L’influence du free jazz au Québec dans les années 1960 et 1970
Il est peut-être difficile, dans
notre époque politiquement morose et désabusée, de comprendre les espoirs qui
animèrent certaines générations d’une période pourtant pas si éloignée où des
mots comme révolution ou liberté désignaient des réalités qui n’étaient
pas encore recouvertes par des slogans publicitaires : aujourd’hui, chaque
design de voiture est automatiquement désigné comme «révolutionnaire» et, pour
paraphraser Pierre Falardeau, la «liberté» est plus souvent qu’autre chose une
marque de yogourt… Mais dans l’atmosphère politique très volatile des années
1960 et 1970, ces mots portaient encore un sens tout autre, un sens qui allait
s’infiltrer dans tous les aspects de la vie, de l’actualité, et de la création
artistique; dans le jazz comme ailleurs, l’esprit de cette époque où la
recherche de la liberté se conjuguait avec un combat grandissant pour l’égalité
allait se manifester dans l’éclosion d’une nouvelle école se cristallisant d’abord
autour des recherches formelles mises de l’avant par les Cecil Taylor, Ornette
Coleman, John Coltrane et Eric Dolphy, dès la fin des années 1950. Si leurs œuvres
de l’époque (les disques du quartette de Coleman ou les premières excursions
modales de Coltrane, par exemple) nous semblent aujourd’hui, six décennies plus
tard, faire partie du corpus classique du jazz, elles n’ont pas toujours été
reçues comme telles par le public ou la critique, qui y voyaient bel et bien
une cassure avec le langage jazzistique établi; encore de nos jours, tout un
pan de ce mouvement pourtant fécond est toujours ostracisé par les médias de
masse (comme en témoigne ce segment d’un populaire animateur d’émission de fin
de soirée aux USA) et largement exclu de l’histoire «officielle», autrement que
comme repoussoir pour les visées des tenants d’une vision consensuelle et
américanocentriste du jazz.
Ces premiers «révolutionnaires»
(conservons la nomenclature, une fois partis…) vont peu à peu affranchir le
jazz de la plupart de ses conventions établies (harmonie, rythme, mélodie,
structure, hiérarchie des instruments), par une réorganisation et un
questionnement de celles-ci. Pour certains (Coltrane, Sun Ra, Pharoah Sanders),
ces recherches dépassent les cadres strictement formels pour s’inscrire dans un
cheminement spirituel; mais assez rapidement, cette explosion des formes
musicales sera interprétée de façon plus matérialiste par certains critiques,
qui y trouvent des parallèles évidents avec le climat politique assez bouillonnant
de cette époque, et évidemment avec la lutte des afro-américains. Des auteurs
marquants, influencés par le marxisme, l’anti-impérialisme et l’anticolonialisme,
comme LeRoi Jones (connu plus tard sous le nom de Amiri Baraka), l’historien
Frank Kofsky ou encore les critiques français Philippe Carles et Jean-Louis
Comolli, seront parmi les avocats les plus enflammés de la New Thing (terme
alors utilisé par la critique pour désigner le jazz d’avant-garde); leur
analyse politique rejoint évidemment celle de jeunes musiciens très engagés
(citons par exemple Archie Shepp, vu comme le «jeune homme en colère» du
mouvement, ou encore Clifford Thornton, proche des Black Panthers), qui
utilisent évidemment les quelques plateformes qui leur sont alors offertes pour
articuler un discours révolutionnaire qui rejoint rapidement nombre de luttes
un peu partout dans le monde – c’est peut-être cette synchronicité avec les
luttes autant pour la liberté que pour l’égalité dans divers points chauds du
globe qui vont faire du free jazz une musique universelle, surgissant autant en
Europe de l’Est au moment du Printemps de Prague qu’en France ou en Allemagne à
l’époque de Mai 68 ou des «années de plomb», ou même au Japon au temps des grèves
étudiantes de 1968-69.
Longtemps isolé des mouvements mondiaux, le Québec du début des années 1960 subit une nécessaire et fulgurante modernisation sous l’impulsion de l’«équipe du tonnerre» du gouvernement de Jean Lesage entre 1960 et 1966 : alors que la plupart des pays occidentaux avaient vu leurs secteurs publics fortement renforcés au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, le Québec vivait depuis 15 ans sous le régime réactionnaire et corrompu de Maurice Duplessis, fortement antisyndical et allergique à tout ce qui pouvait se rapprocher de près ou de loin du communisme (même le keynésianisme le plus timide), et qui confiait encore à l’Église la plupart des fonctions sociales telles l’éducation et les soins de santé. Mais cette modernisation, même accélérée, ne semble pas encore suffisante pour certains Québécois, qu’on pourrait diviser en trois factions principales (qui se recoupaient parfois) : d’abord les intellectuels, réunis autour de la revue et des éditions Parti Pris, réunissant des auteurs comme Paul Chamberland, Jean-Marc Piotte, Gérald Godin ou Pierre Vadeboncoeur; ensuite un mouvement politique indépendantiste de gauche qui prend de plus en plus de place, cristallisé au sein du Rassemblement pour l’Indépendance Nationale (R.I.N.), autour de André d’Allemagne et Pierre Bourgault; et enfin un mouvement révolutionnaire indépendantiste populaire, qui s’incarnera au sein du Front de Libération du Québec (F.L.Q.), issu des idées de Raoul Roy, mouvement qui prône une lutte ouverte avec les dominants, lutte qui explose littéralement dès 1963 avec des attentats contre des casernes militaires, des édifices fédéraux et des installations du Canadian National. (Si on étudie un peu l’histoire de cette époque, on se rend rapidement compte que la «Révolution tranquille» n’aura pas été si tranquille que ça, finalement…). Sans surprise, tous ces mouvements furent fortement influencés par certains des mêmes courants intellectuels ayant cours au sein des cercles critiques favorables au free jazz, notamment les écrits anticolonialistes de Franz Fanon et d’Albert Memmi. Si les poètes et les chansonniers sont évidemment ici à l’avant-scène du mouvement, le jazz occupe quand même, pour certains intellectuels et artistes (et notamment les héritiers du Refus Global de 1948), une place importante, s’inscrivant à la suite des beatniks, autour de Jack Kerouac (ou Ti-Jean – n’oublions pas qu’il était franco-américain, issu d'une famille québécoise exilée au Massachusetts…), dans une américanité qui est aussi un signe de modernité et d’anticonformisme à cette époque. Au moment où le cinéma québécois, par exemple, vit une éclosion sans précédent sous l’impulsion des méthodes du «direct», il est révélateur que des œuvres majeures comme La femme image de Guy Borremans (1960, musique de René Thomas) ou Le chat dans le sac de Gilles Groulx (1964, musique originale de John Coltrane, finalement parue sur disque il y a quelques années) fassent appel au jazz; mais le jazz est encore ici surtout une illustration de la révolte de la jeunesse, d’une recherche d’identité, d’une désaliénation, plutôt qu’un moteur politique révolutionnaire; le personnage de Claude, dans Le chat dans le sac, ne dit-il pas : «Révolté? Oui! Révolutionnaire? Je ne sais pas…»?
De la même façon, la majeure partie de l’expérimentation jazzistique québécoise de cette époque est d’abord essentiellement de nature esthétique, sans qu’on fasse nécessairement de parallèle politique direct. Une des raisons en est certainement sa proximité avec la scène mainstream américaine (après tout, le rôle principal des musiciens d’ici était d’accompagner les vedettes américaines de passage, ou du moins de leur servir de faire-valoir en première partie…). Une autre raison de cet apolitisme, qu’on ne peut ignorer non plus, vient sans doute de cette opposition entre anglophones (qui avaient habituellement par défaut les meilleurs engagements dans les clubs du centre-ville et de l’Ouest) et les francophones (souvent relégués aux clubs populaires de l’Est et à l’accompagnement de numéros de variétés en tout genre, ce qui rendait ceux qui perçaient finalement dans les véritables clubs de jazz plus discrets quant à leurs opinions personnelles…). Mais nous ne nous attarderons pas d’abord aux considérations politiques découlant de la présence de la nouvelle musique au Québec; plutôt, nous allons chercher de quelle façon le free jazz a d’abord pénétré sur la scène et, pour comprendre cette influence d’abord discrète, nous allons devoir nous transporter de l’autre côté de l’Amérique, à Los Angeles, vers 1957.
