lundi 6 septembre 2021

L'aventure du free jazz au Japon (texte).

Photo: Motoharu Yoshizawa et Kaoru Abe sur la couverture de l'édition japonaise du livre de Teruto Soejima. 

La fascination des Japonais pour le jazz est bien connue, mais il a fallu plusieurs générations d’amateurs et de musiciens passionnés pour faire pénétrer cette musique dans une société qui a longtemps été fortement insulaire et conservatrice. Malgré des tensions grandissantes entre le Japon et les USA dans les années 1910 et 1920, l’existence de lignes de paquebots entre les deux pays, par exemple, va permettre aux musiciens servant dans les orchestres sur ceux-ci d’entrer en contact avec des musiciens de jazz en Californie; pour d’autres au pays, ce seront des musiciens Philippins (alors colonie américaine) qui leur feront entendre les premières formes d’interprétation hot et d’improvisation sur les formes populaires américaines. Alors qu’un chanteur populaire comme Dick Mine adapte en japonais des chansons comme Dinah accompagné par des orchestres copiant le style américain, Tadaharu Nakano et ses Columbia Nakano Rhythm Boys, inspirés par des groupes vocaux comme les Mills Brothers, effectuent déjà une fascinante synthèse de cette influence américaine et de la musique populaire japonaise. Parmi les pionniers instrumentistes, citons le trompettiste Fumio Nanri, que Louis Armstrong lui-même surnommera plus tard le «Satchmo du Japon»! Nanri avait été en contact direct avec des musiciens afro-américains à Shanghai et aux USA même dans les années 1930, avant de fonder au Japon ses Hot Peppers, qui accompagneront justement Dick Mine dans les années 1940. Un phénomène assez spécifiquement japonais nait aussi à cette époque, les jazu kissa (le premier aurait été fondé vers 1929), les cafés jazz, où les clients peuvent aller écouter les disques américains de l’heure; ce phénomène deviendra très important après la guerre, et dans les années 1960 on comptait environ 600 de ces cafés un peu partout au Japon, mais principalement concentrés à Tokyo et Kyoto. Mais l’atmosphère de plus en plus totalitaire du régime militaire qui s’installe peu à peu après l’invasion de la Mandchourie en 1931 et particulièrement après Pearl Harbor, finit par ranger le jazz comme «musique ennemie». 

Le Cozy Quartet au milieu des années 1950: Sadao Watanabe (saxophone alto), Toshiko Akiyoshi (piano). 

Après la 2e Guerre, l’occupation américaine (1945-1952) va nécessairement mettre les Japonais en contact direct avec la musique des USA, à plus forte raison le jazz, notamment celui de quelques musiciens mobilisés qui étaient présents à cette époque (le pianiste Hampton Hawes et le batteur Ed Thigpen, entre autres). Les jazzmen (et jazzwomen!) japonais de cette époque vont assez largement copier les styles américains, parfois encouragés par l’attitude de certains critiques (untel est le Buddy Rich du Japon, etc); ces styles, autant le Swing que les différentes déclinaisons du jazz moderne (bop, cool, etc) seront assez rapidement intégrés par une génération de musiciens de talent, dont certaines figures émergent, notamment la pianiste Toshiko Akiyoshi, le saxophoniste Nobuo Hara et ses Sharps & Flats, le saxophoniste Hidehiko "Sleepy" Matsumoto ou encore le clarinettiste Eiji Kitamura.  Tranquillement, au-delà des influences américaines toujours dominantes (à quelques exceptions près, Akiyoshi ou le saxophoniste Sadao Watanabe, par exemple), une volonté de créer une forme d’expression jazzistique plus spécifiquement japonaise va s’affirmer. Au début des années 1960 par exemple, le batteur Hideo Shiraki fait appel à un joueur de koto sur son disque In Fiesta; d’autres musiciens, comme Toshiko Akiyoshi ou Nobuo Hara, utiliseront des mélodies traditionnelles japonaises dans leurs compositions et arrangements. Mais il faudra attendre la fin des années 1960 pour voir l’explosion d’un style de jazz qui sera véritablement original au Japon, et ce sera à travers l’influence déterminante du free jazz que cette mutation sera possible. 

Pour nous Occidentaux, l’histoire du jazz japonais, à plus forte raison de son free jazz, a été peu accessible. La barrière de la langue et la spécificité de la culture japonaise, entre autres, nous ont tenus longtemps éloignés de l’actualité et même de l’histoire vivante de cette scène. Malgré quelques noms qui ont tourné parfois en Occident (pensons à Yosuke Yamashita ou Toshinori Kondo, dès les années 1970), l’histoire de cette musique surprenante d’intensité et au caractère fortement original nous a presque toujours échappé. Un livre du critique et producteur Teruto Soejima, paru d’abord en 2002 sous le titre Nihon Furi Jazu-shi et enfin traduit en Anglais en 2018, quatre ans après la mort de Soejima, est la base principale du tour d'horizon que je vous propose ici, texte qui a servi de base aux deux diffusions que j'ai faites sur Twitch les 8 et 15 août 2021 (vous trouverez les liens au cours du texte). 

Avant de me lancer dans la matière même du livre, je tiens à mentionner un mouvement dont Soejima ne parle pas directement dans son ouvrage mais qui a légèrement précédé les premières recherches des musiciens de jazz dans le domaine de l'improvisation libre. Il est certain que les expériences de musiques aléatoires, bruitistes et atonales issues des mouvements d’avant-garde qui couraient dans la musique contemporaine des années 1950 et 1960 ont été des éléments fondateurs dans cette période de la musique japonaise. Le compositeur et violoniste Takehisa Kosugi, par exemple, étudiant en musicologie, avait fondé vers 1958 avec Shukou Mizuno le Group Ongaku (ongaku veut simplement dire «musique»). Un peu comme les Italiens du Gruppo di Improvvisazione Nuova Consonanza quelques années plus tard, cet ensemble allait explorer par l’improvisation et les bruits d’objets de la vie de tous les jours les limites de l’objet musical. Kosugi et Mizuno avaient par ailleurs développé une pensée artistique fortement influencée par leur appartenance au groupe Fluxus, dont un des principaux animateurs au Japon à cette époque était le compositeur Toshi Ichiyanagi; c'est Ichiyanagi, par exemple, avec Yoko Ono (qui était alors sa compagne) qui avaient acueilli John Cage et David Tudor lors de leur premier séjour au Japon en 1962. Nous retrouverons Kosugi plus tard au sein des Taj Mahal Travellers, et son influence se fait encore sentir de nos jours dans les performances du Marginal Consort de Kazuo Imai. 

Extrait de Metaplasm, performance du Group Ongaku de 1961: Takehisa Kosugi et Yasunao Tone (saxophones), Mieko Shiomi (piano), Shukou Mizuno (batterie). 

Mais pour toute la radicalité affichée par le Group Ongaku, il n’est pas clair à quel point les musiciens japonais de jazz du début des années 1960 ont été directement exposés à la scène très universitaire où évoluaient Kosugi et Mizuno. À Tokyo, les premiers balbutiements du free jazz remonteraient à 1962 environ, année où se sépare donc le Group Ongaku; c’est à cette époque par exemple qu’on peut commencer à entendre, dans les cafés jazz, les premiers disques d’Ornette Coleman qui arrivent alors au Japon. Pour les critiques établis, la musique de Coleman est jugée très durement; mais quelques musiciens sauront rapidement découvrir des qualités à ces nouvelles formes du jazz. À cette époque, dans une boîte à chansons du très cossu quartier Ginza appelée Ginparis, débutent des sessions de jazz assez ouvertes; un groupe baptisé Jazz Academy Quartet, qu’on y voit régulièrement, réunit autour du pianiste Masabumi Kikuchi et du contrebassiste Hideto Kanai, deux musiciens que nous allons retrouver tout au long de ce panorama, le guitariste Masayuki Takayanagi et le batteur Masahiko Togashi. Avec Kanai et l’artiste visuel et contrebassiste Isamu Kageyama, Takayanagi va être à l’origine d’un collectif réunissant une trentaine de musiciens aux visées avant-gardistes, le New Century Music Research Lab (inspiré d’un collectif semblable formé de musiciens contemporains, dont Takemitsu, Yoshida, Mayuzumi, etc, le Twentieth Century Music Research Lab). Parmi les (jeunes) membres de ce «laboratoire», on retrouve les frères Terumasa et Motohiko Hino, le pianiste Yosuke Yamashita et le batteur Yoshisaburo ‘Sabu’ Toyozumi (on va retrouver ces deux musiciens tout au long de cette diffusion). Un peu comme les premiers boppers, ces «Jeunes Turcs» du jazz japonais cherchent à s’émanciper de l’influence de leurs aînés, et si l’un d’entre ceux-ci essaie de les rejoindre lors des sessions du vendredi au Ginparis, il est systématiquement boudé par les habitués; pour ceux-ci, imiter les Américains ne suffira plus. Kageyama déclarera par exemple : «pour nous développer plus largement, il est nécessaire d’échapper aux structures du jazz moderne». Ces structures sont encore plutôt bien en place sur le seul document de cette époque qui nous soit parvenu, un disque baptisé Ginparis Session, paru sur l’étiquette Three Blind Mice en 1971; on y entend, principalement sur des standards, quatre groupes où se distinguent le pianiste Masabumi Kikuchi ou le trompettiste Terumasa Hino, mais surtout Takayanagi lui-même (accompagné sur Greensleeves par deux contrebassistes et Togashi) et Yamashita, avec une composition originale de Kanai, Obstruction

Pochette de l'album Ginparis Session, June 26, 1963, paru sur l'étiquette Three Blind Mice en 1971. 

Soejima décrit quelques expérimentations qui furent tentées par les membres du New Century Research Lab à l’époque de Ginparis, certaines clairement inspirées des happenings artistiques en phase avec l’époque : artistes qui brisent des verres, déchirent des journaux ou renversent des tables; mais les recherches formelles sont aussi de mise, notamment des exercices de structures aléatoires. C’est peut-être ici que ce laboratoire rejoint en partie les avancées parallèles des musiciens du Group Ongaku et du mouvement Fluxus. Mais les activités du laboratoire seront ralenties par l’absence de Takayanagi pendant à peu près un an; héroïnomane, il a alors de nombreux démêlés avec la justice et passe une partie de cette période en prison (on sait que les autorités japonaises ne rigolent pas avec les consommateurs de drogues). De son côté, Hideto Kanai continue quand même d’organiser des activités en l'absence du guitariste, toujours dans le quartier Ginza, d’abord au Gas Hall, puis à la Jazz Gallery 8. Cet espace, ouvert au printemps 1964 était à un coin de rue d’un café jazz très marqué par l’avant-garde où se réunissaient musiciens et critiques, baptisé Oreo. La dernière manifestation officielle du New Century Music Research Lab aura lieu à la Jazz Gallery 8 en novembre 1964; c’est aussi dans cette cave mal chauffée que se produit en mai 1965 le quartette de Masahiko Togashi, avec Yosuke Yamashita, le saxophoniste Kazunori Takeda et le contrebassiste Kuniro Takimoto; Soejima se souvient d’une performance de ce qui a sans doute été la première véritable pièce de free jazz présentée par un groupe japonais. Mais déjà des différences entre la conception de Togashi et celle de Yamashita commencent à poindre, et le groupe est dissous après quelques mois.

Progressivement, la scène du jazz créatif de Tokyo va se déplacer de Ginza à Shinjuku; le quartier était, déjà à l’époque, l’épicentre de la culture alternative de la métropole, où se concentrent diverses compagnies de théâtre d’avant-garde, les poètes orbitant autour de la revue VOU ou divers artistes de performance (happenings). Deux clubs de jazz du quartier, d’abord le Modern Jazz Corner (bientôt renommé Taro) et le Shinjuku Pit Inn, seront longtemps les hauts lieux du jazz au Japon. C’est principalement au Pit Inn que les activités du free jazz japonais de la fin des années 1960 seront concentrées, mais ce sera aussi un centre névralgique de performance pour de nombreux artistes de tous genres qui hantent alors Shinjuku. Le retour triomphal du saxophoniste Sadao Watanabe des USA en 1965 sera un évènement marquant de cette époque, et il recrutera alors Togashi, puis Yamashita, après la dissolution du quartette; mais les deux seront de nouveau à couteaux tirés, et Yamashita quitte  le groupe pour former le sien propre en août 1966. Nous y reviendrons bientôt. Parallèlement, Togashi fonde avec le pianiste Masahiko Sato (qui quittera pour les USA en 1967) et le trompettiste Itaru Oki un groupe baptisé ESSG (Experimental Sound Space Group); le groupe semble actif dès 1965-66 (bien que Soejima situe leur fondation plutôt vers 1969 mais il est probable que Togashi ait utilisé le nom de ce groupe bien auparavant) et continue les recherches initiées par le quartette de Togashi en 1965; cependant, s’il existe apparemment des enregistrements de cette période, ils n’ont toujours pas été publiés commercialement…

Pochette du concert de John Coltrane à Sankei Hall, Tokyo, le 11 juillet 1966, album publié en 1977. 

