le texte paraîtra de manière posthume sous le titre Manuel de St Germain des Prés dans les années 1970. Si j'ai dit plus haut que le style de Vian musicien est resté plutôt classique, il est certain que des musiciens de son orchestre ont basculé du côté du bop, comme le démontre cette version de Sweet and Lovely, rebaptisée Sweet and Be-Bop, où on entend les frères Fol. 

L'orchestre de Vian joue Sweet and Be-Bop en 1947: Vian (trompette), Hubert Fol (saxophone alto), probablement Guy Montassut (saxo ténor), Raymond Fol (piano), probablement Roger Karakussian (guitare), Claude "Doddy" Léon (batterie). 

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C’est à l’époque où Vian commence à se produire avec l’orchestre de Claude Abadie qu’il commence aussi plus sérieusement à écrire. Déjà dans l’atmosphère familiale très ludique de son enfance et son adolescence, les jeux avec les mots faisaient déjà partie de son quotidien : pastiches, calembours, contrepèteries, cadavres exquis et bouts rimés se pratiquent en famille (son père, Paul Vian, en était friand) et avec les voisins, Jean et François Rostand, ou parfois des amis comme le jeune Jean Carmet. Cette invention langagière et ce goût du pastiche et de l’humour marque son œuvre dès ses premiers essais, Conte de fées à l’usage des moyennes personnes (écrit pour Michelle), puis les poèmes des Cent Sonnets et son premier roman, écrit en 1942-43, Trouble dans les Andains. Ces jeux de langage, cet humour, on pourrait déjà les rapprocher des variations, des citations chères aux musiciens de jazz. Quant à ses nouvelles (il en aurait écrit une quarantaine), qui sont peut-être le genre littéraire dans lequel Vian a le mieux exercé son talent d’écrivain, elles ont été décrites par son exégète Gilbert Pestureau comme des compositions de jazz par leur structure, comme des improvisations, des variations dont les premières phrases donneraient le thème et la chute en serait une coda. Pour son recueil Les Fourmis (le seul paru de son vivant), Vian avait originalement dédié neuf des douze nouvelles à des musiciens de jazz, et cité pour chacun une pièce (parmi ceux-ci, Ellington évidemment, mais aussi Fats Waller, Sidney Bechet, Rex Stewart, etc.); le titre de deux des nouvelles étaient par ailleurs des évocations directes de pièces de jazz: Le Brouillard pour In a Mist de Bix Beiderbecke, et L’oie bleue pour Blue Goose de Duke Ellington; finalement, le personnage principal de L’Écrevisse s’appelle Jacques Théjardin, traduction du nom du fameux tromboniste Jack Teagarden. Les noms de certains de ses personnages sont d’ailleurs souvent inspirés de ses amis musiciens, par exemple dans la nouvelle Surprise-partie chez Léobille, le saxophoniste Hubert Fol devient Folubert, Claude Léon devient Doddy (son surnom), Raymond Fol s’écrit Rémonfol et Claude Abadie lui-même devient Abadibada. 



J’ai déjà mentionné Vercoquin et le Plancton, premier roman publié par Vian chez Gallimard, en 1946, qui évoque l’univers des surprise-parties de l’époque de l’après-guerre, dans l’atmosphère desquelles Vian baignait comme «taulier» ou musicien amateur entre autres. Au fil du récit, à travers les disques que passent les personnages de l’histoire, Vian s’est plu à inventer des titres de chansons farfelus inspirés des pièces de jazz qu’on pouvait entendre à cette époque, par exemple Palookas in the Milk, «un des derniers disques de Bob Grosse-Bi» (référence à Bob Crosby), ou encore Toddlin’ with Some Skeletons; Give Me That Bee in Your Trousers; Cham, Jonah and Joe Louis Playing Monopoly Tonight; Until My Green Rabbit Eats his Soup Like a Gentleman ou l’interminable Keep My Wife Until I Come Back to My Old Country Home in the Beautiful Pines, Down the Mississippi River That Runs Across the Screen with Ida Lupino

Le jazz est presque un personnage de son prochain roman, L’Écume des Jours, qui est devenu son œuvre la plus célèbre (le roman était au programme quand j’étais au secondaire ET au Cégep!). Quand Colin, le personnage principal, reçoit son ami Chick au début du roman, il lui montre une invention assez particulière décrite dans ce passage :

– Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer.
– Il marche ? demanda Chick.
– Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu, à partir de la Black and Tan Fantasy, un mélange vraiment ahurissant.
– Quel est ton principe ? demanda Chick.
– A chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde le quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée – ce qui donnerait un cocktail trop abondant – mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la réduisant, par exemple au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral.
– C’est compliqué, dit Chick.
– Le tout est commandé par des contacts électriques et des relais. Je ne te donne pas de détails, tu connais ça. Et d’ailleurs, en plus, le piano fonctionne réellement.
– C’est merveilleux ! dit Chick.
– Il n’y a qu’une chose gênante, dit Colin, c’est la pédale forte pour l’œuf battu. J’ai dû mettre un système d’enclenchement spécial, parce que lorsqu’on joue un morceau trop « hot », il tombe des morceaux d’omelettes dans le cocktail, et c’est dur à avaler. Je modifierai ça. Actuellement, il suffit de faire attention. Pour la crème fraîche, c’est le sol grave.
– Je vais m’en faire un sur Loveless Love, dit Chick. Ça va être terrible.
-Il est encore dans le débarras dont je me suis fait un atelier, dit Colin, parce que les plaques de protection ne sont pas vissées. Viens, on va y aller. Je le règlerai pour deux cocktails de vingt centilitres environ, pour commencer.

Chick se mit au piano. A la fin de l’air, une partie du panneau de devant se rabattit d’un coup sec et une rangée de verres apparut. Deux d’entre eux étaient pleins à ras bord d’une mixture appétissante.
– J’ai eu peur, dit Colin. Un moment, tu as fait une fausse note. Heureusement, c’était dans l’harmonie.
– Ça tient compte de l’harmonie ? dit Chick.
– Pas pour tout, dit Colin. Ce serait trop compliqué. Il y a quelques servitudes seulement. Bois et viens à table. 

Une rare version solo de Black and Tan Fantasy, au sein d'un pot-pourri, par Duke Ellington, en concert au musée Whitney en 1972. 

C’est une autre œuvre d’Ellington qui prend littéralement vie lorsque Colin rencontre sa future bien-aimée au destin tragique. Le héros est à une surprise-party (encore!), celle-ci donnée pour une raison peu importante (l'anniversaire d'un caniche) lorsque cette scène se déroule:

La moyenne des filles était présentable. L'une d'elles portait une robe en lainage vert amande, avec de gros boutons en céramique dorée, et, dans le dos, un empiècement de forme particulière.

— Présentez-moi surtout à celle-là, dit Colin.
Isis le secoua pour le faire tenir tranquille.
— Voulez-vous être sage, à la fin ?
Il en guettait déjà une autre et tirait sur la main de sa conductrice.
— C'est Colin, dit Isis. Colin je vous présente Chloé.
Colin avala sa salive. Sa bouche lui faisait comme du gratouillis de beignets brûlés.
— Bonjour ! dit Chloé…
— Bonj… êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? demanda Colin… Et puis il s'enfuit, parce qu'il avait la conviction d'avoir dit une stupidité.

L'orchestre de Duke Ellington joue Chloe, enregistré en 1940; si Colin a dit une stupidité c'est peut-être parce que ce n'est pas le Duke qui a arrangé cette vieille chanson de 1927 par Kahn et Moret, mais plutôt Billy Strayhorn! 

La musique d’Ellington revient par ailleurs souvent dans le roman, dont Vian situe l’écriture dans des lieux qu’il n’a jamais visités que dans son imagination : La Nouvelle-Orléans (préface), Memphis et Davenport, ville natale de Bix Beiderbecke. 