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Né à Montréal en 1932, le pianiste Paul Bley a d’abord connu une notoriété locale, particulièrement comme remplaçant de Oscar Peterson lorsque ce dernier est parti aux USA en 1949; installé lui aussi à New York dès 1953 (il y grave son premier disque accompagné de… Charles Mingus et Art Blakey!), il s’installe en Californie en 1957, avec sa compagne de l’époque, Carla Borg (bientôt Carla Bley). Il y sera rejoint par un autre montréalais, d’origine saskatchewanaise, le trompettiste Herbie Spanier; sous l’influence de Lennie Tristano (qui avait déjà enregistré une paire de pièces complètement improvisées en 1949), les deux comparses vont parfois expérimenter, installés pour un mois au club du promoteur Gene Norman, le Club Crescendo à Beverly Hills, avec des formes d’improvisation libre. Bley enregistre l'une des performances et peut en apprécier en l'écoutant les forces et les faiblesses: «En jouant ces suites avec Herbie Spanier, j'ai réalisé que le problème était que nous n'avions pas pensé à ce que devrait faire la section rythmique - nous pouvions faire de la musique libre sans section rythmique, mais nous n'y arrivions pas avec cette section rythmique.» C'est d'une rencontre inattendue que viendra une des réponses à ce problème: à l’automne 1958, alors que Bley dirige un quartette au Hillcrest Club avec le contrebassiste Charlie Haden, son batteur, Billy Higgins, lui présente deux musiciens dont l’approche non-orthodoxe va immédiatement séduire le pianiste, Ornette Coleman et Don Cherry. Il les engage sur le champ, et leur engagement dans ce café, malgré l’incompréhension du public, sera un des évènements fondateurs du free jazz. Malheureusement, sur les enregistrements qui nous sont parvenus, Bley semble jouer d’un piano mal accordé et mal capté… On peut quand même y entendre un peu de l’esprit de nouveauté qui fera bientôt scandale :
Don Cherry (trompette), Ornette Coleman (saxo alto), Paul Bley (piano), Charlie Haden (contrebasse), Billy Higgins (batterie).
Toujours à L.A., Herbie Spanier sera un témoin actif, et sans doute parfois un acteur aussi, de cette petite révolution qui se prépare… De retour à Montréal en 1959, le trompettiste sera l’un des premiers en ville à inclure à son répertoire des thèmes de Ornette Coleman; mais son langage restera largement fidèle à l’esthétique du bop, même s’il saura plus tard engager certains musiciens pratiquant des formes plus ouvertes, comme Claude Ranger ou Brian Barley (nous parlerons de ces deux-là plus loin…). Spanier ne sera d’ailleurs pas le seul à être fasciné par le répertoire de Coleman en ville : le guitariste Nelson Symonds et le saxophoniste Doug Richardson, qui reviennent de travailler avec Roland Kirk, vont aussi jouer certaines de ses pièces, tout comme le vibraphoniste et batteur Émile ‘Cisco’ Normand, ou encore le célèbre guitariste belge René Thomas, qui était installé à Montréal depuis 1956; mais si ces musiciens démontrent une certaine curiosité envers les formes nouvelles qui émergent alors dans le jazz, leur désir d’expérimentation restera largement privé : si des sessions de free jazz ont lieu à Montréal au début des années 1960, ce sera dans l’anonymité des studios de répétition plutôt que dans la chaleur enfumée des clubs de jazz. Par contre, parmi les musiciens associés à l’avant-garde qui se produiront dans la métropole dans la première moitié des années 1960, nous pouvons citer Paul Bley lui-même, qui est en vedette à la Tête de l’Art en 1962 avec son nouveau trio, peu de temps après la dissolution d’un autre trio important, celui de Jimmy Giuffre avec Bley et Steve Swallow (le trio de Giuffre avait été annoncé en août à la Comédie-Canadienne, mais je n'ai pas retrouvé de recension de ce concert); John Coltrane, encore dans sa période «modale», est aussi à la Tête de l’Art en 1963, puis à la Casa Loma l’année suivante, et au Jazz Hot en 1965 (un concert annoncé à l'auditorium du collège Loyola en mars 1966, à l'époque où Coltrane se rapprochait beaucoup plus du free jazz, sera annulé à la dernière minute). D'autre part, deux autres musiciens associés à la New Thing se fixeront momentanément en ville: le flûtiste et saxophoniste Prince Lasha (originaire, comme Ornette Coleman, de Forth Worth au Texas), et le violoniste Michael White.
Mais le séjour le plus étonnant d’un
musicien de jazz d’avant-garde au Québec avait eu lieu quelques années plus tôt,
dans des circonstances assez particulières : celui de Sun Ra et de ses
musiciens. En 1961, Sun Ra n’avait pas encore véritablement rejoint la scène du
free jazz (il allait y venir un peu plus tard, après son installation à New York), mais c’était déjà assurément un excentrique qui avait imposé
son style hors-normes de façon indépendante des réseaux normalement constitués
pour la diffusion du jazz, s’affirmant avec son mythique label Saturn comme un
des premiers artistes issus du jazz capable de contrôler sa propre production
discographique. Au début de l’été 1961, avec un groupe réduit, il est engagé au El Morocco, un club situé près du Forum de Montréal, sur
la rue Closse; le gérant du lieu, s’attendant probablement à une performance excentrique (à la Screamin’ Jay Hawkins peut-être?), se retrouve démuni devant les
hymnes intergalactiques, le jazz un peu dissonant et les costumes excentriques
de Sun Ra et sa bande, et ceux-ci sont remerciés après une seule prestation… Ils
doivent vivoter à Montréal pendant un certain temps, et, le groupe ayant été
placé sous le nom du saxophoniste John Gilmore, ils se retrouvent pour le reste
de la saison dans un hôtel de Saint-Gabriel-de-Brandon, dans Lanaudière, où ils
sont engagés pour faire danser les jeunes tout l’été (moi qui ai grandi dans
Lanaudière, et qui est assez familier du lac aux bords duquel se trouvait cet
hôtel à Saint-Gabriel – les parents d’une amie y avaient leur résidence
secondaire – j’ai toujours trouvé fascinant ce détour improbable dans l'aventure terrestre de Sun Ra). De retour à Montréal, la petite bande va trouver un
public plus en phase avec son jazz peu orthodoxe dans un café de la rue Stanley
(près de l’université McGill) baptisé The Place – selon le critique Len Dobbin,
un endroit «très, très beat». C’est là que le guitariste Sonny
Greenwich, qui partageait déjà son temps entre Toronto et Montréal, va
rencontrer Sun Ra et être invité à jouer avec lui à l’occasion; de leur côté,
les étudiants et les clients bohèmes de The Place vont faire un accueil
triomphal aux membres de l’Arkestra, causant à l’occasion de longues files sur
la rue Stanley. Rapidement, la présence de Sun Ra (qui, il faut le dire, est un
personnage assez visible, en témoigne cette anecdote sur un combat de boxe au
Forum où il s’est présenté en costume de scène!) va quelque peu déranger les
autorités – notons qu’à cette époque de la première administration Drapeau, les
clubs et leur faune sont probablement étroitement surveillés. Quoiqu’il en
soit, Sun Ra et ses musiciens quittent la ville quelque peu en catimini, et s’embarquent pour ce
qui sera la prochaine destination (après Saint-Gabriel!) de leur voyage
intergalactique : New York.
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Mais l'activité jazzistique d'avant-garde dans la Métropole au cours des années 1960 avait été jusqu'à maintenant très marginale et souterraine - comme je l'ai déjà
mentionné, la majorité des jazzmen montréalais restait largement tributaire de
formes qu’on pourrait qualifier de modernes/mainstream, en accord avec
les courants principaux illustrés par les visiteurs venus des USA. Un des
accompagnateurs québécois les plus en demande à cette époque (il est le
pianiste maison, successivement, de la Tête de l’Art, du Jazz Hot et de la
Jazztek), Pierre Leduc s'affirme au milieu des années 1960 comme un des musiciens
modernes les plus intéressants de la scène montréalaise. Formant un trio avec
Michel Donato et Émile ‘Cisco’ Normand, Leduc grave un premier disque en 1966, Information,
pour le label Élysée; c’est encore un disque qui s’inscrit dans une mouvance
post-bop, inspiré par Miles Davis et Bill Evans, mais dans l’introduction de
deux pièces on peut déjà déceler le goût de Leduc à cette époque pour des
formes d’improvisation plus ouvertes, qui s’affirmeront bientôt dans son album
suivant, enregistré en 1967.
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1967. Pour les gens de la
génération de mes parents, par exemple, cette année est restée dans les mémoires comme une année-charnière
pour le Québec, marquée évidemment par l’Exposition internationale (Expo ’67).
Cet évènement majeur, qui se voulait à l'origine une célébration du centenaire de la Confédération
canadienne, va se métamorphoser en
une manifestation de la naissance d’une véritable identité québécoise, en partie
en réaction à la construction factice de l’identité «canadienne» mise de l’avant
par Pierre Elliott Trudeau et les «colombes» libérales - construction ébranlée quelques
mois plus tôt lorsque le général de Gaulle lance son célèbre «vive le Québec
libre!» du balcon de l’Hôtel de Ville de Montréal, et bientôt par la fondation du MSA, précurseur du Parti québécois. C’est dans cette atmosphère
déjà surchauffée que l’Expo va se dérouler, véritable explosion culturelle et
symbole pour le Québec des années 1960 d’ouverture sur le monde. Durant la saison,
ce seront plus de 6000 (!!!) concerts et évènements musicaux qui auront lieu
dans la métropole. Parmi ces manifestations, on retrouvera des créations de compositeurs d’ici (Gilles Tremblay, Serge Garant, André Prévost), des compagnies et artistes issus des grandes institutions mondiales (la Scala de
Milan, le Bolshoï de Moscou, les chefs d’orchestre Karl Böhm, Ernest Ansermet,
Herbert von Karajan, Bernhard Haitink, les solistes Yehudi Menuhin, Isaac
Stern, Henryk Szeryng, Arturo Benedetti Michalangeli), comme des groupes rock
et pop (Jefferson Airplane, Grateful Dead, Otis Redding), et quelques groupes
de jazz et blues (Dave Brubeck, Thelonious Monk, Duke Ellington, Sarah Vaughan,
Muddy Waters). Certaines des manifestations culturelles les plus audacieuses
auront lieu au Pavillon de la Jeunesse: s’y dérouleront des performances
théâtrales, un symposium de sculpture, des happenings, des projections de films, en plus de l'installation d'une station de radio amateur;
c’est là aussi qu’auront lieu le soir venu des concerts de musique pop, de folk et de jazz par de jeunes artistes locaux, notamment le quatuor de Leduc, qui y enregistre un disque remarquable
pour Radio-Canada.