Un évènement qui dut être assez sismique (bien qu'il faille utiliser ce mot très prudemment quand on parle d'un pays célèbre pour ses tremblements de terre et autres tsunami) mais dont Soejima ne parle surprenemment pas dans son livre sera la tournée du quintette de John Coltrane en juillet 1966. Depuis la fin de 1965, Coltrane était embarqué dans ce qui sera la dernière phase de sa quête musicale en ajoutant Pharoah Sanders à son groupe; le départ d’Elvin Jones, remplacé par Rashied Ali, puis celui de McCoy Tyner, remplacé par Alice Coltrane au début de 1966, marquent l’achèvement de la transition de Coltrane vers le free jazz. Peu d’items dans sa discographie sont aussi radicaux que les concerts au Japon de juillet 1966, avec une version de My Favorite Things de près d’une heure!!! Passionné depuis longtemps par la musique et la spiritualité asiatiques, Coltrane rencontre des foules enthousiastes et des musiciens probablement un peu dépassés par les nouveaux développements de sa musique (ce qui n’exclut pas nécessairement les échanges; on sait que Coltrane aurait participé à certaines sessions avec des musiciens locaux par exemple, mais principalement des musiciens de la vieille garde comme Sadao Watanabe, Sleepy Matsumoto et George Kawaguchi). Approché par la compagnie Yamaha pour qu’il endosse leurs saxophones, Coltrane se procurera aussi des instruments traditionnels japonais, dont un shakuachi qu’il utilisera apparemment assez régulièrement dans sa pratique durant la dernière année de sa vie, même s’il n’en jouera pas en public. Coltrane lui-même avait insisté pour visiter Nagasaki (une photo assez célèbre le montre se recueillir sur le site de ce bombardement atomique), et une des pièces emblématiques de cette tournée, Peace on Earth, sera dédiée aux victimes de Nagasaki, et des guerres en général; avec le fort mouvement de contestation du traité de sécurité américano-japonais (Anpo) culminant avec les manifestations des années 1968 à 70, la pièce de Coltrane aura une forte résonance à cette époque. 

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La couverture de la traduction de 2018 du livre de Teruto Soejima, publiée chez Public Bath Press. 

Un mot sur la forme du livre de Soejima maintenant : c’est une lecture remarquable à plusieurs égards, une construction généralement chronologique (avec quelques sauts en avant et retours en arrière), mais c’est aussi une histoire très personnelle (comme le sous-titre le laisse entendre) qui peut parfois se transformer en une parade de noms de musiciens, de titres de disques ou de souvenirs d’évènements représentant pour l’auteur différentes périodes de l’évolution du free jazz au Japon. Si la lecture de l’ouvrage est très stimulante, c’est aussi un livre qui se résume assez mal; ce que je me propose donc de faire dans un premier temps, c’est de suivre quelques grandes figures emblématiques du free jazz japonais dans leur parcours à partir du milieu des années 1960; la deuxième partie du texte continuera ce panorama avec quelques portraits plus brefs et quelques détours qui complèteront ce tour d’horizon jusqu’au début de la décennie 2000. 

Photo: Yosuke Yamashita. 

Le premier musicien dont je vous propose de suivre l’évolution sera donc le pianiste Yosuke Yamashita. Après avoir quitté le groupe de Sadao Watanabe, Yamashita fonde d’abord un trio qui durera une dizaine de mois et sera bientôt remplacé par un quartette avec le saxophoniste Seiichi Nakamura, le contrebassiste Motoharu Yoshizawa et le batteur Sabu Toyozumi. Proche à cette époque du critique Hisato Aikura, Yamashita est amené à accepter des invitations de toutes sortes, autant pour des pièces de théâtre, pour des lectures de poésie (il est présent lors du passage de Kenneth Rexroth à Pit Inn en mai 1967) que pour des bandes sonores de films; Aikura avait dit de lui : «Bien que nous abordions toutes sortes de sujets, la seule chose qu’il comprenait vraiment, c’était la musique. Alors j’ai pensé qu’il serait bon pour lui d’être exposé à une stimulation issue d’autres formes, et je l’ai un peu poussé dans cette direction». Mais Yamashita va souffrir de pleurésie à la fin de 1967, et il sera absent de la scène pendant une assez longue période, au moins jusqu’au début de 1969; il remonte alors un trio, toujours avec Nakamura, et cette fois avec le batteur Takeo Moriyama. Ce sera principalement cette formule sax-piano-batterie, évidemment inspirée de Cecil Taylor, qui dominera le travail de Yamashita pendant la prochaine décennie; l’énergie très physique du groupe, son intensité, sont particulièrement en phase avec cette époque marquée par les affrontements entre les étudiants contestataires et la police anti-émeute, parfois au cœur même du quartier Shinjuku. Ce n’est donc pas un hasard si le trio de Yamashita se retrouve à jouer derrière les barricades élevées par ces mêmes étudiants à l’université Waseda en juillet 1969; le concert deviendra rapidement un disque, Dancing Kojiki. En septembre de la même année, une nouvelle association animée par Goro Sakai, propriétaire du Pit Inn, organise un évènement baptisé Concert in New Jazz, qui sera le premier véritable concert de free jazz au Japon; deux groupes y joueront, ESSG (avec Masahiko Sato et Masahiko Togashi) et le trio de Yamashita, dont le set deviendra bientôt un disque baptisé Concert in New Jazz. Pour la sortie de ce disque, Yamashita écrit un texte qui peut être considéré comme un manifeste pour ses méthodes; en voici quelques extraits :

«Cela devrait aller sans dire, mais le jazz n’est ni un art ni une oeuvre d’art (…). Le jazz est plutôt comme la boxe ou le soccer, avec le son. Alors à moins que vous pensiez qu’un combat de boxe est un art ou une œuvre d’art, vous devriez arrêter de penser au jazz de cette façon. Le jazz n’est un art que de la manière ou il y a des moments dans un match de foot ou une certaine beauté est exprimée. Ce que le «joueur» devrait rechercher alors n’est pas une «œuvre d’art», d’aucune manière, mais de réaliser le meilleur coup de pied possible à ce moment précis, et c’est tout. (…) Nous trois, nous sommes encore des apprentis, luttant pour découvrir dans le jazz quels droits nous pouvons nous approprier comme interprètes. Si nous perdons ce but de vue, alors le jazz ne fera que disparaître dans une ennuyante musique artistique contemporaine. Nous n’avons aucunes illusions vis-à-vis cette forme de musique. Et nous n’avons aucun intérêt dans les happenings à la mode ou envers le champ psychédélique. Nous ne sommes intéressés que par notre propre jazz».

Ce jazz propre (sous-entendu: spécifiquement japonais), qualifié de «jazz furieux» par le critique Juro Kara, plein de physicalité (ce n’est pas un hasard si Yamashita dédie la pièce Clay à Muhammad Ali), va rapidement s’imposer et définir l’approche spécifiquement japonaise à cette musique. Continuant d’explorer des collaborations diverses (il invite son ancien employeur, Sadao Watanabe, à jouer avec le trio au festival d’Aomori en 1971), il accepte de jouer d’un piano en pleine combustion pour le designer et réalisateur Kiyoshi Awazu, en 1973; la performance devient un court métrage et Yamashita répétera la performance en 2008 à l’invitation du musée d’art contemporain de Kanazawa. Parmi les activités de Yamashita entre 1967 et 1973, quatre extraits de documents filmés permettent bien de saisir le climatclimat très explosif qui régnait dans les milieux culturels et contestataires à cette époque : d’abord la trame sonore du film Koya no Dacchi Waifu  (dont la traduction littérale serait Une Épouse Hollandaise dans le Désert, mais qui est aussi connu sous le titre Une Poupée Gonflable dans le Désert, film réalisé par Atsushi Yamatoya) de 1967; ensuite un reportage assez saisissant immortalisant la performance du trio de Yamashita derrière les barricades étudiantes à Waseda en 1969; puis une apparition dans le film de Koji Wakamatsu Tenshi no Kokotsu (L’Extase des Anges)  en 1972; et enfin les images de sa performance pour Awazu en 1973. 

Yamashita avec son trio derrière les barricades de l'université Waseda, à l'été 1969. 

La manière de Yamashita ne sera pas sans impressionner quelques visiteurs étrangers au début des années 1970, notamment les allemands des German All-Stars qui sont de passage en février 1971 (Manfred Schoof, Michel Pilz, etc); à partir de 1974, le pianiste sera régulièrement invité au festival de Moers en Allemagne, et les disques qu’il réalise alors pour Enja ou MPS (Clay et Chiasma) feront beaucoup pour sa réputation à l’international; je me permets de remarquer d’ailleurs que de toutes les scènes nationales de free jazz, c’est peut-être la scène allemande qui a le plus d’affinités avec la scène japonaise, qu’on pense à l’intensité très radicale de Peter Brötzmann ou du trio de Alexander von Schlippenbach par exemple (ce n’est peut-être pas un hasard si la compagne de Schlippenbach est la pianiste Aki Takase…). Depuis 1972, le saxophoniste Akira Sakata a remplacé Nakamura dans le trio, et c’est surtout cette formation qui fera la renommée internationale de Yamashita; on appelle sa musique «jazz kamikaze»! Le batteur Shota Koyama remplace Moriyama en 1975, et le trio se dissout à la fin des années 1970. Yamashita va continuer à diriger des groupes tout au long des années 1980, et il revient progressivement, notamment dans ses albums solo, à des formes de jazz plus conventionnelles, interprétant des standards, puis fondant aux USA un trio avec Cecil McBee et Pheeroan akLaff, auquel se greffent parfois les saxophonistes Joe Lovano, Tim Berne ou Ravi Coltrane. Mais il revient à l’occasion au free jazz, comme pour un concert en 2007 avec celui qui l’avait influencé au début de sa carrière, Cecil Taylor. 

Photo: Masahiko Togashi. 

Celui qui s’est positionné presque à l’opposé de la conception de Yamashita, c’est évidemment Masahiko Togashi. Après une période dans le groupe de Sadao Watanabe, c’est en 1969 que Togashi va revenir avec plusieurs projets dont la documentation marque véritablement le début du free jazz sur disque au Japon. Ce sera d’abord un quintette co-dirigé par le tromboniste Hiroshi Suzuki pour l’album Variation, paru sur la petite étiquette Takt; pour Speed and Space, paru sur le label Union, il réutilise une partie du nom et des membres du groupe ESSG, fondé vers 1965-66 : Masahiko Sato, le saxophoniste Mototeru Takagi (qui avait rejoint le groupe vers 1968-69) et le contrebassiste Yoshio Ikeda; puis à la fin de l’année, en duo avec Takagi, Togashi réalise la musique du film A.K.A. Serial Killer de Masao Adachi. Mais le disque majeur de cette année bien remplie sera We Now Create, une extension du trio que Togashi dirige à cette époque avec Takagi et le contrebassiste Motoharu Yoshizawa, rejoints ici par Masayuki Takayanagi.

Variations on a Theme of "Feed-Back", tiré de We Now Create, paru en 1969. 

Moins ambitieux que Yamashita, Togsahi présente un programme plus inclusif à l’époque de Speed and Space. En voici un extrait :

«La beauté de ne pas savoir, de la surprise, l’harmonie de l’instabilité. Nous essayons, dans notre propre cadre, de réagir à tout cela. Le problème vient de ce que, une fois dans cette zone, ces choses deviennent comme du mobilier que nous utilisons tous les jours, des choses avec un usage bien défini. En d’autres mots, nous perdons la possibilité d’utiliser ces éléments librement et nous devenons limités par différentes règles et conditions. Dans notre manière de penser et d’agir, nous voulons notre liberté comme humains, et nous voulons pour les auditeurs la liberté de réagir de plusieurs manières, dépendant de leur état émotionnel. Voilà le véritable but de cette méthode».

En janvier 1970, lors d’un incident domestique (au cours d'une querelle de couple, sa compagne aurait tenté de le poignarder...), Togashi souffre d’une blessure à la moëlle épinière qui le prive de l’usage de ses jambes. Masao Adachi, le réalisateur de A.K.A. Serial Killer, vint visiter Togashi à l’hôpital et lui remettre l’enregistrement de la bande sonore que le batteur avait réalisée pour lui avant son accident; l’enregistrement deviendra bientôt un disque, paru sur Columbia, Isolation. Sorti de l’hôpital, Togashi va tranquillement réadapter son jeu à sa condition; il revient dans les studios vers 1971, et à la scène en 1973 (il fera son retour officiel à la scène pour le festival Inspiration & Power 14, dont je parlerai un peu plus en détail plus loin). «Comme je suis paralysé à partir de la taille, il était nécessaire, si je voulais jouer des percussions, de créer des instruments complètement nouveaux, de repartir à zéro. C’était aussi difficile que si on essayait d’apprendre sur un piano qui joue toujours plus bas même si on va de plus en plus vers la droite. Ça a été un combat long et difficile. J’ai installé un tom basse à ma droite et un hi-hat à ma gauche qui répond aux mouvements de mon torse. C’est ainsi que je joue désormais.» Cette nouvelle manière de jouer, évidemment unique, ouvre de nouvelles dimensions dans son jeu et dans sa conception de la musique; Don Cherry, qui visite le Japon une première fois en 1974, avait déclaré : «quand je viens au Japon, je veux toujours jouer avec Togashi. Parce que le jeu de Togashi ne ressemble en rien au jeu des batteurs de New York. Togashi joue Togashi.» Steve Lacy, qui vient assez souvent au Japon à partir des années 1970, doit en penser autant car ils sont apparus sur une dizaine d’albums ensemble. Un projet assez unique organisé par Togashi en 1975 avec un ensemble de neuf musiciens (dont Sadao Watanabe, Masahiko Sato, le violoncelliste Keiki Midorikawa et trois percussionnistes en plus de lui-même), résultera en un album baptisé Spiritual Nature, une œuvre sensible et contemplative qui évoque les paysages de la campagne japonaise; plus qu’aucune autre œuvre issue du free jazz japonais peut-être, Spiritual Nature est une réalisation de cette recherche d’un jazz spécifiquement nippon. 

