mercredi 3 septembre 2008

Hors des limbes (I)

Me voici de retour après deux trop courtes semaines de vacances: à peine le temps de se nettoyer le système un peu, et on retombe tout de suite dans la triste routine. Heureusement, il reste la musique. Voici donc la première chronique à classer sous la rubrique Hors des limbes, c'est à dire qu'on causera de rééditions et autres raretés historiques retrouvées. Aujourd'hui, je vous entretiendrai de deux parutions liées à la diaspora sud-africaine de l'époque de l'Apartheid, dont l'un des plus illustres représentants fut le pianiste, chef d'orchestre et compositeur Chris McGregor. 

The Chris McGregor Group: Very Urgent
Fledg'ling FLED 3059

Formation mixte dans un pays où le racisme était érigé en système, les Blue Notes de Chris McGregor devaient rapidement émigrer en Europe, après leur prestation au festival d'Antibes en 1964. McGregor, le trompettiste Mongezi Feza, le saxo alto Dudu Pukwana, le contrebassiste Johnny Dyani et le batteur Louis Moholo se fixèrent rapidement à Londres où leur musique, originalement un hard bop teinté de marabi, kwela et mbaqanga, connaîtra une mutation au contact des représentants de la "new thing". "Very Urgent" fut le premier disque de McGregor à paraître en Angleterre, en 1968, et deviendra par la suite un disque culte d'une grande rareté jusqu'à sa réédition, plus tôt cette année, par Fledg'ling, label autrement spécialisé dans le folk et le folk-rock britanniques. 

Quelques notes d'alto suffisent pour identifier Dudu Pukwana, dont la composition "Marie My Dear" (alias "B My Dear"), mi-ballade ellingtonienne, mi-hymne, ouvre le disque. Pukwana domine cette pièce avec sa sonorité perçante; son bref et incisif solo introduit sans transition la seconde composition, "Travelling Somewhere" de McGregor. Et c'est le trompettiste Mongezi Feza qui prend le relais, suivi de Pukwana et du ténor Ronnie Beer, propulsés par le piano percussif de McGregor et la batterie explosive de Louis Moholo. Dans "Heart's Vibrations", un thème rapide jaillit d'un magma sonore qui doit beaucoup à la "fire music" américaine des Cecil Taylor et John Coltrane dernière manière. Beer, Feza et McGregor donnent de furieux solos, qui sont vaguement tempérés par un passage solo de Johnny Dyani à la contrebasse. "The Sound's Begin Again/White Lies" suit une progression similaire, le thème étant rapidement évacué au profit d'interventions musclées de Feza, Pukwana, Beer et McGregor. Et une fois le thème revenu, le groupe s'efface à nouveau devant la contrebasse de Dyani, bientôt rejoint par Moholo avant une ultime reprise du thème. Trompette, saxes et piano donnent à l'introduction de "Don't Stir The Beehive" un aspect menaçant qui cadre bien avec son titre. De longues notes exposées par les cuivres fournissent au piano un accompagnement strident auquel McGregor répond par une cascade d'accords, trilles et autres clusters, semblant rebondir sur toute l'étendue de son instrument. Une improvisation collective dense vient compléter le discours frénétique du pianiste. C'est encore la contrebasse résonnante de Dyani, en dialogue avec Moholo, qui précède la reprise du thème. Écho d'une autre époque, "Very Urgent" aurait pu n'être qu'un item un peu plus expérimental dans la discographie de McGregor, mais c'était sans compter sur... 

The Chris McGregor Septet: Up to Earth
Fledg'ling FLED 3069

Si "Very Urgent" est une redécouverte, "Up to Earth" est une découverte tout court. Enregistré en 1969, un peu plus d'un an après l'album ci-dessus, ce disque n'était jamais paru commercialement, dormant dans un fond de tiroir depuis 39 ans! Si le noyau dur de la formation reste le même (McGregor au piano, Feza à la trompette, Pukwana à l'alto et Moholo à la batterie), Beer est remplacé par deux saxophonistes, et pas n'importe lesquels: Evan Parker au ténor et John Surman au baryton et à la clarinette basse! Pour leur part, Danny Thompson et Barre Phillips (selon les pièces) remplacent Dyani, qui venait alors tout juste de déménager en Scandinavie. Pukwana se fait de nouveau remarquer sur "Moonlight Aloe" avec un solo particulièrement exacerbé. Parker est déjà reconnaissable, avec ses attaques inattendues et son inimitable déluge de notes, avec peut-être en plus une pointe de férocité, qui marque d'ailleurs les performances de ces deux albums, comme un écho de ces temps hélas! révolus où l'énergie contestataire était de mise. "Yickytickee" débute comme une pièce de Thelonious Monk, mais tourne rapidement en improvisation collective débridée, suivie par un court et déroutant solo de Parker. C'est le soprano de Surman (non identifié sur la pochette) qui mène la pièce à son apogée, avant un solo de McGregor qui (ici comme sur "Up To Earth") semble opérer une synthèse de Monk et Cecil Taylor. Une courte et féroce version de "Union Special" (immortalisé sur le premier album du Brotherhood of Breath l'année suivante) vient clore ce qui aurait dû être la face A du disque. "Up To Earth" est un nouveau thème à la fois angulaire et swinguant que Monk n'aurait pas renié. McGregor et Surman (au baryton cette fois) livrent chacun un solo fougueux. La pièce la plus longue du disque, "Years Ago Now", est aussi la plus chaotique; Pukwana s'y fait cependant remarquer avec un long solo bien senti. 

Pris ensemble, ces deux albums représentent une période de transition dans la musique de McGregor, entre le bop des Blue Notes des années 60 et la synthèse du Brotherhood of Breath, à partir de 1970, où thèmes typiquement sud-africains et improvisations libres devaient se mêler en un cocktail explosif, dans l'un des big bands les plus originaux de l'histoire du jazz. 

Outre "Very Urgent" et "Up To Earth", Feldg'ling a aussi réédité les deux premiers albums du Brotherhood of Breath, les classiques "Chris McGregor's Brotherhood of Breath" de 1970 et "Brotherhood" de 1971, et prévoit aussi la parution d'un inédit de McGregor, une session en trio de la même époque que "Up To Earth". À surveiller, donc. 

L'étiquette Ogun, pour sa part, vient de faire paraître un coffret des Blue Notes, incluant les albums "Blue Notes For Mongezi", "Blue Notes in Concert" et "Blue Notes for Johnny", en plus de la réédition de "Legacy-Live in South Afrika". 

1 commentaire:

Anonyme a dit…
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