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Également présent à l’Expo, un jeune
saxophoniste de Sorel qui s’était installé à Montréal l’année précédente, Walter
Boudreau. C’est justement à l’Expo que Boudreau fera la rencontre d’un jeune
poète venu pour sa part de l’Abitibi, Raoûl Duguay; les deux collaborent au
sein d’un volet «Jazz et Poésie» (toujours au Pavillon de la Jeunesse!) pour la lecture du poème de Duguay, L’amour
suprême, en octobre 1967, poème évidemment inspiré de John Coltrane,
disparu plus tôt la même année. Boudreau ne s’intéressera pas longtemps
exclusivement au jazz et, comme il l’a dit lui-même, principalement «pour des
raisons esthétiques et des raisons sentimentales», mais de cette expérience «très
courte, très intense et éminemment bénéfique» reste un disque, Walter
Boudreau + 3 = 4, Jazz, paru sur étiquette Phonodisque; avec lui on y
retrouve Pierre Leduc, le contrebassiste Jacques Valois (dit «La Pie», qui
sera plus tard un des piliers de l’Infonie) et le batteur Richard Provençal;
Boudreau et Leduc se partageant la composition des cinq thèmes.
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C’est aussi à l’été 1967 qu’une
série de concerts organisée sous l’égide de l’Atelier de Jazz (Jazz Workshop),
animé par Mike Armstrong, s’installe dans un café de la rue de la Montagne, The
Barrel (souvent appelé le Baril ou la Barrique); l’endroit était la plupart du
temps un coffee house à la newyorkaise, présentant des chanteurs folk ou
blues, mais les vendredis et samedis, à partir de minuit, l’Atelier de Jazz
occupait les lieux. Si Armstrong était surtout amateur de jazz moderne (lui-même
trompettiste amateur, il était un grand fan de Thelonious Monk, entre autres), il
se trouve alors devant l’opportunité de faire venir des USA plusieurs groupes de
free jazz, ceux-ci coûtant entre autres beaucoup moins cher à produire que certaines
des vedettes habituées au Village Vanguard… Dans les six mois qui suivent, on
entendra au Barrel: Sunny Murray, Archie Shepp (avec Roswell Rudd et Grachan Moncur
III), Paul Bley, et, pour une résidence de trois semaines, le quatuor de Marion
Brown avec Rashied Ali à la batterie. Un des prophètes de la nouvelle musique
(il avait déclaré : «Coltrane était le Père, Pharoah le fils, et moi le
Saint Esprit!»), Albert Ayler y donnera un concert devant un public sans doute
clairsemé, mais qui sera remarqué entre autres par le poète et critique
situationniste Patrick Straram. Le passage de tous ces représentants de la New
Thing à Montréal donnera bientôt naissance à un des groupes emblématiques
de l’époque; nous y reviendrons plus loin.
En bas: l'entrée du Barrel avec l'annonce pour l'Atelier de Jazz/Jazz Workshop, à une époque où les concerts semblaient plus fréquents, puisqu'on note «tous les soirs minuit-6 AM»!
Toujours à l’Expo 67, on retrouve
un personnage quelque peu énigmatique mais qui dirigea un des groupes les plus
intéressants de l’époque : Eddie ‘Duke’ Edwards. Percussionniste, né à la
Nouvelle-Orléans, Edwards avait étudié la musique au conservatoire de Boston
avant de devenir un accompagnateur de chanteurs de rhythm & blues sur le Chitlin’
Circuit; ses pérégrinations le mènent déjà à Montréal au début des années 1960,
où il rencontre Sun Ra (il a affirmé avoir joué pendant trois ans avec l'Arkestra par la suite, mais je n’ai pas retrouvé son nom sur les nombreux disques
que Sun Ra a réalisés à cette époque); il est en tout cas de retour sur la scène montréalaise dès 1963 avec un groupe baptisé The Emperors. Vers 1965, il collabore à Toronto avec
l’agent d’artistes Ron Scribner, devenant gérant de tournée pour certains groupes
rock. Sa biographie officielle affirme qu’il aurait été engagé comme directeur
musical de l’Expo à Montréal, mais les recherches de Martin Gladu (qui a écrit sur le sujet un long article assez éclairant) établissent que ce
rôle aurait plutôt échu à Yves Laferrière, et laissent croire que Edwards a
probablement tenu un rôle plus modeste dans l’organisation. Quoiqu’il en soit,
après l’Expo, Edwards monte une revue musicale assez remarquée baptisée
Touch of Black, utilisant des musiciens qui auraient auparavant constitué l’orchestre
maison de l’Esquire Show Bar; le groupe prend le nom de Young Ones. Edwards
affirme avoir enregistré le matériel de trois albums pour le label américain
Prestige, mais un seul est paru, Is It Too Late? C’est un curieux
mélange de textes engagés (bien qu’un peu nébuleux) déclamés sur un fond parfois
chaotique où l’orgue et les percussions se donnent à cœur joie; c’est peut-être
dans ces épisodes percussifs, ainsi que dans d’occasionnels freak outs,
qu’on ressent un peu l’héritage de Sun Ra, par exemple sur cette pièce qui s’intitule
Black Elephant :
Par la suite, Duke Edwards va dissoudre
les Young Ones et rejoindre le groupe rock Rhinoceros; dans les années 1980, il
revient s’installer à la Nouvelle-Orléans, où il présidera la Louis Armstrong
Foundation; il est décédé en 2016.
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Toujours à l’époque de l’Expo, à
l’été 1967, nous retrouvons le batteur Claude Ranger au sein du groupe que
dirige le saxophoniste Lee Gagnon à la Jazztek. C’est à ce moment qu’il
rencontre le saxophoniste Brian Barley; né à Toronto, Barley avait d’abord amorcé une
carrière de clarinettiste classique, notamment au sein du National Youth Orchestra
of Canada, mais en 1966 un accident de voiture le laisse avec de graves séquelles,
entre autres de fréquentes crises d’épilepsie. Il décide alors de se consacrer
au jazz et déménage à Montréal; à l’Expo, il joue au sein des groupes dirigés
par Maynard Ferguson et Pierre Leduc. Ranger et Barley vont bientôt former un
trio avec le contrebassiste Michel Donato, enregistrant dès janvier 1969 le
matériel d’un disque au studio d’André Perry à Brossard (disque toujours inédit,
bien que des copies aient circulé parmi les collectionneurs montréalais depuis
quelques décennies; on peut par ailleurs entendre une autre session du trio de la même époque sur YouTube). Le trio sera un habitué des diffusions radio pour l’émission
Jazz en Liberté, qui présente à Radio-Canada des concerts de jazz en
direct de la salle de l’Ermitage, le groupe étant parfois augmenté du
trompettiste Alan Penfold et apparaissant successivement sous le nom de Ranger,
Barley ou Donato, selon l’occasion (un enregistrement de cette époque est paru sur CD en 2003 sous le nom de Donato). Mais à la fin de 1969, le contrebassiste
quitte Montréal pour s’installer à Toronto, et Ranger et Barley continuent avec
le bassiste électrique Daniel Lessard, adoptant le nom Aquarius Rising. Un
disque est enregistré pour Radio-Canada International en 1970, paraissant cette
fois sous le nom du Brian Barley Trio. Si le groupe ne se présente pas tout à
fait comme un véritable ensemble de free jazz, la volonté de Barley et Ranger
de rechercher des structures plus ouvertes et leur connaissance des courants du
jazz contemporain transparaît bien dans les enregistrements qui nous sont
parvenus de cette époque, notamment dans cette longue interprétation d’une pièce
de Barley baptisée Schulcks, tirée de son album de 1970 (réédité sur CD
par Justin Time en 1995):
En octobre 1970, exactement au
moment de la crise qui secoue le Québec, le trio se produit à Toronto; Barley
va d’ailleurs retourner s’installer dans la Ville Reine peu de temps après. En
mars 1971, un nouveau concert y réunit temporairement le trio original, avec
Donato et Ranger; mais Brian Barley meurt d’une crise d’épilepsie le 8 juin, à
seulement 28 ans… Il demeure, avec les quelques disques qui nous sont parvenus,
une des voix les plus originales et créatives du jazz montréalais et canadien.