La pièce-titre de l'album Spiritual Nature de Masahiko Togashi; Togashi (percussion, célesta), Sadao Watanabe, Shigeo Suzuki (flûtes, saxophones), Masami Nakagawa (flûtes), Masahiko Sato (piano, marimba, glockenspiel), Keiki Midorikawa (violoncelle, contrebasse), Yoshio Ikeda (contrebasse), Shoji Nakayama, Yoshisaburo Toyozumi, Noboru Tanaka (percussions). 

La même année, Togashi réalise un album double en solo, Rings. En plus de ses collaborations avec des visiteurs étrangers à partir du milieu des années 1970, Togashi se rend à Paris en 1979 (il en résultera deux disques sur Paddle Wheel, le premier avec Don Cherry et Charlie Haden; le second avec Albert Mangelsdorff, Jean-François Jenny-Clark et le pianiste japonais Takashi Kako, installé à Paris depuis 1971). En 1980 a lieu une réunion entre Yamashita et Togashi qui réalisent un disque en duo (Kizashi) et donnent des concerts la même année. En 1983, il sera réuni avec Takayanagi pour un concert qui deviendra l’album Pulsation. En plus de ses collaborations avec Lacy ou Cherry, Togashi jouera avec les pianistes Richie Beirach, Masabumi Kikuchi ou Paul Bley, avec les joueurs de shakuachi Hozan Yamamoto ou Kansuke Kawase, avec le contrebassiste Peter Kowald et la chanteuse Lauren Newton, avec le contrebassiste Gary Peacock, en plus de diriger, de la fin des années 1970 jusqu’à son retrait de la scène en 2002, nombre de ses propres groupes, notamment la Guild for Human Music, l’Improvisation Jazz Orchestra, Inter-Action ou encore J.J. Spirits, un groupe où il revient momentanément au bebop. Comme sa condition physique se dégrade au début des années 2000, il abandonne la musique en 2002; ses dernières années seront consacrées à la composition et à sa deuxième passion, la peinture (il avait lui-même illustré plusieurs de ses pochettes d’albums); il est disparu en 2007. En 1986, Togashi avait été approché par le documentariste Shinsuke Ogawa, qui avait été marqué par l’écoute de Spiritual Nature et lui demande de fournir la musique de son prochain film, L’Histoire du Village de Magino; voici un extrait de l’improvisation utilisée dans le générique de fin de ce film :


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Photo: Masayuki Takayanagi

La troisième figure majeure du free jazz japonais, avec Yamashita et Togashi, est évidemment le guitariste Masayuki Takayanagi, parfois surnommé Jojo; nous avons parlé plus tôt de son implication dans le New Century Music Research Lab et à Ginparis dans les années 1962-63. Sur disque, il était bien sûr déjà présent sur le disque de Togashi, We Now Create, et Soejima décrit au début de son ouvrage la genèse d’un autre disque important enregistré en 1969, Independence : Tread on Sure Ground :

«À cette époque, Pit Inn était situé dans une ruelle qui reliait Shinjuku à Yasukuni, derrière la librairie Kinokuniya. Le club de jazz était au premier étage, et entre celui-ci et la boutique de tempura voisine était un large escalier qui menait à une arrière-salle au deuxième étage où les musiciens laissaient leurs instruments. Les jours où les groupes les plus populaires étaient programmés, les clients faisaient la file assez tôt sur le trottoir, en attendant l’ouverture des portes.

Ce jour-là en particulier, le quintette de Terumasa Hino était au programme. C’était peu de temps après que leurs albums Hakuchu no Shugeki et Hi-nology aient été de gros succès. Avec ses lunettes fumées à la mode, Hino jouerait, arqué vers l’arrière comme pour atteindre les notes les plus hautes, pour plaire à son public qui n’était probablement même pas composé de véritables amateurs de jazz. Naturellement, même une heure et demie avant le début du concert, il y avait déjà quelques douzaines de personnes faisant la queue à l’extérieur. Une pluie d’été typique commença à tomber, menaçant de tremper tout ce beau monde. Les employés du Pit Inn les dirigèrent rapidement vers le deuxième étage pour les soutirer à la pluie, pensant les faire attendre là jusqu’à l’ouverture.

Entendant un son puissant et hurlant venant de la pièce du fond, tout le monde s’est déplacé pour voir ce qui s’y passait. Pour presque tous, ce fut leur première exposition à la performance intense, tourbillonnante qu’était Mass Projection (composition de Takayanagi). Ils pouvaient sentir tout leur corps pénétré par ce jazz enflammé, sans mélodie ni pulsation claire. Le son affluait comme un tsunami, hurlant comme une tempête. Et peu à peu, il emplit leurs cœurs d’une substance indéfinissable. Au début, le volume sonore semblait à la limite de l’endurable, mais cette sensation laissa bientôt la place à une de plaisir. Au centre de la pièce, où ne pénétrait pas la moindre brise, se tenait Takayanagi, comme un gardien de temple, jouant de sa guitare. Les lunettes de Yoshizawa s’embrumaient à cause de la chaleur. Le t-shirt de Toyozumi, plein de sueur, collait à son corps. Chacune des pores de chacun des corps dans ce public accidentel éruptait de sueur, mais, plus encore que la chaleur de la pièce même, ça semblait être la chaleur du son qui causait toute cette sueur. Soudain, quelqu’un de l’extérieur lança, pendant une courte pause dans la performance : «le club est maintenant ouvert et la pluie s’est arrêtée, vous pouvez vous installer en bas à votre convenance». Presque personne n’est parti. Je m’en souviens comme si c’était hier».

Masayuki Takayanagi et New Direction jouent Mass Projection, pièce originalement parue sur une anthologie baptisée Guitar Workshop mais ajoutée en bonus sur les versions CD de Independence: Tread on Sure Ground. 

La puissance de Takayanagi, sa passion pour le volume pur, est là dès le début de son groupe New Direction (parfois New Direction for the Arts), qui est d’abord le trio que nous venons d’entendre, avec Motoharu Yoshizawa et Sabu Toyozumi. Habitués du café Nagisa près de la station de métro Shinjuku, le trio y côtoie les junkies et autres hippies sans trop se formaliser de leur présence; après tout, les free jazzmen étaient aussi, à leur façon, des outsiders. Soejima dit :

«Takayanagi prenait parfois une chaîne et, en la faisant tinter, la faisait passer sur ses cordes; d’autres fois il frappait directement sur les cordes avec un bâton un peu plus épais qu’un crayon, créant des sons incroyables. Personnellement, j’ai senti un aspect très japonais dans ces sons, alors je lui ai dit : «ce serait génial si tu utilisais une branche de cerisier comme bâton». Il me répondit : «Le cerisier c’est trop mou pour donner une bonne sonorité. Le chêne c’est mieux. Ça, c’est un morceau d’épée de pratique kendo». Je n’ai aucune idée si c’était vraiment un morceau d’épée, mais à l’intérieur de ce son il y avait quelque chose de très japonais».

On peut saisir l’approche de Takayanagi dans cette citation rapportée par Soejima :

«Pendant 18 ans, j’ai joué du Swing, du Bop, du jazz modal, toutes sortes de jazz. Je n’ai jamais vraiment pu supporter le jazz quand il était harmonieux. Avec le feedback ou le kazoo, je pense que c’est seulement une expérimentation dans un long processus, je ne veux pas accepter le jazz comme ayant une seule conception préétablie. Alors ça ne me dérange pas trop si on qualifie ça d’anormal. Si c’est comme ça que notre musique se présente à cet instant précis, c’est parfait».

Quelques mois après la répétition décrite par Soejima plus haut, le même espace au deuxième étage du Pit Inn va devenir une salle de concert dédiée au free jazz, salle baptisée New Jazz Hall; c’est Soejima lui-même qui va en assurer la direction. Les groupes qui y jouent dès les débuts sont évidemment au centre du jazz créatif de cette époque, autant ESSG que Takayanagi et son New Direction, le trio de Yoshizawa ou celui de Itaru Oki. Un incident va cependant bientôt en éloigner Takayanagi, incident qui montre bien les conflits internes et le radicalisme qui marquent aussi cette époque. En mars 1970, Takayanagi invite le critique Akira (ou Aquirax) Aida à prononcer un discours avant la performance de New Direction. Rapidement, Soejima réalise que Aida est en train de livrer une attaque en règle contre Pit Inn, accusant le club d’être l’ennemi du free jazz, etc. alors que c’est le Pit Inn même qui avait offert la salle pour la création du New Jazz Hall. Takayanagi s’éloignera de Soejima pendant un temps, mais les deux se réconcilieront quelques années plus tard. Au début des années 1970, le nouveau groupe de Takayanagi compte un deuxième guitariste et deux batteurs; plus tard il intègre au groupe le saxophoniste Kenji Mori. Il participe au festival Inspiration & Power 14 en 1973 (j’évoquerai cet évènement plus loin); suite à la publication du disque de ce festival assez important pour le free jazz japonais, Bernard Stollman du label mythique ESP-Disk’, qui avait publié des classiques du free jazz new yorkais dans les années 1960, démontre un intérêt à publier des enregistrements de musiciens japonais. Le groupe de Takayanagi est pressenti pour produire un premier disque, et une session est organisée en 1975, avec Mori, le contrebassiste Nobuyoshi Ino et le batteur Hiroshi Yamazaki. Un titre est choisi, tiré d’un poème de T.S. Eliot, April is the Cruellest Month. Hélas, ESP-Disk’ cesse ces activités peu de temps après, et le disque ne sera pas publié à l’époque, la session ne paraissant en CD qu’en 1990, un an avant la mort de Takayanagi.

Masayuki Takayanagi New Direction Unit: What Have We Given?, tiré de l'album April is the Cruellest Month, enregistré en 1975: Kenji Mori (clarinette basse), Takayanagi (guitare), Nobuyoshi Ino (contrebasse), Hiroshi Yamazaki (percussion). 

À la fin des années 1970, Takayanagi prend un nouveau tournant avec son groupe Second Concept et l’album Cool Jojo, évocation de la musique de Lennie Tristano et Lee Konitz. C’est aussi à cette époque qu’il commence à souffrir d’une inflammation bronchiale chronique et de l’hépatite, maladies qui vont le suivre pour le reste de ses jours. En 1980, avec New Direction, il apparaît au festival de Moers, dans ce qui sera sa seule apparition hors du Japon. Dans la première moitié des années 1980, c’est avec le trio Angry Waves (Nobuyoshi Ino, b; Hiroshi Yamazaki, dms) qu’il repousse les frontières de la guitare jazz; en 1982, il s’attaque à la musique de Ornette Coleman avec Lonely Woman. Mais vers 1984, il déclare : «je ne trouve personne d’autre qui peut me suivre, autant continuer tout seul». Ce sera le point de départ de la méthode qu’il baptise Action Direct : avec des walkmans, un mixeur, des effets et deux guitares, seul en scène, il manipule le son en direct, utilise des bandes fortement modulées, altère le son de ses guitares avec des objets divers; plus tard, il utilisera des petits moteurs pour frotter les cordes. Si ce genre de performance rapprocherait Takayanagi des pionniers de la musique Noise, il rejette lui-même le terme : «je ne suis pas un artiste Noise, je fais de la musique bruyante. Je pense que ça doit avoir une qualité musicale. Je n’aime pas ceux qui utilisent plein de sons. Tout ça mène juste à une sonorité vaseuse, gaspillée». Dans la dernière année de sa vie, ses performances de ce concept Action Direct se complexifieront, avec quatre ou cinq lecteurs de cassettes, des plaques de métal auxquelles il branche des micros-contact, et malgré son dédain des instruments électroniques, il ne jouait pratiquement plus directement de guitare à ce point. Il succombera finalement à l’hépatite qui le minait depuis des années en 1991. 

Masayuki Takayanagi et sa méthode baptisée Action Direct, extrait d'une performance de Three Improvised Variations on a Theme of Qadhafi, 1990. 

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Photo: Masahiko Sato. 

J’ai déjà parlé de l’importance de l’année 1969; un album qui a remporté, avec We Now Create de Togashi, les suffrages de la critique cette année-là, est Palladium par le trio du pianiste Masahiko Sato. Sato avait étudié au prestigieux Berklee College aux USA entre 1966 et 1968. De retour au pays, il fonde un trio avec Masahiko Togashi et le contrebassiste Yasuo Arakawa; après le succès assez retentissant de Palladium, le trio récidive avec un disque en concert encore plus audacieux, Deformation, qui introduit dans la dynamique de groupe l’utilisation de bandes. À la même époque, Sato écrit assez régulièrement pour le big band moderne qui était sans doute le plus réputé du Japon depuis la fin des années 1950, le New Herd (ou New Herd Orchestra), dirigé par le saxophoniste Toshiyuki Miyama. Comme son nom l’indique, le premier modèle de cet orchestre avait évidemment été celui de Woody Herman, mais au tournant des années 1970, Miyama fit appel à quelques jeunes compositeurs et arrangeurs, dont Sato, pour une série de disques assez audacieux, dont Four Jazz Compositions et Canto of Libra, ainsi que Canto of Aries, ce dernier avec Masahiko Togashi. Remarqué par des visiteurs allemands en 1971 (il enregistre alors un disque en duo avec le piansite Wolfgang Dauner), Sato se rend en Allemagne au début des années 1970, devançant plusieurs de ses compatriotes qui y trouveront plus tard un public réceptif; en plus de quelques albums en trio (Trinity et Penetration), il y collabore avec Albert Mangelsdorff et Karl Berger. En plus de ses activités avec le New Herd, en solo et à l'étranger, Sato va fonder un nouveau trio à l’automne 1970 avec Keiki Midorikawa (encore contrebassiste mais bientôt de plus en plus dédié au violoncelle) et Hozumi Tanaka (batterie), trio bientôt baptisé Garandoh. À la fin de la même année, au sein de Garandoh, Sato va commencer à expérimenter avec un synthétiseur (il aurait été un des artistes japonais sélectionnés par la compagnie Moog, avec Isao Tomita, pour tester cet appareil alors tout nouveau au pays); 3 ans plus tard, lors d’un passage de Anthony Braxton au Japon, ce sera Garandoh (version acoustique) qui l’accompagnera le temps d’un disque, Four Compositons (1973), paru sur la Columbia japonaise. Dans un tout autre style Sato réalise aussi la même année la musique pour le film d’animation érotique et psychédélique de Eiichi Yamamoto Kanashimi no Beradonna (La Belladone de la tristesse ou Belladonna la sorcière).