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Le jazz apparait aussi en filigrane dans certaines de ses autres œuvres (entre autres dans ses pastiches de romans noirs américains signés Vernon Sullivan, qui abordent la question du racisme), mais ce sera surtout comme chroniqueur que Vian pourra allier sa passion pour la musique et son talent d’écrivain. Pour le numéro spécial de Noël de Jazz Hot en 1948, Boris écrit une nouvelle fantaisiste titrée En rond autour de minuit, dans laquelle défilent les noms de nombreux musiciens de bop, souvent dans des jeux de mots abracadabrants:



    Le timbre de la porte d'entrée s'agitait de façon curieuse, comme une particule en plein mouvement brownien... Je prêtai l'oreille... Pas de doute... Quelqu'un essayait de reproduire le solo de trompette de One Bass Hit... 
    Tout mou et chaud, je sortis de mon lit, passai en vitesse un pantalon et un chandail, et j'allai ouvrir. Je me préparais à expliquer au quidam ma manière de voir... C'était peut-être un gendarme qui venait m'arrêter pour outrage aux moeurs par la voie des magazines de jazz... 
    J'ouvris. L'homme entra. Petit et sec, cinquante ans à vue de nez... Un peu gras... Une figure assez familière... familière eût-elle été sans la graisse. Il salua à la nazi... 
    «Heil Gillespie!» dit-il en claquant les talons deux fois sur un rythme serré comme les deux appels de cuivres de Stay on It. (Ça, me dis-je, ça doit être dur à faire.)
    «Heil Parker! répondis-je machinalement. 
    -Je me présente, dit-il, Goebbels, délégué spécial à la propagande de la Commission musicale de l'O.N.U., section des orchestres de jazz... 
    -Goebbels?...»
    Ça me rappelait quelque chose. Je cherchai un peu. 
    «Vous étiez beaucoup plus maigre, dis-je. Et, en plus, je me figurais qu'on vous avait pendu. 
    -Et Ilse Koch! dit-il avec un large sourire. On l'a pendue?
    -Heu...
    -J'ai fait comme elle, avoua-t-il en baissant la tête et en rougissant. Je me suis fait faire un enfant en prison. Alors les Américains m'ont libéré. Et ensuite il y a eu l'histoire du couloir aérien. Alors, maintenant, on est plutôt bien avec les Américains. Surtout depuis qu'ils ont entendu le Départ de l'express Flèche-Rouge par l'orchestre de jazz des Cheminots de Moscou. De fil en aiguille, comme on nous a reclassés suivant les compétences, j'ai été mis à la propagande. 
    -Et Goering? dis-je. Il n'est pas mort non plus?
    -Il joue du bongo dans l'orchestre bop de l'O.N.U.», me dit Goebbels. 
    Je m'aperçus que nous étions là, debout dans le vestibule. 
    «Vous voulez peut-être qu'on parle sérieusement?» dis-je. 

II

    «Voilà pourquoi je suis venu vous voir», conclut Goebbels pour résumer, en vidant son verre d'élixir de marihuana. 
    Il prit un petit gâteau à l'opium. 
    «Mais, dis-je, je ne suis pas tellement qualifié pour vous aider... 
    -Au contraire, me dit Goebbels. Personne ne vous prend au sérieux. C'est très commode. Vous ferez un merveilleux espion. Et puis, quoi, il faut souffrir pour Gillespie!...»
    Il se leva et claqua des talons deux fois sur un rythme serré, à l'instar des deux cris de trompette dans Stay on It
    «Tout pour le bop, dit-il en se rasseyant. Et maintenant, on parle affaires. Regardez ça, vous verrez le travail des autres...»
    Il me tendit un papier. C'était une circulaire de l'association des Plombiers Zingueurs de France. Je lus: 

    L'Association invite tous ses membres à remplacer, dès le 1er janvier 49, les fers à souder de toute nature, avec panne en laiton, par des fers spéciaux à panne acier. Vivent les Plombiers Zingueurs!... Vive Mezzrow!... Vive la République!... Smrt fasizmu!... Svoboda narodu!...

    «C'est le contre-propagande, dis-je. Il fallait s'y attendre. 
    -C'est pas mal camouflé, hein? me dit Goebbels. Et vous avez remarqué la vacherie de la fin?
    -Mais qu'est-ce qu'on peut y faire?» dis-je. 
    Il rit (bop). 
    «C'est ce que vous allez voir, me dit-il. Habillez-vous et venez avec moi. On va déjeuner ensembliabliabliablia... ensemble.»

III

    «L'a b c de la propagande», me confia Goebbels lorsque nous fûmes installés dans le restaurant annamite de Hoanh-Son, «c'est le noyautage de l'idiome. Regardez.»
    Il appela le garçon. Celui-ci vint. 
    «Vous m'apporterez une poule au riz-bop», dit Goebbels. 
    Je ne voulus pas rester en reste. 
    «Pour moi, dis-je, du riz-bop au curry-bop, avec du pain bis-bop et du thé-lonious.»
    Le garçon s'évanouit. Goebbels me serra la main en jubilant. 
    «Vous avez pigé. Je savais bien qu'avec vous ça irait tout seul. Vous voyez, il s'en souviendra toute sa vie. 
    -Ça paraît relativement simple, avouai-je. 
    -Pour vous, dit Goebbels, ça l'est parce que vous êtes piqué. Mais pour eux... les non-initiés... et les dixieland-fans... vous vous rendez compte?»
    Le garçon grouillait par terre, l'air très mal en point. Ça m'avait coupé l'appétit. 
    «Allons ailleurs, proposais-je. Dans un débit-bop de boissonny stitt. 
    -Boire un verre de Dexter Corton, approuva Goebbels. 
    -Méfiez-vous, dis-je. Faut rester compréhensible.»
    Nous nous levâmes et sortîmes. 
    «Non, dit Goebbels, vous n'avez pas la moindre notion de ce que c'est que la propagande. Est-ce que quelqu'un a jamais compris un mot à un article d'André Hodeir? Non. Eh bien, il écrit des livres sur le jazz, et il les fait éditer chez Larousse, et il est généralement considéré dans les milieux compétents comme un critique de jazz. Ce n'est qu'un exemple. 
    -Quels autres moyens comptez-vous employer? demandais-je. 
    -Multiples, dit Goebbels. Une ligne de chemin de fer directe reliera Paris-bop à Albi-bop. Daniel Parker troquera son prénom contre celui de Charlie. Au lieu de chanter Fais dodo Colas mon p'tit frère, on chantera Fais dodo Marmarosa, Nicholas Monk-tit frère... etc.»