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J’ai parlé plus tôt du Baril, ce
café de la rue de la Montagne; c’est là que nous allons retourner pour suivre
le parcours du groupe qui est probablement, encore aujourd’hui, celui qu’on
associe immédiatement à cette phase du jazz québécois : le Quatuor de Jazz
Libre du Québec. Au moment même où Mike Armstrong présente au centre-ville de
Montréal certaines des grandes figures du free jazz de New York, un quartette
se produit à l’Hôtel Pointe-Calumet, dans la municipalité du même nom, située
sur les rives du lac des Deux-Montagnes. C’est le saxophoniste Jean
Préfontaine, souvent surnommé ‘Doc’ à cause de ses brèves études de médecine,
qui avait formé ce groupe. Né à Outremont dans un milieu plutôt bourgeois (son
jeune frère était le poète Yves Préfontaine, qui anima des émissions de jazz à
Radio-Canada pendant plusieurs années), Jean Préfontaine était un peu le doyen
des musiciens de free jazz au Québec – étant né en 1926, il était plutôt un contemporain
de musiciens comme Miles Davis et John Coltrane. Actif dans les clubs de jazz
dès le milieu des années 1950, il manifeste aussi un certain intérêt pour les
arts visuels, épousant la peintre post-automatiste Marcella Maltais, avec qui
il s’installe brièvement à Paris. Revenu au Québec en 1959, il résume ses
activités de musicien. Avec lui à Pointe-Calumet en cet été 1967, on retrouve
le batteur Guy Thouin; né dans Centre-Sud à Montréal en 1940, Thouin avait aussi
des ambitions artistiques, ayant fréquenté l’École des Beaux-Arts. Quelques
années plus tôt, le batteur avait acquis une certaine notoriété grâce à sa
participation au spectacle Le Clan de cuir de Pierre Nolès, genre d’ancêtre
des opéras rock. Le bassiste du quartette de Préfontaine, Maurice Richard (parfois surnommé "Rocker" Richard pour le distinguer DU Maurice Richard, le "Rocket"), était né au Saguenay
en 1946; et le guitariste Richard Chiasson complétait le groupe. Leurs
fonctions à Pointe-Calumet étaient principalement de faire danser les
vacanciers et d’accompagner les quelques chanteurs et chanteuses qui s’y
produisaient; mais Préfontaine et Thouin en particulier sont alors curieux des
nouvelles formes de jazz qu’ils vont entendre au Baril. Thouin reçoit
même quelque temps à son appartement de l’avenue Papineau le saxophoniste Noah
Howard, qui avait déjà réalisé un disque pour le mythique label ESP-Disk’, à l’époque étiquette emblématique du free jazz newyorkais. C’est donc
nourris de ces sonorités et de ces rencontres (Howard n'est probablement pas le seul musicien avec qui les membres du jeune ensemble vont échanger et improviser; questionné à savoir s'il avait entendu Albert Ayler lors de son passage à Montréal, Thouin a déjà déclaré: «ben oui, j'ai jammé avec lui!») que les quatre musiciens tenteront quelques premières
expériences d’improvisation collective cet été-là à Pointe-Calumet.
En allant entendre les groupes de free jazz américains au Baril, Préfontaine, Thouin et Richard feront la connaissance du trompettiste Yves Charbonneau; né dans un quartier ouvrier de l’Est de Montréal en 1946, Charbonneau était alors, un peu comme Préfontaine, surtout habitué à accompagner différents types de divertissements dans les clubs et les cabarets, même si, d'un point de vue esthétique, il était plutôt intéressé par le jazz moderne. Les quatre comparses auront alors l’idée de fonder un groupe dédié au free jazz mais avec une approche, une sensibilité différente, adaptée à la condition québécoise. Ils se produiront d’abord au Baril même; comme le groupe n’avait originalement pas de nom, Mike Armstrong avait fabriqué, pour les annoncer, une affiche installée à l’extérieur du café annonçant le New Canadian Free Jazz Quartet, mais les musiciens ayant protesté à l’usage de l’anglais, le groupe adopta le nom Quatuor du Nouveau Jazz Libre du Québec. Pendant plusieurs mois, de septembre à novembre 1967, puis de nouveau en décembre et janvier suivants, le quatuor développe au Baril un langage original, oscillant déjà entre une volonté d’improvisation totale mise de l’avant par Préfontaine et Charbonneau, et un besoin de nouvelles structures souvent élaborées par Thouin. Habitant en communauté chez le batteur (dont l’appartement était alors tout près du Pied-du-Courant, où avaient été pendus les Patriotes de 1837-38, pour la petite histoire…), le groupe répète inlassablement, et, après la fin de son deuxième engagement au Baril, se produit bientôt dans une salle de la rue Sherbrooke, l’Association espagnole. Surnommée La Casa, c’était un endroit qui se voulait un refuge pour les expatriés anarchistes et communistes fuyant le régime de Franco, mais à la fin des années 1960, il attirait une faune disparate de soûlons invétérés, de chansonniers engagés, d’intellectuels indépendantistes et d’artistes bohèmes; le Quatuor y croise, à partir de janvier 1968, des figures comme Gilles Groulx, Gaston Miron, Gilbert Langevin, Serge Lemoyne, Armand Vaillancourt, Pauline Julien, et évidemment un chanteur qui va avoir une certaine importance pour la suite, Robert Charlebois.
De retour de Californie, où il a
été initié aux délires musicaux des Grateful Dead et des Mothers of Invention
de son ami Frank Zappa, Charlebois a alors l’idée un peu folle d’inviter le
Jazz Libre à intégrer un spectacle qu’il est en train de monter avec Louise
Forestier, Yvon Deschamps et Mouffe; ce sera le début de l’Osstidcho, spectacle
mythique dans l’histoire musicale du Québec. Ouvrant d’abord au théâtre de Quat’Sous,
le «show» aura deux autres incarnations, à la Comédie-Canadienne, puis à la
salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts. Si la cohabitation du Quatuor
avec les chansons et les monologues qui forment le cœur du spectacle n’est pas
toujours harmonieuse (Louise Forestier a déjà déclaré qu’il était «difficile d’harmoniser
sur les chansons de Robert avec le Quatuor qui me crie dans les oreilles!»), le
Jazz Libre trouve quand même son compte dans l’organisation un peu chaotique du
spectacle, qui lui fournit toujours un moment pour jouer ses propres pièces,
souvent face à un public peu préparé («on était les spécialistes du vidage de
salle», confiera plus tard Thouin). On peut entendre un rare extrait du Quatuor avec l'Osstidcho sur le site de la BAnQ.
C’est à cette époque que le Quatuor
a évidemment collaboré le plus étroitement avec le milieu de la musique pop et
du showbiz québécois, apparaissant bien sûr sur le fameux album de Robert Charlebois avec Louise Forestier (où on retrouve les chansons Lindberg, California
et L’engagement, par exemple), sur le deuxième album de Louise Forestier (où on trouve La douce Emma et Le mont Athos), et sur
le célèbre Les unions, qu’ossa donne de Yvon Deschamps. On retrouve aussi
Thouin et Richard accompagnant Jean-Guy Moreau et les Alexandrins. (Notons qu’une
des dernières incarnations du Quatuor de Jazz Libre apparaît aussi en 1974
sur le disque de Plume Latraverse, Plume pou digne).
Mais évidemment la principale
trace de leur activité à cette époque est ce disque éponyme enregistré en
décembre 1968 dans les studios de l’ONF et paru sur les disques London en 1969,
en collaboration avec Radio-Canada. Longtemps le seul document sonore du Jazz
Libre, le disque se présente à la fois comme un compromis (comme j’ai déjà
mentionné plus haut, Préfontaine et Charbonneau recherchaient plutôt une
improvisation sans structure définie, mais l'album est principalement composé de thèmes de Préfontaine et de structures élaborées par Thouin et Richard) et
comme un résumé de l’activité du groupe dans sa première incarnation. La
présence du pianiste Pierre Nadeau (un des accompagnateurs réguliers de Charlebois,
surnommé Gros Pierre) sur trois pièces ne brise pas l’équilibre du groupe (c'était un solide pianiste de jazz, qui allait graver son propre disque pour RCI quelques années plus tard), et
son solo vigoureux sur Opus 2 est un moment fort du disque. Une note sur
les différentes éditions de l’album : les deux premières versions étaient
sur étiquette London, avec la pochette noire au photogramme, mais avec deux différences
notables : d’abord le nom du groupe, qui était encore Quatuor du
Nouveau Jazz Libre du Québec sur la toute première édition; puis le l’endos,
qui présente un montage photo du groupe sur la première édition, montage
remplacé par un texte sur la seconde. Au moins deux autres éditions seront pressées
dans les années 1970 par Radio Canada, et le disque a aujourd’hui retrouvé son
graphisme original dans une réédition de 2018 par Return To Analog.
Après la dernière version de l’Osstidcho,
le Quatuor continue sa collaboration avec Charlebois et Forestier, faisant avec
eux le voyage jusqu’à Paris en mars-avril 1969; mais le Jazz Libre passe de
plus en plus au second plan, et de partenaires complets, les quatre comparses
deviennent de plus en plus de simples accompagnateurs alors que Charlebois se
détache du groupe et apparaît désormais comme la vedette, causant un scandale à l’Olympia
(documenté dans le film À soir on fait peur au monde, de François Brault
et Jean Dansereau). Se trouvant dans une situation où ses objectifs artistiques
et politiques semblent bloqués, le Quatuor reste malgré tout avec Charlebois
jusqu’à la fin juin 1969 (apparaissant par exemple en première partie de
Steppenwolf à Toronto), avant de décider d’initier une collaboration
qui marquera un nouveau départ pour le groupe, collaboration dont je vous parle
dans un instant.