Pochette de Deformation, le deuxième album du trio de Masahiko Sato, paru en 1969. 

De tous les musiciens associés au free jazz japonais, Sato est peut-être celui qui reste le plus attaché à certaines formes; voici par exemple un extrait qui définit bien ses conceptions :

«J’ai vraiment voulu aller dans des lieux ou on ne trouvait aucune ligne directrice, mais si vous dites «jouons librement» et vous examinez bien ce qui se passe, eh bien, il y a une tonalité, il y a un tempo, alors ce n’est pas «libre» du tout. Si vous commencez à penser ainsi, vous allez rapidement vous sentir limité de tous les côtés : si je fais ça, alors ça va devenir ça, ou alors je ne devrais pas faire ceci ou cela. Mais récemment, j’ai réalisé que même si le jeu «free» tombait dans ces pièges, ça pouvait être OK. Ou plutôt je devrais dire, si c’est bien ancré, ça représente qui je suis aujourd’hui. Rejeter le passé en bloc reviendrait à me rejeter en entier, alors si je dois accepter qui je suis aujourd’hui, je dois savoir que ça vient avec cette phrase en particulier, mais ça ne veut pas dire que je dois rester sur cette phrase indéfiniment. Le son qui devrait suivre ne surgira qu’au moment voulu, dans diverses situations, et je dois y répondre de la manière la plus alerte possible».

En 1974-75, Garandoh laisse la place à un nouveau trio baptisé CPU (Cosmic Pulsation Unity), avec Midorikawa et Togashi. À la même époque, Sato organise chaque mois un Composers’ Orchestra, expérimentant avec des partitions graphiques par différents compositeurs, dont Itaru Oki, Sabu Toyozumi et Yoshiaki Fujikawa; le disque de Togashi Spiritual Nature était en quelque sorte une extension du Composers’ Orchestra. Au début de 1976, Sato enregistre le matériel de 3 albums solo, dont le troisième volume, Multi-Spheroid, était tiré de sa performance au deuxième festival Inspiration & Power, qui avait eu lieu en janvier; pour cette performance, il avait trafiqué des enregistreurs cassette qui créaient des effets de délai, de 5 et/ou 52 secondes, que Sato pouvait aussi manipuler à sa guise pour dialoguer avec un ou deux Sato du passé récent. Sato aura des activités musicales très diverses à partir de la fin des années 1970 et jusqu’à nos jours, depuis des projets fusion (Medical Sugar Bank) jusqu’à un jazz plus conventionnel (avec Eddie Gomez ou Gary Peacock par exemple); il sera un collaborateur fidèle de Masahiko Togashi autant au sein de la Guild for Human Music que dans l’Improvisation Jazz Orchestra ou les J.J. Spirits. Du côté de l’improvisation libre, il fait partie du groupe Ton-Klami (avec le saxophoniste coréen Kang Tae Hwan et le batteur Midori Takada), ou collabore avec le batteur lithuanien Vladimir Tarasov, avec la contrebassiste française Joëlle Léandre, avec le saxophoniste américain Ned Rothenberg ou encore avec Peter Brötzmann. 

La première face de l'album Multi-Spheroid, de Masahiko Sato (1976). 

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Photo: Kaoru Abe. 

Même en considérant les fortes personnalités que nous avons rencontrées jusqu’à maintenant, le cas de Kaoru Abe est à placer à part dans l’histoire du free jazz japonais. Comme le dit Soejima, «depuis son premier concert à l’âge de 19 ans en 1968 jusqu’à ce qu’il quitte ce monde en 1978, il aura poursuivi l’essence du free jazz en une ligne droite brûlante, devenant en même temps le musicien le plus représentatif du Japon dans les années 1970». Personnage fier, aux opinions tranchées, à la personnalité difficile (son addiction aux sédatifs, dans les dernières années de sa vie, n’allaient pas l’améliorer), c’était aussi un intellectuel nourri de lectures de Foucault, Bataille, Artaud ou Louis-Ferdinand Céline (un des rares disques à être parus de son vivant est d’ailleurs baptisé Mort à Crédit), et il pouvait aussi se montrer très sensible et plein d’attentions à l’occasion. Soejima mentionne 1968, mais c’est surtout à partir de 1970 qu’il explosera soudainement sur la scène du free jazz japonais; lui-même disait : «même s’il y avait une telle chose que le jazz japonais, je ne veux rien avoir à faire avec!». Adoptant une attitude très compétitive, il pouvait souvent faire tourner ses performances toujours intenses à la confrontation, autant avec le public qu’avec les autres musiciens; Toshinori Kondo avait d’ailleurs dit de lui : «je pense vraiment que, dans ses performances, Abe essayait de trouver un espace assez grand pour y faire entrer son égo». Perçu comme arrogant, c’était un peu le loup solitaire de la scène, et ce n’est pas un hasard si la plupart de ses disques (il s’est publié de nombreux concerts après sa mort, principalement dans les années 1990) sont des disques solo. Parmi ceux qui ont tenté de lui tenir tête, Takayanagi est probablement celui qui, par son intensité, a pu l’égaler; leur concert baptisé Kaitai Teki Kokan, ou Empathie Déconstructrice, en juin 1970, sera une date marquante du free japonais. Mais beaucoup d’autres musiciens avec qui il a joué en sont sortis frustrés : alors que Mototeru Takagi déclarait, après un échange particulièrement ardu «ce n’est pas de la musique, ça!», Abe se contentait d’un sourire narquois : «Takagi m’a laissé plein d’espace ce soir!». Réputé pour son style particulièrement vigoureux, le batteur Milford Graves, lors de sa visite au Japon en 1977, fut tout naturellement jumelé avec Abe, mais celui-ci, comme par défi, préféra adopter une attitude de confrontation totale, jouant face à Graves comme dans un duel à mort; le lendemain, Graves demanda que Abe fut exclu du reste de sa tournée japonaise… Le seul commentaire de Abe sur l’incident fut : «il a arrêté de jouer en premier, alors il a perdu!». Cette attitude qui peut paraître juvénile faisait partie de la recherche incessante de Abe pour le son brut; Soejima, qui le décrit comme un insomniaque (d’où l’addiction aux somnifères, entre autres), raconte : «habituellement, le téléphone sonnait vers 2 heures du matin. (C’était Abe). Il voulait parler de choses très bizarres, comme s’il était possible de tuer un homme seulement avec un son, alors il captait mon attention, et avant que j’aie pu m’en rendre compte, il faisait clair dehors». Dans un sondage du Swing Journal, on demandait à divers musiciens ce qu’ils voulaient dire avec leur musique, à quoi ils pensaient; Abe avait répondu : «Comment trouver un son qui arrête tout jugement. Un son qui ne disparaîtrait jamais. Un son qui serait tissé à travers toutes sortes d’images. Un son qui proviendrait à la fois de la mort et de la naissance. Un son qui meurt. Un son avec une présence. Un son qui serait interdit pour toujours. Un son qui ne pourrait être possédé par personne. Le son de devenir fou. Un son rempli de cosmos. Le son du son…». Sa recherche allait passer par l’utilisation de plusieurs instruments, les saxophones bien sûr (le principal était l’alto, mais il pratiqua aussi le soprano et le sopranino), mais aussi la clarinette basse, la guitare, l’harmonica, la batterie, le shakuachi, le piano,… Malgré sa position de solitaire, il a parfois recherché des interlocuteurs sympathiques à son jeu incendiaire; il avait beaucoup amusé son aîné Keizo Inoue par exemple, et joua souvent avec Motoharu Yoshizawa, avec le violoniste Takehisa Kosugi, avec le trompettiste Kiro Shoda ou avec le saxophoniste Kazutoki Umezu, de même qu’avec le guitariste Keiji Haino; dans la dernière année de sa vie, il fera souvent appel à Sabu Toyozumi pour des concerts en duo, un duo parfois baptisé Overhang Party, comme sur cet album posthume paru sur étiquette ALM après la disparition du saxophoniste; Abe est mort des suites d'une overdose de somnifères le 9 septembre 1978, à l’âge de 29 ans. Le réalisateur Koji Wakamatsu, qui avait fait appel à son saxophone et son harmonica pour la trame sonore du Démon de la violence (on aperçoit brièvement Abe dans le film), a basé son film de 1995 Endless Waltz sur un roman de Mayumi Inaba, inspiré de la vie Abe et de sa relation souvent houleuse avec sa compagne, l’écrivaine et actrice Izumi Suzuki. 

Kaoru Abe en solo, en 1977. 

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VOUS POUVEZ CONSULTER LA VERSION AUDIO-VISUELLE DE LA PREMIÈRE PARTIE DE CET ARTICLE ICI: 


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Parmi les autres pionniers de la scène japonaise, il faut mentionner en premier lieu le contrebassiste Motoharu Yoshizawa, présent à plusieurs moments clés de l’histoire du free jazz japonais : membre du quartette de Yosuke Yamashita en 1967, puis du trio de Togashi en 1969 (il apparaît sur We Now Create avec le batteur), il est aussi de la première version de New Direction avec Takayanagi la même année, et il sera un interlocuteur occasionnel de Kaoru Abe. Vers 1968-69 il dirige son propre trio avec le saxophoniste Mototeru Takagi et le batteur Tatsuya Nakamura; mais malgré les efforts de Soejima, le groupe ne sera pas documenté par les labels japonais de l’époque. Yoshizawa ne semble par ailleurs pas très attaché ni à un groupe stable ni à une carrière linéaire; il est décrit par Soejima comme une espèce de nomade qui ne reste jamais longtemps dans la même formation, apparaissant et disparaissant de temps à autre sur la scène. Le batteur Yoshisaburo ‘Sabu’ Toyozumi avait dit de lui : «Yoshizawa-san était par sa nature même un artiste solo. Il a souvent joué avec Mototeru Takagi et Kaoru Abe, mais il n’est jamais resté attaché à un projet très longtemps». Dans les années 1980, il se rendra en Europe, ou il participe par exemple à la Company Week, organisée par Derek Bailey, en 1982. Il se produit la plupart du temps en solo ou en duo (parmi ses interlocuteurs on compte par exemple Barre Phillips ou Evan Parker), mais il apparaît parfois au sein de collectifs ponctuels, comme les projets de conduction assemblés par Lawrence Butch Morris dans les années 1990. Parmi ses derniers collaborateurs, on retrouve un groupe de moines souffrant de déficiences intellectuelles, les Gyaatees. Motoharu Yoshizawa est mort en 1998. 

 
Motoharu Yoshizawa en solo, une pièce intitulée Inland Fish

Cet enregistrement de Yoshizawa est tiré d’un album double qui fera date dans le free japonais : Inspiration & Power 14 Free Jazz Festival 1; il s’agissait en fait de la documentation d’un festival de 14 jours (d’où le chiffre 14 dans le titre) qui se tint à l’été 1973. Pour en expliquer la genèse, faisons encore un petit saut en arrière; j’ai parlé un peu la semaine dernière du New Jazz Hall, la salle qui avait accueilli la plupart des manifestations du free jazz à Tokyo, dans le quartier de Shinjuku à partir de 1969; après la fermeture de cette salle mai 1971, l’activité de la scène du free jazz s’était déplacée vers Pulcinella, un petit bar-théâtre dans le quartier Shibuya; c’est là qu’on verra apparaître quelques figures que nous croiserons plus tard, comme Akira Sakata ou Kazutoki Umezu. Mais l’atmosphère même qui avait nourri la scène free depuis ses débuts, celle très intense de Shinjuku avec son mélange d’arts underground et d’agit-prop révolutionnaire, était en plein mutation : d’épicentre de la contestation, le quartier était en train de devenir à la mode et les performances radicales et les happenings éclatés des années 68-71 laissaient tranquillement la place aux chansonniers et au nouveau cinéma américain. Devant un certain déclin du public de free jazz, Soejima, avec Satoru Futami, leader étudiant révolutionnaire d’hier devenu acteur, décident d’organiser dans une salle de cinéma, le Théâtre d’Art Bunka, dans Shinjuku, le premier véritable festival de free jazz au Japon, Inspiration & Power 14. Le festival comptera la plupart des grands noms du free jazz japonais, à l’exception de Sabu Toyozumi, qui était à l’extérieur du pays, et de Kaoru Abe, malade. Mais nous reviendrons à l'album double qui a documenté ce festival un peu plus loin. 