IV

    Nous approchions du boulevard Saint-Germain et une librairie s'ouvrait à notre gauche. 
    «Venez», me dit Goebbels. 
    Il entra. Le libraire vint à nous. 
    «Les oeuvres complètes de Léon Bopp, demanda Goebbels. 
    -J'ai pas ça, dit le libraire. Voulez-vous Autant en emporte le Vian, de George Mitchell? 
    -Non, dit Goebbels. Ne vous payez pas ma tête.»
    Nous sortîmes derechef. 
    «Il y a anguillespie sous Roach, dit Goebbels. Ça doit être la contre-propagande. 
    -Vous frappez pas pour le vent, dis-je. J'ai obtenu de l'Académie, avec qui je suis assez bien, qu'on remplace, isolément et en composition, la syllabe "van" par mon nom. Ça leur coûte pas cher, et moi j'ai besoin de publicité. 
    -C'est pas ça, dit Goebbels. C'est de Margaret Mitchell, ce bouquin-là. Pas de George. Mais regardez... Qui est-ce qui tourne le coin de la rue?»
    Je regardai et reconnus, à sa silhouette caractéristique, un Lorientais. 
    «Ça y est, dis-je. Il a fait la leçon au marchand. 
    -Hou!... dit Goebbels. Ça ne va pa-pa-da-du tout.»
    Il regarda sa montre. 
    «On va le louper, dit-il. Il marche très vite et il est plus de Dizzy moins le Garner. 
    -Si on prenait un grand bi? proposais-je, ça serait Rugolo comme Tough.»
    Goebbels me regarda furieux. 
    «Quoi? dit-il. Comme Tough? Dave Tough? Vous aussi, maintenant, vous trahissez?
    -J'y pensais papa Mutt Carey», dis-je. 
    Et je me mordis les lèvres, conscient de ma gaffe. Goebbels devint blanc comme un Woody Herman, et sa main descendit vers la poche droite du veston verdâtre qui moulait ses formes élégantes. 
    «Pas si White», dis-je. 
    Il s'immobilisa. 
    «Lequel? demanda-t-il à brûle-pour-point. Georgia ou Sonny?»
    Ça y est... Je ne me rappelais plus. J'y allai au culot. 
    «Georgia», dis-je. 
    Il tira à travers sa poche. Ça fit un bruit de carillon. 

V

    Le téléphone sonnait depuis cinq minutes. Je m'extirpai péniblement d'un cauchemar poisseux et j'empoignai le récepteur dans le mauvais sens. 
    «Allô? grognai-je d'une voix engluée de sommeil. Ici Sleepy John Estes. 
    -Allô? entendis-je. Dis donc... c'est Hodeir... Tu penses à nous... pour le conte du numéro de Noël?...»
    Je pensai fortement, non sans mal.  
    «Tout bien réfléchi, je crois que tu ferais mieux d'essayer, toi, dis-je. 
    -Allons... protesta Hodeir, jovial, ne renverse pas l'Erroll...» 

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On aura reconnu plusieurs noms célèbres déjà, mais on retrouve aussi dans ce conte fantaisiste des références à des musiciens un peu oubliés aujourd'hui, comme le saxophoniste "Big Nick" Nicholas, les cornettistes George Mitchell (connu pour ses disques avec Jelly Roll Morton) et Papa Mutt Carey, et les deux White dont l'identification sera fatale au héros: la chanteuse de blues Georgia White et le pianiste Sonny White, accompagnateur de Billie Holiday. Quant à Thelonious Monk(-tit frère), évidemment, il a aussi fourni à la nouvelle son titre, En rond autour de minuit


Thelonious Monk joue Round Midnight lors de sa visite à Paris en 1954. 

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Comme j’ai mentionné, Vian avait déjà fourni des articles sur le jazz à Combat dès septembre 1946. Il y sera un collaborateur régulier entre octobre 1947 et juillet 1949. Également collaborateur à Jazz News en 1949, il en sera le rédacteur en chef à partir de novembre de cette année jusqu’en juin 1950. Il collaborera aussi à Spectacles, Radio 49 et Radio 50 dans les mêmes années, puis à l’hebdomadaire Arts entre 1951 et 1956. Il participera aussi épisodiquement aux Cahiers du disque et divers autres magazines entre 1946 et sa mort en 1959, mais ce seront surtout ses chroniques pour Jazz Hot, dont sa régulière revue de presse, qui forment le cœur du corpus de ses écrits sur le jazz. Avec un style souvent caustique, usant de sarcasme et d’une intelligence aigue (et écrivant parfois sous pseudonyme, devenant Michel Delaroche, Otto Link ou le professeur Gédéon Molle selon les publications), Vian se positionne dans le débat qui a cours dans le monde du jazz après la guerre entre les tenants du style traditionnel (les figues moisis, ou moldy figs), qui rejettent le bop et se rassemblent en France autour de Hugues Panassié, fondateur du Hot Club de France et de Jazz Hot qui a depuis rompu avec son comparse Charles Delaunay, qui demeure rédacteur en chef de la revue, revue qui va abriter les défenseurs du jazz moderne (les raisins aigres, ou sour grapes), dont sera Boris Vian avec ses collègues Lucien Malson, Frank Ténot et André Hodeir, trois des plus illustres critiques français de l’après-guerre. 

En parcourant ses textes sur le jazz, on peut se faire une bonne idée d’abord de la position de Vian dans cette drôle de guerre du jazz (citant le magazine américain Cue, Vian note par exemple qu’«il est piquant de constater que deux Français (Panassié et Delaunay) se battent avec tant d’acharnement à propos d’un côté de la culture américaine si souvent négligé par les Américains eux-mêmes»); s’il est fasciné par les Parker, Gillespie ou Miles Davis, tous les musiciens modernes ne sont pas à l’abri de ses critiques : il n’aime pas trop le jazz cool (ni Gerry Mulligan, ni Chet Baker, ni Dave Brubeck, ni Jimmy Giuffre ne trouvent grâce à ses yeux);  l’école de Lennie Tristano l’ennuie (il relaie l’opinion de Charles Mingus qui, en audition à l’aveugle, estime que Lee Konitz sonne comme «un Paul Desmond, mais mort»); et il est carrément hostile aux orchestres dits «progressifs», notamment celui de Stan Kenton, qu’il qualifie d’«orchestre de brasserie épileptoïde»!!!! Et s’il prend souvent le parti des modernes, il ne rejette pas pour autant les Jelly Roll Morton, Louis Armstrong ou Sidney Bechet des grandes années; cependant, certains tenants du style Dixieland et New Orleans, particulièrement les jeunes musiciens Blancs qui ont peut-être plus d’enthousiasme que de véritable talent, s’attirent aussi ses foudres : une de ses têtes de Turc favorites est ce clarinettiste que Panassié avait porté aux nues comme un défenseur indéfectible du jazz traditionnel, Milton ‘Mezz’ Mezzrow; s’il concède que Mezzrow «semble mieux posséder son instrument qu’avant-guerre», il écrit ailleurs qu’il joue comme un cochon; Panassié lui ayant fait remarquer cette contradiction, Boris la résout aussitôt :

C’est là une opinion d’une constance inflexible, exprimée dans le premier cas avec gentillesse, dans le deuxième cas avec franchise. Si l’on s’en tient au texte, on a ceci :

1) Mezz joue mieux qu’avant-guerre;
2) Mezz joue comme un cochon.
La logique la plus absolue nous enseigne qu’il n’y a qu’une conclusion possible, et c’est :
3) Avant-guerre, Mezz jouait plus mal qu’un cochon.
Allons, Hugues, vous n’êtes pas sérieux. Vous n’avez pas appris la logique, depuis le temps? Vous imaginiez-vous que vous alliez me coincer comme ça, mon très cher?