Mais d’abord, je crois qu’il est
important de parler un peu de la position politique et esthétique du Jazz
Libre, qui est cruciale pour comprendre son approche et son évolution. Le
groupe, assez unique dans l’histoire musicale du Québec, se situe dès le départ
aux confluents de plusieurs courants idéologiques et culturels de l’époque :
indépendantisme, gauchisme, contre-culture, anti-impérialisme, communautarisme,…
Pour Préfontaine, et surtout Charbonneau, le projet principal est évidemment d’arriver
à un Québec libre et socialiste; le Quatuor nait d’ailleurs à peu près
exactement au moment où le général de Gaulle lance son célèbre «vive le
Québec libre!», reprenant un slogan riniste, à l’été 1967. À
travers sa pratique de l’improvisation libre, le groupe cherche un parallèle
musical à son utopie politique, et de plus en plus, le Jazz Libre va aspirer à rejoindre, à provoquer un public populaire, non-initié, d’abord par des
collaborations (l’Osstidcho, bientôt l’Infonie), puis par lui-même, à
travers ce qu’il va appeler des concerts-forums, où les musiciens vont tenter d'entrer en discussion avec le public, d'impliquer celui-ci dans la performance, de provoquer des réflexions et des prises de conscience. Comme le remarque Éric
Fillion dans son livre remarquable (Jazz Libre et la révolution québécoise, dont sont tirées la plupart des citations de ce texte):
D’accord, le côté hurlant et dissonant de leur musique-action exprime une certaine révolte. Il constitue un rejet des conventions esthétiques bourgeoises et une insoumission aux lois du marché. Leur musique est donc par définition anticapitaliste, car subversive et irrécupérable. Elle est aussi populaire puisque tout le monde peut en faire et qu’elle se veut inclusive.
Si le Jazz Libre entretient aussi
des liens avec la «contre-culture», il utilise surtout certaines tactiques,
réseaux et ressources qui sont associés à cette mouvance pour ses fins propres; d’un autre
côté, il faut remarquer que le jazz en général, et le free jazz en particulier,
semblent assez largement ignorés par les organes de la sphère contre-culturelle, comme la revue Mainmise par exemple, pour qui la
culture musicale alternative s’incarne surtout dans les formes populaires :
le rock, le folk, etc. En rétrospective, on peut voir que ce mouvement rejoint surtout les jeunes de ce qu’on appelle alors la classe moyenne, qui
cherchent à s’éloigner de la classe ouvrière par des modes de vie alternatifs
qui encouragent une libération d’abord individuelle – par l’usage de drogues
psychotropes, par le retrait de la vie en société pour s’organiser en communautés
autosuffisantes, par une exploration de la spiritualité intérieure, voire de l’ésotérisme,
etc. Le Jazz Libre, lui (ou en tout cas ses idéologues, comme s'affirment rapidement Charbonneau et Préfontaine), cherche plutôt à rejoindre les classes ouvrières, à l’intérieur
d’un projet social et révolutionnaire qui peut nous sembler irréalisable mais
qui rejoignait alors les aspirations de plusieurs Québécois, comme en témoigne
par exemple l’immense sympathie dont jouit le FLQ avant la Crise d’Octobre –
mais nous reparlerons du FLQ plus loin.
À l’intersection d'un projet collectif, donc, et du «trip» plus individuel auquel aspire la contre-culture, le Quatuor va donc rejoindre à l’automne 1969 un autre groupe assez unique dans l’histoire musicale québécoise, l’Infonie. Nous avons parlé plus tôt de la rencontre entre Walter Boudreau et Raoûl Duguay, et il était inévitable que leur chemin croise celui du Quatuor: déjà pour un happening de Duguay à la Bibliothèque Nationale, en mars 1968, baptisé Abécédaire Babel II, la partie musicale était assurée par deux groupes de jazz, le Jazz Libre d’une part, et le groupe de Boudreau d’autre part. Duguay avait qualifié l’évènement de «spectacle d’art global», et le terme pourrait aussi s’appliquer à l’Infonie, véritable collectif multidisciplinaire réunissant musiciens, poètes et artistes visuels (les disciplines se mêlant parfois, comme pour la confection de la pochette du premier album, création collective dans laquelle chaque membre du collectif venait progressivement remplir son espace), dans des costumes inspirés de Sun Ra (apparemment conçus par les membres eux-mêmes, puisque le Manifeste illustré ci-dessus nous présente le sketch d'une tunique dessinée par Guy Thouin!). Boudreau est évidemment la tête pensante de cet ensemble éclaté, mais le jazz n’occupe déjà plus une place centrale dans ses préoccupations et aspirations musicales; de saxophoniste improvisateur, il est passé à l’étude de la musique contemporaine, avec des maîtres comme Gilles Tremblay, Bruce Mather et Serge Garant, puis bientôt Kagel, Stockhausen, Ligeti, Messiaen, Xenakis et Boulez; parallèlement, Boudreau se place sous l'influence du vieil ami de Robert Charlebois, Frank Zappa. Paru en 1970, un document unique baptisé Le Manifeste de l’Infonie énumère (au milieu d'autres délires poétiques et plastiques) le répertoire de l’ensemble: des chansons populaires (autant originales, comme le O.K. Là que des reprises, comme certaines chansons des Beatles), des transcriptions de Bach (on trouvera des extraits du Concerto en ré mineur et du Clavier bien tempéré sur leur Vol. 333), l’emblématique In C de Terry Riley (qui sera l’objet de leur deuxième album, Mantra), et tout une section dédiée au Quatuor de Jazz Libre («C. Musique contemporaine; b) instrumentale et/ou électronique»), qui trouve ainsi, comme au temps de l’Osstidcho, sa propre niche au sein de ce «spectacle total», avec ses propres improvisations et des compositions de Thouin, Préfontaine et Charbonneau. Cependant, si l'Infonie fait parfois appel à l'improvisation collective, peu de ses membres sont toutefois autant engagés dans cette voie que les quatre comparses, à l'exception notable d'un saxophoniste qui allait recroiser leur route un peu plus tard, Gaby Johnston (voir la photo ci-dessous). Mais au-delà des conceptions musicales, c'est encore plus au niveau idéologique que les conceptions du Jazz Libre et de l'Infonie finiront par diverger...
Guy Thouin est à la batterie (1969).
...en effet, les contradictions
entre la position engagée du Jazz Libre et l'attitude plus apolitique des infoniaques (que Charbonneau ne se
gêne pas pour traiter de «gang de bourgeois de Sorel») vont surgir, contradictions compréhensibles quand on compare les idées exprimées dans les pamphlets publiés plus tard par le groupe (voir plus loin) à cet extrait d'un texte de Raoûl Duguay publié à l'époque de l'Infonie:
Si nous avons choisi l’art plutôt que la politique, c’est parce que l’art est un joint : c’est par l’art que l’on retrouve le plaisir de créer, la possibilité de redevenir humain, pas méchant. C’est par l’art que nous tentons de nous placer dans la meilleure situation pour recevoir le soleil. Au fond, l’Infonie ne veut pas donner de la vie […] l’image de la misère, ainsi qu’on l’a tellement fait au Québec. Il faut d’abord que tout le monde, dans son for intérieur, devienne un Roi.
On retrouve assez clairement
articulée dans cette citation la position de ce qu'on appelle aujourd'hui «contre-culture», position
qui se détache assez largement des courants militants contemporains, faisant plutôt appel à une libération individuelle qui se préoccupe peu des conditions matérielles ou de l'aliénation qui affecte encore nombre Québécois de l'époque; on peut comprendre à quel
point cette profession de foi pouvait agacer quelqu’un comme Charbonneau, au
bouillant discours révolutionnaire. Ainsi, Éric Fillion note que «le quartet
est de moins en moins à sa place dans cette «espèce de communauté hippie» que
constitue les infoniaques.» Mais au sein du foisonnement d’activités auxquelles
sont conviés les membres de l’ensemble, Guy Thouin (qui joue souvent le rôle du
médiateur entre les fulgurances de Charbonneau et Préfontaine et l’attitude plus
nonchalante de certains infoniaques) va bientôt découvrir une dimension
inattendue qui va ouvrir de nouvelles perspectives pour lui : «tu sais,
on allait faire du yoga dans un centre à Montréal, mais les gars droppaient un
cap d’acide avant… ils ne prenaient pas ça vraiment au sérieux». Thouin, pour sa part, découvre lors d’une de ces occasions les écrits de Sri Aurobindo; déjà
souvent irrité par la tonitruance politique et le manque de structure de Préfontaine et Charbonneau, qu’il qualifie de «nihilistes musicaux», le batteur va s’éloigner du Jazz Libre à partir de 1970, au moment où il
devient évident que le divorce entre le Quatuor et l’Infonie est consommé. À ce
moment, Thouin décide d’étudier plus sérieusement les percussions classiques à l’université
McGill avec Pierre Béluse, puis part en tournée avec un spectacle assez
éclaté des Grand Ballets Canadiens. Peu avant son départ du Quatuor, Thouin avait
commenté : «la meilleure façon de faire évoluer notre forme de musique
serait d’en écouter d’autres formes»; il va effectivement considérablement élargir ses horizons musicaux à cette époque, comme en témoigne sa fascinante bande électroacoustique
réalisée pour une œuvre du sculpteur Roland Poulin exposée au Musée d’Art Contemporain
en 1971, bande publiée sur disque vinyle en 2018 sous le titre Rien Ô Tout ou Linéaire Un. Bientôt, Thouin va rejoindre la communauté expérimentale d’Auroville,
en Inde, cherchant à vivre selon les préceptes de Sri Aurobindo et de La Mère,
fondatrice de la ville. Il restera absent du Québec pendant plusieurs années.