Photo: Motoharu Yoshizawa et Mototeru Takagi par Tatsuro Minami. 

Comme Motoharu Yoshizawa, le saxophoniste Mototeru Takagi a été un acteur important de plusieurs des manifestations essentielles du free jazz japonais, mais un peu comme le contrebassiste également, il semble avoir été un leader surtout occasionnel et un personnage plutôt discret face à des personnalités plus flamboyantes comme Abe; ses origines coréennes (il s’est parfois produit sous le nom de Lee Won Hui dans les années 1980), dans un pays ou l’ethnicité a une importance encore assez centrale, a probablement joué pour beaucoup dans sa position un peu en retrait de la scène, malgré sa participation à de nombreux groupes fondateurs. Soejima souligne par exemple que Takagi «n’a jamais été tellement bavard, je me souviens de peu d’occasions où il a volontiers discuté de ses buts musicaux ou de ses idées à propos de son expression personnelle. Il était peut-être trop fier pour le faire. Nous n’avons pas beaucoup de pistes avec lui. (…) Parmi les musiciens de jazz, il y en a quand même plusieurs qui sont plutôt bons vivants, qui aiment s’asseoir et bavarder après une bonne performance. Mais même lors de ces moments, Takagi reste habituellement en retrait, remballe ses instruments en silence (…). Il ne semble jamais vraiment satisfait de son travail, même s’il est complètement absorbé par celui-ci». Ce personnage un peu taciturne semble avoir trouvé dans les duos avec des batteurs un format privilégié; avec Togashi, bien sûr, pour Isolation, dont j’ai parlé la semaine dernière, puis après l’accident de Togashi avec Sabu Toyozumi ou Tatsuya Nakamura; plus tard il renouvellera l’expérience avec Toshi Tsuchitori pour Origination (paru en 1975). Brièvement membre du New Direction de Masayuki Takayanagi ou du groupe de Itaru Oki, Takagi a laissé relativement peu de disques comme leader. Séjournant brièvement à Paris en 1973, il y collabore avec le pianiste Takashi Kako, qui y était installé depuis 1971. Déjà à cette époque, Takagi est parmi les proches du critique Akira Aida, qui le recrute au sein du groupe EEU (Evolution Ensemble Unity) vers 1975, avec le trompettiste Toshinori Kondo entre autres; cette proximité peut expliquer en partie la relative absence du saxophoniste de la deuxième partie du livre de Soejima (lui et Aida ayant été des rivaux de longue date), mais après la fin des années 1970 (et hormis une courte période à la fin des années 1980), Takagi semble s’être éloigné peu à peu de la scène musicale. Soejima parle d’un comeback après plusieurs années à l’extérieur du monde du jazz, et il semble que Takagi ait effectivement fait quelques concerts, surtout en solo, à partir de la fin des années 1990; il est mort en 2002. Soejima parle assez longuement du duo que Takagi avait formé avec Toyozumi au début des années 1970, et on peut se rendre compte du «contraste parfait», tel que décrit par le critique, entre le style très vigoureux de Takagi et celui très actif de Toyozumi dans cette performance de 1971 parue en vinyle sur l’étiquette Qbico en 2009 :


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Photo: Itaru Oki par Tatsuo Minami. 

J’ai déjà mentionné le nom du trompettiste Itaru Oki plus haut; né à Kobe dans une famille de musiciens, il avait étudié avec le vétéran Fumio Nanri, puis à Tokyo avec Sadao Watanabe. Fondateur avec Togashi du groupe ESSG (Experimental Sound Space Group) vers 1966, il dirige bientôt son propre trio avec Keiki Midorikawa (b) et Hozumi Tanaka (dms); en 1970, pour un nouveau label créé sous les auspices du New Jazz Hall et baptisé Jazz Creaters (sic), le trio enregistre Satsujin Kyoshitsu (littéralement : L’École du Meurtre); ce sera le seul disque de cette petite étiquette; il faut dire que les disques spécialisés de free jazz au Japon sont pressés en très petites quantités, distribués de façon très limitée, et encore de nos jours, beaucoup de parutions sont disponibles seulement par souscription, d’où leur rareté; un original de Satsujin Kyoshitsu aujourd’hui peut aller chercher dans les 150-200 dollars! Pour Soejima, «quand Itaru Oki joue, les papillons s’envolent. Pas littéralement, bien sûr, mais il y a quelque chose dans son son. Parfois quand il utilise des effets d’écho, il nous laisse entendre le son amplifié de leurs ailes, qui peut alors se métamorphoser en bourdonnement de sauterelles ou en son de pluie. À d’autres moments, son phrasé nous fait ressentir leur vol sans cesse changeant. Lorsque Oki joue, il libère des papillons dans un environnement sonore où ils peuvent voler librement et doucement, pour ensuite s’évanouir à notre vision».

Les groupes de Oki connaîtront à cette époque des métamorphoses fréquentes, passant d’un trio à un quatuor à deux batteurs, avec Joe Mizuki, puis de nouveaux quartettes où il dialogue avec des saxophonistes, d’abord Hiroaki Katayama, puis Shoji Ukaji; Soejima décrit une de ses performances classiques baptisée Aporia (ou un dialogue avec l’eau), où il plonge sa trompette dans un sceau d’eau pour modifier sa sonorité; progressivement, il utilisera de plus en plus d’effets électroniques dans son jeu, mais dans une perspective assez différente des trompettistes de fusion inspirés de Miles Davis. À l’été 1974, avant de s’installer en France, il décide de faire une tournée d’adieu, qui fera 33 concerts! Le dernier concert de la tournée deviendra un de ses meilleurs disques, Shirasagi (un mot qui désigne non pas un papillon mais un oiseau, l’aigrette neigeuse). S’il sera principalement actif en Europe depuis cette époque (il avait par exemple développé de longues associations avec Alan Silva, Michel Pilz ou François Tusques), il reviendra régulièrement au Japon, dès 1975 mais surtout à partir des années 1990, retrouvant par exemple Keiki Midorikawa et Masahiko Togashi, ou collaborant avec des musiciens de la plus jeune génération comme Satoko Fujii et Natsuki Tamura ou encore Otomo Yoshihide. Itaru Oki est décédé à Paris en août 2020; en janvier dernier un disque posthume est paru en duo avec Masahiko Sato. Écoutons le quintette d’Oki dans cette performance assez superlative de 1973 : 

Le quintette de Itaru Oki interprète une pièce intitulée October Revolution: Oki (trompette, effets), Mototeru Takagi (saxophone soprano), Takashi Tokuhiro (contrebasse), Tatsuya Nakamura et Joe Mizuki (batteries). 

Cette pièce est un autre extrait du festival Inspiration & Power 14; j’ai mentionné tout à l’heure l’importance de ce festival, dont l’enregistrement a été réalisé à l’époque par Trio Records. L’album double contient aussi une pièce du New Herd Orchestra de Toshiyuki Miyama, un solo de Motoharu Yoshizawa (voir ci-dessus), un duo de Masahiko Sato avec Masahiko Togashi (c’était le retour officiel de Togashi à la scène après plus de 3 ans d’absence), et des extraits des performances du Now Music Ensemble, du New Direction for the Arts de Masayuki Takayanagi, du groupe Garandoh (le trio électro-acoustique de Sato) et du trio de Yosuke Yamashita; l’album double aura un certain retentissement international à cette époque, devenant rapidement un objet de collection en Europe en aux États-Unis. Le set de Togashi et Sato sera publié séparément sur Sohsyoh (la version complète est parue sur un CD intitulé Kairos) et celui du trio de Yamashita fera surface en 2003.

Photo: Sabu Toyozumi joue devant une affiche annonçant le trio de Mototeru Takagi. 

Le nom du batteur Yoshisaburo ‘Sabu’ Toyozumi est déjà apparu souvent jusqu'à maintenant: déjà membre du New Century Music Research Lab dès 1962-63 et du quartette de Yosuke Yamashita en 1967, puis du trio de Motoharu Yoshizawa et de New Direction avec Takayagani en 1969, Toyozumi est sans conteste un des piliers du free jazz japonais et un de ses plus fervents ambassadeurs, toujours actif de nos jours. Avec une impulsivité caractéristique (et très peu de fonds), il décide de se rendre à Chicago en 1971 pour aller à la rencontre des membres de l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians, le fameux collectif fondé vers 1965 par Muhal Richard Abrams et dont les membres comptaient Roscoe Mitchell, Anthony Braxton, Leo Smith, etc) dont on commence à parler beaucoup dans les magazines de jazz; il en deviendra un des rares (sinon le seul) membres non-afro-américains. À son retour au Japon en 1974, il grave un premier album sous son nom, Message to Chicago, composé de trois interprétations de pièces des membres de l’Art Ensemble of Chicago, ensemble-phare de l’AACM, Roscoe Mitchell et Malachi Favors. En 1977-78, il joue souvent en duo avec Kaoru Abe, une association parfois désignée sous le nom de Overhang Party; j’ai déjà mentionné leur album paru après la mort de Abe, et depuis plusieurs bandes du duo ont vu le jour, notamment sur l’étiquette NoBusiness (deux disques parus en 2018). À la fin des années 1970 il est également actif au sein du New Jazz Syndicate et du trio FMT avec le saxophoniste Yoshiaki Fujikawa, deux groupes dont je reparlerai plus loin. La liste des improvisateurs avec qui il a partagé la scène ou le studio est assez impressionnante, elle comprend Wadada Leo Smith, Peter Kowald, Barre Phillips, Peter Brötzmann, Derek Bailey, John Zorn, Arthur Doyle, Paul Rutherford ou Mats Gustafsson. Depuis plusieurs années, il utilise aussi l’erhu, cet instrument à cordes frottées d’origine chinoise, et on l’a vu improviser aux quatre coins du monde, de la France et de l’Angleterre à l’Amérique du Sud ou aux Philippines; deux de ses collaborateurs les plus fréquents des dernières années sont le contrebassiste philippin Simon Tan et le saxophoniste Rick Countryman, un américain fixé depuis quelques années à Manille. 

Photo: le Now Music Ensemble en action, par Tatsuo Minami. 

Dans l’atmosphère d’expérimentation autant musicale que théâtrale et généralement artistique qui sert de toile de fond à l’explosion du free jazz à Shinjuku au début des années 1970, deux groupes d’improvisateurs vont représenter une volonté de repousser les limites de la performance, ajoutant une théâtralité et provoquant délibérément le public à l’occasion pour faire éclater les formes et les conventions de la scène. Le premier est le Now Music Ensemble, né de la rencontre, au sein du trio de Itaru Oki, de Keiki Midorikawa (encore plutôt contrebassiste, mais qui va pratiquer de plus en plus souvent le violoncelle) et du batteur Hozumi Tanaka, qui seront bientôt rejoints par le saxophoniste Yoshiaki Fujikawa et le trompettiste Tadashi Yoshida, notamment. Le groupe, par ses choix radicaux et son côté provocateur, sera particulièrement populaire parmi les groupes subversifs et sur les campus universitaires de ces années turbulentes, un peu comme le trio de Yamashita mais avec une esthétique profondément différente. Il fallait sans doute être un témoin enthousiaste comme Soejima pour bien apprécier l’importance du NME; les quelque 12 minutes de leur performance sur l’album Inspiration & Power 14, qui semble être leur seul enregistrement, paraissent un peu comme une pochade, une variation sur la gamme majeure qui se disloque tranquillement, précédée d’un monologue (ou d’un sketch?) que la barrière de la langue ne permettent pas d’apprécier pleinement. Soejima décrit certaines de leurs performances en détail : une pièce qui se joue dans le noir avec seulement des flashes occasionnels de lumière révélant les musiciens se déplaçant au sein du public; une pièce qui, divisée en deux longues partie d’une vingtaine de minutes, explore d’une part un pianissimo extrême avant d’enchaîner sans transition dans un fortissimo qui explose pendant toute la seconde moitié de la performance; une autre pièce, baptisée Pierrot, trouvait d’abord chaque membre du groupe complètement absorbé dans une activité précise, l’un répétant une seule syllabe, un autre lisant le journal à voix haute assis en plein milieu de la scène, etc, puis chacun saisissant un instrument, commence une improvisation qui finit par se résoudre en une marche qui mène éventuellement les musiciens à l’extérieur de la salle, marchant jusqu’à la station Shinjuku et continuant à jouer pour les quelques curieux qui les avaient suivi pendant encore une dizaine de minutes! Dans la même veine, avec des liens sans doute plus ténus avec le jazz, un autre groupe de performance qu’on associe sans doute plus volontiers aujourd’hui à la lignée expérimentale, voire psychédélique, de la musique japonaise sera également présent sur la scène du New Jazz Hall au début des années 1970, les Taj Mahal Travellers. Formé vers 1969 par Takehisa Kosugi, un des anciens animateurs du Group Ongaku, les Taj Mahal Travellers pouvaient avoir l’air extérieurement d’une bande de hippies; ils l’étaient sans doute un peu, voyageant plus tard des Pays-Bas jusqu’en Inde dans une de ces emblématiques camionnettes Volkswagen! La majorité des membres du collectif se définissaient comme des amateurs, et leur recherche sonore défiait les genres : «Leurs performances (…) utilisent des chambres d’écho, créant un discret effet de vibrato qui ondule dans l’espace fermé. Il rebondit sur les murs et revient en murmurant, se brisant sur les ondes plus régulières et créant ainsi un chaos en miniature. Violon, contrebasse, biwa, clarinette basse, flûte indienne, trompette, percussion, une voix qui entonne comme un sutra, et plus, et plus… (…) Une douce extase qui continue pour trois, quatre heures, parfois pour dix heures». En 1971, invités au Musée d’Art Moderne de Stockholm pour l’exposition Utopier och Visioner (Utopie et Visions), les Travellers vont jouer sous le dôme construit par Buckminster Fuller et rencontrer Don Cherry, chez qui ils reconnaissent rapidement quelqu’un qui partage l’esprit de leur conception musicale. Mais leur intersection avec le milieu du free jazz ne sera que de courte durée; le groupe va continuer ses pérégrinations et ses activités jusqu’à la fin des années 1970. Parallèlement, des élèves de l’atelier d’improvisation de Kosugi, dont le guitariste Kazuo Imai, poursuivent un peu les méthodes initiées par le Group Ongaku et les Travellers; en 1976, ils publient comme projet de fin d’études un disque sous le nom du East Bionic Symphonia. Nous parlerons des activités de Imai à partir des années 1990 un peu plus loin.