Par ailleurs, Vian ne vouvoie pas toujours Panassié, qu’il appelle tout à tour Gugusse, Nunugues, Panaploum, Peine-à-Scier (voire Panne Acier, comme dans le conte de Noël ci-dessus), Hugues Ier, ou encore Sa Sainteté ou Papenassié (le «président» ayant tendance à exclure, ou plutôt «excommunier», les membres du Hot Club qui ne pensaient pas comme lui par exemple). Dans un texte hilarant, il met dos à dos les opinions pour le moins changeantes de Panassié pour les ridiculiser; il faut dire que Panassié était un personnage pour le moins controversé : il qualifiait Charlie Parker et Miles Davis d’«anti-jazz» et affichait des sympathies royalistes et ultra-catholiques, fondant par exemple les Serviteurs de Marie-Médiatrice en 1958! Mais Panassié ne sera pas la seule cible des moqueries de Vian; sa revue de presse se transforme à l’occasion en bêtisier de tout ce qu’on peut écrire sur le jazz, autant dans la presse généraliste que dans les revues spécialisées que Vian reçoit des quatre coins du monde (en parcourant ses articles pour Jazz Hot, on peut trouver des nouvelles du jazz au Japon, en Argentine ou en Turquie par exemple…). Quant à certains lecteurs qui n’aiment pas ses opinions et lui envoient des lettres d’insultes, Boris les rabroue toujours brillamment…

Mais Vian n’est pas que négatif dans ses textes, et on peut dégager ses préférences assez clairement : inconditionnel d’Ellington (qu’il appelle au passage Notre Père Ellington, et pas de manière ironique cette fois), il l’est aussi de Erroll Garner ou de Fats Waller, dont il dit : «j’aime les trois-quarts (les 9/10e) des disques de Fats; je n’aime pas ses disques d’orgue»Parmi ses autres favoris, mentionnons quelques noms peut-être moins célèbres, comme le trompettiste Harold ‘Shorty’ Baker que j’ai déjà mentionné, mais aussi les pianistes Clyde Hart, Jimmy Jones ou Billy Taylor. Il lui arrive aussi de lancer des fleurs à ses compatriotes, par exemple le pianiste Bernard Peiffer. Il se trouve aussi des affinités avec certains critiques, entre autres l’américain Nat Hentoff de chez Down Beat, ou encore ces deux critiques du Jazz Journal que Vian cite : «entre autres, ils disent : «et rappelez-vous (…) que vous avez toujours le droit de dire : Voici ce que j’aime, moi; et je vous emm…». Ce qui s’appelle parler».

J’ai pensé qu’il serait intéressant d’examiner quelques manifestations dont Vian aura été témoin au plus fort de ses activités de chroniqueur de jazz, en 1948 et 1949. 

Programme du festival de jazz de Nice, 1948. 

En premier lieu, le festival de jazz de Nice en février 1948, qui est un des premiers festivals de jazz de ce genre au monde; la grande vedette en est incontestablement Louis Armstrong, qui se produit depuis quelques années avec ses All-Stars, petite formation qui correspond mieux aux goûts du public de l’après-guerre que les big bands qui l’accompagnaient depuis le début des années 1930; Earl Hines, qui avait fait merveille à ses côtés dans les enregistrements de 1928, est au piano dans cette formation (Armstrong se produira par ailleurs à la salle Pleyel quelques jours plus tard). Mezz Mezzrow (dont on a dit ce qu’en pensait Vian) dirige quant à lui un orchestre à l'instrumentation similaire, dans lequel les festivaliers peuvent quand même entendre les vétérans de la Nouvelle-Orléans, Pops Foster et Baby Dodds. Dans d’autres groupes, Vian remarque quelques solistes intéressants, tels un jeune trompettiste britannique nommé Humphrey Lyttelton, ou encore le saxophoniste Lucky Thompson, celui-ci ayant remplacé au dernier moment Coleman Hawkins, qui n’avait pu se rendre à Nice. 

À la fin du mois de février 1948, c’est au tour de Dizzy Gillespie et son grand orchestre de faire leur début face au public français à la salle Pleyel à Paris; pour Vian, ce sera un choc de la même magnitude que ces concerts Ellington d’avant-guerre. En effet, si certains disques de Gillespie étaient connus des amateurs européens, je crois que les enregistrements de son big band ne circulaient pas encore; ce mélange de bop (compositions et arrangements de Gil Fuller, Tadd Dameron, John Lewis et George Russell) et de rythmes cubains (gracieuseté de Chano Pozo aux congas) va ravir le public. Fabuleux showman, Gillespie dirige un orchestre remarquable, au sein duquel on retrouve par exemple le baryton Cecil Payne, et une formidable section rythmique formée de John Lewis, Al McKibbon, Kenny Clarke et Pozo; Clarke allait d’ailleurs passer la prochaine année à Paris, et revenir s’y installer en 1956. 

L'orchestre de Dizzy Gillespie joue Things to Come, à la salle Pleyel à Paris, en février 1948. 

En mai 1948, c’est au tour de la Semaine du Jazz de Paris d’occuper le théâtre Marigny; parmi les grands noms qui s’y trouvent, citons le retour de Coleman Hawkins, accompagné de Kenny Clarke, le trompettiste Howard McGhee, le pianiste John Lewis, en plus de plusieurs musiciens français et d’un des favoris de Vian, le pianiste Erroll GarnerDans un texte écrit pour les collections de jazz chez Philips (nous en parlerons plus tard), Vian décrit Garner comme «l’inimitable pianiste qui mit au point ce savant décalage de la main droite sur la main gauche, créant ainsi une nouvelle manière de «swinguer», d’un attrait irrésistible.» On peut entendre Garner sur une pièce gravée lors de ce passage à Paris ici. 

Boris Vian et des fans accueillent Duke Ellington à la Gare du Nord à Paris, juillet 1948. 

Pour Vian personnellement, accueillir Duke Ellington en personne, même sans son orchestre, a certainement été une occasion particulièrement spéciale. Venu principalement pour se produire en Angleterre, et pour se plier aux règles un peu obtuses que le syndicat des musiciens anglais y faisait régner à l’époque, le Duke n’avait pris avec lui que Ray Nance et la chanteuse Kay Davis, pouvant ainsi apparaître exclusivement comme soliste-accompagnateur. Vian les accueille (avec une foule assez nombreuse) à la Gare du Nord le 19 juillet 1948. À la salle Pleyel, Ellington donne des concerts évidemment plutôt intimes, accompagné sobrement par des musiciens anglais; il joue un extrait de Black, Brown and Beige, donne la vedette à Kay Davis avec Transblucency, laisse Ray Nance déployer ses talents de showman et livre quelques solos de piano. En 1950, alors qu’on représente sa pièce L’Équarissage pour tous, Boris va retrouver le Duke, voici un petit texte qu’il avait écrit pour l’occasion, qui évoque ce passage de 1948, suivi d'une visite nocturne inattendue quelques temps plus tôt: 

    Je vis pour la seconde fois, en chair et en os, Ellington le lundi 19 juillet 1948, à 17h30 au moment où il sortait du train. 
    On était là des tas à l'accueillir, et Bolling joua quelques airs de son répertoire, avec Duke à la batterie. 
    Je me rappelle (j'ai noté plutôt) la réflexion d'un homme en cote bleue, à la descente de Duke: 
    -Qui est-ce? demandait-on. 
    -C'est sûrement un boxeur, répondit l'homme, dans l'esprit de qui un musicien ne pouvait justifier pareil déploiement de forces. 
    Le 21, chez Carrère, une dame s'exclama: 
    -Oh! Duke Ellington? J'espère qu'on va lui faire chanter quelque chose!... 
    Duke parlait fort bien le français. Il but du champagne et dit: 
    -Formidable. 
    Il ajouta: 
    -Encore. 
    Et conclut par: 
    -L'addition. 
    Que Carrère, s'il m'en souvient, prit fort aimablement à son compte, Duke, à la requête d'une autre dame, avait consenti avec une amabilité charmante à jouer un ou deux morceaux. 
    Enfin, le 28 avril, après avoir essayé de joindre Duke qui revenait de Bruxelles avant son départ, découragé je me couchai vers minuit et demie. 
    Miracle! Vers trois heures du matin, grâce aux efforts conjugués de Vera Norman et de Berdin, Duke arriva chez nous pour manger des frites et du bifteck, un de ses plats de prédilection (C'était raté, d'ailleurs, on était trop émus...)
    Il passa la nuit chez nous à écouter des disques en compagnie de quelques amis, et, le lendemain matin, frais comme une rose, on le raccompagna au Claridge vers 7 heures. Il partait à 9. 
    Et si vous voulez tout savoir... eh bien, il a oublié chez moi une cravate bleue à pois blancs que je garde dans du coton, comme une relique. 
    Ce n'est pas que je sois un fanatique, mais Duke, tout de même, c'est quelqu'un. 

 -------

Toujours en 1948, en août cette fois, Boris Vian est envoyé couvrir le festival de jazz au Casino de Knokke-le-Zoute, en Belgique. Des orchestres représentant la France, la Suisse, la Hollande, l’Angleterre, et évidemment la Belgique, se produisent dans la vaste salle de danse du casino; dans l’orchestre de Claude Abadie, Vian est remplacé par Guy Longnon, mais il y joue quand même quelques pièces (pas très bien, admet-il lui-même); au sujet du jazz traditionnel pratiqué autant par les hollandais du Dutch Swing College, par les suisses du New Rhythm et par les anglais de l’orchestre de Humphrey Lyttelton (et sans en exclure Abadie lui-même), Vian, sans négliger le talent de certains des musiciens, commente : «cette musique reconstituée finit par être embêtante. J’irai plus loin : on en a tellement abusé, que c’est maintenant ce vieux style que l’on peut appeler style commercial». Plus moderne et frais au goût de Vian est l’ensemble belge, les Bob Shots, avec les deux saxophonistes Jacques Pelzer et Bobby Jaspar, qui deviendront dans les années 1950 deux des meilleurs jazzmen du continent. Écoutons par exemple cette version d’une pièce de J.J. Johnson et Leo Parker enregistrée le mois précédent à Liège :

Les Bob Shots jouent Wee Dot

Après les retours successifs de Bill Coleman (décembre 1948) et Rex Stewart (début 1949) pour une série baptisée Jazz Parade, le grand évènement jazz de 1949 sera le Festival de Jazz de Paris, en mai, qui permettra au public d’entendre quelques grands noms d’outre-Atlantique, notamment Sidney Bechet (qui s’installera bientôt en France), Hot Lips Page, Miles Davis avec Tadd Dameron, et bien entendu le quintette de Charlie Parker, avec entre autres Max Roach et Al Haig. Vian va composer un texte dithyrambique (et évidemment un peu parodique, anticipant un peu sur les fans de Parker qui, encore de nos jours, tiennent à entendre chaque note de leur idole) inspiré par la venue de celui qu’il surnomme le Zoizeau (de Bird), texte qu’il signe de l’anagramme Baron Visi: 

    ... La foule hurlante (et avide) qui se presse autour de moi ne m'a pas empêché d'entendre la phrase... la PHRASE de Charlie Parker... cette PHRASE qu'il vient d'improviser pour nous... devant nous... Ah! l'accouchement génial des méninges surexcitées de cet homme... que dis-je... de ce surhomme... de ce demi-dieu descendu sur terre... Et pourquoi s'arrêter au demi-dieu?... de ce dieu... de ce double dieu... 
    Ah! ce sacré Charlie... 
    Mais la phrase qu'il vient de jouer, vous l'avez remarquée aussi, vous tous... 
    Sol, mi, fa, sol, do, si, la, sol, fa, ré, la, mi, sol, ré, ré... 
    Seigneur, oh, Seigneur!... que n'ai-je l'Élan Gothique d'un Georges Errement pour encenser le dieu Parker... et pour dire comme sa lumière renverserait sur les dalles tous ces bourgeois endimanchés de la soixante-quinzième heure... 
    (...)
    Je veux la transcrire, cette phrase. 
    Pour l'éternité. 
    Vous avez vu comment il la jouait? Ah! les hommes du XXe siècle sont de trop petite proportion pour être sensibles à la fréquence de ce génie dont l'amplitude n'obéit sans doute qu'aux lois des siècles. 
    (Enfin, j'arrive à imiter Errement. Mais j'ai rajouté un s à sensible et c'est en cela que mon Élan Gothique est tout de même sensiblement différent du sien.)
    Que nous sommes loin, ici, de la conception trop intellectuelle qu'un siècle atrophié par une civilisation mal digérée s'est faite de la musique. (Je crois que vous trouverez ce passage plagié, à la page 51 de La Véritable musique de jazz par un certain Hugues Panassié, jeune critique qui monte, mais peu importe.)
    (...)
    Mais revenons à notre irrésistible Charlie. 
    C'est le sol la clé de voûte de toute la construction harmonique de ce passage. Et si sur le saxo alto, instrument ingrat rapport au piano, vu qu'avec dix doigts et une bouche on ne fait qu'une note à la fois, tandis qu'au piano on arrive à douze ou quinze (vingt à vingt-cinq avec un coude, et à presque tout le clavier si on a les pieds de Barney Spieler), si sur le saxo, répété-je, alto, le sol se fait comme pour faire autre chose, puisque c'est un instrument en mi bémol (par là, perfide), il n'en reste pas moins qu'à l'oreille ça sonne exactement entre le fa dièze et le la bémol et que c'est bien un sol. Maintenant quand Charlie l'a exécuté tout à l'heure, c'était dans Fuckin' the Bird, morceau en bémol amoindri, et il faut tenir compte de la transposition: mais en valeur absolue, c'est à dire par rapport aux notes qui suivent, on peut néanmoins le considérer comme un sol. C'est cela qui compte. 
    (...)
    Et ce mi qui suit le sol dans la phrase de Charlie. Avez-vous remarqué l'inflexible nécessité avec laquelle ce mi s'insère entre le sol qui le précède et le fa qui le suit? C'est à des traits de ce genre que l'on reconnaît la véritable grandeur d'un musicien, à des traits d'un autre genre aussi, évidemment, mais c'est surtout celui-là qui nous occupe. 
    (...)
    Et puis, après le fa (et ça, c'est vraiment le moment incroyable auquel on peut se dire: vraiment, Charlie est grand, c'est lui le plus grand...), après le fa, Charlie revient au SOL. 
    Vous vous rendez compte? Non, vous ne vous rendez pas compte. Fredonnez-le un peu pour voir: sol, mi, fa, sol... Ça y est, vous y êtes... dans le grouve, le vrai grouve. 
    Ah! ce second sol
    Et ce n'est pas tout... 

    N.D.L.R.: Si, c'est tout, pour cette fois du moins, l'abondance de matières nous obligeant à reporter au prochain numéro la suite de ce compte rendu assez complet, dont le premier chapitre, uniquement consacré au chorus initial de Ch. Parker, occupe quatre-vingt-douze pages dactylographiées, double interligne. Nous nous en excusons auprès de nos lecteurs. 

Charlie Parker joue Scrapple from the Apple au festival de jazz de Paris en 1949; avec lui, Kenny Dorham (trompette), Al Haig (piano), Tommy Potter (contrebasse), Max Roach (batterie). Mais joue-t-il un sol????

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Tommy Potter, Boris Vian, Kenny Dorham, Juliette Greco, Miles Davis, Michelle Vian, Charlie Parker, 1949. 

On voit, avec ce foisonnement d’activités étendu sur un peu plus d’une année, de quelle période remarquable Boris Vian aura été témoin. Mais à travers toute l’activité jazzistique parisienne de la fin des années 1940 et du début des années 1950, Vian prend aussi parfois le temps pour des réflexions plus générales, ou pour aborder des sujets plus sérieux, comme le racisme ou l’usage des drogues par les musiciens, qui faisait des ravages à l’époque; il fait aussi des remarques assez justes sur le disque par exemple («à mon avis, le disque rend très fidèlement compte de la valeur d’un musicien s’il ne s’agit pas d’un de ces exemples légendaires de zèbres inconnus qui n’ont gravé qu’une face en 1923 et encore, avec la coqueluche»). Quand il ne trouve rien d’intéressant dans la presse qui attire son attention, ça donne un peu ceci, un de ses textes «critiques» les plus remarquables : 

    Si vous saviez ce qu'il se passe peu de choses! Et au fond, quand on y réfléchit bien, qu'est-ce qu'il paraît? À peu près quinze faces excellentes par an, mettons vingt en comptant, à contrecoeur, des rééditions qui grattent abominablement. Croyez-vous, mes minous bénévoles, croyez-vous vraiment que cette misérable proportion justifie l'existence de cinquante revues de jazz dans le monde? Croyez-vous que tout ce qu'on peut imprimer sur ces vingt faces ne se réduise pas, en définitive, à un monstrueux tissu de choseries et d'inutilités? Car tôt ou tard, on en revient à la musique elle-même et on est bien forcé de se dire ou bien j'aime ça, ou bien j'aime pas ça; et si on l'aime parce que Dupont a dit qu'il fallait l'aimer, on n'est pas à sa place et on ferait mieux de s'intéresser à la religion (catholique ou zende, pourvu qu'elle nécessite au premier chef cet acte de foi auquel semble aspirer si fort le lecteur moyen des magazines jazeux.)
    En vérité, mes amis, la littérature de jazz devrait se borner à la stricte publicité; car toutes les explications venant a posteriori (comme toute explication qui se respecte) font du jazz une sorte de monstre qu'il n'a jamais été. Et tenter de démontrer pièce par pièce la cristallisation opérée dans l'esprit d'un musicien d'après le résultat final est un art stérile, au contraire de l'analyse scientifique des phénomènes naturels; car en fin de compte, la science vous permettra d'agir sur la matière, tandis que toute celle du critique ne lui permettra jamais, bien qu'il connaisse toutes les réponses, de faire quelque chose; un bon chorus par exemple; ou de dire d'avance que tel jour, à telle heure, un tel prendra un chorus formidable parce que ça ressort de tout ce qu'il a vécu jusqu'ici 
    C'est, dira-t-on, que la critique musicale, encore trop embryonnaire, n'a pas atteint le degré de perfection de la critique physicienne d'Einstein, qui lui permit de dire des années d'avance, en 1912, que ses affirmations seraient aisément contrôlables à la prochaine éclipse de soleil (elles le furent, de fait, en 1919). Bon. Je veux bien. Mais voyez une autre critique plus avancée, la critique picturale: tout se passe exactement de la même façon que pour le jazz, et en fin de compte, il reste les tableaux dans les musées et un fatras de paperasses indigestes. 
    Expliquer, expliquer! «Je ne comprends pas», dit le spectateur devant la peinture abstraite; mais c'est qu'il n'y a pas à comprendre: il faut regarder. Que font d'autre ceux qui comprennent? Peu de chose: il se trouve que chez eux, la vision des couleurs suscite un réflexe graphique et les mots coulent sur le papier. Mais pourquoi ce réflexe? Pourquoi ci? Pourquoi ça? Et pourquoi, pourquoi, ou pourquoi pas? Faux problème! En vérité, sincères sont ceux qui, saisis d'enthousiasme, veulent le faire partager à autrui. Et parfois, ils y arrivent; mais ils ont gagné quoi? Non pas l'adhésion au tableau, ou au disque; mais l'adhésion à leur opinion. C'est ainsi que contre leur coeur, bien des jeunes se sont laissés prendre à la «critique d'adjectifs» comme dit exactement Hodeir. Et ça remonte loin, ce genre de mirage, comme en témoigne l'histoire du roi qui croyait se promener dans l'habit le plus fin du monde jusqu'à ce qu'un petit enfant dît innocemment: «Mais le roi est tout nu!» C'est une très vieille histoire. 
    Qu'est-ce que nous cherchons, au bout du compte? Je ne puis parler que pour moi, mais je sais ce que je cherche: une plus grande abondance d'occasions telles que celles qui nous firent entendre Ellington, Parker, Gillespie, Louis, Ella, Peterson et d'autres. Comment obtenir cette augmentation? En augmentant la demande? Voire. Les organisateurs de concerts ont des idées bien arrêtées là-dessus. Et la demande en question, les amateurs, je veux dire, ont des moyens bien limités. Quelle que soit la demande, si ça ne rapporte rien à personne, ça a peu de chances de se faire. Alors? Il faut intéresser les couches fortunées à la musique de jazz? Mais comment? Avec les vingt faces qui paraissent tous les ans? 
    Ici, naturellement, le critique arrive et dit: «En faisant appel à l'intelligence et à la compréhension des élites de la finance.» Et allons-y, sautons sur la machine à écrire. Le malheur, c'est que les élites ploutocrates ne lisent que la Cote Desfossés
    Et finalement, on s'aperçoit que c'est en brouillant les cartes et en y allant d'un maximum d'obscurantisme qu'on va retenir l'attention. À quoi sert de dire platement: «Durand est un bon musicien; il s'est bien entouré; il interprète avec goût un joli thème simple, et le résultat est plaisant»? Zéro, mon vieux. Pas question! Il faut remonter aux origines, quand le jazz balbutiait dans la jungle birmane, à l'heure où Buddy Bolden crachait ses poumons dans l'inhumaine ghoule de laiton qui, du même coup, arrachait le coeur de l'assistance et franchissait le lac Pontchartrain... 
    Réellement, en toute sincérité, il n'y a, je pense, qu'une alternative: le public sait ou ne sait pas ce qu'est le jazz. La critique ne peut le lui faire savoir mieux: elle lui fera savoir ce que Machin pense que c'est. Elle pourra l'accrocher, certes! Cela se réduit donc bien à de la publicité. C'est une forme plus hypocrite de la publicité, propagée avec un égoïsme souvent sincère par un amateur plus verbeux que les autres, qui entrevoit ce qu'il y peut gagner et dont le but lointain est de s'éclaircir à soi-même les idées sur le sujet. 
    C'est triste, après tant de belles phrases de tout le monde, de dire ça aussi crûment, mais l'utilité de la critique m'apparaît identique à celle du bulletin météo; voilà comment ça se passe. Au départ, il y a les éléments actifs - les cyclones ou anti-cyclones, c'est-à-dire les musiciens. Eux sont poussés par quelque chose. (Encore un bon chemin de traverse pour la critique: Qu'est-ce qui fait jouer Dupont?) L'essentiel, c'est qu'ils jouent. Ils se créent un public -  un premier noyau direct (qui peut même comporter un critique). Ce public joue le rôle du talent-scout (l'appellerait-on critique, au fait?) de Hollywood, rôle analogue à celui de l'observateur d'une station météo. Ce public signale: y a Dupont qui fait quelque chose. On le fait savoir (ça s'appelle toujours de la publicité). Vient la phase statistique: on examine dans quelle mesure les réactions provoquées par Dupont l'emportent sur celles provoquées par Durand. À l'échelle locale, d'abord, puis par rapport à des Duval plus éloignés. On tente de tracer les courbes isobares. On peut commencer à penser que d'ici tel ou tel laps de temps et pourvu que ci ou ça, Dupont va devenir ça et ça: ravager les côtes bretonnes ou se perdre au large. Tout ça, c'est utile à l'amateur de jazz; et tout ça peut susciter un intérêt pour le jazz chez le non-amateur qui est tout de même content de savoir s'il doit évacuer ou non sa maison de la côte. Finalement, Dupont arrive. On y est pris ou non. 
    Que fait le critique dans tout ça? Pourquoi ne resterait-il pas dans l'ombre? Après tout, ce qui compte, c'est la petite carte que publie chaque jour Paris-Presse, et qui nous apprend que tel jour, à telle heure, il y a des chances que le cyclone nommé Dupont passe sur Carpentras. Mais va-t-on publier dans Paris-Presse les laborieuses cogitations des gens dont les calculs ont permis d'annoncer Dupont? Le consommateur s'en fout. Ça n'intéresse que le critique lui-même. 
    La différence? Il n'y en a pas; sinon que tel qui n'oserait se dire expert météo ne prend pas de gants pour s'affirmer critique de jazz ou d'autre chose. Il ne se rend pas compte de son rôle: un agent intermédiaire de propagation de nouvelles ou de réputations (le cyclone et son intensité). Il veut expliquer pourquoi ce cyclone est comme ça. Il veut toujours expliquer. Cuisine intérieure mise au jour. Il ne s'aperçoit pas que les explications, zéro: c'est illusion. Les critiques les plus géniaux n'y échappent pas. 
    La preuve, c'est que ça fait une heure que j'essaie, comme une andouille, de vous expliquer ce que c'est que la critique et pourquoi on ne peut pas dire que ça serve à grand chose. Moi, de toutes façons, ça m'a titillé de me voir lucide et ça m'a fait passer le temps. Et ça n'empêche personne de rêver à une critique sérieuse, telle que si un jour on vous donne cent disques de Machin en vous demandant d'en déduire note pour note le chorus qu'il prendrait sur Lover Come Back to Me, vous le déduirez. Heureusement pour tout le monde, ce temps funeste n'est pas près d'arriver. (...)

Vian cite Ella Fitzgerald et Oscar Peterson dans cet article, qu’il avait vus quelques mois auparavant lors d’un concert du Jazz at the Philharmonic (en avril 1952). Si le genre d’exhibition en forme de jam session que présente habituellement le producteur Norman Granz n’est pas tout à fait sa tasse de thé, Vian aura ce soir-là la révélation du grand talent d’Ella et Oscar. Il affirme alors, à propos du saxophoniste Flip Phillips (une des vedettes du JATP) : «Dieu sait si Flip Phillips m’emmerde (soyons nets), mais j’accepterais de l’écouter une heure pour entendre Ella dix minutes (j’ai une drôle de résistance). Et les dénommés Ray Brown et (Irving Ashby) ont fait là également difficiles à oublier»

Boris Vian va continuer sa revue de presse et autres collaborations à Jazz Hot jusqu’en juillet 1958; à cette époque, ses activités dans le milieu du disque (dont je vous parle dans quelques instants) occupent beaucoup de son temps et il doit abandonner ses activités régulières de chroniqueur, même s’il va continuer à écrire sur le jazz jusqu’à sa mort. 

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Après l’échec de son roman L’Arrache-cœur, publié en 1953, Vian va à peu près abandonner la littérature; il s’installe avec sa nouvelle compagne, la danseuse suisse Ursula Kübler, dans ce petit appartement qui est resté intact encore de nos jours, au 6bis, Cité Véron, derrière le Moulin Rouge; leur voisin est Jacques Prévert, qui ne se prive pas pour engueuler Boris quand il écoute ses disques de jazz trop fort... Vian va se tourner vers l’écriture de chansons; déjà en 1950, Henri Salvador avait été le premier à interpréter une chanson de Vian sur disque, C’est le be-bop, chanson qui fait évidemment directement référence à ce style, accompagné par le trio du pianiste Jack Diéval. Bientôt, grâce à Mouloudji et au bruit que fait sa première version du Déserteur, le nom de Boris Vian va devenir célèbre dans le milieu de la chanson; parmi ses premiers interprètes, mentionnons Philippe Clay, Serge Reggiani, Magali Noël ou les Frères Jacques; si on compte les traductions de chansons américaines et son adaptation de L’Opéra de quat’ sous de Weill et Brecht - réécrite en quelques heures - Vian aura écrit plus de 500 chansons!!! Mais certaines de celles-ci ne trouvant pas preneur, Boris se décide à les chanter lui-même, accompagné par Alain Goraguer au piano. Également amoureux du jazz, Goraguer se partagera avec Jimmy Walter (pianiste lui aussi, et collaborateur de Vian pour plusieurs chansons) certains des arrangements les plus jazzés pour ses chansons, se chargeant de Je Bois, alors que Walter s’occupe de J’suis snob et On n’est pas là pour se faire engueuler. On retrouve ces chansons sur deux 45-tours, Chansons possibles et Chansons impossibles, qui seront bientôt publiés sur un seul album 33-tours, avec une préface élogieuse de Georges Brassens. Sous l'influence de Jacques Canetti et Michel Legrand, qui reviennent des USA avec dans leurs valises certains des premiers disques de Rock ‘n’ Roll, Boris et Henri Salvador s’amusent à écrire des rocks parodiques, qui seront paradoxalement les premiers exemples de ce style en France (enregistrés sous le nom de Henry Cording, qui n’est autre que Salvador lui-même); mais avec Salvador qui est aussi fou de jazz, il y aura aussi Trompette d’occasion, Moi j’préfère la marche à pied et Le Blouse du Dentiste que Salvador chante accompagné par le big band de Quincy Jones. 

Le blouse du dentiste et son arrangement à la Count Basie, par Henri Salvador et l'orchestre de Quincy Jones. 

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Boris Vian avec Earl Hines au piano, dans les studios Philips. 

En 1955, Jacques Canetti offre à Vian de s’occuper du catalogue jazz pour les disques Philips et Fontana; Boris va écrire les notes de pochettes, coordonner les rééditions, s’occuper des détails discographiques. En janvier 1957, il devient directeur artistique adjoint, créant de nouvelles collections (Jazz pour tous et Petits jazz pour tous), en plus d’être responsable de nombreuses sessions (pas seulement pour le jazz, mais aussi pour la musique de films, pour la chanson ou pour les variétés), dont des disques de André Hodeir, Kenny Clarke, Alain Goraguer, Claude Bolling, Michel de Villers, ou le légendaire Ascenseur pour l’Échafaud de Miles Davis (qui tombait sous sa responsabilité, bien qu’il n’ait apparemment pas été présent lors de la session de nuit). On peut retrouver ses notes de pochette anthologiées dans Derrière la zizique. Une session qu’il a produite et dont il raconte un peu la genèse dans ses écrits sur le jazz est ce disque de Earl Hines, qui était venu de Londres pour graver une session pour la Philips anglaise: 

    Dans son bulletin du H.C.F. de janvier 1958, Hugues (Panassié) se fait l'écho d'un article de Sinclair Traill, paru dans le Melody Maker, dont il donne ainsi le résumé: 

    «Une compagnie de disques de Londres avait décidé d'enregistrer des solos de piano d'Earl Hines avant que celui-ci ne regagne les États-Unis. Le Syndicat des musiciens anglais ayant refusé son autorisation, on envoya Earl Hines faire ses disques dans un studio de Paris. Earl Hines avait demandé à être accompagné par Kansas Fields et Pierre Michelot. Lorsqu'il arriva au studio d'enregistrement, il se trouva en présence d'un batteur nommé Gus Wallez, du bassiste Guy Pedersen, et on lui dit que Kansas Fields et Michelot étaient indisponibles ayant du travail ce jour-là. L'enregistrement eut donc lieu avec les deux musiciens ci-dessus et il y eut des moments laborieux, le bassiste ne connaissant pas les harmonies des morceaux qu'Earl Hines voulait enregistrer. 
    «La séance terminée, Earl Hines circula pendant quelques heures dans Paris et se trouva nez à nez avec Kansas Fields qui lui dit qu'il n'avait pas eu le moindre travail ce jour-là et que personne ne lui avait demandé de faire cette séance d'enregistrement... 
    «... N'est-il pas honteux qu'on ne laisse pas un jazzman enregistrer avec les musiciens de son choix, principalement lorsqu'il choisit justement le meilleur batteur disponible sur la place de Paris?...»

    Cette histoire me fait beaucoup rire. Parce que la compagnie, c'est Philips et que c'est moi qui me suis occupé de la séance, alors je la connais plutôt mieux que mon vieux copain Sinclair, l'histoire. 
    Le vendredi en question, à 13 h 15, coup de téléphone de Hollande: «Hines arrive de Londres à 4 heures, il veut Michelot, enregistrez-le ce soir.»
    C'est tellement simple, n'est-ce pas... surtout quand Michelot joue à Charleroi avec Bolling, ou dans un coin comme ça... Bref - et je vous jure qu'il y avait autre chose à faire ce vendredi-là - on téléphone toute l'après-midi en quête de batteurs et de bassistes, finalement Gus Wallez (c'est un excellent batteur, celui de l'orchestre de Michel Legrand) accepte malgré une grippe carabinée de venir à 21 heures, et Pedersen se trouve par miracle chez lui. Quand à Kansas Fields, je serais ravi d'avoir son numéro de téléphone... 
    Je vais chercher Hines à Orly à 4 heures. Il est accompagné de Sinclair, qui a déjà un bon petit coup de cognac derrière le gilet. Hines s'endort dans le taxi. On arrive à son hôtel. Il monte dans sa chambre et continue à dormir. Entre-temps, on fait réaccorder le piano de concert et on s'occupe du côté technique. 
    À 9 heures, on commence cette séance «laborieuse», si laborieuse qu'en quatre heures on a gravé seize plages, sans compter les ratés! 
    C'était vraiment laborieux. Si seulement on en faisait autant chaque fois!... 
    Et les «dirigeants» avaient tellement mis leur veto à Kansas Fields que je vous garantis que son nom n'a même pas été évoqué par eux... En outre, la séance terminée, il était 1 h 45 du matin; si Hines a circulé quelques heures, il a dû rencontrer Kansas à une heure à laquelle j'aurais personnellement été incapable de le voir... avant ou après, because on se lève tôt, que voulez-vous. 
    Mais ce qui me suffoque le plus, c'est que mon vieux Sinclair ait été capable d'écrire après ce qu'il avait bu comme cognac... 
    Tous ces détails pour confirmer le début de cette revue de presse. C'est vraiment idiot, les gens qui écrivent sur le jazz sans savoir comment les séances ont lieu (ou en faisant semblant de ne pas savoir). 
    Est-ce que vous vous imaginez qu'on prépare bien une séance d'enregistrement en deux heures? 
    Cozy Cole, pour ne citer que lui, était parfaitement libre de venir avec Hines. Mais Cozy Cole coûtait 300 ou 400 dollars de plus, et le voyage. 
    J'aurais été ravi d'avoir Kansas. Mais est-ce que vous pensez aussi qu'on peut trouver qui on veut en une après-midi (dont quatre heures sont déjà perdues en allées et venues)? 
    Et croyez-vous, en définitive, que ce soit très malin de juger la séance, qui est excellente, sans l'avoir entendue? 
    Ou encore, Hines a-t-il eu raison d'accepter de graver un L.P. entre deux avions? 
    Toutes ces questions sont aussi ineptes les unes que les autres; le seul fait est là: chacun a fait de son mieux à cette séance, sans compter les techniciens qui se sont envoyé une journée de dix-sept heures... Hines est un grand pianiste, c'est la seule chose qui compte. Quant à Pedersen et Wallez qui l'ont fort bien accompagné, je les remercie publiquement d'avoir accepté de travailler au dernier moment, avec tant de bonne grâce. 
    Et vive le jazz, hein, c'est si gai... 

Earl Hines joue Save It, Pretty Mama, enregistré en novembre 1957 lors de cette séance produite par Boris Vian pour Philips. 

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Boris n’avait pas vraiment retouché à la trompette depuis 1950 environ, mais il fera une exception pour une émission spéciale de radio de la Chaîne Nationale (l’équivalent de France Culture à l’époque), Joie de Vivre, dont l’invitée spéciale était Juliette Greco, en janvier 1956; avec elle sont plein de vieux copains, par exemple Michel Legrand, Anne-Marie Cazalis, Jean Carmet ou Sacha Distel, et évidemment Boris avec Claude Luter, qui évoquent, une dizaine d’années plus tard, l’époque du Tabou. (On peut entendre l'émission complète sur France Culture, l'extrait avec Luter et Vian est à 1h09 environ). 

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Mais la santé de Vian se dégrade assez rapidement: il souffre par exemple d’un œdème pulmonaire en 1956. La réédition de l’Automne à Pékin, aux éditions de Minuit, ne vend pas plus que la première. Par contre, le spectacle musical Le Chevalier de Neigeécrit en 1953 avec une musique de Georges Delerue, est monté en opéra à Nancy en 1957. Bientôt, surtout pour le plaisir, Vian écrit un livre assez caustique sur ses expériences dans le milieu du disque, En avant la zizique… et par ici les gros sous. Malgré sa santé déclinante, il reste plus actif que jamais : il écrit un livret d’opéra pour Darius Milhaud (Fiesta) et encense par exemple dans le Canard enchaîné un jeune Serge Gainsbourg (ce même Gainsbourg qui, ayant entendu le tour de chant de Vian quelques années plus tôt, avait déclaré en avoir «pris plein la gueule… […] il chantait des trucs terribles, des choses qui m’ont marqué à vie… Moi, j’ai pris la relève… Enfin, je crois»); Gainsbourg qui travaille justement avec l'ancien accompagnateur de Boris, Alain Goraguer. Fasciné par le cinéma (il avait tenu un petit rôle dans Les liaisons dangereuses de Roger Vadim), Vian avait accepté de travailler avec le scénariste Jacques Dopagne, quelques années plus tôt, à une adaptation cinématographique de J’irai cracher sur vos tombes; mais le projet avait été un peu oublié, délaissé dans le foisonnement des activités vianesques. En 1958, le projet de film a été repris par d’autres maisons de productions qui le pressent bientôt de produire un scénario; irrité, Boris produit un texte interminable, farfelu et inutilisable: ce roman signé Sullivan, né d'un pari un peu stupide et lui ayant déjà coûté beaucoup par les procès qu'il a engendrés, va décidément le hanter jusqu’à la fin… La musique du film sera quand même de Alain Goraguer, produite par Vian chez Philips, mais l'auteur reste insatisfait du projet dont il a été écarté. Il se rend malgré tout à la projection du film réalisé par Michel Gast au cinéma Marbeuf, le 23 juin 1959; quelques minutes après le début de la projection, Boris Vian s’effondre dans son fauteuil; il meurt avant d’arriver à l’hôpital. Il avait 39 ans; il avait toujours dit qu’il n’atteindrait pas les quarante ans… mais il aura certainement vécu au mieux une de ses maximes qu’on aime souvent répéter : 

«Sans le jazz, la vie serait une erreur». 

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Une des pièces écrites par Alain Goraguer pour la trame sonore de J'irai cracher sur vos tombes, en 1959: Blues de Memphis

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Boris Vian joue de la trompinette, extrait du court-métrage Désordre, de Jacques Baratier (1950). 

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Références :

-Boris Vian : -Chroniques de jazz, texte établi et présenté par Lucien Malson, La Jeune Parque, 1967.
-Œuvres de Boris Vian, tomes sixième, septième et huitième, Fayard, 1999-2000-2001. 
-Œuvres Romanesques Complètes I et II, Bibliothèque de la Pléiade, 2010.
-Les Vies parallèles de Boris Vian, textes et documents recueillis et mis en ordre par Noël Arnaud, revue Bizarre No. 39-40, 1966.
Boris Vian : -Manuel de St Germain des Prés, texte présenté et établi par Noël Arnaud, Éditions du Chêne, 1974.
Boris Vian : -Derrière la zizique, Christian Bourgois, collection 10/18, 1976/1981.
-Boris Vian à Saint-Germain des Prés, CBS, coffret de 3 disques, notes par Alain Vian. 
Philippe Boggio : -Boris Vian, Flammarion/Le Livre de Poche, 1993. 

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Voici la version vidéo de cette diffusion du 10 juillet 2021 
(il manque un extrait de film - voir ci-dessus):



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