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Plus près de nous, le Jazz Libre tente
une aventure communautaire d’un tout autre genre en organisant à l’été 1970 une
«colonie artistique» à Val-David. Dans ce que Préfontaine et Charbonneau vont
qualifier de projet de «démystification de l’art», ils vont organiser des
ateliers de musique, de poésie, de sculpture et de peinture en une «grande fête
Peace and Love», clôturée par un «festival pop anticapitaliste» en
septembre. Pour l’occasion, en plus du Jazz Libre, on retrouvera des groupes
comme Dionysos et La Nouvelle Frontière, entre autres. Les batteurs Cyril
Lepage, puis Curly Virgil, remplacent Thouin cet été-là, et le festival est un
succès relatif, organisé de plus avec très peu d’argent et attirant un public
sinon très nombreux du moins curieux et assez enthousiaste. Encouragé par cette
première expérience positive, le Jazz Libre va chercher à établir une communauté
à plus long terme, se lançant bientôt dans l’aventure du Petit Québec Libre.
Pour raconter la genèse de ce lieu qui sera le quartier général du Jazz Libre pendant
les deux prochaines années, nous devons nous déplacer dans les Cantons de l'Est, et revenir au début de cet été 1970...
En juin 1970, au même moment où le Jazz
Libre termine les préparatifs de sa «colonie artistique» à Val-David, la Sûreté
du Québec se présente sur une ferme de Sainte-Anne-de-la-Rochelle, petit village
de l’Estrie situé environ à mi-chemin entre Granby et Orford. Des soupçons
pesant sur les habitants du lieu, les policiers cherchent à en interroger les
habitants; ils parlent à un jeune homme sur place, puis, ne trouvant rien de
particulièrement suspect, quittent les lieux. Le jeune homme en question, ayant
donné un faux nom, était en réalité Francis Simard; et caché au grenier, se
trouvait alors Paul Rose! Les felquistes vont rapidement abandonner la ferme, sentant
que l’endroit n’est plus trop sûr, et vont bientôt chercher à louer l’endroit…
à Yves Charbonneau et Jean Préfontaine! De nouveau, l’organisation du lieu se
fera en communauté, et l'inauguration de la commune du Petit Québec Libre marque une volonté d'autosuffisance célébrée par le déclenchement de «l'Opération Fuck la Piasse»; le but des communards est encore une fois profondément politique,
comme en témoigne cet extrait du manifeste qu'ils publient alors:
(Notre but est de) créer les conditions nécessaires à l’édification de l’organisation révolutionnaire des Québécois, lutter contre le spontanéisme, le réformisme et la séparation de la théorie et de la pratique.
Mais l'installation des premiers communards a lieu en septembre 1970, et la Crise d’Octobre (dont les anciens occupants de la ferme de Sainte-Anne sont évidemment des acteurs importants) va bientôt signifier une surveillance accrue par les forces policières et autres agents (infiltrés ou non) de tous les éléments considérés comme «subversifs»; le Petit Québec Libre est évidemment sur la liste des autorités, surtout que certains communards vont parfois héberger des camarades Américains ou d'ailleurs, membres des Black Panthers, des Young Lords, du Weather Underground ou d’autres groupes révolutionnaires. La police va occasionnellement visiter la commune – à une ce ces occasions un agent va menacer Charbonneau parce qu’il avait cru qu’il sortait d’une pièce avec une arme alors qu’il tenait… sa trompette! Malgré ces pressions, la commune va fonctionner pendant un peu plus de deux ans, mais l’activité musicale du Jazz Libre n’est pas alors à son plus fort; Préfontaine et Charbonneau annoncent même la dissolution du Jazz Libre, et adoptent plutôt la dénomination de «communards du Petit Québec Libre» («Le Jazz Libre du Québec est mort!» affirme leur journal auto-publié en mai 1971, journal qui adopte la même image du «vieux de '37» de Henri Julien, qui apparaît à la même époque sur les communiqués du FLQ). Maurice Richard, qui semble de moins en moins engagé dans la vie de la commune, quitte le groupe à l'hiver 1971 pour rentrer à Montréal, et pour leurs activités musicales, Charbonneau et Préfontaine doivent désormais dépendre de subventions fédérales pour attirer de nouveaux musiciens, donnant quelques dizaines de concerts-forums au cours de l'année 1972. Mais les communards ne sont pas au bout de leurs peines: en mai 1972, notamment parce que la police ne trouve aucun moyen pour empêcher (ou au moins espionner) une rencontre présumée entre des membres du FLQ et des Black Panthers, quatre agents de la GRC incendient la grange de Sainte-Anne qui, récemment rénovée, pouvait désormais accueillir plusieurs centaines de personnes. Les communards sont évidemment dévastés par la perte de leur lieu de rassemblement, et vont tenter de quelque peu sauver la mise en essayant de rééditer le succès de leur festival anticapitaliste de 1970; pour la fête du Travail, on recrute donc de nouveau Dionysos, à qui se joindront d’autres groupes, notamment les Sinners (qui, déprogrammés à la dernière minute, sont remplacés par la chansonnière Erica Pomerance, dont Tour de Bras et Trésor National ont édité la prestation en 2021). Mais cette fois, le public qui se rend à la commune est largement apolitique, indifférent aux discours radicaux de Charbonneau et à la musique du Jazz Libre. Après deux ans de militantisme, l’impression d’échec est palpable et si la commune survit quelques temps, le Jazz Libre va bientôt remballer ses instruments pour rentrer à Montréal…
Le deuxième disque compact du coffret Musique-politique Anthologie 1971/1974 contient deux extraits qui datent de la fin de l'époque du Petit Québec Libre, en juillet 1972.
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Ce sera dans le Vieux-Montréal,
sur la rue Saint-Paul, que Charbonneau et Préfontaine vont installer leur
nouveau quartier général. Ayant reçu (oh, ironie!) de l’argent du gouvernement
fédéral à travers un programme d’initiatives locales, le Jazz Libre parvient à y
aménager un café, l’Amorce, installé dans un édifice surnommé le «Patapalace»
par ses occupants, occupants au nombre desquels on retrouve un atelier d’ébénisterie pour des gens en
processus de réinsertion sociale, et l’atelier Pathografik, où œuvre le peintre
et vidéaste Pierre Monat (Monat va réaliser un peu plus tard un petit film où
apparaît le Jazz Libre, Y’a du dehors dedans). Selon la philosophie du Jazz Libre, voulant interagir le plus possible avec le public, on n'installe pas de scène à l'Amorce; en face de la boîte, on
retrouve un des clubs de jazz les plus actifs de l’époque, le Black Bottom,
installé dans le Vieux-Montréal depuis 1967 (y étaient passés dans les dernières années des grands noms comme Miles Davis, Roland Kirk, Art Blakey, Eddie Harris et Thelonious Monk); tout près, sur la place
Jacques-Cartier, on retrouve un bon nombre de cabarets (dont Chez Dieu, où
Plume Latraverse avait fait quelques années auparavant sa rentrée montréalaise). En gros, le Jazz Libre retrouve un peu dans le quartier l’atmosphère de la Casa de 1968-69 – le groupe va par ailleurs souvent se produire à
cette époque à la Casanous, qui était située un étage au-dessus de l’Association
espagnole qui les avait accueillis quelques années plus tôt.
Parallèlement à ce retour en
ville, le Jazz Libre va organiser, toujours avec l’aide du programme fédéral d’initiative
locale, une nouvelle série de concerts-forums qui va les mener dans différents Cégeps et
universités, mais aussi dans des associations de travailleurs, des centres
communautaires, etc. – et en cette ère de grandes mobilisations syndicales (nous sommes peu de temps après le Front commun de 1972), le
groupe trouve aussi des sympathisants du côté du conseil central de la CSN. C’est
peut-être à ce moment qu’ils rejoindront le plus de gens, autant par ces
concerts-forums que par leur réinstallation à Montréal, attirant nombre de jeunes
artistes et auditeurs curieux dans le Vieux Port, ainsi qu'une nouvelle génération d’improvisateurs (dont je parlerai
bientôt). C’est aussi à cette époque que le personnel du groupe sera le plus
changeant : déjà au Petit Québec Libre, ils avaient été rejoints par le
batteur Patrice Beckerich, ancien «gars de Lapalme» et du collectif l’Engrenage,
un théâtre de travailleurs. Un peu plus tard ce sera Jean-Guy («Johnny») Poirier qui tiendra la batterie. Jean Martineau sera souvent le bassiste du
groupe à cette époque, passant ensuite à la guitare lorsque Jacques Beaudoin (bassiste qui avait remplacé Jacques Valois au sein de l’Infonie) les rejoint à l’occasion, Beaudoin cédant ensuite sa place à Yves Bouliane. Se
greffent aussi souvent alors au Jazz Libre le saxophoniste Gaby Johnston
et le violoncelliste Tristan Honsinger, un Américain qui avait fui les USA au
moment de la guerre du Vietnam pour s’installer d’abord à Québec, puis à Montréal.