Photo: Akira Sakata avec le trio de Yosuke Yamashita

J’ai parlé tout à l’heure de la migration de la scène du free jazz de Tokyo du New Jazz Hall vers Pulcinella; c’est vers cette époque qu’arrive sur la scène le saxophoniste Akira Sakata. Nous l’avons entendu la semaine dernière avec le trio de Yosuke Yamashita évidemment, mais c’est un musicien quand même assez majeur et une forte personnalité qu’on doit aussi considérer à part. Venu de la région d’Hiroshima, Sakata s’était installé à Tokyo en 1969, où il travaille d’abord comme chauffeur et dans un studio de design; mais c’est le saxophone qui lui prend tout son temps libre : «Je ne pouvais pas faire la même chose que les autres joueurs d’alto comme Sadao Watanabe ou Kaoru Abe, alors j’ai regardé ce qu’il restait à faire. De toute façon, j’avais besoin de jouer chaque note avec un maximum d’énergie, dans un style complètement libre, sans thèmes définis. Nous étions peu à faire ça à l’époque. La différence principale entre Abe et moi c’est que lui était absolument engagé dans son propre monde alors que moi je pensais surtout aux dynamiques de groupe. J’étais inspiré par les mots d’Ornette Coleman, à l’effet que «même si vous faites un truc complètement bizarre, si vous continuez à le faire pendant trois ans, il va en résulter quelque chose»».

À cette époque, Sakata aime pratiquer dans les parcs, où il croise un autre saxophoniste, le ténor Shoji Ukaji. C’est Kaoru Abe qui va l’inviter à jouer à Pulcinella, où il se produit souvent avec le batteur Joe Mizuki, puis avec un groupe qu’il appelle Cellular Division, où il est parfois en solo, parfois en trio ou en quartette avec différents musiciens. À partir de l’automne 1972, il va rejoindre le trio de Yosuke Yamashita; il sent qu’il a alors rejoint les ligues majeures : «entre la pensée profonde de Yamashita et la dramaturgie installée par Moriyama, quel devrait être mon rôle? Deux diplômés des écoles de musique contre un marchand de poissons! (note: Sakata avait un diplôme de l’école des pêcheries). Tout ce que je peux faire c’est de tracer une ligne abstraite sur le papier quadrillé qu’ils ont soigneusement construit. Je pense que mon travail est vraiment de fournir de l’aléatoire un peu».

Après la séparation du trio de Yamashita, Sakata va continuer en trio et bientôt former le Sakata Orchestra vers 1980. Peu de temps après, il inaugure Wha-ha-ha, groupe hybride qui fait appel à la dramaturgie (parodies d’émissions de radio), mais aussi à des éléments venus du techno ou du reggae. Sakata : «Autour de 1980, le free jazz, qui avait jusqu’alors été fondé sur la spiritualité et la puissance, avait été d’une certaine façon avalé par la vague de changements de cette époque, et il était en danger de disparition. Ce que j’aimais écouter à l’époque n’était pas nécessairement la fusion jazz-rock, mais une musique qui cherchait des combinaisons créatives. Alors je me suis demandé comment on pourrait rendre la musique pop plus intéressante (…) ce que j’ai voulu faire c’est quelque chose d’énergique pour chasser toute cette merde tremblotante!». Continuant de faire alterner les projets plus pop-avant-garde et du free jazz plus classique, Sakata collabore aussi à partir de la fin des années 1980 avec Bill Laswell, notamment en invité de Last Exit, puis dans le groupe Mooko. Plus récemment, il a collaboré avec le guitariste Jim O’Rourke, le groupe noise Hijokaidan et le trio Arashi avec scandinaves Johan Berthling et Paal Nilssen-Love.

Photo: Toshinori Kondo par Toshio Kuwabara, détail de la pochette du disque de l'Evolution Ensemble Unity, Concrete Voices (1976). 

Quelques années après l’arrivée de Sakata à Pulcinella, et toujours au même endroit, va surgir un musicien qui est devenu probablement un des plus célèbres et polymorphes de tous les jazzmen japonais, le trompettiste Toshinori Kondo. Venu de la préfecture d’Ehime, d’abord étudiant à Kyoto, Kondo est venu à Tokyo vers 1972, se produisant d’abord au sein d’un trio avec un de ses anciens camarades d’université, le batteur Toshiyuki ‘Toshi’ Tsuchitori, et le contrebassiste Takashi Tokuhiro. En 1975-76, Kondo fera partie du groupe EEU (Evolution Ensemble Unity) avec Mototeru Takagi, et quelques années plus tard il croisera Milford Graves et Derek Bailey lors de leurs passages respectifs au Japon (j’en reparlerai plus loin). En 1978, sentant la scène japonaise devenir trop étroite, Kondo part aux États-Unis, ou il va côtoyer certains des improvisateurs qui formeront la nouvelle scène downtown de New York : John Zorn, Eugene Chadbourne, Henry Kaiser, Tom Cora, ainsi que quelques figures du loft jazz comme William Parker ou Denis Charles. Enregistré entre New York, Paris et Bologne, on retrouve son premier album solo en 1979, Fuigo from a Different Dimension. Soejima dit de Kondo: «personnellement, je crois que la pensée de Kondo, ses actions, ont été influencées par le mouvement d’arts martiaux d’avant-garde appelé Shintaido, dirigé par Hiroyuki Aoki. Kondo a étudié avec lui pendant une longue période. En fait, l’une des choses que les disciples du Shintaido étudient est une manière de respirer encore plus profondément que les techniques abdominales, et bien sûr cela a donné au jeu de Kondo une puissance extraordinaire». Pour illustrer le jeu de Kondo dans ses jeunes années, on pourra écouter cette pièce inédite publiée sur le web par Toshi Tsuchitori en hommage à Kondo après sa disparition, une pièce de leur trio du début des années 1970 où on retrouve certainement la puissance dont parle Soejima: 

Toshinori Kondo (trompette), Toshi Tsuchitori (batterie) et Takashi Tokuhiro (contrebasse), performance enregistrée à Toyama probablement vers 1972-73. 

Au début des années 1980, la musique de Kondo va se métamorphoser en une synthèse de formes diverses, au sein de laquelle son jeu va prendre des dimensions inattendues et parfois assez curieuses; d’abord avec le Tibetan Blue Air Liquid Band, puis avec IMA, Kondo va effectuer une fusion qui semble en phase avec les musiques New Wave de l’époque (au Japon on peut penser au Yellow Magic Orchestra de Haruomi Hosono et Ryuichi Sakamoto par exemple), mais en y imprimant sa propre intensité d’instrumentiste. Modifiant de plus en plus son jeu à l’aide de tout une lutherie électronique (un peu comme Itaru Oki quelques années plus tôt), Kondo fera de ces effets un élément distinctif de son jeu; mais malgré un virage vers des formes plus pop/fusion/électroniques (il apparaît sur Sound System de Herbie Hancock et Ongaku Zukan / Illustrated Musical Encyclopedia de Sakamoto), il n’abandonne pas certaines formes d’improvisation libre pour autant : dans les années 1980 et 90, lors de différents échanges avec des musiciens Européens, il collabore avec Paul Lovens, Paul Lytton, Misha Mengelberg et l’ICP Orchestra, Tristan Honsinger ou Peter Kowald; il joue également occasionnellement avec le Globe Unity Orchestra de Alexander von Schlippenbach. Installé longtemps à Amsterdam à partir de 1993, il initie alors la série Blow the Earth, qui le voit seul avec son arsenal électronique investir différents paysages un peu partout sur la planète, du désert du Néguev au Machu Picchu, de l’Himalaya à plusieurs localités du Japon, le volet japonais occupant les années 2007 à 2011 et donnant naissance à un film documentaire qu’il a réalisé lui-même, Blow the Earth in Japan. Une association avec Bill Laswell, qui avait déjà collaboré à IMA dans les années 1980, l’amènera à former des projets assez éclectiques, voire électroniques dans une lignée nu jazz en vogue dans les années fin-90/début-2000, ou encore à organiser un festival de la Paix à Hiroshima avec le Dalai Lama lui-même! Dans une veine plus directement liée au free jazz cependant, sa longue association avec Peter Brötzmann allait culminer dans les années 1990 avec le quartette Die Like A Dog, évocation de la vie et de la musique de Albert Ayler; on peut le voir par exemple dans ce vidéo du groupe filmé à Berlin en 1995 :

Son association avec Brötzmann va continuer au-delà de Die Like A Dog, puisqu’on retrouve Kondo au sein du quartette Hairy Bones, dans les années 2008-2011, en plus d'être invité au sein du Chicago Tentet de Brötzmann au festival de Wels en Allemagne pour un concert-bénéfice au profit des victimes du tremblement de terre de 2011 (ce Concert for Fukushima mettait également en vedette Akira Sakata, Otomo Yoshihide et la joueuse de koto Michiyo Yagi). Créatif jusqu’à la fin, le trompettiste avait lancé en 2014 son propre label, Toshinori Kondo Recordings, construisant un catalogue d’abord numérique puis CD, constitué autant d’archives que de projets récents, dont une nouvelle série en solo baptisée Beyond Corona. Toshinori Kondo est mort en octobre 2020. 

Photo: Kazutoki Umezu par Tatsuo Minami

Revenons maintenant à Pulcinella vers 1973 pour y retrouver un autre représentant de la deuxième génération du free japonais, le saxophoniste Kazutoki ‘Kappo’ Umezu. C’est avec un groupe d’anciens camarades de l’université de musique Kunitachi que Umezu fonde Seikatsu Kojo Iinkai (comité pour l’amélioration de la vie, nom qui trahit un peu les origines étudiantes du groupe). Inspirés par la physicalité du trio de Yamashita, le groupe cherche aussi une théâtralité et un mélange des genres parfois parodique qui fait écho aux recherches contemporaines de l’Art Ensemble of Chicago, de Sun Ra, de l’ICP hollandais ou du Now Music Ensemble. Umezu et le pianiste du groupe Yoriyuki Harada se rendent à New York en 1975; ils y retrouvent plusieurs musiciens de la scène qu’on va appeler «des lofts», certains bien établis comme Lester Bowie ou Sunny Murray, d’autres encore inconnus comme David Murray ou William Parker; c’est là qu’ils enregistreront le premier disque paru sous le nom du groupe Seikatsu Kojyo Iinkai. 

Kazutoki Umezu (saxophone alto) et Yoriyuki Harada (piano) à New York en 1975, avec William Parker (contrebasse) et Rashid Sinan (batterie)

De retour au Japon, Umezu s’occupe d’un café à Hachioji (banlieue ouest de Tokyo) baptisé Alone où s’organisent bientôt des concerts de free jazz (il en reste par exemple un disque avec son groupe Shudan Sokai, vers 1976). Un collectif de musiciens, regroupé de façon communautaire autour de Umezu et Harada, va bientôt animer cette scène qui devient jusqu’à la fermeture du café en 1978 un des centres du free jazz japonais. Umezu lui-même reste très actif après la fermeture de Alone, apparaissant au festival de Donaueschingen en Allemagne en duo avec Harada, enregistre en trio avec Togashi et Harada en 1981, puis avec Mal Waldron en 1982. En mai 1981, il fonde un tout nouvel ensemble, le Doctor Umezu Band; le groupe adopte une attitude décalée et parfois comique, utilisant par exemple des rythmes de polkas ou de tangos; voici comment Soejima les décrit : «le groupe a pris le côté pesant, l’intensité, les éléments philosophiques du free jazz des années 1970, les a jeté dans les airs et les a réinventés par des performances brillantes, énergisantes et intenses. La batterie et la basse jouaient des tempos vifs, le jeu de Umezu allait de l’incisif au comique». Cette attitude quelque peu parodique rapproche le quartette de la manière du Willem Breuker Kollektief ou du NRG Ensemble de Hal Russell : un ensemble qui sonne parfois comme une fanfare de village européenne déjantée, utilisant des beats rock ou funky, ou parfois juste carrés pour lancer des solos free débridés ou des passages collectifs au ton sarcastique. Le groupe sera particulièrement populaire en Occident, avec des apparitions en Europe, notamment au festival de Moers en 1983 et 1984; le groupe sera dissous en 1988. Depuis les années 1990, l’activité de Umezu a été très variée, depuis une présence dans le groupe rock RC Succession jusqu’à des collaborations avec des formations klezmer ou avec le groupe psychédélique/noise Acid Mothers Temple, en plus de diriger son propre Kiki Band.

Photo: Yoshiaki Fujikawa

Ancien membre du Now Music Ensemble, le saxophoniste Yoshiaki Fujikawa va collaborer, après la dissolution du groupe au milieu des années 1970, avec Takayanagi, Togashi ou Oki, mais ce seront des retrouvailles avec Keiki Midorikawa à la fin de la décennie qui seront à l’origine du trio FMT, avec Sabu Toyozumi (les trois initiales des musiciens, mais aussi une abréviation de Free Music Trio ou Family Music Trio); le groupe se produit au festival de Moers en Allemagne en 1979. Bientôt, le groupe se verra étendu à un orchestre complet de 13 ou 14 membres pour se métamorphoser dans ce que Fujikawa va baptiser le Eastasia Orchestra; le nom du groupe même annonce un peu les horizons que le saxophoniste cherche à explorer, c’est-à-dire une musique pan-asiatique, utilisant des éléments traditionnels de l’Inde, de la Chine, du gamelan ou évidemment des thèmes folkloriques japonais dans un mélange détonnant. Suivant le Doctor Umezu Band en Europe dès 1984, le groupe recevra un accueil chaleureux, notamment lors d’un rare concert à Berlin-Est; le Eastasia Orchestra sera également très présent au sein des différentes manifestations au pays au début des années 1980, comme au Freedom Now Jazz Festival en 1982 ou lors de la série Inspiration & Power qui se déroule de façon mensuelle au Studio 200 dans l’immense magasin à rayons Seibu dans le quartier Ikebukuro. Mais évidemment, maintenir un groupe de cette taille est un pari presque perdu d’avance, et l’orchestre donnera son dernier concert en novembre 1986. À partir de la fin des années 1990 et jusqu’à la fin de la décennie 2000, FMT se réunira à l’occasion, et au début des années 2000, Fujikawa organise une nouvelle mouture du Eastasia Orchestra; mais depuis, désespéré que sa musique ne soit jamais comprise du public après plus de 40 ans d’activité, il aurait apparemment changé de nom… 

Le premier disque du trio F.M.T., You Got a Freedom, paru en 1979: Yoshiaki Fujikawa (saxophone alto), Keiki Midorikawa (violoncelle), Sabu Toyozumi (batterie). 

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Photo: Ryo Hara, détail de la pochette de l'album de Sabu Toyozumi, Message to Chicago

Au début des années 1970, le pianiste Ryo Hara n’était qu’un étudiant en littérature avec un talent pour l’organisation; il avait commencé à faire partie des réguliers du New Jazz Hall vers 1970 et en juillet de cette même année, pour souligner l’anniversaire de la mort de John Coltrane, il décide d’embarquer son piano sur un camion et de sillonner le Japon pour donner des concerts de free jazz partout où on le laissera jouer! En 1974, avec le trompettiste Jiro Shoda, il fonde le New Jazz Syndicate. Faisant d’abord appel à des étudiants de l’université Hosei et d’autres associations universitaires intéressées au free jazz, Hara cherche à fédérer de jeunes musiciens dans ce qu’il va qualifier d’«espace libre pour le jazz libre». Réunissant autant des musiciens plus chevronnés que des jeunes avec peu d’expérience, Hara organise des concerts à Hosei présentant différentes configurations de cette nouvelle association d’environ 17 musiciens au départ. De ces manifestations mensuelles sortira un collectif assez unique auquel se joindront, selon les occasions, des musiciens établis comme Sabu Toyozumi, Kaoru Abe, Toshinori Kondo, Kazutoki Umezu ou Toshi Tsuchitori; éventuellement, cette association deviendra une véritable institution, un orchestre établi assez unique sur la scène japonaise, animé par Hara jusqu’au début des années 1990. L’orchestre devient vite un des piliers de divers évènements de la scène, participant par exemple à la deuxième édition du festival Inspiration & Power au début de 1976. Le principal document de leur style est un ensemble de trois disques enregistrés en novembre et décembre 1977 et publiés par le Syndicate lui-même l’année suivante; deux ans plus tard, le New Jazz Syndicate collabore avec Masahiko Togashi pour un concert à Sogetsu Hall dans le quartier Akasaka. Lorsque le vibraphoniste allemand Karl Berger visite le Japon en 1987, il sera accompagné par le Syndicate; mais les activités d’écrivain de Hara (il est un auteur de romans policiers dont deux ont été traduits en français) finiront par lui apporter une assez grande notoriété, et lorsque qu’il remporte le prestigieux prix Naoki en 1990, il décide de se retirer sur l’île de Kyushu, ne jouant plus qu’occasionnellement avec le groupe. Ce sera Jiro Shoda qui continuera à animer les activités du New Jazz Syndicate, qui semble avoir été actif jusqu’au moins le milieu de la décennie 2000 (leur site web a été mis à jour pour la dernière fois en 2005). 

Photos: les membres du New Jazz Syndicate en action (tiré des pochettes des trois disques du Syndicate, In the Beginning, Don't Play That Sentimental Ballad et Forward Motion, parus en 1978). 

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Photo: Tatsuya Nakamura, détail de la pochette de Jazz Fellows, 1978

Parmi les musiciens qui ont collaboré assez largement avec des figures marquantes du jazz américain, mentionnons le batteur Tatsuya Nakamura, qui a entretenu de longues associations avec Oliver Lake, Richard Davis, George Adams, John Hicks ou Hannibal Marvin Peterson; vétéran de la scène free japonaise, il avait joué dans au début des années 1970 en duo avec Mototeru Takagi, dans le quartette de Itaru Oki peu avant le départ de ce dernier à Paris, ou encore avec Kaoru Abe. Présent à New York sur la scène des lofts vers 1975, il joue alors souvent avec le trompettiste Ted Daniel, et en 1978 il invite Daniel et le tromboniste Joseph Bowie pour une tournée japonaise. Nakamura a aussi été un inventeur d’instruments de percussion qui avait la volonté de découvrir de nouvelles sonorités en construisant par exemple un quarter drum, ou «batterie-quart», utilisant une trentaine de tuyaux de vinyle de différentes tailles et ajustant des peaux de tambour à leur embout pour obtenir des sonorités subtiles; on en entend le résultat par exemple sur un album baptisé Where is the Quarter?, au langage cependant plutôt post-bop que free, paru en 1979. Il avait aussi conçu un instrument qu’il appelait steel board, instrument à une seule corde faisant résonner une fine plaque de métal pour créer des effets que Nakamura qualifiait à la blague de «synthétiseur acoustique»; avec cet instrument et deux contrebassistes, Nobuyoshi Ino et Hiroshi Yoshino, il avait organisé un groupe assez unique baptisé Steel Cello Ensemble. Par la suite, Nakamura s’est intéressé au balafon et au steel drum, et il semble par ailleurs avoir poursuivi une pratique d’un jazz ancré entre le post-bop et le free jazz jusque dans les années 2010 au moins. 

Photo: Keizo Inoue par Yumi Mochizuki

L’histoire du free jazz japonais n’est pas sans son lot d’iconoclastes développant dans une relative isolation un style farouchement personnel; un exemple parfait en serait le saxophoniste Keizo Inoue. Né en 1922 à Osaka, Inoue était déjà plus âgé que même des vétérans comme Motoharu Yoshizawa ou Masayuki Takayanagi (nés en 1931 et 1932, respectivement). Professeur de musique à Hiroshima, Inoue avait par exemple enseigné la clarinette à un jeune Akira Sakata; développant un style personnel à l’écoute des disques de Ornette Coleman et Albert Ayler, Inoue avait forgé son jeu de manière solitaire, mais bientôt ce sera au tour de l’élève de déclencher un nouveau processus chez l’ancien maître; Inoue déclare : «avant, j’écoutais Ornette Coleman et je m’étais dit que le jazz à quatre temps avait sans doute atteint ses limites. Je croyais que je pouvais trouver ma propre manière d’improviser, et puis j’ai entendu Sakata jouer avec le trio de Yamashita. C’était incroyablement stimulant!». Vers 1975, Inoue se rend à Tokyo avec la ferme intention de s’inscrire au sein de la vigoureuse scène de free jazz de la métropole, ce qui n’excluait pas des passages par l’art de la performance (Soejima parle d’un de ses concerts où, arrêtant de jouer, il décida de se jeter la tête la première dans un étang près de la scène!). En plus de s’intégrer au New Jazz Syndicate, Inoue allait épater les amateurs européens, apparaissant au festival de Moers en 1981 et collaborant avec des improvisateurs comme Günter Christmann, Paul Lovens ou Han Bennink. D’une façon, l’art de ce vieux saxophoniste porte un peu l’âme du free jazz japonais; disparu en 2002 à l’âge de 79 ans, son site web porte encore la mention «want to be active even 90 years old»; et Soejima laisse la dernière phrase de son livre à Inoue : «c’est juste un cas de dire : ‘je fais ça parce que je ne veux pas arrêter’»

Keizo Inoue au festival de Moers en 1981. 

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Photo: Steve Lacy avec Akira Aida

Un personnage qui apparaît presque en portrait négatif dans le livre de Soejima et qui semble avoir été un peu son némésis, du moins pendant une période, c’est le critique Akira (ou Aquirax) Aida. Étudiant en littérature, esprit assez radical, voire un peu sectaire, il avait été, comme Kaoru Abe, marqué par la lecture de Céline, Bataille et Artaud. Proche de Masayuki Takayanagi pendant un temps, il aurait aussi influencé Mototeru Takagi (c’est lui qui lui aurait recommandé un séjour à Paris) et Toshinori Kondo au début de la  carrière de ce dernier; le groupe EEU (Evolution Ensemble Unity), principalement articulé autour de Takagi et Kondo, se voulait une extension directe de la pensée de Aida en musique. Mais c’est surtout avec son association nommée Hangesha, dédiée à amener au Japon des musiciens étrangers comme Steve Lacy, qu’il va marquer le paysage à partir de 1975. Avant sa disparition prématurée d’une hémorragie cérébrale en 1978, Aida sera le promoteur de deux tournées relativement houleuses de musiciens occidentaux qui marqueront certainement les esprits au Japon, celle du batteur Milford Graves en 1977 (le grand percussionniste afro-américain va en laisser un de ses rares albums de la période, Meditation Among Us, avec Kondo, Abe, Takagi et Toshi Tsuchitori), puis celle du guitariste britannique Derek Bailey en 1978 (il dialoguera avec Kondo, Abe, Tsuchitori, Takagi et Motoharu Yoshizawa). 

Photo: John Zorn avec Masayuki Takayanagi. 

Mais Aida ne sera pas le seul à initier des échanges entre les musiciens japonais et Occidentaux; à partir de la fin des années 1970, plusieurs musiciens de free japonais chercheront le dialogue avec des collègues Américains ou Européens. J’ai déjà parlé des invités de Tatsuya Nakamura, Sabu Toyozumi ou Toshinori Kondo, mais il faut aussi mentionner le danseur Min Tanaka, qui depuis 1981 a collaboré avec des musiciens de free jazz, notamment Milford Graves, Derek Bailey ou Cecil Taylor. À partir du milieu des années 1980, un musicien américain qui développera une fascination pour la culture japonaise sera évidemment John Zorn. Dès 1984, Zorn avait collaboré à New York avec le joueur de shamisen Michihiro Sato (pour le disque Ganryu Island). Invité au Japon par Toyozumi une première fois en 1985, Zorn a développé des relations avec nombre de musiciens japonais, pas seulement dans le champ du free jazz (comme Masayuki Takayanagi) mais aussi dans le rock d’avant-garde ou la musique Noise, ainsi qu’avec d’autres musiciens issus du folklore japonais mais curieux d’étendre leur langage. En 1992, Zorn s’associe au producteur et ingénieur du son du label DIW, Kazunori Sugiyama, pour fonder le sous-label Avant, qui va publier plus de 80 titres avant que Zorn ne lance son label Tzadik en 1995, sur lequel il continuera de publier plusieurs musiciens japonais, d’avant-garde, notamment des projets de Satoko Fujii, Otomo Yoshihide, ou encore la joueuse de koto Michiyo Yagi. En 1994, Zorn organise aussi une version japonaise de sa méthode Cobra, avec notamment le leader du groupe Hikashu, Makigami Koichi.

Photo: pochette de l'album du New Direction Unit de Masayuki Takayanagi au festival de Moers en 1980

Pour le public occidental, un des principaux points de contact avec la scène japonaise sera le festival de Moers, en Allemagne, une des plus importantes manifestations du free jazz en Europe tout au long des années 1970 et 1980. Organisé depuis 1972 par Burkhard Hennen dans la petite ville du même nom, le festival avait présenté au public européen dès 1974 le trio de Yosuke Yamashita (qui avait fort impressionné notamment le trompettiste allemand Manfred Schoof lors de sa visite à Tokyo en 1971; Schoof et le trio se retrouveront à Stuttgart en 1975 pour le disque Distant Thunder); le pianiste en sera l’une des vedettes annuelles jusqu’en 1977, apparaissant aussi à Ljubljana (1974), Heidelberg (1975), Montreux (1976) ou Varsovie (1977). Mais Hennen recherchera d’autres musiciens pour représenter le Japon à son festival, et suite à une première rencontre avec Soejima en 1977, il fera appel à lui pour présenter des artistes issus de la scène du free japonais à Moers; ainsi Soejima pourra emmener en Allemagne le trio FMT, Masayuki Takayanagi et New Direction, Keizo Inoue, Masahiko Sato, Doctor Umezu Band, le Eastasia Orchestra, et même des musiciens traditionnels japonais.

À partir de 1980, Soejima décide de filmer chaque année un petit documentaire pour présenter ce qu’il appelle «le meilleur endroit au monde» aux musiciens et au public japonais. Se promenant un peu partout avec un projecteur, du nord de l’île d’Hokkaido à la capitale de l’île d’Okinawa, au sud de l’archipel Ryukyu, complètement au sud du pays, Soejima va présenter ses petits films 8mm qu’il monte et dont il synchronise le son lui-même à partir de ses propres cassettes. Auteur de la préface du livre, Otomo Yoshihide, qui a été exposé à ces scéances animées par Soejima au début des années 1980, déclare : «c’était une expérience extrêmement précieuse pour nous de pouvoir voir son archive personnelle de films, unique au monde, dans un endroit comme Fukushima avant l’ère du vidéo (…). Il n’y avait jamais plus d’une dizaine de personnes dans le public. Anthony Braxton, Han Bennink, Derek Bailey, Evan Parker, tous ces noms que nous ne connaissions que par les disques et les magazines, ils improvisaient là, devant nos yeux».

Photo: Kang Tae Hwan par Akihiro Matsumoto

Un musicien assez unique va fréquenter la scène japonaise à partir de 1985, le saxophoniste coréen Kang Tae Hwan. Le free jazz et la musique improvisée coréenne étaient à cette époque complètement inconnus, même au Japon. C’est un évènement organisé par Toshinori Kondo, Tokyo Meeting 85, qui sera le décor de cette première performance pour Kang à l’extérieur de la Corée; il avait été recommandé à Kondo par le leader de l’ensemble traditionnel coréen SamulNori. Avec son cousin, le batteur Kim Dae Hwan, et le trompettiste Choi Sun Bae, Kang avait organisé le premier groupe de free jazz à Séoul vers 1978. Aidé par Soejima, Kang va trouver un auditoire au Japon, s’y produisant régulièrement à partir de 1987; mais le trio sera bientôt dissous, et Kang se produira par la suite en solo ou en collaboration avec des musiciens japonais, notamment au sein du trio Ton-Klami avec Masahiko Sato et le batteur Midori Takada. Voici un des rares enregistrements du Seoul Free Music Trio avant sa dissolution, vers 1988, une pièce qui démontre bien la spécificité de la petite scène coréenne et la fascination que celle-ci a pu exercer sur le public japonais des années 1980 :

Un extrait du premier disque de Kang Tae Hwan avec le Seoul Free Music Trio, une pièce enregistrée à Tokyo et produite par Teruto Soejima. 

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Photo: Satoko Fujii

Dans les années 1980 et 1990, le free jazz japonais, comme un peu partout dans le monde, va devenir hautement multiforme et pluriel; un signe des avancées faites par la musique sera l’apparition de figures féminines majeures, notamment la pianiste Aki Takase. Ayant débuté avec un style plutôt conventionnel, Takase va progressivement subir indirectement l’influence de Masayuki Takayanagi, par sa collaboration, souvent en duo, avec un des disciples du guitariste, le contrebassiste Nobuyoshi Ino. Apparaissant dès 1981 en Allemagne, elle développera peu à peu une relation privilégiée avec cette scène, devenant la compagne du pianiste Alexander von Schlippenbach et s’installant à Berlin en 1987. Dotée d’une formidable technique, la pianiste a su bâtir un catalogue assez impressionnant, dialoguant souvent en duo (avec Schlippenbach, mais aussi avec David Murray ou Rudi Mahall), participant au Berlin Contemporary Jazz Orchestra et menant ses propres projets de relectures obliques de classiques du jazz (St. Louis Blues ou Plays Fats Waller). Parmi les autres femmes actives dans le jazz japonais à partir des années 1980 et 90, mentionnons la saxophoniste Sachi Hayasaka, les pianistes Ichiko Hashimoto, Kyoko Kuroda et évidemment Satoko Fujii. Formée dans les grandes écoles américaines, Berklee et le New England Conservatory, Fujii subit assez tôt l’influence de son mentor Paul Bley. Avec son compagnon, le trompettiste Natsuki Tamura, Satoko Fujii va élaborer une œuvre riche et foisonnante avec de multiples ensembles, du solo aux différents avatars de son big band, assemblé selon les occasions à Tokyo, Kobe, Nagoya, Berlin ou New York!

Parmi les musiciens émergeant surtout à partir de la deuxième moitié des années 1980, les Occidentaux connaissent sans doute le nom du batteur Shoji Hano, qui a collaboré avec Peter Brötzmann, William Parker, Derek Bailey, Billy Bang, ou plus localement, le vétéran Keizo Inoue. De son côté, le contrebassiste Daisuke Fuwa a mené plusieurs projets qui ont eu une certaine résonance sur la scène japonaise et au-delà, d’abord avec le trio Mile and Half, bientôt renommé Fedayien, puis avec un collectif multimédia de plus d’une vingtaine de musiciens baptisé ShibusaShirazu (dont la traduction littérale serait «subtilement inconnus»). L’orchestre (qui n’aurait pas été dépaysé sur la scène du downtown New York, de la Knitting Factory des années 1990) allait faire grand bruit encore une fois à Moers, et parmi ceux qui signifièrent leur enthousiasme face à leurs performances à cette époque, on peut compter deux grands maîtres du cinéma japonais, Akira Kurosawa et Hayao Miyazaki! 

L'album éponyme du trio Mile and Half, enregistré en 1987: Daisuke Fuwa (contrebasse), Naohiro Kawashita (saxophone ténor) et Shiro Ohnuma (batterie). (Quand je mentionnais la rareté des disques de free jazz japonais plus tôt, cet album du petit label Taruho Farm paru en 1988 s’est vendu l’an dernier pour 45,000 yen (plus de 500 dollars canadiens) sur un populaire site web!!!!)

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Photo: Kazuo Imai par Satoshi Saito

Un étudiant à la fois de Takehisa Kosugi (Group Ongaku, Taj Mahal Travellers) et de Masayuki Takayanagi, le guitariste, électronicien et multi-instrumentiste Kazuo Imai avait d’abord accompagné Kosugi au sein des Travellers dans leurs dernières années (1975-77), mais il va s’éloigner de la musique dans les années 1980. Revenant à la performance au début des années 1990, il se produit d’abord en solo; à la fin de la décennie, ralliant certains de ses anciens camarades de l’East Bionic Symphonia et s’inspirant à la fois des méthodes des Taj Mahal Travellers et de l’Action Direct de Takayanagi, Imai va fonder un ensemble de performance baptisé Marginal Consort. Au moins annuellement, le groupe donne des performances sonores improvisées défiant les genres, s’inscrivant dans la lignée des premières formes d’improvisation du Group Ongaku des années 1950-60 tout en explorant des territoires sonores encore vierges.

Photo: Hideo Ikeezumi de chez P.S.F. par Cameron McKean

Si le livre de Soejima se fait un peu une énumération de noms dans ses derniers chapitres, je crois qu’il est aussi important de dédier un segment aux différents labels et lieux de diffusion qui permirent au free jazz japonais de rayonner, particulièrement dans ce qu’on pourrait appeler l’âge d’or du CD, dans les années 1990 et 2000. J’ai déjà mentionné le travail de Akira Aida, mais un autre personnage qui va marquer la scène du jazz créatif à partir du milieu des années 1970 sera le pianiste iconoclaste Shoji Aketagawa. Un peu comme Kazutoki Umezu à la même époque, Aketagawa sera un des premiers à tenter de déplacer la scène du jazz vers la banlieue de Tokyo, dans le quartier de Nishi-ogikubo, à partir de 1974, avec un club baptisé Aketa no Mise. À la même époque, il fonde Aketa’s Disk, son propre label, qui existe encore aujourd’hui, pour documenter sa propre musique et celle de musiciens de son cercle, dont Umezu lui-même et le groupe Seikatsu Kojyo Iinkai et le groupe de Masayuki Takayanagi, Angry Waves. D’abord lancé pour documenter les groupes psychédéliques et de rock d’avant-garde en 1984, le label PSF de Hideo Ikeezumi va être, dans les années 1990 et 2000, un des labels majeurs de l’édition de documents du free jazz japonais. Si les initiales du label font référence à Psychedelic Speed Freaks, titre du premier album du groupe High-Rise, le label fera paraître, dès 1990, autant des sessions récentes de Motoharu Yoshizawa, Peter Brötzmann avec Keiji Haino, Derek Bailey avec Shoji Hano, le collectif britannique AMM, Charles Gayle, le Marginal Consort de Kazuo Imai et même Lee Konitz, que des bandes inédites importantes de Yoshizawa avec Mototeru Takagi , de Masayuki Takayanagi ou de Kaoru Abe (montage). En 1988 apparaît une institution assez unique, le Barber Fuji, de son vrai nom Wataru Matsumoto; installé dans la petite ville d’Ageo, située à une quarantaine de kilomètres au Nord/Nord-Ouest de Tokyo, Matsumoto utilise son salon de barbier pour y organiser depuis cette époque des concerts de free jazz et de musique improvisée, maintenant également un catalogue sélect de CDs pour les connaisseurs… Il a même publié lui-même quelques CDs sur son étiquette, Scissors!!! Un peu plus tard, au début de la décennie 2000, pour documenter une nouvelle vague d’improvisateurs, génération marquée par l’utilisation d’échantillonneurs, pédales d’effets et autres consoles de toutes sortes, mais aussi par une relation un peu différente à l’espace sonore, au bruit et au silence (un mouvement qu’on a baptisé Onkyo), le label Improvised Music from Japan et son sous-label Ftarri, fondés par Yoshiyuki Suzuki, seront cruciaux pour la documentation de musiciens comme Toshimaru Nakamura, Sachiko M, Aki Onda, Taku Sugimoto et évidemment Otomo Yoshihide. 

Photo: Otomo Yoshihide par Peter Gannushkin

Effectuant une synthèse autant du style de pionniers de l’improvisation au Japon comme Masayuki Takayanagi que de nouveaux développements ayant métamorphosé la scène japonaise dans les années 1980 et 1990, Otomo Yoshihide est depuis la fin des années 1990 un des musiciens créatifs japonais les plus célèbres, et certainement un des plus importants. Ayant absorbé les idées de John Zorn et Christian Marclay, entre autres, Yoshihide se fait d’abord connaître comme manipulateur de tables tournantes et artiste Noise, mais d’abord dans la mouvance quelque peu minimaliste baptisée «onkyo». Son groupe Ground Zero, fondé en 1990, fera date dans l’improvisation électro-acoustique. Le groupe sera bientôt suivi du duo Filament (avec Sachiko M (Matsubara) aux échantilloneurs), puis du trio I.S.O. (avec Yoshimitsu Ichiraku). Deux disques sur le label de John Zorn, Tzadik, vont illustrer les différentes facettes du travail de Yoshihide, d’abord Cathode, continuant ses recherches électroniques, puis Anode, utilisant plutôt des sons acoustiques. Mais ce sera surtout avec son groupe New Jazz Quintet (ONJQ) et ses différentes incarnations que Yoshihide va un peu boucler la boucle, revenir à une conception du free jazz japonais qui réconcilie ses expérimentations sonores des années 1990 avec un style vaguement rétro qui nous ramène un peu à notre diffusion de la semaine dernière (il reprend des compositions de Charles Mingus, Albert Ayler, James Blood Ulmer, voire même Lennon et McCartney, Wayne Shorter ou Gerry Mulligan; il dédie tout un disque à des versions de Lonely Woman de Ornette Coleman ou recrée Out to Lunch de Eric Dolphy), qui n’aurait certainement pas déplu à Masayuki Takayanagi, l’ancien mentor de Yoshihide. Ayant discuté de ses expériences auprès de Takayanagi en détail avec Soejima pour son livre, Yoshihide avait repris contact avec la veuve de Takayanagi; il en ressort que c’est maintenant lui qui utilise la guitare Gibson ES-175 de 1963 que Takayanagi avait utilisée pendant la meilleure partie de sa carrière…

Otomo Yoshihide et son New Jazz Ensemble jouent Song for Ché au festival Banlieues Bleues en France, filmés par Guillaume Dero pour Otomo Yoshihide: Music(s) en 2005. Yoshihide (guitare), Kenta Tsugami et Alfred Harth (saxophones), Sachiko M (électronique), Kumiko Takara (vibraphone), Hiroaki Mizutani (contrebasse), Yasuhiro Yoshigaki (batterie). 

On pourrait continuer de recenser la scène du free jazz japonais en énumérant une pléthore de jeunes musiciens qui ont depuis repris le flambeau, mais comme le livre de Soejima a d’abord été publié en 2002, nous arrêterons ici notre panorama de cette scène riche et foisonnante. J’aimerais remercier les conseils judicieux de l’ami Julien Palomo en France, qui m’a éclairé sur plusieurs points (peut-être pas assez?) et fait de très pertinentes recommandations; il faut dire que c’est un chic type qui connait bien cette scène fascinante, puisqu’il a côtoyé et produit des gens comme Itaru Oki, Sabu Toyozumi ou encore le batteur Makoto Sato ou le pianiste Ryoji Hojito sur son défunt label Improvising Beings; je le salue bien! 

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VOUS POUVEZ CONSULTER LA VERSION AUDIO-VISUELLE DE LA DEUXIÈME PARTIE DE CET ARTICLE ICI: 


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Annexe: discographie sélexhaustive du free jazz japonais. 

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