En 1973, le Jazz Libre fait la connaissance du compositeur italien Albert Mayr, alors chargé de cours à l’université
McGill, qui découvre le groupe par hasard, entraîné par ses étudiants un soir à l’Amorce; par Mayr, le Quatuor est
invité à se produire au festival Autunno Musicale, au lac de Côme, en Italie, en
septembre 1973 (c’est à cette occasion que Maurice Richard redevient le
bassiste principal du groupe). Au départ, un seul concert italien est prévu,
mais le Jazz Libre avait pris l’habitude de terminer ses prestations par une
version de l’Internationale, et dans le contexte politique italien (le
parti communiste, très influent, est alors l’opposition officielle, et jouit du
soutien d’une bonne partie de la communauté artistique), la pièce fait
sensation, soulève la salle, et assure au Quatuor deux concerts supplémentaires,
à Milan, qui auront lieu au mois d’octobre (voir l'affiche ci-dessus). Ce séjour italien sera la seule présence documentée du Jazz Libre à l’extérieur
du Québec.
Au retour d’Italie, Poirier est
remplacé par Mathieu Léger; le Quatuor est sollicité par Jean-Claude Labrecque
pour fournir la musique de son documentaire, Claude Gauvreau - Poète,
paru en 1974; la musique de ce film, tout comme certaines bandes de la même
époque parues récemment sur un remarquable coffret d’enregistrements inédits
du Jazz Libre (Musique-Politique: Anthologie 1971/1974, Tour de Bras, 2018), marquent une certaine évolution, une approche plus nuancée, qui était peut-être celle voulue
par Guy Thouin quelques années plus tôt. Mais depuis le départ de Thouin, ce
sont les personnalités de Préfontaine et Charbonneau qui avaient porté le Jazz
Libre, et leur association parfois conflictuelle, définissant l'idéologie comme la pratique musicale du Jazz Libre, est bien résumée par Pierre
Monat:
Le Jazz libre, c’est Charbonneau pis Préfontaine. Charbonneau c’est le prolétaire. Préfontaine c’est le petit bourgeois. Préfontaine a de «l’éducation» entre guillemets, beaucoup de parenthèses. Il est très clôturé jusqu’à un certain point. Et c’est ce qui l’amène à vouloir être messianique dans sa musique. […] Charbonneau, au contraire, est plus ou moins une espèce de bolchevik culturel qui n’a pas d’antécédents académiques dans le sens traditionnel. […] Tu sentais assez spécialement que Préfontaine avait un tas de référents. Et un tas de référents, règle générale, c’est lourd à porter jusqu’à un certain point. Tandis que Charbonneau, il était beaucoup plus instinctif, pis instinctif dans le sens où est-ce [qu’il était] plus autogestionnaire que Préfontaine pouvait l’être; dans le sens que Préfontaine pouvait être institutionnel. Et les conflits, selon le nombre de bières que les gars buvaient, pouvaient se cristalliser à l’entour de ce clivage-là. Mais il reste que le Jazz libre n’existe pas sans cette dialectique-là.
À une époque où les fêtes de la
Saint-Jean-Baptiste dans le Vieux-Montréal étaient habituellement assez
turbulentes, celle de 1974 n’allait pas faire exception, les festivités tournant
rapidement à l’émeute. Dans la confusion, un incendie se déclare au 25, rue
Saint-Paul, à l’Amorce. Les musiciens réussissent à sauver leurs instruments,
mais le café est endommagé assez gravement; cette fois, contrairement à la grange
du Petit Québec Libre, on ne saura jamais qui a déclenché l’incendie, même si
un ancien communard, possiblement une taupe de la police impliquée dans l’incendie
de Sainte-Anne, avait été aperçu rôdant près du café ce jour-là… Au lendemain
de l’incendie, Jean Préfontaine rend les armes; il quitte le Jazz Libre pour de
bon. Charbonneau, Richard et Léger vont s’installer momentanément à la Grande
Passe (probablement rejoints à l'occasion par Gaby Johnston), mais avec le départ de Préfontaine, le groupe ne survivra pas longtemps;
leur dernière performance aura lieu (de façon un peu ironique, connaissant la
relation plutôt ambigüe du groupe avec cette mouvance) lors de la Rencontre
internationale de la contre-culture, en avril 1975.
Pour conclure ce segment sur le Quatuor de Jazz Libre, voici quelques citations révélatrices:
(ATTENTION : notez l’usage controversé du «mot en N», en relation au titre du célèbre ouvrage de Pierre Vallières).
Est-ce une coïncidence si le premier groupe canadien, et, à notre connaissance, le premier groupe de «Blancs» réellement «engagés» dans le jazz libre, est composé de Canadiens français, séparatistes, à tendance socialiste plus ou moins radicale selon les individus[?] N’a-t-on pas parlé des «nègres blancs» d’Amérique du Nord et de la «québécitude»? -Jean Préfontaine
À propos de cette citation, Éric
Fillion remarque :
Nous le soulignerons, cette métaphore est paradoxale et pose problème, et ce, même si elle s’inscrit dans un contexte historique et politique où le concept de «race» est parfois utilisé pour désigner les «Canadiens français» des «Canadiens anglais» et où «noir» renvoie, dans certains cas, à une identité politique plutôt qu’à une identité raciale (notamment au sein des réseaux internationalistes sur lesquels s’établit une solidarité afro-asiatique anti-impérialiste). Inadmissible aujourd’hui, elle est employée pour légitimer à la fois le projet national de la gauche indépendantiste et l’appropriation du free jazz dans le Québec des années 1960.
À la défense de Préfontaine, notons que si le parallèle politique avec la lutte des Noirs américains est évidemment périmé aujourd'hui, il l'était moins à cette époque où l'écart de richesse entre les Québécois francophones et anglophones et celui entre les afro-américains et les Américains blancs étaient comparables (le système raciste mis en place dans le Sud des USA étant bien entendu sans comparaison possible...). Ce parallèle, déjà controversé et provocateur dans les années 1960, a bien entendu beaucoup marqué les esprits à travers le titre du célèbre livre de Pierre Vallières, écrit dans la glauque prison des Tombs à New York (où la grande majorité des prisonniers étaient afro-américains), après une grève de la faim de 29 jours. Par ailleurs, plusieurs militants radicaux, dont Stokely Carmichael lui-même, orateur et «premier ministre honoraire» des Black Panthers, avaient accueilli Vallières et les felquistes comme des camarades de lutte (des liens qui ont bien sûr un écho dans notre histoire, le FLQ et les Panthers ayant convergé au Petit Québec Libre). De plus, ni l’appropriation du free jazz, ni son utilisation en appui à divers combats politiques, n’est spécifique au Québec à cette époque (je me permets ici de rapporter le lecteur à l’introduction de ce texte). D’ailleurs, sur la question raciale, Préfontaine ajoute:
Mais notre musique n’est pas une imitation du free jazz noir. […] Si un Québécois s’exprime avec trois autres compagnons […] j’imagine qu’il doit y avoir du Québécois là-dedans.
Fillion ajoute pertinemment:
En substituant «jazz libre» à «free jazz», le quartet ne se contente pas de traduire un terme utilisé pour décrire une pratique musicale; il vise sa francisation de manière à l’implanter en sol québécois.
Yves Charbonneau utilise une rhétorique
plus directe et incisive lorsqu’il déclare:
Avant d’être musicien, je suis révolutionnaire. Au lieu d’avoir une mitraillette, j’ai une trompette. Aux autres, je prêche la liberté en disant : jouez libre, vous aussi.
(Cette citation prend toute sa force quand on connaît l'anecdote mentionnée plus haut, où un policier a tenu le trompettiste en joue parce qu'il croyait que l'instrument avec lequel il surgissait d'une pièce du Petit Québec Libre était une arme...).
Mais je laisserai à Guy Thouin
le dernier mot sur le Jazz Libre:
Tu sais, ils ont dit free, faque tout le monde doit être free. Le Québec doit être free.
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Parmi ceux qui ont croisé la route du Jazz Libre, j’ai déjà mentionné le saxophoniste Gaby Johnston, rencontré à l'époque de la collaboration avec l'Infonie, musicien que Préfontaine avait qualifié de «type un peu révolutionnaire». Également parfois accompagnateur de Charlebois à cette époque, Johnston avait brièvement rejoint le Jazz Libre à l'hiver 1969-70; il va de nouveau fréquenter le groupe lors de son installation à l'Amorce (il est présent sur une des bandes publiées par Tour de Bras, datée de février 1973), et remplace probablement Préfontaine pour un temps après l'incendie de la boîte; c'est en tout cas lui, et non le Doc, qui joue sur l'album Plume Pou Digne de Plume Latraverse, enregistré «pendant l'hiver '74», avec Charbonneau, Maurice Richard et Mathieu Léger (c'est Johnston qu'on entend sur Strip Tease!). Le saxophoniste a également laissé un disque sous son nom, paru sur étiquette Sonogram en 1974, mais il est disparu peu de temps après, dans un accident, en 1976. C'est nul autre que le poète Gilbert Langevin qui lui rendra hommage dans un texte écrit peu de temps après le décès tragique du saxophoniste et publié dans la revue Hobo-Québec en mars 1977:
Victime d'un malheureux accident survenu dans le Vieux Montréal le soir du 15 novembre 1976, soit le soir des dernières élections au Québec, le jazzman Gaby Johnston aura eu juste le temps de fêter la victoire du Parti québécois.
Je sais, pour l'avoir bien connu, qu'il espérait de tout coeur ce moment historique.
Membre du Jazz libre du Québec, Gaby Johnston manifestait à sa manière, c'est à dire par l'ensemble de ses dons artistiques, son goût du Québec.
Pour qui a déjà entendu ce saxophoniste amoureux de toutes les formes de liberté, l'éloge de son talent s'impose.
Je me souviens en particulier d'une soirée, à la Casanous, où il avait vraiment subjugué l'assistance, dont j'étais un des spectateurs les plus enthousiastes.
D'un naturel plutôt taciturne, Gaby Johnston devenait volubile et comme illuminé aussitôt qu'il parlait de musique, de poésie... ou de photographie, car il faut ajouter qu'il avait récemment commencé à s'adonner avec succès à ce médium.
Sa vie de jazzman n'avait pas toujours été facile mais il n'en gardait aucune rancune ou rancoeur.
Il était de plus un artiste sans prétention.
En tout cas, un gars qui ne méritait pas une fin aussi tragique.
Au revoir, Gaby! Tes amis te saluent! Dis bonjour à Saint-Jazz pour nous!
Si le violoncelliste Tristan Honsinger (qu'on connaît surtout pour son activité d'improvisateur sur la scène hollandaise, qu'il a rejointe après son départ de Montréal en 1974), présent à Montréal dans les dernières années du Jazz Libre, a parfois
rejoint le groupe, son activité principale à ce moment était au sein de l’Atelier
de Musique Expérimentale (AME). Cette association de courte durée, qui existe de 1973 à 1975
environ, adopte une approche à l’improvisation qui s’éloigne des canons du jazz et même de l'approche préconisée par le Jazz Libre, rejoignant peut-être plutôt les méthodes de certains improvisateurs européens de la même époque. Le collectif a aussi la
particularité d’être surtout animé par deux non-musiciens, les artistes Raymond Gervais et
Michel Di Torre, qui réunissent au sein de l’AME des improvisateurs comme le
contrebassiste et violoncelliste Yves Bouliane (qui avait joué avec le Jazz
Libre en 1973), le clarinettiste Robert Marcel Lepage, le saxophoniste Bryan
Highbloom, le guitariste Bernard Gagnon, le percussionniste Vincent Dionne (qui
sera bientôt connu au sein du duo progressif Dionne-Brégent), ainsi que
Honsinger et son comparse de l’époque, le clarinettiste Peter Bastiaan (alias
Peter van Ginkel, alias Peter Zin). Il reste peu de traces de ce que Michel Di
Torre qualifie de «parenthèse» dans la scène musicale québécoise de l’époque,
mais le film réalisé en vidéo par Gervais et Di Torre en 1974, Ce soir on improvise, documente la plupart de ces jeunes musiciens, en plus de laisser
la parole aux membres du Quatuor de Jazz Libre. Récemment, un enregistrement de
1973 du Trio expansible (Lepage, Gagnon, Bouliane) a fait surface, paru en CD sur
Tour de Bras avec un livret exemplaire:
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Le saxophoniste Bryan Highbloom, déjà cité plus haut, avait eu des contacts avec le Jazz Libre dans sa dernière période, puis avec l’AME, mais c’est sous le nom du Montreal Experimental Orchestra qu’il donne un concert à l’église Saint-Jean-l’Évangéliste en février 1976, avec Raymon Torchinsky, Robert Leriche, Yves Bouliane et Tervor Ferrier. Raymond Gervais semble avoir organisé ces concerts de 1976, invitant par ailleurs Steve Lacy à donner un récital solo dans la même église un mois plus tard. De même, Yves Bouliane, qu'on a retrouvé à la fois au sein du Jazz Libre vers 1973, dans l'AME un peu plus tard, et participant au concert ci-dessus, a aussi enregistré en 1977 des solos de violoncelle parus en vinyle sur Tenzier en 2015 sous le titre Champ (10 Opérations); d'ailleurs, comme Gervais (et comme un autre collaborateur de Bouliane, le batteur John Heward, qui sera un pilier de la musique improvisée montréalaise des années 1980 à sa disparition en 2018), le contrebassiste/violoncelliste est plus connu depuis comme artiste visuel. Quant à Bryan Highbloom, en plus d'une carrière de musicothérapeute (et organisateur du Festival de Jazz de l'Hôpital Juif de Montréal), il a rejoint Guy Thouin en 2010 au sein du Nouveau Jazz Libre du Québec; leur concert de 2013 à la Sala Rossa, avec Raymon Torchinsky, est paru sur vinyle en 2014.
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À la suite de l'AME, une autre association éphémère et à la philosophie assez ouverte allait marquer la fin des années 1970, l’Ensemble de Musique Improvisée de Montréal (EMIM), fondé en 1977. Si l’ensemble semblait accueillir tous les musiciens ayant la volonté de s’identifier au collectif, le noyau principal s’articulait autour du saxophoniste Robert Leriche, du contrebassiste Claude Simard, des pianistes Pierre Saint-Jacques (plus tard Saint-Jak) et Jean Beaudet, et du flûtiste (et saxophoniste) Jean Derome. Parmi les traces discographiques laissées par l’EMIM, on peut compter les deux disques du trio Nébu (Derome, Saint-Jacques, Simard), et un album d’un quartette composé de Leriche, Simard, Beaudet et du batteur Mathieu Léger (ci-dessus), dont la présence au sein de ce collectif permet de faire le pont avec le Jazz Libre, dont il avait été le dernier batteur. Quant à Leriche, installé depuis longtemps en France, il a au moins à son actif un autre fait d'armes du free jazz québécois, puisque c'est lui qui a fourni la musique du film de sa soeur, Manon Leriche, Le Steak (1992) (film qu'elle avait co-réalisé avec son compagnon, qui n'était autre qu'un autre indépendantiste militant, Pierre Falardeau!).
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Avec la convergence d’artistes (dont certains provenaient de l’EMIM) autour du label Ambiances Magnétiques et du festival de Victoriaville au début des années 1980 et l’élargissement des musiques de création à ce qu’on va bientôt désigner sous l'appellation «musique actuelle», une mutation va s’opérer dans le milieu du jazz libre québécois, qui va devenir de plus en plus souterrain à une époque où vont s'imposer les évènements «festifs» et «rassembleurs», à l'image du Festival International de Jazz de Montréal (significativement, une réunion prévue du Quatuor de Jazz Libre pour l'édition 1989 du festival fut annulée in extremis, l'organisation prétextant une faible vente de billets...). Politiquement, après la victoire du Parti Québécois en 1976, puis la défaite du «Oui» en 1980, l'atmosphère de militantisme et de mobilisation des années qui avaient vu fleurir le Jazz Libre allait peu à peu laisser la place à une morosité et à une profonde dépolitisation de l'espace public, incarnée par l'idéologie néolibérale qui devint rapidement dominante, illustrée au Québec par la défaite sans précédent du mouvement syndical avec les lois spéciales de 1982-83. D’une certaine façon, le Jazz Libre aura incarné toute une époque, brève et intense, où les idées utopiques de libération, d'indépendance et de révolution pouvaient sembler à portée de main. Revisiter leur musique, leurs actions aujourd’hui peut surprendre, voire choquer, mais leur démarche unique est une histoire qui mérite toujours, je crois, d’être racontée.
Le Quatuor de Jazz Libre joue l'Internationale, tiré des archives du label Tenzier.
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Sources :
Eric Fillion : Jazz libre
et la révolution québécoise : Musique-action, 1967-1975 (M Éditeur,
2018).
Raoul Duguay : Manifeste
de l’Infonie : le ToutArtBel (Éditions du Jour, 1970).
Musiques du Kébèk (Éditions
du Jour, 1971).
Québec Underground 1962-1972 –
Tome : 1 (Les Éditions Médiart, 1973).
John Gilmore : Swinging in Paradise:
The Story of Jazz in Montreal (Véhicule Press, 1988).
Who’s Who of Jazz in Montreal:
Ragtime to 1970 (Véhicule Press, 1989).
Mark Miller: Claude Ranger: Canadian Jazz Legend (Tellwell, 2017).
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On peut visionner la version vidéo ici: