Utilisé comme adjectif, le mot « ellingtonien » fait bien sûr référence à l’univers immédiat de Duke Ellington, et plus particulièrement à son style compositionnel. Utilisé comme nom, il devient presque un titre de noblesse, puisqu’il désigne les membres de l’orchestre du Duke, certainement le plus prestigieux (en tout cas du point de vue des musiciens eux-mêmes) de toute l’histoire des big bands. Il y a bien sûr d’autres dynasties issues des grands orchestres de la Jazz Age et de l’Ère du Swing (on pense aux Basie-ites chez Count Basie, aux Luncefordiens chez Jimmie Lunceford, aux Herdsmen chez Woody Herman, voire aux Goodmaniens chez Benny Goodman), mais alors que ces groupes de musiciens (à l’exception peut-être de ceux de Basie) n’ont évoqué leurs chapelles respectives qu’à de rares occasions à l’extérieur de leurs orchestres d’origine, aucun ne peut sérieusement soutenir le niveau du corpus des Elligtoniens, ni en quantité ni en qualité.
Le Duke avait d’ailleurs veillé assez tôt à ce que ses solistes les plus en vue puissent avoir des disques sous leur nom, en initiant dès la deuxième moitié des années 1930 des sessions en petits groupes tirés de l’orchestre parus sous les noms de Johnny Hodges, Cootie Williams, Barney Bigard ou Rex Stewart. Mais d’autres Ellingtoniens n’auront que peu ou pas de possibilités de voir leur nom sur une étiquette de disque, certains – parfois par manque d’ambition ou par malchance – devant attendre plusieurs années avant diriger leurs propres sessions. D’autres, qui effectueront des séjours plus brefs ou moins marquants dans l’orchestre du Duke, garderont souvent (et sans surprise) des traces de leur passage, traces qui transparaîtront parfois dans leur travail subséquent. Certains enfin garderont des liens périphériques avec l’Ellingtonia, souvent par leur association périodique avec des membres de l’orchestre plus ou moins célèbres, d’autres fois par leur engagement dans des projets apparemment secondaires, quelquefois enfin par un engagement tardif dans l’orchestre du Duke lui-même. En bref, j’ai tenté avec cette émission de faire un survol, un panorama, qui présente aussi bien les grands noms incontournables comme Johnny Hodges ou Ben Wesbter, que des Ellingtoniens mineurs ou un peu oubliés comme Al Killian ou Nelson Williams.
Ainsi, ce n’est pas entièrement un hasard si on retrouve ci-dessus un extrait de Arthur Whetsel. Né en Floride en 1905, Whetsel (ou Whetsol selon les différentes orthographes de son nom) avait connu le Duke à Washington DC, où sa famille s’était installée durant son adolescence. Comme membre original des Washingtonians, et comme l’un des musiciens à être originalement venus avec Ellington à New York dès 1923, Whetsel a donc été l’un des tous premiers de ceux qu’on appelle les Ellingtoniens. S’il était par la suite rentré à Washington pour faire des études de médecine, le trompettiste allait revenir au sein de l’orchestre en 1928; pendant une dizaine d’années, il sera le trompettiste lyrique de l’orchestre, face aux jeux plus bruts de ses collègues Bubber Miley (co-compositeur et soliste original de la Black and Tan Fantasy) ou Cootie Williams. Remplacé par Wallace Jones en 1938, Whetsel est mort d’une tumeur au cerveau en 1940.
On pourrait dire que les tous premiers Ellingtoniens étaient en réalité les musiciens qui ont fait partie des orchestres que le jeune Eddie Ellington dirigeait et gérait à Washington juste après la fin de la Première Guerre Mondiale. L’histoire a conervé les noms des frères Miller par exemple (Bill, Felix et Brother Miller), mais aussi du batteur Lloyd Stewart et du banjoïste Philly White, bientôt rejoints par un saxophoniste débutant, ancien contrebassiste, Otto Hardwick, dit ‘Toby’. Parfois avec Whetsel, l’ensemble du Duke va rapidement se faire une bonne réputation dans la capitale américaine. Stewart sera bientôt remplacé par un batteur venu du New Jersey et qui se produisait alors dans la fosse du Howard Theatre, William Alexander ‘Sonny’ Greer (avec lui dans cet orchestre on retrouvait aussi nombre de musiciens portoricains, dont un certain Juan Tizol, tromboniste, que nous croiserons plus tard). Né en 1895, venu à Washington dès 1918, Greer faisait figure de vétéran; il faut dire qu’il avait déjà joué à New York à cette époque… Pour Ellington et ses comparses, les anecdotes du batteur sur la grande ville font vite impression, et lorsque Greer reçoit une offre du célèbre clarinettiste et vaudevillien Wilbur Sweatman pour y rejoindre son orchestre (en février 1923), il s’assure qu’Ellington et Hardwick puissent être à ses côtés.
Si ce premier séjour newyorkais ne devait pas être couronné
de succès, il permet à Ellington et à sa bande de se faire quelques contacts, notamment le pianiste Willie ‘The Lion’ Smith, qui
prend le jeune Duke sous son aile – leur relation deviendra une amitié durable
puisque lorsque le Duke est invité à la Maison Blanche par le président Nixon
pour son 70e anniversaire en 1969, le Lion
sera à ses côtés…
Rentrés à Washington après l’échec de leur engagement avec Sweatman, les Ellingtoniens montent un nouvel orchestre coopératif, dont le leader nominal sera cette fois le banjoïste Elmer Snowden. Avec Whetsel, Hardwick, Greer et Ellington, le quintette (qui prend le nom des Washingtonians) est bientôt invité à remplacer Fats Waller et ses musiciens pour accompagner des danseurs dans un spectacle ambulant. Mais lorsque le groupe arrive de nouveau à New York, l’engagement s’est volatilisé… Cette fois, le Duke décide de persister et ne rentre pas à Washington. De plus, après que Elmer Snowden eut été évincé du groupe à la suite d’un malentendu au sujet de la paye, c’est Ellington qui se retrouve à la tête de la formation. Grâce à la célèbre Ada ‘Bricktop’ Smith (dont le club parisien sera un haut lieu de la vie nocturne dans les années 1920 à 1950), le groupe est engagé au club Barron’s. C’est maintenant Fred Guy qui y tient le banjo. Né en Virginie en 1897, Guy avait grandi à New York; il restera un pilier de l’orchestre d’Ellington jusqu’en en 1949.
Le noyau original de l’orchestre d’Ellington est désormais en place, et celui-ci se retrouve bientôt en résidence au club Hollywood. L’endroit n’est pas nécessairement chic et la scène est plutôt minuscule, mais le club reçoit néanmoins quelques célébrités actuelles et en herbe, comme les frères Dorsey, Bing Crosby, Paul Whiteman ou encore une jeune Joan Crawford… Le groupe s’élargit tranquillement, ajoutant un tubiste en la personne de Henry ‘Bass’ Edwards, et le club, propriété de Barron Wilkins (personnage qui fréquentait les gangsters de la bande d’Owney Madden), change bientôt de nom pour devenir le Kentucky Club.
Entre temps, le Duke avait aussi développé un partenariat avec le parolier Jo Trent; les deux écriront par exemple quelques chansons pour la revue Chocolate Kiddies, dont j’ai déjà parlé ici dans ma vidéo sur le jazz soviétique. À travers leurs tribulations pour tenter de vendre leurs chansons dans le monde plutôt impitoyable des éditeurs de musique de Tin Pan Alley, le duo va notamment faire la rencontre d’Irving Mills, dont on connaît l’importance sur la carrière du Duke.
Elmer Snowden (banjo), Bubber Miley (trompette), Duke Ellington (piano).
Après le départ de Arthur Whetsel, Ellington va faire appel au trompettiste James ‘Bubber’ Miley. Né en 1903 en Caroline du Sud, Miley avait été fortement influencé par le style de King Oliver, entre autres par son usage des sourdines et ses inflexions bluesy. Cet influx d’une saveur plus néo-orléanaise sera crucial pour le développement du son de l’orchestre d’Ellington dans ces années de développement, comme le Duke lui-même devait le rappeler plus tard : « Notre groupe a changé de caractère quand Bubber Miley est arrivé. He used to growl all night long, playing gut-bucket on his horn. [Un jeu très brut] C’est là que nous avons décidé de laisser tomber la musique sweet ». On comprend que le trompettiste jouera un rôle central dans ce développement vers la sonorité jungle qui devient peu à peu l’identité de l’orchestre; mais alors que la formation accumule les engagements prestigieux à la fin des années 1920, Miley devient de moins en moins fiable, et si les Ellingtoniens en général avaient déjà acquis à cette époque une réputation de gros buveurs, l’alcoolisme du trompettiste va finir par lui jouer des tours… Il quittera l’orchestre en 1929, rejoignant Noble Sissle, mais sa santé s’étant fortement dégradée, il meurt en 1932, âgé de seulement 29 ans…
Miley ne sera pas le seul architecte de ce son qu’on appellera bientôt jungle; le tromboniste Charlie Irvis, lui aussi spécialiste des sourdines, y contribuera aussi, en tandem avec le trompettiste. Plusieurs années plus tard, dans Downbeat, Duke Ellington devait évoquer le rôle du tromboniste :
Personne n’a vraiment repris le style de Charlie Irvis… il avait une super sonorité, pleine, grasse dans les graves du trombone – mélodique, masculine, remplie d’une formidable autorité. Il y avait une espèce de sourdine qui se faisait alors pour le trombone pour donner à l’instrument une sonorité de saxophone, mais il avait échappé la sienne un soir et le foutu truc s’était brisé en un million de morceaux. Alors il a pris le plus gros des morceaux et a commencé à l’utiliser. C’est devenu son outil et c’était mieux que le machin original.
Le premier bloc d’enregistrements que je vous propose va s’attarder sur trois extraits qui illustrent un peu la naissance de cette sonorité jungle, par des solos de quatre des acteurs majeurs de la première période de l’orchestre, solos tous réalisés en-dehors du giron ellingtonien. D’abord écoutons Charlie Irvis avec le trompettiste Thomas Morris (les Ellingtonistes parmi vous reconnaîtront l’introduction de cette pièce qui s’apppelle Bull Blues). Par la suite, on entendra Bubber Miley et Otto Hardwick avec Eva Taylor et le Blue Five de Clarence Williams sur le classique I Found a New Baby. Enfin, un solo de Joe ‘Tricky Sam’ Nanton, qui remplacera bientôt Charlie Irvis chez Ellington; Nanton lui aussi avec Thomas Morris et le guitariste néo-orléanais Buddy Christian avec leur New Orleans Blue Five en 1926.
Charlie Irvis (trombone), inconnus (saxo ténor; piano; banjo). New York, mai 1923.
Bubber Miley (cornet),Jimmy Harrison ou Charlie Irvis (trombone),
Otto “Toby” Hardwick (saxo alto), Clarence Williams (piano),
poss. Leroy Harris (banjo), Cyrus St. Clair (tuba).
New York, v. 22 janvier 1926.
Bob Fuller (clarinette), Mike Jackson (piano), Buddy Christian (guitare). New York, 2 novembre 1926.
Nous avons commencé ce segment par une pièce des Past Jazz Masters du trompettiste Thomas Morris avec le tromboniste Charlie Irvis, qui jouait dans l’introduction de ce Bull Blues une mélodie que vous avez peut-être reconnue, puisqu’elle sera adaptée près de 20 ans plus tard par Duke Ellington, sous le titre What Am I Here For?
Né à New York en 1904, le tromboniste Joe Nanton avait remplacé Charlie Irvis chez Ellington en 1926. Poussant encore plus loin la technique de jeu avec les sourdines (particulièrement avec le plunger), Nanton restera pendant 20 ans au sein de l’orchestre, jusqu’à son décès soudain en 1946. C’est Otto Hardwick qui avait surnommé Nanton ‘Tricky Sam’, justement à cause de sa dextérité avec les sourdines. Son jeu très proche de la voix (on a parfois l’impression que c’est littéralement quelqu’un qui chante en faisant « ouah, ouannn ») deviendra un incontournable du style ellingtonien, et plusieurs de ses successeurs (dont Lawrence Brown, Booty Wood et Quentin Jackson notamment) durent apprendre à se servir des sourdines pour conserver à l’orchestre cette sonorité si caractéristique après la disparition prématurée de Nanton…
Parmi les membres des Washingtonians dans les premières années du Duke à New York, un autre souffleur exercera une influence durable sur ses camarades et sur ses successeurs, malgré son séjour plutôt bref auprès d’Ellington. Pendant son passage dans le groupe (3 mois en 1924), Sidney Bechet allait apporter une influence néo-orléanaise encore plus directe que celle de Bubber Miley, les deux développant une rivalité et une invention très stimulante lors de leurs échanges musicaux, comme le raconte Ellington lui-même :
À cette époque, [Bechet] était le type qui soufflait comme un gladiateur, et quand il soufflait c’était comme un défi pour celui qui allait le suivre, c’était toujours dans un esprit de bravade, tout le temps, et Bechet et Bubber Miley, ils étaient à fond là-dedans et les deux buvaient un peu, alors Bechet et Bubber faisaient grogner leurs instruments l’un contre l’autre pas mal, Bechet prenait le devant de la scène et jouait dix chorus et Bubber jouait ensuite dix chorus, et pendant que l’un jouait, l’autre restait derrière à boire un coup!
Bizarrement, Ellington insiste pour placer le séjour de Bechet avec l’orchestre (lors d’une saison de tournées en Nouvelle-Angleterre) en 1926, ce qui est peu probable quand on sait que Bechet avait quitté les USA pour l’Europe en septembre 1925 et qu’au printemps 1926 il se trouvait en URSS avec les Jazz Kings de Benny Peyton et Frank Withers! [Je vous renvoie de nouveau à ma vidéo sur ce sujet]
Si Sidney Bechet n’est pas demeuré assez longtemps avec les
Washingtonians pour enregistrer (un test aurait été réalisé pour Brunswick à la
fin de l’année 1924 mais il n’a jamais fait surface…), nous pouvons l’entendre
en 1925 dans ce solo avec la chanteuse Margaret Johnson, alors que son comparse
de chez Ellington, Bubber Miley, est à la trompette :
Who’ll Chop Your Suey (When I’m Gone)?; Margaret Johnson (chant) with Clarence Williams’ Blue Five:
James W. “Bubber” Miley (cornet), Aaron Thompson (trombone), Sidney Bechet (saxophone soprano),
Clarence Williams (piano), Buddy Christian (banjo). New York, 8 janvier 1925.
The Sheik of Araby; Sidney Bechet’s One Man Band
(clarinette, saxo soprano, saxo ténor, piano, contrebasse, batterie)
En re-recording.New York, 18 avril 1941.
The Sheik of Araby; Duke Ellington and his Famous Orchestra: Johnny Hodges (saxo soprano), Arthur Whetsel,
Cootie Williams, Freddy Jenkins (trompette), Joe Nanton, Juan Tizol (trombone), Barney Bigard (clarinette, saxo ténor),
Harry Carney (saxo baryton), Duke Ellington (piano), Fred Guy (banjo), Wellman Braud (contrebasse), Sonny Greer (batterie). New York, 16 mai 1932.
The Mooche; Sidney Bechet and his New Orleans Feetwarmers: Henry Goodwin (trompette),
Vic Dickenson (trombone), Sidney Bechet (saxo soprano, clarinette), Don Donaldson (piano),
Ernest Williamson (contrebasse),Manzie Johnson (batterie). New York, 14 octobre 1941.
C’était un segment Sidney Bechet; cette dernière pièce était l’une des compositions de Duke Ellington que Bechet a enregistrées au début des années 1940 (alors que les deux étaient sous contrat avec Victor), une version de The Mooche; à la même époque, il avait aussi gravé par exemple Mood Indigo et Stompy Jones. Juste avant, à titre de comparaison, deux extraits du Sheik of Araby, le premier où on pouvait entendre la routine de Bechet comme ligne de saxo ténor dans sa version de la pièce réalisée en re-recording (ou comme one-man band) en 1941; cet extrait était évidemment suivi du solo de Johnny Hodges au saxophone soprano sur la même pièce par l’orchestre d’Ellington en 1932. Le Duke et ses hommes ont souvent parlé de l’importance de Sidney Bechet (le Duke lui dédiant par exemple l’un des mouvements de sa New Orleans Suite en 1970), et Hodges a lui-même revendiqué son influence, sans surprise. Dans le livre de Stanley Dance, The World of Duke Ellington (traduit en français sous le titre Duke Ellington par lui-même et ses musiciens), Hodges raconte sa rencontre avec le bouillant saxophoniste :
Je l’ai rencontré à Boston, il y a des années et des années, quand j’avais treize ans […] J’avais pas mal de cran quand je suis allé dans les coulisses pour le voir, avec mon petit soprano courbé enveloppé sous mon bras, mais ma sœur le connaissait, et je me suis présenté.
Mais si Hodges devait bien représenter l’héritage de Sidney
Bechet au sein de l’orchestre (bien qu’il ait abandonné le saxophone soprano
dans les années 1940), il ne devait arriver auprès d’Ellington qu’en 1928.
Avant que Hodges et Barney Bigard (arrivé plus tôt la même année) ne
définissent la sonorité particulière de la section d’anches ellingtonienne,
c’était cependant un autre musicien, plutôt oublié aujourd’hui, qui avait
rempli ce rôle. Rudolph ‘Rudy’ Jackson, né en Indiana
en 1901, avait déjà travaillé avec King Oliver à Chicago, puis à New
York, avant de rejoindre Ellington de juin à décembre 1927. Ce passage, lui
aussi relativement bref, allait quand même lui permettre de participer au
répertoire ellingtonien; en effet, écoutons d’abord un obbligato qu’il a
enregistré avec la chanteuse de blues Sippie Wallace en 1925, une mélodie qui
sera adaptée deux ans plus tard par Ellington pour une pièce que vous
reconnaîtrez certainement…
Being Down Don’t Worry Me; Sippie Wallace (chant),
acc. par Rudolph (Rudy) Jackson (saxo soprano, clarinette), Hersal Thomas (piano).
New York, 20 août 1925.
Creole Love Call; Duke Ellington and his Orchestra: Rudy Jackson (clarinette), Adelaide Hall (chant);
Bubber Miley, Louis Metcalf (trompette), Joe Nanton (trombone), Otto Hardwick, Harry Carney (clarinette, saxo alto),
Duke Ellington (piano), Fred Guy (banjo), Wellman Braud (contrebasse), Sonny Greer (batterie).
Camden, NJ, 26 octobre 1927.
Creole Love Call, par l’orchestre de Duke Ellington en 1927, avec le clarinettiste et saxophoniste Rudy Jackson, qui, comme nous l’avons entendu dans le premier extrait, semble bien à l’origine de cette mélodie.
Celle qui fournissait le contre-chant à la mélodie de Jackson sur cette version originale de Creole Love Call était la chanteuse Adelaide Hall. Née à Brooklyn en 1901, cette dernière n’a jamais été originalement membre de l’orchestre d’Ellington mais les deux apparaissaient à la même affiche du Lafayette Theatre à Harlem lorsque le Duke introduisit Creole Love Call. Hall raconte dans le documentaire A Duke Named Ellington (1988) comment elle en est venue à participer à la fameuse pièce :
J’étais debout dans les coulisses et il a commencé à jouer ces belles pièces. Quand ça a été le tour de Creole Love Call – la mélodie – j’ai dit : « Oh c’est si beau, n’est-ce pas? » et j’ai commencé à fredonner une contre-mélodie, et il a dit : « Adelaide, c’est ce que je cherchais! C’est tout juste ce que je veux pour le disque ». J’ai dit : « Quoi? » Il a dit : « Ce que tu viens de faire là, ce que tu fredonnais. » J’ai dit : « Je ne saurais pas comment refaire ça. » Il a dit : « Mais si tu peux. Essaie. » Il a dit : « Je vais recommencer au refrain, vois si tu peux. » J’ai dit : « Je vais essayer. » Et avec ça il est retourné devant l’orchestre et a recommencé, et j’ai commencé à fredonner; et à la fin du refrain il a dit : « C’est ce que nous allons faire quand nous allons enregistrer dans quelques jours. » J’ai dit : « Je ne sais pas si je pourrai, Duke, parce que je n’ai aucune idée de ce que je fais! » Il a dit : « Fais-moi confiance! » Et c’est comme ça qu’on a fait.
Bien qu’Adelaide Hall n’ait pas été la chanteuse régulière de l’orchestre d’Ellington, ses versions de Creole Love Call et de Blues I Love to Sing lui sont restées associées. On peut l’écouter ici chanter une autre pièce du répertoire ellingtonien, Drop Me Off in Harlem, avec le Mills Blue Rhythm Band, en 1933 :
Drop Me Off in Harlem; Adelaide Hall (chant) avec Lucky Millinder (dir.) et le Mills Blue Rhythm Band:
Shelton Hemphill, Wardell Jones, Ed Anderson, George Washington, Henry Hicks (trombone),
Gene Mikell (clarinette, saxos soprano, alto et baryton), Crawford Wethington (clarinette, saxos alto et baryton),
Joe Garland (clarinette, saxos ténor et baryton), Edgar Hayes (piano), Benny James (banjo, guitare),
Hayes Alvis (contrebasse), O’Neil Spencer (batterie). New York, 4 décembre 1933.
C’était Adelaide Hall avec le Mills Blue Rhythm Band dirigé par Lucky Millinder, dans Drop Me Off in Harlem. Cet orchestre, géré par Irving Mills, était, d’une certaine façon, lié à celui d’Ellington puisqu’il remplaçait ce dernier ou encore celui de Cab Calloway au Cotton Club lorsqu’ils étaient en tournée ou avaient d’autres engagements. L’arrivée d’Ellington au Cotton Club d’ailleurs, à partir de décembre 1927, va terminer de métamorphoser son orchestre : depuis le quintette des Washingtonians débarqué à New York près de 4 ans auparavant, la formation avait doublé de personnel, la dernière addition en date étant le trompettiste Louis Metcalf. Avec l’addition de Harry Carney, puis le remplacement de Rudy Jackson par Barney Bigard au tout début de 1928, le Duke va acquérir une palette de plus en plus riche pour accompagner les spectacles colorés et exotiques du chic cabaret de Harlem.
Avant de continuer avec les grands solistes ellingtoniens, j’aimerais attirer l’attention sur deux musiciens dont l’importance me semble souvent négligée quand on parle du succès de l’orchestre d’Ellington dans les années 1920 et 30. D’abord, le contrebassiste Wellman Braud doit être reconnu comme l’un des grands contrebassistes de son époque, imposant l’instrument à un moment où de nombreux orchestres utilisaient encore le tuba. En effet, avec le vétéran Bill Johnson et son collègue de l’orchestre de Luis Russell, Pops Foster, Braud est certainement l’un des plus importants contrebassistes du jazz enregistré dans les années 1920. Notons au passage que Johnson, Braud et Foster étaient tous trois de la Nouvelle-Orléans, où les orchestres de jazz primitifs utilisaient déjà la guitare et la contrebasse plutôt que le banjo et le tuba comme ailleurs au pays.
Écoutons deux pièces où la contrebasse de Wellman Braud est
bien mise en évidence, d’abord Hot and Bothered de 1928, où on peut
aussi entendre la chanteuse Baby Cox et le guitariste Lonnie Johnson; puis,
dans Jungle Jamboree, j’attirerai aussi votre attention sur la partie de
banjo.
Hot and Bothered; Duke Ellington and his Orchestra: Arthur Whetsel, Bubber Miley (trompette),
Joe Nanton (trombone), Barney Bigard (clarinette, saxo ténor), Johnny Hodges (clarinette, saxos soprano et alto),
Harry Carney (clarinette, saxos alto et baryton), Duke Ellington (piano), Lonnie Johnson (guitare),
Fred Guy (banjo), Wellman Braud (contrebasse), Sonny Greer (batterie),
Baby Cox (chant). New York, 1er octobre 1928.
Barney Bigard (clarinette, saxo ténor), Duke Ellington (piano), Fred Guy (banjo),
Wellman Braud (contrebasse), Sonny Greer (batterie). New York, 2 août 1929.
C’était une pièce de 1929 intitulée Jungle Jamboree, par une petite formation tirée de l’orchestre de Duke Ellington. On pouvait y entendre Tricky Sam Nanton au trombone, Barney Bigard à la clarinette, Arthur Whetsel à la trompette, mais c’est aussi une pièce où on entendait particulièrement bien la section rythmique, avec Fred Guy au banjo et Wellman Braud à la contrebasse. Ces deux fidèles d’Ellington passeront respectivement 25 (!) et 7 ans chez le Duke.
Je ne vais pas refaire ici l’historique complet de l’orchestre puisque ce n’est pas exactement mon but ce soir. Si l’histoire ellingtonienne vous intéresse, je vous conseille de lire soit l’ouvrage de John Edward Hasse, Beyond Category : The Life and Genius of Duke Ellington ou celui de Stuart Nicholson, A Portrait of Duke Ellington : Reminiscing in Tempo. Les deux livres se recoupent largement mais diffèrent dans leur présentation, celui de Hasse prenant une forme biographique plus classique alors que celui de Nicholson repose plutôt sur une suite de citations. C’est surtout ce deuxième ouvrage dont je me suis servi pour le stream de ce soir; je vous parlerai d’autres livres essentiels sur le Duke et son monde plus loin.
C’est au début des années 1930 que l’orchestre de Duke Ellington atteint sa forme classique. Examinons son personnel vers 1932, au moment où celle-ci se fixe. Nous pouvons constater la diversité des styles des musiciens en examinant les trois sections principales (mettons de côté la section rythmique pour le moment). D’abord, quatre joueurs d’anches : Barney Bigard, principalement à la clarinette mais aussi au saxo ténor (la plupart du temps dans les ensembles), assure la continuité néo-orléanaise avec une sonorité boisée et des inflexions bluesy. À l’alto et parfois au soprano, Johnny Hodges est sans conteste la vedette de l’orchestre – derrière son air stoïque, c’est en réalité un grand romantique dont la sonorité sert les mélodies lyriques du Duke (et plus tard de Billy Strayhorn) comme I Let a Song Go Out of My Heart, A Gypsy Without a Song, Warm Valley, Day Dream, Passion Flower ou After All. Venu de Boston comme Hodges, Harry Carney est surtout connu comme l’assise de l’orchestre, avec une sonorité de saxo baryton d’une largesse jamais égalée; ayant rejoint Ellington à 17 ans seulement, Carney restera le fidèle parmi les fidèles : n’ayant que rarement enregistré sous son nom, il est devenu plus tard le chauffeur attitré du Duke, à qui il ne survivra que de quelques mois. De même, ayant quitté les cohortes ellingtoniennes en 1928, Otto Hardwick rentre au bercail à la fin de l’année 1932; il reprend ainsi son rôle de premier alto, contrebalançant ses rares interventions en solo par une constance qui servira Ellington jusqu’à la retraite du saxophoniste en 1946.
Aussi différents entre eux que les saxophonistes, les trombonistes ellingtoniens des années 1930 forment aussi une section dont les styles apparemment disparates convergent pour constituer en définitive une sonorité unique et suprenamment homogène. Vétéran de la section, Tricky Sam Nanton représente le lien direct avec le style jungle de l’époque du Cotton Club, avec son jeu de sourdines inimitable. Nouveau venu directement de la Côte Ouest (où il avait officié dans les orchestres de Paul Howard et de Louis Armstrong par exemple), Lawrence Brown est alors le « moderniste », disposant d’une impressionnante technique qui lui permet de se rapprocher du phrasé d’un saxophoniste, comme il le démontre assez rapidement dans des disques comme The Sheik of Araby ou Ducky Wucky. Finalement, Juan Tizol (que le Duke avait rencontré à Washington dès 1920 mais qui rejoindra l’orchestre en 1929) avait apporté une couleur latine à l’ensemble, notamment en fournissant des pièces comme Caravan, Pyramid ou Perdido. Mais Tizol, s’il n’est pas vraiment un improvisateur, peut quand même (par son usage du trombone à pistons, plus maniable que le trombone à coulisse) apporter un phrasé très fluide à la section de trombones.
Finalement, examinons la section de trompettes. Venu du Sud, Cootie Williams avait remplacé Bubber Miley en 1929 et avait vite adapté son style pour y incorporer les sourdines, spécialité de son prédécesseur. Devenu une vedette avec Echoes of Harlem puis Concerto for Cootie, Williams rejoindra Benny Goodman en 1941 avant de fonder son propre orchestre et devenir une figure du rhythm & blues avec des séjours au Savoy et à l’Apollo dans les années 1950. Pour sa part, Arthur Whetsel, ayant complété ses études, était revenu au sein de l’orchestre d’Ellington au printemps 1928; c’était le spécialiste du jeu lyrique, ayant par exemple marqué le répertoire ellingtonien avec son interprétation de la mélodie de Black Beauty, enregistré la même année. Le troisième membre de la section, Freddie Jenkins, était le showman de l’orchestre. Arrivé à l’automne 1928, c’était un styliste flamboyant, connu pour ses imitations de Louis Armstrong; mais Jenkins souffrait de problèmes pulmonaires et dut abandonner l’orchestre en 1935, avant de revenir brièvement en 1937-38 pour définitivement abandonner la musique par la suite; devenu shérif adjoint à Fort Worth (Texas), il est mort en 1978.
Écoutons une rare pièce réalisée par
Freddie Jenkins comme leader, durant la période intermédiaire entre ses
deux passages chez Ellington, en 1935. On remarquera aussi ce qu’il devait à
Louis Armstrong…
Lovely Liza Lee; Freddy Jenkins’ Harlem Seven: Freddy Jenkins, inconnu (trompette), Albert Nicholas (clarinette),
Joe Turner (piano), Bernard Addison (guitare), Joe Watts (contrebasse), Adrian Rollini (batterie). New York, 26 août 1935.
Panama; Louis Bacon and his Orchestra: Louis Bacon (trompette),
Eddie Brunner, Albert Ferreri (clarinette, saxo ténor), Freddy Johnson (piano),
Roger Chaput (guitare), Wilson Myers (contrebasse), Tommy Benford (batterie).
Paris, 30 juin 1939.
Après le Harlem Seven de Freddie Jenkins avec Lovely Liza Lee, c’était un autre trompettiste qui fut brièvement un Ellingtonien en 1933-34, Louis Bacon, avec son orchestre à Paris en 1939, une version de ce classique du répertoire néo-orléanais, Panama.
Deux éléments font de l’année 1936 une année charnière dans la carrière d’Ellington et de ses musiciens. D’abord, une série de quatre pièces en forme de concertos, bâties autour des styles respectifs de quatre des solistes de l’orchestre : enregistrées en février et en juillet de cette année, ce sont Clarinet Lament (pour Barney Bigard), Echoes of Harlem (pour Cootie Williams), Trumpet in Spades (pour Rex Stewart) et Yearning for Love (pour Lawrence Brown). On a souvent dit qu’Ellington écrivait non pas pour des instruments mais spécifiquement pour des musiciens, et ces quatre pièces en sont de bons exemples, tout comme le seront des compositions ultérieures comme Boy Meets Horn (pour Stewart, en 1938), Concerto for Cootie (pour Williams, en 1940), Golden Cress (pour Brown, en 1946), Golden Feather (pour Harry Carney, en 1946) ou encore Air Conditioned Jungle (pour Jimmy Hamilton, en 1947).
Le deuxième évènement important de l’année 1936 pour les Ellingtoniens nous intéresse d’un peu plus près : c’est l’inauguration d’une série d’enregistrements en petites formations tirées de l’orchestre et mises chacune sous le nom de l’un de ses solistes importants. C’est une idée de l’imprésario du Duke, Irving Mills, qui permet à cette série de prendre son envol. Créé comme un sous-label de Brunswick (compagnie qui produisait alors les disques de l’orchestre du Duke), le label Variety n’existera guère plus d’un an, mais il devait répondre à une demande grandissante d’un marché naissant à cette époque : celui des juke-boxes. Afin de fournir des disques à prix plus modestes, plusieurs compagnies inaugurent alors des sous-labels, le plus célèbre étant probablement celui de Victor, appelé Bluebird. Dans le cas de Brunswick et Variety, c’est la journaliste d’origine canadienne Helen Oakley (qui sera plus tard la compagne de Stanley Dance) qui sera responsable de la production. La recette est assez simple : on utilise des membres de l’orchestre en formation réduite (6, 7, 8 ou 9 musiciens plutôt que la cohorte habituelle de 15 ou 16) et on leur donne le nom de l’une des principales vedettes : Rex Stewart and his Fifty-Second Street Stompers, Barney Bigard and his Jazzopators, Cootie Williams and his Rug Cutters ou tout simplement Johnny Hodges and his Orchestra… La pratique sera plutôt profitable et inaugure une tradition qui durera pendant plusieurs décennies, celle des sessions réunissant des Ellingtoniens en petite formation, en dehors des engagements plus formels de l’orchestre, d’abord pour des disques chez Vocalion et Okeh, puis, au début des années 1940, chez Bluebird.
Afin d’illustrer cette véritable naissance du concept
d’Ellingtonia, je vous propose deux pièces, tout d’abord la version originale
de cette composition de Juan Tizol, Caravan, par les Jazzopators de
Barney Bigard en 1936. Ensuite, j’ai trouvé un rare extrait de la répétition de
1938 pour une version de Echoes of Harlem par Cootie Williams and his
Rug Cutters. Remarquez la manière dont le Duke fait comprendre la superposition
du thème par rapport au motif rythmique joué par Sonny Greer; suivant cet
extrait on entendra la version publiée pour que vous puissiez comparer.
Caravan; Barney Bigard and his Jazzopators: Barney Bigard (clarinette), Cootie Williams (trompette),
Juan Tizol (trombone à pistons), Harry Carney (saxo baryton), Duke Ellington (piano),
Billy Taylor (contrebasse), Sonny Greer (batterie). Los Angeles, 19 décembre 1936.
Cootie Williams (trompette), Joe Nanton (trombone), Barney Bigard (clarinette, saxo ténor),
Johnny Hodges (saxo alto), Harry Carney (saxo baryton), Duke Ellington (piano),
Fred Guy (guitare), Billy Taylor (contrebasse), Sonny Greer (batterie).
New York, 19 janvier 1938.
C’étaient deux exemples des petits groupes tirés de l’orchestre de Duke Ellington en 1936 et 1938; d’abord Caravan par les Jazzopators du clarinettiste Barney Bigard avec Juan Tizol au trombone, Cootie Williams à la trompette et Harry Carney au saxo baryton. Ensuite, un extrait d’une répétition où on entendait bien Sonny Greer à la batterie alors que le Duke expliquait à ses hommes la suite des choses; et finalement, la version publiée de Echoes of Harlem enregistrée en janvier 1938 par les Rug Cutters de Cootie Williams, avec le saxo alto de Johnny Hodges qui menait la formation pour le thème secondaire.
Ces premières sessions en petits groupes, mettant de l’avant
les noms de certains des solistes de l’orchestre, seront un prélude à une plus
grande flexibilité quant à leurs apparitions à l’extérieur de la cohorte
ellingtonienne. Pour le prochain segment, j’ai eu envie de vous présenter
quelques pièces des années 1930 où on pouvait entendre des Ellingtoniens dans
des contextes externes : vous entendrez d’abord Cootie
Williams, Johnny Hodges et Harry Carney en 1937 avec Billie Holiday et
un petit groupe dirigé par Teddy Wilson dans Moanin’ Low. Ensuite,
Williams, Hodges, Sonny Greer et le contrebassiste Billy Taylor participent à
une version de Ring Dem Bells avec Lionel Hampton en 1938.
Moanin' Low; Billie Holiday (chant) av. Teddy Wilson & his Orchestra:
Cootie Williams (trompette), Johnny Hodges (saxo alto), Harry Carney (clarinette, saxo baryton),
Teddy Wilson (piano), Allan Reuss (guitare), John Kirby (contrebasse), Cozy Cole (batterie).
New York, 31 mars 1937.
Ring Dem Bells; Lionel Hampton and his Orchestra: Cootie Williams (trompette), Johnny Hodges (saxo alto),
Edgar Sampson (saxo baryton, arrangeur), Lionel Hampton (vibraphone, chant), Jess Stacy (piano),
Allan Reuss (guitare), Billy Taylor (contrebasse), Sonny Greer (batterie). New York, 18 janvier 1938.
Une session dirigée par Lionel Hampton en 1938, tirée du corpus d’enregistrements en petites formations que le vibraphoniste a réalisées pour Victor entre 1937 et 1941 avec certains des plus illustres solistes de cette époque. Sur cette reprise du Ring Dem Bells originalement créé par Duke Ellington en 1930, on retrouvait auprès d’Hampton (au vibraphone et qui chantait), Johnny Hodges à l’alto, Cootie Williams à la trompette, Sonny Greer à la batterie et Edgar Sampson au baryton.
On retrouve Williams et Hodges avec Harry Carney, toujours
en cette année 1938, comme invités de Benny Goodman lors de son fameux concert
à Carnegie Hall. Écoutons une pièce qui avait été créée l’année précédente pour
une session de Williams avec ses Rug Cutters, intitulée Blue Reverie.
Blue Reverie; Benny Goodman Combo: Cootie Williams (trompette), Vernon Brown (trombone),
Benny Goodman (clarinette), Johnny Hodges (saxo soprano), Harry Carney (saxo baryton), Jess Stacy (piano),
Allan Reuss (guitare), Harry Goodman (contrebasse), Gene Krupa (batterie).
Carnegie Hall, New York, 16 janvier 1938.
Low Cotton; Rex Stewart and his Feetwarmers: Rex Stewart (cornet), Barney Bigard (clarinette),
Django Reinhardt (guitare), Billy Taylor (contrebasse). Paris, 5 avril 1939.
Après la tournée de 1939 pendant laquelle cette pièce fut enregistrée, le Duke devait se séparer de celui qui l’avait aidé à construire sa carrière dans les 12 dernières années, Irving Mills. Mills a parfois été jugé sévèrement pour ses pratiques souvent douteuses (mais, il faut le dire, largement répandues à cette époque) de s’approprier une partie des droits d’auteur des pièces de ses vedettes en ajoutant son nom aux crédits de composition. Mais Mills avait réellement consacré toutes ses ressources à la construction du « mythe Ellington », qui perdurera à la relation entre les deux hommes.
Désormais représenté par l’agence William Morris, Duke Ellington signe un nouveau contrat avec le label Victor. Cette émancipation de Mills va accentuer un virage pour le Duke et son orchestre, virage qui avait déjà été amorcé en 1939 par deux rencontres qui seront capitales. D’abord, ce sera celle d’un jeune pianiste et compositeur entendu à Pittsburgh, qui va tant impressionner le Duke qu’il va l’installer dans son propre appartement à Harlem dès janvier 1939. La sœur d’Ellington, Ruth, raconte comment elle a trouvé ce jeune homme un soir en rentrant au salon : « Il y avait cette petite chose assise sur une chaise et je crois qu’Edward (Duke Ellington) a dit, ‘Voici Billy Strayhorn, il va habiter avec nous’ (…) Il a toujours été comme un membre de la famille, dès le moment où il est arrivé. » On a souligné les contrastes entre les deux hommes : le Duke était extraverti, présentant une figure très publique, et était notoirement ce qu’on appelait alors de manière un peu euphémique « un homme à femmes »; Strayhorn, lui, était plutôt diminutif (on le surnommait « Swee’ Pea », en référence au personnage du bébé dans Popeye), plutôt introverti, se présentait rarement en public, et était ouvertement homosexuel (fait assez rare à cette époque, d’autant plus pour un homme afro-américain). Pourtant, pendant près de 30 ans, les deux deviendront indissociables, à tel point que certains même parmi les plus aguerris des critiques de jazz seront incapables de départager le travail de l’un de celui de l’autre (heureusement, les travaux de David Hajdu – biographe de Strayhorn – et de Walter van de Leeur, musicologue, ont depuis démystifié cette relation vue comme presque symbiotique). Nous reviendrons à Billy Strayhorn plus loin, mais il faut bien dire qu’il deviendra rapidement pour Ellington ce que ce dernier devait décrire comme (je cite) « mon bras droit, mon bras gauche, tous les yeux derrière ma tête, mes ondes cérébrales dans sa tête, et les siennes dans la mienne ». Bref, Strayhorn participe de près à la construction de cette Ellingtonia qui nous intéresse ce soir, autant en écrivant seul des thèmes qui resteront associés à l’orchestre du Duke (on pense évidemment à Take the ‘A’ Train, qui deviendra son thème, mais aussi à Chelsea Bridge, à Passion Flower, à A Flower is a Lovesome Thing), mais aussi à tous ceux composés en collaboration avec le Duke, jusqu’à la mort de Strayhorn en 1967.
La deuxième rencontre importante de l’année 1939 sera celle d’un jeune prodige contrebassiste du Tennessee alors installé à Saint-Louis, Missouri, Jimmy Blanton. À une époque où la contrebasse était avant tout un instrument d’accompagnement (rappelons qu’elle n’avait supplanté le tuba que quelques années auparavant dans la plupart des orchestres), et où son exhibition n’était souvent qu’un numéro hérité du music-hall (on pense à Bob Haggart et Big Noise from Winnetka ou encore à Milt Hinton avec son Pluckin’ the Bass avec Cab Calloway, nonobstant la grande qualité de ces deux instrumentistes très distingués), à cette époque donc, Blanton apporte un souffle nouveau, comparable peut-être à celui apporté par Charlie Christian à la guitare électrique à la même époque. En d’autres termes, Blanton sera celui qui, malgré sa vie tragiquement brève, va véritablement amorcer l’émancipation de son instrument, émancipation qui se poursuivra avec ses héritiers directs qu’ont été Oscar Pettiford, Ray Brown et Charles Mingus. À eux quatre, ceux-là forment bien le socle de la contrebasse moderne en jazz.
Mais pour que l’orchestre d’Ellington atteigne de nouveau la première place au sein des big bands de l’ère du Swing, il lui manquait encore un élément indispensable, un instrument qui n’avait jusqu’alors pas occupé une grande place dans l’univers ellingtonien : le saxo ténor. Depuis que Coleman Hawkins avait développé son style soliste chez Fletcher Henderson à la fin des années 1920, le ténor était devenu l’instrument symbolique du jazz par excellence, et la majorité des orchestres de cette époque ont un ténor soliste emblématique, qu’on pense à Lester Young chez Count Basie, à Chu Berry chez Cab Calloway ou à Dick Wilson chez Andy Kirk par exemple. Chez Ellington, si Barney Bigard sait manier l’instrument, on ne peut pas dire qu’il en est un grand soliste, préférant la clarinette. Dans les années 1930, Duke avait parfois fait appel à un jeune disciple de Coleman Hawkins venu du Midwest, et qui était passé chez Bennie Moten, Benny Carter, Cab Calloway et Teddy Wilson, un certain Ben Webster. Mais comme Webster appartenait alors à l’orchestre de Cab Calloway (lui aussi géré par le puissant Irving Mills), le Duke ne peut pas se permettre d’engager le bouillant jeune homme, qui lui ne demanderait pas mieux que de partager son pupitre avec Johnny Hodges et Harry Carney… Le contrebassiste de Calloway, Milt Hinton, raconte : « [Ben] avait toujours voulu jouer avec Duke. Mais il n’y avait pas moyen. Il avait affirmé son désir de rejoindre l’orchestre, mais Duke étant un homme très adroit, il avait répondu à Ben : ‘J’adorerais t’avoir dans l’orchestre, mais l’orchestre de Cab est mon orchestre frère, et je ne peux lui prendre personne, tu comprends? Mais si un jour tu te retrouvais sans travail, alors je pourrais t’en offrir’. Ça a fait se déclencher une réaction chimique chez Ben, et il a commencé à économiser ses payes. Après six mois […] Ben a remis sa démission à Cab. Il l’a fait savoir à tout le monde et bientôt c’est venu aux oreilles du Duke : ‘Eh bien, je suis sans travail’. Et Duke l’a engagé. »
Ben Webster va apporter à l’orchestre d’Ellington une voix qui lui manquait. Si Webster était à la base un disciple de Coleman Hawkins, il s’en distinguait déjà par une certaine véhémence (qui explique peut-être l’un de ses surnoms, The Brute). Là où Hawkins surplombait souvent l’orchestre (chez Fletcher Henderson par exemple), Webster se montre plus combatif et semble parfois mordre littéralement dans ses phrases – un trait peut-être hérité des féroces duels qui avaient été son quotidien à Kansas City dans les premières années 1930. Mais Webster sait aussi être tendre sur les ballades. Ces deux aspects de son jeu sont illustrés par deux de ses plus célèbres interventions de l’époque sur disque avec le Duke, deux pièces qui lui resteront associées pour le restant de sa carrière : d’une part le swinguant Cottontail et d’autre part le très beau Chelsea Bridge de Billy Strayhorn.
Avec Strayhorn, Blanton et Webster,
l’orchestre du Duke allait rentrer dans une période qui est généralement
considérée comme sa plus faste. Je ne vais pas m’attarder ici sur les
classiques des années 1940 à 1942, qui ont été souvent analysés, commentés,
réédités et célébrés. J’ai plutôt choisi deux raretés pour illustrer cette
époque : d’abord une pièce mettant en vedette
Jimmy Blanton, Jive Rhapsody, qui était parfois jouée en concert
mais qui ne fut jamais enregistrée sur disque. Quant à Ben Webster, nous
l’entendrons au saxo ténor plus tard mais le deuxième extrait que j’ai choisi
nous le fait entendre à la clarinette, avec un autre nouveau venu dont je vous
parle dans un instant…
Jive Rhapsody; Duke Ellington (piano), Fred Guy (guitare), Jimmy Blanton (contrebasse), Sonny Greer (batterie).
Culver City, CA, 16 février 1941.
The Sheik of Araby; Ray Nance (violon), Ben Webster (clarinette), presque certainement Fred Guy (guitare),
Jimmy Blanton (contrebasse), Sonny Greer (batterie). Los Angeles, été ou automne 1941.
Un sympathique jam qui date de 1941 entre Ray Nance au violon, Ben Webster à la clarinette, Jimmy Blanton à la contrebasse, Sonny Greer à la batterie et un guitariste non identifié qui est très probablement le fidèle Fred Guy.
On l’a entendu au violon mais Ray Nance était aussi trompettiste, chanteur et surtout ce qu’on appelle aux USA un entertainer, qui savait capter l’attention du public, un peu à la manière de Freddy Jenkins dans la cohorte ellingtonienne d’avant-guerre. Venu des orchestres de Earl Hines, puis de Horace Henderson, Nance avait été engagé par le Duke à la fin de 1940 pour remplacer Cootie Williams, qui avait pour sa part rejoint le sextette de Benny Goodman. Nance allait demeurer dans l’orchestre de façon presqu’ininterrompue jusqu’en 1963, nous y reviendrons plus tard.
La pratique des sessions en petites formations tirées de l’orchestre va se poursuivre pendant quelques années de façon soutenue, mais maintenant qu’Ellington est sous contrat avec Victor, elles seront publiées par le label budget maison, Bluebird. En plus d’une fameuse session en duo avec Jimmy Blanton et de quelques solos, on comptera des titres sous les noms de Johnny Hodges, Rex Stewart et Barney Bigard, tous enregistrés en 1940-41. Écoutons deux extraits de ces sessions, le premier avec Hodges au saxo soprano pour l’une des toutes dernières fois de sa carrière, et le deuxième avec Rex Stewart et ses fabuleux effets presqu’avant-gardistes!
That's the Blues, Old Man; Johnny Hodges and his Orchestra: Cootie Williams (trompette),
Lawrence Brown (trombone), Johnny Hodges (saxo soprano), Harry Carney (saxo baryton),
Duke Ellington (piano), Jimmy Blanton (contrebasse), Sonny Greer (batterie).
Chicago, 2 novembre 1940.
Menelik, the Lion of Judah; Rex Stewart and his Orchestra: Rex Stewart (trompette), Lawrence Brown (trombone),
Ben Webster (saxo ténor), Harry Carney (saxos alto et baryton), Duke Ellington (piano),
Cette performance assez remarquable de Rex Stewart anticipait presque Bill Dixon, avec une imitation du lion, référence à l’empereur d’Éthiopie Menelik, dont l’un des titres était « Lion Conquérant de la Tribu de Juda », une image qui sera reprise par le mouvement rastafarien entre autres. Auparavant, on a entendu Johnny Hodges au saxo soprano, avec notamment Cootie Williams dans l’une de ses dernières apparitions ellingtoniennes, du moins jusqu’aux années 1960…
Je vous propose
maintenant un petit intermède filmé, avec un soundie, un court métrage
musical qui date de 1942. Dans une petite mise en scène voulant simuler une jam
session, on y voit le Duke entouré de certains de ses solistes les plus
célèbres; vous verrez d’ailleurs leurs noms défiler à l’écran!
Joe ‘Tricky Sam’ Nanton (trombone), Barney Bigard (clarinette), Ben Webster (saxo ténor),
Duke Ellington (piano), Junior Raglin (contrebasse), Sonny Greer (batterie). 1942
Perdido; Ben Webster Quartet: Ben Webster (saxo ténor), Marlowe Morris (piano),
John Simmons (contrebasse), Sidney Catlett (batterie). New York, 18 mars 1944.
C’était Ben Webster avec une version de 1944 de Perdido, cette fameuse composition de Juan Tizol qui avait fait son entrée au répertoire ellingtonien deux ans plus tôt. Il est remarquable de constater que si le séjour initial de Webster dans l’orchestre du Duke fut finalement d’assez courte durée (à peine 3 ans, plus un bref retour de quelques mois en 1948-49), son style allait marquer assez durablement l’orchestre pour que tous les autres ténors qui lui succéderont doivent s’y référer d’une certaine manière, comme le raconte par exemple son plus célèbre successeur, Paul Gonsalves : « [Ellington] m’a demandé de jouer quelques engagements avec l’orchestre. Secrètement, je me suis dit : ‘J’ai eu cette job juste parce que je connais tous les solos de Ben Webster à partir des disques.’ La première chose que Duke a joué c’était C Jam Blues, puis Settin’ and a-Rockin’. Alors je lui ai demandé s’il jouait toujours Chelsea Bridge, et alors que je jouais mon solo je l’ai entendu dire à Quentin Jackson : ‘Eh, ce fils de pute sonne exactement comme Ben!’ Et c’est comme ça que j’ai eu la job ». [C’est évidemment une traduction approximative, aucun manque de respect aux t.d.s. ici...]
Si la période 1940-42 est souvent vue comme un sommet dans la carrière de Duke Ellington, c’est que ces deux années ont représenté une exceptionnelle convergence de plusieurs facteurs : la bouffée d’air frais apportée par Strayhorn, Blanton et Webster y est pour beaucoup, mais la qualité des œuvres produites par le Duke dans ces années-là est également à considérer (on pense à des partitions comme Ko-Ko ou Concerto for Cootie par exemple). Mais dès 1941, quelques évènements vont bouleverser l’univers ellingtonien. D’abord ce sera le boycott de l’ASCAP (American Society of Composers, Authors and Publishers), la grande organisation de gestion des droits d’auteur, par les radios de la NBC et de CBS : pour résumer, ce conflit entre l’agence de perception des droits d’auteur et les principales radios américaines va mener à un boycott complet des pièces dont les droits étaient détenus par l’ASCAP sur les ondes. En conséquence, les orchestres devront renouveler d’un coup la presque totalité de leur répertoire. Ellington étant évidemment enregistré à l’ASCAP, il ne peut alors utiliser ses propres compositions pour les diffusions radio. Avec l’apparition d’une agence concurrente, BMI (Broadcast Music, Inc.), Ellington y fait enregistrer Billy Strayhorn et son propre fils, Mercer Ellington; ce seront ces deux-là à qui le Duke confiera la mission de renouveler entièrement le book, le répertoire de l’orchestre.
Ce bouleversement sera plutôt salutaire, puisqu’il permettra l’addition de plusieurs pièces remarquables au répertoire ellingtonien; on pense par exemple à Jumpin’ Punkins, Blue Serge ou Moon Mist (sous le nom de Mercer) ou à After All, Raincheck, Johnny Come Lately ou encore le nouveau thème de l’orchestre, l’increvable Take the ‘A’ Train (ces dernières de la plume de Billy Strayhorn, évidemment).
L’attaque japonaise sur Pearl Harbor le 7 décembre 1941 et l’entrée des États-Unis en guerre est un autre tournant évident, mais pour le Duke cette période marque aussi la perte de Jimmy Blanton; ce dernier avait montré des symptômes de la tuberculose dès l’été 1941, et en novembre il dut quitter l’orchestre pour le sanatorium, remplacé par Alvin ‘Junior’ Raglin. Blanton a finalement succombé à la maladie en juillet 1942, âgé de seulement 23 ans…
Si l’orchestre du Duke semble avoir été généralement épargné par l’appel sous les drapeaux, la disparition de Blanton puis le départ de Barney Bigard et de Ivie Anderson, en plus du conflit entre l’American Federation of Musicians (AFM) et les grandes compagnies de disques, seront autant de coups durs. La grève décidée par le syndicat des musiciens allait maintenir les orchestres hors des studios pendant plus de 2 ans. Ellington put quand même enregistrer plusieurs V-Discs (disques réservés aux soldats américains), et même inaugurer une série annuelle de concerts au prestigieux Carnegie Hall, innovant avec une œuvre de dimensions jusqu’alors inédites pour un compositeur venu du « jazz », la suite Black, Brown and Beige, de plus de 45 minutes.
Cependant, la fameuse grève de l’AFM allait entraîner une conséquence imprévue : l’apparition de plusieurs petites compagnies de disques indépendantes. Puisque le conflit était avant tout avec ce qu’on appellerait aujourd’hui les majors (on pense bien sûr à Victor et à Columbia), les petits labels en étaient a priori exclus. Soudainement, une pléthore de petites étiquettes chercheront des musiciens à enregistrer; les prochains extraits sont par exemple tirés des catalogues de Keynote, Capitol et H.R.S. (Hot Record Society), trois labels fondés au début des années 1940.
Commençons avec le Big Eight de l’ancien contrebassiste du Duke, Billy Taylor, où on retrouve notamment Johnny Hodges et Harry Carney.
Night Wind; Billy Taylor’s Big Eight: Emmett Berry (trompette), Vernon Brown (trombone), Johnny Hodges (saxo alto),
Harry Carney (saxo baryton, clarinette basse), Johnny Guarnieri (piano), Brick Fleagle (guitare),
Billy Taylor (contrebasse), Cozy Cole (batterie). New York, 1er août 1944.
Mood Indigo; Sonny Greer and The Duke’s Men: Taft Jordan (trompette), Barney Bigard (clarinette),
Otto Hardwick (saxo alto), Dudley “Duke” Brooks (piano), Fred Guy (guitare),
Red Callender (contrebasse), Sonny Greer (batterie). Los Angeles, 24 février 1945.
Vous avez reconnu Mood Indigo, interprété par un groupe mis sous la direction du fidèle batteur de Duke Ellington, Sonny Greer. Dans ces Duke’s Men pour Capitol en 1945 on retrouvait Taft Jordan, Barney Bigard, Otto Hardwick et Fred Guy. Auparavant c’était le Big Eight du contrebassiste Billy Taylor (ellingtonien de 1935 à 1940), avec surtout Johnny Hodges et Harry Carney, un enregistrement de 1944 pour le label Keynote.
Continuons ce panorama des
ellingtoniens avec Juan Tizol. S’il n’était pas le plus grand soliste hot,
Tizol avait apporté à l’orchestre un son latin, notamment avec son fameux Caravan,
introduit par le Duke en 1936. Voici une autre pièce rare du catalogue Keynote,
nettement démarquée de cette fameuse composition, baptisée Keb-lah.
Willie Smith (saxo alto), Babe Russin (saxo ténor), Arnold Ross (piano), Irving Ashby (guitare),
Ed Mihelich (contrebasse), Nick Fatool (batterie). Los Angeles, 7 avril 1946.
Russell Procope (saxo alto), John Hardee (saxo ténor), Billy Kyle (piano),
John Simmons (contrebasse), Denzil Best (batterie). New York, fin 1946.
C’était une pièce du Big Six du saxophoniste alto Russell Procope, peu de temps après que ce dernier ait rejoint l’orchestre de Duke Ellington, en 1946. Avec lui on pouvait entendre Harold ‘Shorty’ Baker à la trompette, le saxo ténor John Hardee et le pianiste Billy Kyle, son ancien comparse dans le sextette de John Kirby. Auparavant c’était Juan Tizol au trombone à pistons, avec le trompettiste Dick Cathcart, le saxo ténor Babe Russin, le pianiste Arnold Ross et le saxophoniste Willie Smith (ancienne vedette de l’orchestre de Jimmie Lunceford); au moment de cette session pour Keynote, en 1946, Tizol et Smith étaient tous deux membres de l’orchestre de Harry James.
En général, on pourrait dire que Duke Ellington a eu de la chance avec ses chanteuses. Dès la fin des années 1920, il avait trouvé un rôle original pour la voix féminine avec les vocalises de Adelaide Hall (qu’on a entendue plus tôt). Par la suite, avec Ivie Anderson, Ellington devait avoir sous la main pendant 10 ans l’une des toutes premières chanteuses de jazz de cette époque; ceux qui en douteraient n’auraient qu’à se référer aux disques des années 1932-1942 où se produit cette vocaliste exceptionnelle. Nous allons entendre Ivie Anderson, mais auparavant je vous invite à apprécier un trio de chanteuses (il s’agit de Joya Sherrill, Kay Davis et Marie Ellington – aucun lien de parenté avec le Duke, cette dernière allait bientôt épouser Nat King Cole!) reprenant un des classiques du Duke, It Don’t Mean a Thing (If It Ain’t Got That Swing).
Joya Sherrill, Kay Davis et Marie Ellington (chant),
Shelton Hemphill, Rex Stewart, Taft Jordan, Cat Anderson (trompette), Ray Nance (trompette, violon),
Lawrence Brown, Joe Nanton, Claude Jones (trombone), Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor),
Otto Hardwick (clarinette, saxo alto), Johnny Hodges (saxo alto), Al Sears (saxo ténor),
Harry Carney (clarinette, saxos alto et baryton), Duke Ellington (piano), Fred Guy (guitare),
Bob Haggart (contrebasse), Sonny Greer (batterie). New York, 14 mai 1945.
I Got It Bad and That Ain’t Good; Ivie Anderson & her All Stars: Karl George (trompette), Willie Smith (saxo alto),
Gene Porter (saxo ténor), Buddy Collette (saxo baryton), Wilbert Baranco (piano, dir., arr.), Buddy Harper (guitare),
Charlie Mingus (contrebasse), Booker Hart (batterie). Los Angeles, janvier 1946.
Vous aurez reconnu cette célèbre pièce de Duke Ellington, I Got It Bad and That Ain’t Good. Elle était chantée par Ivie Anderson, qui avait été la chanteuse de l’orchestre d’Ellington entre 1931 et 1942. Cette version de 1946 avait été gravée à Los Angeles, où elle s’était installée pour ouvrir un restaurant. On y entendait le trompettiste Karl George (un ancien de chez Count Basie) et Willie Smith au sax alto; parmi les accompagnateurs, on remarquera aussi le nom d’un jeune contrebassiste, un certain Charles Mingus…
La prochaine pièce met en valeur celui qui fut sans aucun doute l’Ellingtonien le plus fidèle. Harry Carney avait rejoint le Duke pour la première fois lors du passage de ce dernier en Nouvelle-Angleterre en 1926; le jeune saxophoniste n’avait alors que 16 ans! Il rejoindra officiellement l’orchestre l’année suivante, et y restera jusqu’à la fin. Plus tard, à l’époque où l’orchestre voyage principalement en autobus, Carney préfère conduire sa propre voiture, et son passager est habituellement le Duke lui-même; ainsi, il devient un peu son chauffeur. Après la mort d’Ellington en mai 1974, Carney déclare : « Sans Duke, je n’ai pas de raison de vivre. ». Il décédera en octobre de la même année…
Écoutons-le en 1947 avec une pièce intitulée Sono.
Sono; Harry Carney (saxo baryton), Billy Strayhorn (piano), Fred Guy (guitare), Oscar Pettiford (contrebasse),
Sonny Greer (batterie); cordes; Duke Ellington (arrangeur). Hollywood, fin d’été ou automne 1947.
Cette pièce de Harry Carney était tirée d’un album assez unique dans l’histoire du jazz, produit par Norman Granz et paru 1949, un album baptisé The Jazz Scene; la version originale était un album de six 78-tours 12-pouces (30 cm). En plus de Harry Carney, on pouvait y entendre Lester Young avec Nat King Cole et Buddy Rich, Coleman Hawkins en solo avec sa fameuse variation sur Body and Soul baptisée Picasso, Charlie Parker, Bud Powell, Willie Smith, Machito et quelques arrangements qu’on aurait alors qualifiés de « progressistes » par Neal Hefti, Ralph Burns et George Handy.
Parmi les nombreux petits labels qui surgiront dans les années 1940, certains seront surtout dédiés à la documentation du nouveau style qui fait alors couler beaucoup d’encre, c’est-à-dire le bop. Savoy, Dial, puis Blue Note et Roost, mais aussi de plus éphémères labels comme Guild ou Manor, seront les premiers à documenter les Dizzy Gillespie, Charlie Parker, Thelonious Monk et Bud Powell. D’autres étiquettes se concentreront plutôt sur ce qu’on a appelé middle jazz ou plus tard jazz mainstream; on pense à Continental, à H.R.S. ou encore à une petite étiquette fondée en 1946 par le contrebassiste Al Hall, Wax.
Si je vous parle de ce label c’est que son petit catalogue, entièrement réédité sur un CD Storyville en 2002, contient quelques perles de l’Ellingtonia. On y entend Ben Webster, Otto Hardwick, Lawrence Brown, Johnny Hodges, Harry Carney, Billy Strayhorn et Billy Taylor, en plus de plusieurs pièces plus rares du répertoire ellingtonien interprétées par le pianiste Jimmy Jones (sur cette photo il accompagnait Rex Stewart). Écoutons deux extraits tirés de cette anthologie du label Wax, d’abord le quintette de Jones avec une version de Five O’Clock Drag.
Five O’Clock Drag; Jimmy Jones Quintet: Bill Coleman (trompette), Otto Hardwick (sax alto),
Jimmy Jones (piano), John Levy (contrebasse), Denzil Best (batterie). New York, 4 mars 1947.
Blue Belles of Harlem; Ben Webster’s Wax Quintet: Bill Coleman (trompette), Ben Webster (saxo ténor),
Jimmy Jones (piano), Al Hall (contrebasse), Denzil Best (batterie). New York, 1947.
C’était le Wax Quintet de Ben Webster avec une version de cette rare composition que Duke Ellington avait écrite pour Paul Whiteman, Blue Belles of Harlem; auparavant nous avons entendu Otto Hardwick avec le quintette de Jimmy Jones dans Five O’Clock Drag, deux pièces enregistrées pour l’éphémère label Wax en 1947.
Jimmy Jones était le pianiste sur ces deux derniers extraits, et il est intéressant de constater qu’il apparaît parmi les Ellingtoniens interviewés par Stanley Dance pour son livre de 1970 The World of Duke Ellington, un livre que j’ai évidemment utilisé pour la préparation de cette diffusion. Dance rappelle que Jones avait déjà dirigé en 1946 une session en octette pour le label H.R.S. où on sentait poindre dans son écriture l’influence du Duke; influence qui était d’autant plus renforcée que parmi les membres de sa formation pour cette session on retrouvait Lawrence Brown, Otto Hardwick, Harry Carney et Billy Taylor. Dans les années 1950 et 1960, Jones (qui avait longtemps été l’accompagnateur de Sarah Vaughan) allait développer une expertise d’arrangeur, notamment pour les cordes, par exemple pour Sarah elle-même, puis pour Joe Williams, Harry Belafonte et Wes Montgomery. En 1963, Duke Ellington fera appel à lui pour diriger le spectacle My People, et c’est à cette occasion que Stanley Dance l’avait interviewé; nous reviendrons à My People plus loin…
Après la guerre, de nombreux orchestres américains vont pouvoir recommencer à se produire à l’étranger. Le Duke et sa formation avaient déjà visité l’Europe deux fois dans les années 1930, d’abord en 1933, puis en 1939, peu de temps avant qu’Hitler n’envahisse la Pologne. Après la guerre, ce sera d’abord en 1948 que le Duke se rendra de nouveau en Europe, mais cette fois il doit composer avec les restrictions très strictes qui lui sont imposées par le syndicat des musiciens britanniques, alors très protectionniste, et il ne pourra se produire qu’en qualité d’accompagnateur pour pouvoir obtenir le statut d’artiste de cabaret. C’est donc sans l’orchestre et flanqué seulement de Ray Nance et de la chanteuse de l’orchestre, Kay Davis, qu’il donnera neuf concerts au Royaume-Uni (accompagné par une section rythmique locale), en plus de quelques apparitions sur le continent.
Dans les années 1930 et au début des années 1940, les sessions en petites formations tirées de l’orchestre du Duke étaient souvent des initiatives encouragées par Ellington lui-même, et il était souvent présent pour celles-ci. Mais les Ellingtoniens prendront de plus en plus d’initiatives de façon indépendante, comme le raconte Johnny Hodges à propos de la période de la tournée anglaise d’Ellington en 1948 : « Quand Duke est venu en Angleterre en 1948, tout seul avec Ray Nance et Kay Davis, j’ai monté un petit groupe pendant environ sept semaines, pendant qu’il était parti. C’était sympa, Strayhorn au piano, et nous avions Tyree Glenn, Jimmy Hamilton, Junior Raglin, Sonny Greer – et Al Hibbler était avec nous aussi. Ce n’était qu’un petit avant-goût, et ça avait plutôt bien marché ». Jimmy Hamilton renchérit : « Nous n’avions pas de travail, alors nous avons formé un petit orchestre et nous avons ouvert un club et on attirait pas mal de monde, man. C’était plein chaque soir, en haut sur la 125e rue, alors la rumeur s’est rendue jusqu’à Duke, et quand il a débarqué du bateau il ne s’est même pas rendu chez lui. Il est venu directement au club où on jouait ».
En 1950, Ellington sera de retour en Europe, cette fois avec l’orchestre au complet; mais cette période est difficile pour les big bands et pour le Duke les années 1948 à 1955, si elles verront malgré tout l’apparitions d’œuvres importantes, sera une période d’instabilité, notamment au niveau du personnel. Le fidèle Fred Guy, guitariste rythmique de l’orchestre qui y avait d’abord débuté au banjo dès 1924, avait finalement quitté la formation en 1949 après 25 ans de loyaux services; le Duke ne le remplaça jamais. Pour la tournée européenne de 1950, il dut de plus s’assurer les services d’un deuxième batteur en la personne de George ‘Butch’ Ballard, puisque la santé de Sonny Greer était alors précaire – sans mentionner qu’il buvait de plus en plus, comme le raconte le Duke : « Pour notre tournée de concerts Sonny était plutôt instable. Il avait eu quelques petites attaques alors j’ai emmené un autre batteur comme une espèce d’assurance. Quand Greer est arrivé en Europe il était un homme qui levait bien le coude, et alors, je ne l’oublierai jamais, un jour j’ai levé les yeux du piano et il n’y avait personne à la batterie, et finalement ils sont arrivés tous les deux en titubant, bras dessus bras dessous, soûls morts. Voilà ce qui arrive quand vous prenez une assurance! »
On sait que les hommes d’Ellington avaient la réputation d’être de bons buveurs, et j’ai déjà lu une variante de cette histoire à propos de deux de ses contrebassistes, Junior Raglin et Al Lucas, quelques années auparavant!
Les deux prochains segments seront consacrés à la période
1948-51. Écoutons en premier lieu deux pièces mettant
en vedette Ray Nance, d’abord une version de Rocks in My Bed
(rebaptisée ici Blues for Duke) par Nance et les Ellingtonians, non pas
ceux du Duke mais ceux du batteur et chanteur britannique Ray Ellington (de son
vrai nom Henry Pitts Brown) en 1948.
Dick Katz (alias Bill Richard) (piano), Lauderic Caton (alias Lawrence Rix) (guitare),
Coleridge Goode (alias George Goodwin) (contrebasse), Ray Ellington (alias Reggie Pitts) (batterie).
Londres. 1er juillet 1948.
avec Harold “Shorty” Baker (trompette), Tyree Glenn (trombone), Ray Nance (violon),
Russell Procope (saxo alto), Wendell Marshall (contrebasse), Sonny Greer (batterie).
Los Angeles, 28 février 1949.
C’était le pianiste et chanteur Ivory Joe Hunter avec une cohorte ellingtonienne en 1949, puisqu’avec lui nous avons entendu Harold ‘Shorty’ Baker à la trompette, Tyree Glenn au trombone, Ray Nance au violon, Russell Procope à l’alto, Wendell Marshall à la contrebasse et Sonny Greer à la batterie.
Shorty Baker, un trompettiste au jeu subtil et un des favoris de Boris Vian, avait rejoint Ellington en 1942. Auparavant chez Andy Kirk, il avait épousé la pianiste et arrangeuse de cet orchestre, la grande Mary Lou Williams, qui écrira aussi plusieurs arrangements pour le Duke, notamment la spectaculaire version pour les trompettistes de l’orchestre de Blue Skies d’Irving Berlin, rebaptisé Trumpet No End.
Pour sa part, Shorty Baker effectue plusieurs séjours au
sein de l’orchestre : d’abord en 1942-43, puis de 1946 à 1951, de nouveau
en 1957-59, et enfin brièvement en 1962. Fin mélodiste, ce digne représentant
de l’école de St Louis (à laquelle on peut aussi rattacher Miles Davis et celui
qui sera souvent le voisin de pupitre de Baker, Clark Terry) a souvent tenu la
partie de première trompette, mais le Duke saura aussi faire appel à lui pour
des solos mémorables, par exemple en tandem avec Ray Nance sur Mr. Gentle
and Mr. Cool. D’une certaine façon, c’est un peu Baker qui va ramener le
style suave qui était avant-guerre l’apanage de Arthur Whetsel. Écoutons-le à
Paris en 1950 avec un petit contingent de l’orchestre où vous reconnaîtrez
évidemment Johnny Hodges.
Saint-Germain-des-Prés Blues (Don Byas); Harold “Shorty” Baker (trompette), Quentin Jackson (trombone),
Johnny Hodges (saxo alto), Don Byas (saxo ténor), Raymond Fol (piano), Wendell Marshall (contrebasse),
George “Butch” Ballard (batterie). Paris, 14 avril 1950.
Creole Love Call; Nelson Williams All Stars: Nelson Williams (trompette), Don Byas (saxo ténor),
Art Simmons (piano), Pierre Michelot (contrebasse), Zutty Singleton (batterie). Paris, 9 novembre 1951.
Vous venez d’entendre les All Stars du trompettiste Nelson Williams, dernière pièce de ce segment dédié à quelques-uns des trompettistes peut-être un peu oubliés de l’orchestre de Duke Ellington. D’abord nous avons écouté une pièce de Shorty Baker enregistrée à Paris en 1950, Saint-Germain-des-Prés Blues; à ses côtés étaient Johnny Hodges à l’alto, Quentin Jackson au trombone et Don Byas au ténor.
La deuxième pièce de ce dernier segment était probablement la plus obscure dans ma programmation de cette nuit, puisqu’on y entendait quatre Ellingtoniens de la tournée européenne de 1950 dans un studio à Stockholm en juin de cette année, avec une version de Saint Louis Blues. Sous la direction du trompettiste Al Killian, nous entendions le saxo ténor Alva ‘Bo’ McCain, le contrebassiste Wendell Marshall et le batteur Butch Ballard, en plus de deux musiciens scandinaves : le violoniste Søren Christensen et le pianiste Göte Wilhelmson. Spécialiste du registre suraigu qu’on avait auparavant entendu chez Count Basie, Charlie Barnet et au sein du Jazz at the Philharmonic, Killian avait rejoint l’orchestre en 1947; il le quittera quelques temps après la tournée européenne de 1950 pour connaître une fin tragique à peine un mois plus tard, assassiné par un propriétaire dérangé.
La chaise qui avait vu le plus de changements dans l’orchestre à cette époque était celle du saxo ténor. Après le départ de Ben Webster en 1943, elle avait été tenue par Elmer ‘Skippy’ Williams, puis par Al Sears, qui restera avec Ellington de 1944 à 1949. Sears partagera la partie de ténor quelques temps avec Ben Webster, qui revient avec l’orchestre en 1948-49. Les deux laisseront leur place à Charlie Rouse (futur saxophoniste de Thelonious Monk) et à Jimmy Forrest en 1949-50. Pour la tournée de 1950 en Europe, le Duke amènera Alva ‘Bo’ McCain (que nous avons entendu avec Al Killian tout à l’heure), lui-même issu de l’orchestre que Mercer Ellington avait dirigé quelques années auparavant. McCain sera rejoint par Don Byas, déjà installé en Europe depuis plusieurs années, pour la série de concerts que l’orchestre donnera sur le Vieux Continent, notamment en France, en Suisse et en Allemagne; c’est pourquoi nous avons entendu Byas sur la pièce de Shorty Baker, et c’est également lui qui jouait dans le dernier extrait de ce segment avec le trompettiste Nelson ‘Cadillac’ Williams, membre de la section de trompettes du Duke de 1949 à 1951 qui s’était installé à Paris par la suite; c’est dans la Ville-Lumière qu’il avait enregistré cette version de Creole Love Call au mois de novembre, avec donc Don Byas, qui est certainement un musicien qu’on n’associe pas volontiers à l’orchestre du Duke mais qui fut bien, quoique brièvement, un Ellingtonien.
La disparition de Jimmy Blanton en 1942 avait été un autre coup dur pour Ellington; le jeune contrebassiste avait littéralement rénové le rôle de son instrument en quelques années, et il allait être difficile de trouver un remplaçant. Junior Raglin serait un contrebassiste solide pour le Duke pendant plusieurs années, entre 1941 et 1945, mais après un bref intermède où Al Lucas et Lloyd Trotman assumèrent la position, ce sera finalement Oscar Pettiford qui devait se montrer le digne héritier de Jimmy Blanton. Rejoignant l’orchestre en septembre 1945, Pettiford impose son style agile avec des interventions sur des pièces comme Suddenly It Jumped ou Swamp Fire. Comme le rappelle Lawrence Brown, « Pettiford suivait Blanton dans ses solos, vous voyez, la basse ne faisait pas trop de solos avant Blanton. [Après Blanton] nous avons dû essayer pas mal de contrebassistes, on a jonglé avec celui-ci et celui-là et finalement nous sommes tombés sur Pettiford, qui était très bon. Et Pettiford a poussé le truc encore plus loin, il a fait au violoncelle ce que Blanton avait fait à la basse, il en a fait un instrument solo à cordes frappées ou pincées. »
Écoutons Pettiford, d’abord au violoncelle dans une pièce enregistrée pour un petit label mis sur pied en 1950 et appelé Mercer Records, du nom du fils du Duke évidemment. Le label semble avoir été créé dans l’intention de développer une présence dans le marché des étiquettes indépendantes pour le jazz et le rhythm & blues, marché alors en pleine expansion. Dirigé par Mercer Ellington et Leonard Feather, Mercer Records va permettre à de nombreux projets ellingtoniens (notamment en petits groupes) de voir le jour; on y entendra des chanteuses et des chanteurs (Chubby Kemp, Al Hibbler, Sara Forde), des petits groupes (soit sous le nom de Johnny Hodges ou appelés The Ellingtonians, The Coronets ou encore Billy Strayhorn’s All Stars), ou des duos de piano du Duke avec Strayhorn. Pour cette pièce de 1950, nous retrouvons Oscar Pettiford his Cello and Quartet, avec le Duke au piano, Lloyd Trotman à la contrebasse et le batteur de Count Basie, Jo Jones.
Oscalypso (Pettiford/Trotman); Oscar Pettiford his Cello and Quartet: Duke Ellington (piano),
Oscar Pettiford (violoncelle), Lloyd Trotman (contrebasse), Jo Jones (batterie).
New York, 13 septembre 1950.
Jimmy Hamilton (clarinette), Dave Schildkraut (saxo alto), Danny Bank (saxo baryton),
Earl Knight (piano), Osie Johnson (batterie). New York, 17 décembre 1954.
C’était un groupe dirigé par Oscar Pettiford en 1954, reprenant la fameuse pièce que le Duke avait adaptée pour Jimmy Blanton, Jack the Bear; remarquons que le disque dont est tirée cette pièce était intitulée Basically Duke. Avec Pettiford à la contrebasse, on entendait aussi deux éminents Ellingtoniens : Jimmy Hamilton à la clarinette et Clark Terry à la trompette. Auparavant, nous avons entendu Pettiford au violoncelle dans une de ses compositions baptisée Oscalypso, avec Duke Ellington lui-même au piano.
Continuons avec le catalogue de
Mercer Records et une pièce qui met en valeur deux Ellingtoniens
inattendus : sur ce New Piano Roll Blues de 1950, nous pouvons
entendre, en plus de Duke et du contrebassiste Wendell Marshall, Max Roach à la
batterie et Red Rodney à la trompette.
The New Piano Roll Blues; The Ellingtonians: Red Rodney (trompette), Johnny Hodges (saxo alto),
Harry Carney (saxo baryton), Duke Ellington (piano), Wendell Marshall (contrebasse),
Max Roach (batterie). New York, 21 septembre 1950.
Ray Nance (trompette, violon), Britt Woodman, Quentin Jackson, Juan Tizol (trombone),
Hilton Jefferson (saxo alto), Paul Gonsalves (saxo ténor), Harry Carney (clarinette, saxos alto et baryton),
Duke Ellington (piano), Charles Mingus (contrebasse), Louie Bellson (batterie).
The Band Box, New York, 2 février 1953.
C’était l’orchestre de Duke Ellington qui jouait une pièce de Billy Strayhorn intitulée Smada au club Band Box à New York en février 1953; au sein de la formation nous pouvions entendre Jimmy Hamilton à la clarinette et une ligne de contrebasse très dynamique par nul autre que Charles Mingus! Mingus avait remplacé brièvement Wendell Marshall en février 1953, mais le bouillant contrebassiste sera l’un des rares musiciens à être licencié par le Duke lui-même (qui détestait cette fonction) à la suite d’une bagarre assez violente avec le tromboniste Juan Tizol (qui avait apparemment tiré son couteau), devant le public de l’Apollo Theatre. Mingus raconte délicieusement la scène dans son autobiographie sulfureuse, Beneath the Underdog : « ‘Voyons Charles’, me dit-il avec un air amusé, ajustant ses boutons de manchettes Cartier sur sa belle chemise faite sur mesure, ‘tu aurais pu m’avertir – tu m’as laissé entièrement dans le noir! Tu aurais au moins pu me laisser jouer quelques accords alors que tu faisais cette routine à la Nijinsky. Je te félicite pour ta performance, mais pourquoi toi et Juan ne m’avez-vous pas mis au parfum de cet adagio pour que je puisse l’orchestrer? […] Voyons, Charles, ce n’est pas constructif. Tout le monde sait que Juan traîne un couteau, mais personne ne le prend jamais au sérieux – il aime le sortir et le montrer à tout le monde, tu comprends. Alors j’ai bien peur, Charles – je n’ai jamais mis personne à la porte – alors tu vas devoir quitter mon orchestre. Je n’ai pas besoin de nouveaux problèmes. Juan c’est un vieux problème, je peux vivre avec ça, mais toi tu me semble un tout nouveau numéro. Je dois te demander de bien vouloir me remettre ta démission, Mingus.’ » Le contrebassiste ajoute, visiblement admiratif du comportement du Duke, toujours grand seigneur : « La manière charmante dont il le dit, c’est comme s’il vous complimentait. On se sent honoré, on lui serre la main et on démissionne. »
Mingus n’avait que brièvement passé dans l’orchestre d’Ellington, donc, mais pour le contrebassiste le Duke était évidemment un modèle, autant comme compositeur que comme chef d’orchestre. Dans le répertoire mingusien, il n’était pas rare de voir poindre une pièce empruntée à celui d’Ellington, par exemple Sophisticated Lady, Mood Indigo ou Take the ‘A’ Train. La sonorité ducale est par ailleurs omniprésente dans plusieurs œuvres de Mingus, notamment dans The Black Saint and the Sinner Lady. Mingus allait par ailleurs retrouver son ancien employeur en 1962 pour le fameux disque en trio avec Max Roach (que nous avons entendu juste avant), Money Jungle. À la mort du Duke, en 1974, Mingus lui dédiera l’une de ses plus belles mélodies (qui apparaîtra sur ses deux albums Changes, pour Atlantic), intitulée Duke Ellington’s Sound of Love.
J’ai parlé des difficultés que connaît Duke Ellington au début des années 1950, et un coup particulièrement dur sera le départ de trois de ses fidèles musiciens. Grande vedette incontestable de l’orchestre, Johnny Hodges avait souvent été tenté de se lancer sous son nom propre; en 1951, il va finalement faire le grand saut, suivi par Lawrence Brown et Sonny Greer. Rejoints entre autres par un autre ancien de l’orchestre, Al Sears, les trois comparses seront repêchés par Norman Granz et feront plusieurs disques et tournées. Avec le départ de Hodges, Brown et Greer, le Duke perdait trois piliers en même temps, mais il devait frapper un grand coup en débauchant trois des vedettes de l’orchestre de Harry James, le saxophoniste Willie Smith, le batteur Louie Bellson et son vieux comparse, le tromboniste Juan Tizol (qui avait quitté l’orchestre en 1944 pour rejoindre James). Grâce à ce coup (qu’on a parfois appelé The Great James Robbery), Ellington faisait entrer un influx de sang neuf dans son orchestre, particulièrement avec Bellson, un batteur spectaculaire dont la technique à deux grosses caisses allait faire école. Côté enregistrements, l’arrivée du long-jeu 33-tours 30 centimètres va enfin permettre à Ellington de développer des formes plus longues sur disque, et il réalise coup sur coup deux superbes albums pour Columbia, Masterpieces by Ellington (paru en 1951) et Ellington Uptown (paru en 1953).
Pour illustrer cette période de transition, écoutons d’abord une pièce de 1951, parue encore une fois sur Mercer Records, intitulée Alternate; comme son nom l’indique, c’est tout simplement une alternance de chorus entre Willie Smith à l’alto et Jimmy Hamilton au ténor.
Alternate; The Coronets: Juan Tizol (trombone à pistons), Willie Smith (saxo alto), Jimmy Hamilton (saxo ténor),
Duke Ellington (piano), Wendell Marshall (contrebasse), Louie Bellson (batterie). New York, 19 juin 1951.
The Controversial Suite, I, Before My Time; Duke Ellington and his Orchestra: Francis Williams, Shorty Baker,
Willie Cook, Clark Terry, Ray Nance (trompette), Quentin Jackson, Britt Woodman, Juan Tizol (trombone),
Willie Smith (saxo alto), Russell Procope (clarinette, saxos soprano et alto), Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor),
Paul Gonsalves (saxo ténor), Harry Carney (saxo baryton, clarinette basse), Duke Ellington (piano),
Wendell Marshall (contrebasse), Louie Bellson (batterie). New York, 11 décembre 1951.
Quentin Jackson, Britt Woodman, Juan Tizol (trombone), Hilton Jefferson (saxo alto), Russell Procope (clarinette, saxo alto), Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor), Paul Gonsalves (saxo ténor), Harry Carney (saxo baryton, clarinette basse),
Billy Strayhorn ou Duke Ellington (piano), Wendell Marshall (contrebasse), Louie Bellson (batterie).
New York, 1er juillet 1952.
Dans cette version de The Mooche enregistrée en juillet 1952, nous entendions un saxophoniste qui n’est pas habituellement associé à l’orchestre de Duke Ellington, Hilton Jefferson. Plus connu pour son passage dans l’orchestre de Cab Calloway dans les années 1940, Jefferson a pourtant passé près d’un an chez le Duke, en 1952-53. Dans l’extrait précédent, c’était un fidèle Ellingtonien, Russell Procope, qui tenait la partie de saxo soprano, un rôle qui avait été auparavant dévolu à Johnny Hodges jusqu’à ce que celui-ci n’accroche définitivement son soprano au début des années 1940. Dans cette démarcation de Tiger Rag baptisée Before My Time (tirée de la Controversial Suite), Procope jouait évidemment le rôle de Sidney Bechet dans une évocation du jazz traditionnel de la Nouvelle-Orléans.
Pour Johnny Hodges, son émancipation momentanée de l’orchestre du Duke n’allait pas toujours être de tout repos. À sa manière laconique, il a évoqué cette période un peu plus tard en déclarant : « Nous avons décidé d’essayer [de diriger un orchestre] de nouveau. C’est pas mal pendant un temps. Trop de migraines. Beaucoup trop de migraines. » Il est évident que pour Hodges, aussi célèbre eût-il pu être, il allait rester associé à Ellington pour la plus grande partie du public. Il allait toutefois garder son propre orchestre en activité pendant près de 5 ans, de 1951 à l’été 1955, avant de rejoindre le Duke de nouveau.
Écoutons une pièce de Hodges durant cette époque, un Duke’s Blues très caractéristique de sa manière, enregistré en 1952 avec Emmett Berry à la trompette et Lawrence Brown au trombone.
Duke’s Blues; Johnny Hodges and his Orchestra: Emmett Berry (trompette), Lawrence Brown (trombone),
Johnny Hodges (saxo alto), Al Sears (saxo ténor), Leroy Lovett (piano),
Barney Richmond (contrebasse), Joe Marshall (batterie).
San Francisco, 25 mars 1952.
Comme la plupart des big bands fonctionnant dans l’après-guerre, celui de Duke Ellington dut faire face à l’arrivée de nouveaux genres musicaux qui détrônent peu à peu la popularité du Swing des années 30 et 40. Dès le début des années 1940, à la suite de Frank Sinatra, les chanteurs et chanteuses prennent progressivement le devant de la scène. Dans les quartiers afro-américains, un style hybride issu du Swing et du Blues, pratiqué habituellement en petites formations (plus économiques que les grands orchestres) et diffusé largement dans les juke-boxes, va peu à peu éclipser les anciennes vedettes d’avant-guerre. Le rhythm and blues et ses nouvelles figures comme Louis Jordan, Roy Brown, Wynonie Harris ou Big Joe Turner, va aussi attirer plusieurs musiciens auparavant actifs dans les big bands. Johnny Hodges lui-même va bénéficier de cette vogue avec une pièce de 1951 intitulée Castle Rock, mettant en vedette Al Sears. Parallèlement, un des hits de l’année 1952, enregistré par un ancien membre de l’orchestre d’Ellington, va déclencher une polémique puisque Jimmy Forrest, qui avait enregistré ce Night Train pour le label United, avait utilisé pour son thème un extrait de la pièce du Duke, Happy-Go-Lucky Local, pièce qui faisait évidemment partie du répertoire de l’orchestre quand Forrest y était passé en 1949-50. C’est Mercer Ellington qui raconte : « […] une poursuite a été enclenchée qui ne s’est jamais redue en cour, qui a été réglée hors-cour. Elle impliquait une pièce appelée Night Train, écrite par Jimmy Forrest. Jimmy Forrest avait fait partie de l’orchestre et il a été prouvé que note pour note Night Train était tirée de la partie que Jimmy Forrest lisait durant cette session. Ce n’était pas la mélodie, il a pris cette partie spécifiquement et l’a utilisée pour créer cette nouvelle pièce qui est devenue un gros hit et ils l’ont justifié d’une certaine façon, et ont conclu un accord avec Ellington, alors il s’est satisfait de la chose. Je pense qu’ils se sont entendus sur un montant d’argent. »
La question financière est évidemment importante à cette époque où le Duke maintenait principalement son orchestre à flot grâce aux redevances qui lui venaient de ses compositions…
Écoutons deux Ellingtoniens qui ont eu un certain rôle dans
cette vogue du rhythm and blues, d’abord Al Sears avec une pièce de 1951
intitulée Steady Eddie.
Steady Eddie; Al Sears and his Orchestra: Emmett Berry (trompette), Lawrence Brown (trombone),
Charlie Holmes (saxo alto), Al Sears (saxo ténor), Leroy Lovett (piano), Lloyd Trotman (contrebasse),
Joe Marshall (batterie). New York, 21 septembre 1951.
Bunky Parker (piano), Johnny Mixon (contrebasse), Oscar Oldham (batterie), Bob Reagen (congas & bongos).
C’était le combo de Jimmy Forrest qui reprenait cette ballade du répertoire ellingtonien, Sophisticated Lady, un enregistrement de 1952. Auparavant, nous avons entendu Al Sears avec Emmett Berry, Lawrence Brown et un saxophoniste qui avait été un ami d’enfance de Johnny Hodges à Boston, Charlie Holmes.
Nous avons déjà entendu Lawrence Brown à plusieurs reprises durant cette nuit, notamment avec Johnny Hodges, avec qui il était resté jusqu’à ce que le saxophoniste ne démantèle son orchestre en 1955. À ce moment, plutôt que de retourner avec Ellington comme Hodges devait le faire, Brown devait passer un certain temps dans les studios. Rejoignant finalement le Duke de nouveau en 1960, il finit par prendre définitivement sa retraite en 1970.
Brown avait d’abord attiré Ellington par sa grande fluidité et sa dextérité, mais il était également extrêmement versatile, capable aussi bien de diriger la section de trombones, de jouer des ballades suaves ou d’utiliser les sourdines à la manière de son regretté collègue Tricky Sam Nanton. Écoutons un extrait d’un rare disque réalisé par Brown sous son nom, celui-ci pour Clef en 1955 s’intitulait Slide Trombone, et cette pièce avec un nonette arrangé par Raph Burns s’appelle tout simplement Blues for Duke.
C’était Lawrence Brown et un Blues for Duke de 1955. Avec le tromboniste on pouvait entendre Al Cohn au ténor, Ernie Royal à la trompette et Hank Jones au piano; la contrebasse était tenue par un autre Ellingtonien, Wendell Marshall.
Jusqu’à maintenant nous avons entendu principalement des
instrumentistes (et des hommes!) mais pour deux
compositeurs comme Duke Ellington et Billy Strayhorn, il était aussi
primordial de trouver des voix pour interpréter certaines de leurs chansons. Le
Duke était certes un compositeur respecté, mais pour le grand public c’était
surtout l’auteur de chansons populaires comme I Let a Song Go Out of My
Heart, Don’t Get Around Much Anymore ou I Got It Bad and That
Ain’t Good. On a peut-être assez peu parlé de la relation d’Ellington avec
la voix féminine, depuis le Creole Love Call sans paroles de 1927 avec
Adelaide Hall jusqu’aux grands concerts sacrés de ses dernières années, avec
Alice Babs entre autres. On se rappellera du scat de Baby Cox sur une des
pièces que nous avons entendues plus tôt cette nuit, ou encore d’une jeune Billie
Holiday chantant le thème de Saddest Tale dans un film de 1935, Symphony
in Black. Tout au long des années 1930 et jusqu’en 1942, ce serait
évidemment Ivie Anderson qui serait la voix de l’orchestre, aussi efficace
comme chanteuse de ballades que pour swinguer un morceau. Après le départ
d’Anderson, il fera appel à d’autres chanteuses de
grand talent, notamment Joya Sherrill, Kay Davis (pour qui il a écrit de
magnifiques pièces comme Transblucency ou On a Turquoise Cloud),
Yvonne Lanauze ou encore Betty Roché. Remarquée pour
son interprétation de la version longue de Take the ‘A’ Train parue sur
l’album Ellington Uptown en 1953, Roché
va naturellement reprendre cette pièce pour son premier album solo pour
Bethlehem quelques années plus tard, en 1956.
Take the “A” Train; Betty Roché (chant), Conte Candoli (trompette), Eddie Costa (vibraphone),
Donn Trenner (piano), Whitey Mitchell (contrebasse), Davey Williams (batterie). New York, avril 1956.
Ray Nance (trompette, violon), Britt Woodman, Quetin Jackson, John Sanders (trombone),
Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor), Russell Procope (clarinette, saxos soprano et alto),
Johnny Hodges (saxo alto), Paul Gonsalves (saxo ténor), Harry Carney (clarinette, saxos alto et baryton),
Duke Ellington (piano), Jimmy Woode (contrebasse), Sam Woodyard (batterie).
New York, 27 janvier 1956.
Harold “Shorty” Baker, Clark Terry (trompette), Ray Nance (trompette, violon), Britt Woodman, Quentin Jackson,
John Sanders (trombone), Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor), Russell Procope (clarinette, saxos soprano et alto),
Johnny Hodges (saxo alto), Frank Foster (saxo ténor), Harry Carney (clarinette, saxos alto et baryton),
Billy Strayhorn (piano), Jimmy Woode (contrebasse), Sam Woodyard (batterie). New York, 24 juin 1957.
La sublime Ella Fitzgerald et un arrangement magistral de Billy Strayhorn pour Day Dream, tiré du Duke Ellington Song Book par Ella. Parmi sa série de song books (ces projets dédiés aux grands auteurs de chansons américains, notamment Cole Porter, George & Ira Gershwin, Rodgers & Hart, Irving Berlin, etc.) c’est assurément celui dédié au répertoire du Duke et de Strayhorn qui fournit le plus haut taux de jazz; en effet, Ella et Norman Granz avaient fait directement appel à l’orchestre d’Ellington pour une bonne partie du projet, le reste reposant sur des petits groupes où apparaissait notamment Ben Webster. De plus, Ellington et Strayhorn avaient écrit pour l’album une suite originale en quatre mouvements en l’honneur de la grande chanteuse, intitulée Portrait of Ella Fitzgerald. Avec Ella pour recréer cette pièce qu’il avait introduite en 1941, c’était bien sûr Johnny Hodges à l’alto.
Avant Ella nous avons entendu Rosemary Clooney qui chantait Hey Baby, une obscure chanson originalement interprétée par Ray Nance, mais réarrangée pour l’album Columbia que la chanteuse a réalisé avec l’orchestre en 1956, intitulé Blue Rose. Le solo de baryton était évidemment de Harry Carney.
J’ai déjà insisté sur les difficultés que le Duke avait affrontées dans la première moitié des années 1950, et il faut dire que rétrospectivement la période 1953-55 semble avoir été particulièrement pénible. Enregistrant désormais pour Capitol, Ellington ne bénéficie plus de la production luxueuse de Columbia, et malgré un hit inattendu avec Satin Doll en 1953, ni lui ni Billy Strayhorn ne semblent en mesure de renouveler le répertoire de l’orchestre; au contraire, les albums d’Ellington pour le label se contentent de reprendre des standards (sur Premiered by Ellington, paru en 1953), des classiques du Duke (sur Dance to the Duke, paru en 1954) ou des thèmes associés aux big bands des années 1930-40 (sur Ellington ’55). Seuls deux des cinq albums d’Ellington pour Capitol présentent du nouveau matériel digne de mention : The Duke Plays Ellington est une rare session en trio où le Duke donne son meilleur sur Reflections in D, Retrospection et l’espiègle Who Knows? Pour Ellington Showcase, paru en 1956 (donc après la fin de son contrat avec Capitol), Ellington introduit deux compositions de Jimmy Hamilton, le quelque peu pompeux Clarinet Melodrama et Theme for Trambean, pour Britt Woodman. C’est en fouillant un peu qu’on trouve les pépites dans cette période, par exemple le délicat Blossom, la composition de Billy Strayhorn, Orson, ou encore une pièce pour Harry Carney baptisée Serious Serenade.
À l’été 1955, l’orchestre d’Ellington en était réduit à accompagner un spectacle aquatique et des patineurs à Long Island. Laissons la parole à Mercer Ellington et Clark Terry; le premier se souvient : « Les années 1950 ont été une période difficile et terrible. » Pour Terry, « Ça nous semblait un engagement stupide, sans aucun sens, mais bon c’était un emploi stable au moins. » Pourtant, malgré ces temps difficiles, quelques signes pouvaient laisser présager un futur moins gris. Le Duke dit : « [la femme de Johnny Hodges] m’a appelé et m’a demandé si j’avais besoin d’un joueur d’alto; j’ai répondu : ‘Oh yeah!’ ». Le retour de Hodges, puis l’arrivée du batteur Sam Woodyard, allait revigorer la formation qui en avait bien besoin.
L’évènement important de l’année 1956 sera évidemment l’apparition de l’orchestre d’Ellington au festival de jazz de Newport. On a souvent raconté comment les 27 chorus de Paul Gonsalves entre les deux mouvements de Diminuendo and Crescendo in Blue avaient soulevé le public du festival, et relancé soudainement à la fois la carrière du Duke et celle de tout l’orchestre. « Je dis toujours que je suis né en 1956 au Newport Jazz Festival », a affirmé plus tard Ellington. Une chose est certaine : après cette performance, le Duke et son orchestre vont susciter un regain d’attention. De nouveau sous contrat avec Columbia après deux disques pour Bethlehem (jugés très durement par le critique français André Hodeir par exemple), le Duke va connaître une nouvelle période de créativité avec une série d’albums très variés, depuis Such Sweet Thunder, évocation des œuvres de Shakespeare, jusqu’à une collection de thèmes associés à Paris, en passant par la trame sonore d’un drame judiciaire (Anatomy of a Murder, dans lequel Ellington apparaît brièvement), des versions jazz d’œuvres de Tchaikovski ou de Edvard Grieg, ou encore une rencontre amicale avec le big band de son principal rival, Count Basie.
La période qui suivit le succès du Duke à Newport en sera
une de relative stabilité après des années de vaches maigres, et Johnny Hodges
ne sera pas le seul Ellingtonien à faire un retour dans l’organisation. Parmi
les anciens, Cootie Williams est sans doute celui qui
avait passé le plus longtemps à l’extérieur de l’orchestre avant d’y
revenir. J’ai mentionné plus tôt qu’il avait rejoint Benny Goodman en 1940,
avant de former son propre orchestre un an plus tard. Williams allait jouer un
rôle important de chef d’orchestre dans les années 1940, engageant de jeunes
musiciens comme Bud Powell, Eddie ‘Lockjaw’ Davis, Eddie ‘Cleanhead’ Vinson et
même, brièvement, Charlie Parker. Il sera également un pionnier du rhythm and
blues, jouant dans les années 1950 au Savoy Ballroom et au fameux théâtre
Apollo à Harlem. En 1957, le producteur George T. Simon a l’idée d’enregistrer
Williams de nouveau dans un contexte jazz, avec de vieux camarades des années
1930 et 40, mais le trompettiste ne semble pas
enthousiaste : « J’ai fait quelques sessions de jazz il y a
neuf ans, et je n’ai pas aimé comment elles étaient dirigées. Ça m’a fait plus
de mal que de bien », devait répondre le trompettiste. Lorsque Simon eut
enrôlé son vieux comparse (et voisin de pupitre chez Duke Ellington) Rex
Stewart, puis Coleman Hawkins, cependant, Cootie Williams sembla plus facile à
amadouer. Son retour au jazz allait donc avoir lieu pour un album paru
originalement sur Jazztone, intitulé Cootie & Rex : The Big
Challenge. C’est tout naturellement que les deux trompettistes choisirent
deux pièces d’Ellington pour cet opus, écoutons-les dans I’m Beginning to
See the Light.
I’m Beginning to See the Light; Cootie Williams (trompette), Rex Stewart (cornet),
Lawrence Brown, J.C. Higginbotham (trombone), Coleman Hawkins, Bud Freeman (saxo ténor),
Hank Jones (piano), Billy Bauer (guitare), Milt Hinton (contrebasse), Gus Johnson (batterie).
New York, 30 avril 1957.
(New) Concerto for Cootie; Cootie Williams (trompette), Billy Byers, Bobby Byrne, Richard Hixon (trombone),
Phil Bodner, Elwyn Fraser, Nick Caiazza, Romeo Penque, Boomie Richman (saxophones),
Lou Stein (piano), George Barnes (guitare), Eddie Safranski (contrebasse), Don Lamond (batterie).
New York, 5 mars 1958.
C’était Cootie Williams qui reprenait le fameux Concerto for Cootie de 1940, considéré comme l’un des chefs d’œuvre de Duke Ellington. Parfois baptisé New Concerto for Cootie, cette version arrangée par Bill Stegmeyer est apparue sur son album de 1958, Cootie Williams in Hi-Fi. Auparavant nous avons entendu Williams avec Rex Stewart, Bud Freeman, Coleman Hawkins, Lawrence Brown et J.C. Higginbotham dans une version de I’m Beginning to See the Light.
Après de nombreuses années à diriger des orchestres de rhythm & blues et de rock n roll, Cootie Williams revenait avec ces deux albums à un jazz qu’on commençait alors à appeler mainstream; il rejoindra finalement l’orchestre d’Ellington en 1962, après une absence de 22 ans! Le trompettiste Bill Berry raconte : « Quand Cootie est revenu dans l’orchestre, nous jouions je ne sais plus quelle pièce et quand nous sommes arrivés à la dernière note, j’ai joué celle que je jouais habituellement, et Cootie m’a regardé et m’a dit : ‘C’est ma note!’ Zut, il était là avant ma naissance, il avait raison, c’était sa note alors j’en ai trouvé une autre! »
Malgré les difficultés rencontrées par le Duke et son organisation dans la première moitié des années 1950, certains des Ellingtoniens les plus reconnus l’ont rejoint à cette époque; on pense par exemple à Paul Gonsalves (qui avait rejoint Ellington à la fin de 1950), à Willie Cook (qui se joindra à l’orchestre un an plus tard), à Clark Terry (qui avait été repêché chez Count Basie en 1951 lui aussi), au batteur Sam Woodyard (qui avait remplacé Dave Black en 1955), ou encore au contrebassiste Jimmy Woode (qui avait remplacé Wendell Marshall au début de la même année).
Dans la littérature ellingtonienne que j’ai consultée, Jimmy Woode est tout au plus brièvement mentionné,
bien qu’il ait été l’un des piliers de la renaissance de l’orchestre
d’Ellington; il allait y rester jusqu’en 1960, alors qu’il s’établit en Europe,
où il sera notamment l’un des membres fondateurs du Kenny Clarke-Francy Boland
Big Band. En plein séjour ellingtonien, Woode avait gravé en 1957 un album pour
Argo, le sous-label de Chess (qui avait aussi endisqué à la même époque Paul
Gonsalves et Clark Terry). Dans les notes de pochette de ce Colorful Strings
of Jimmy Woode, le contrebassiste signale que les pièces qui composent cet
album avaient été écrites longtemps avant qu’il ne rejoigne le Duke; qu’à cela
ne tienne, on sentira évidemment l’influence du maestro dans cette pièce
baptisée Empathy, For Ruth, dont le thème est joué par Paul Gonsalves.
Empathy, For Ruth; Jimmy Woode (contrebasse), Clark Terry (trompette), Mike Simpson (flute),
Porter Kilbert (saxo alto), Paul Gonsalves (saxo ténor), Ramsey Lewis (piano), Sam Woodyard (batterie).
2 septembre 1957.
Cu-Blu; Billy Taylor (piano), Clark Terry, Willie Cook (trompette), Britt Woodman (trombone),
Johnny Hodges (saxo alto), Paul Gonsalves (saxo ténor), Harry Carney (saxo baryton),
Earl May (contrebasse), Ed Thigpen (batterie). Chicago, 17 novembre 1957.
Tirée du catalogue Argo comme la pièce précédente de Jimmy Woode, c’était une composition du pianiste Billy Taylor intitulée Cu-Blu, où on pouvait entendre Clark Terry, Paul Gonsalves et Harry Carney. Elle est tirée d’un album du pianiste baptisé Taylor Made Jazz, album où on entend également les Ellingtoniens Willie Cook, Britt Woodman et Johnny Hodges.
Quand on porte le nom Ellington et
qu’on est le fils du grand Duke, ça ne doit pas être toujours facile de
se faire son propre nom. Évidemment impliqué très tôt dans l’organisation,
Mercer Ellington voit sa première composition, Pigeons and Peppers,
enregistrée pour une des sessions en petite formation sous le nom de Cootie
Williams dès 1937; Mercer a alors 18 ans. Par la suite, avec le boycott de
l’ASCAP, Mercer doit assumer une partie du nouveau répertoire de l’orchestre;
mais il est aussi gérant de l’orchestre de Cootie Williams, et il tentera aussi
bientôt de voler de ses propres ailes. En 1946, par exemple, Mercer Ellington
assemble un orchestre qui se produira à l’Apollo Theatre à Harlem, accompagnant
notamment les Deep River Boys et les Clark Brothers; cette
formation enregistre même quelques titres pour Musicraft la même année, puis
pour Sunrise en 1947. Ce serait également cet orchestre que l’on peut
apercevoir dans le film Sepia Cinderella, réalisé lui aussi en 1947; on
y reconnaît certainement le saxophoniste Budd Johnson, qui avait été longtemps
avec l’orchestre de Earl Hines. Cependant, dès 1950 Mercer revient dans le
giron paternel en assumant la direction de Mercer Records. En 1955 et jusqu’en
1959, il sera le principal copiste de l’orchestre du Duke, avant d’y tenir une
des parties de trompette et d’assumer le rôle de gérant de tournée dans les
années 1960 et 70. À la fin des années 1950, Mercer
dirige aussi deux sessions pour le label Coral. Je tire cette version de
sa composition Blue Serge du deuxième de ces albums, baptisé Colors
in Rhythm; on y reconnaîtra entre autres Harry Carney au baryton.
Blue Serge; Mercer Ellington and his Orchestra: William “Cat” Anderson, Harold “Shorty” Baker (trompette),
Clark Terry (trompette, bugle), John Sanders, Britt Woodman, Quentin Jackson (trombone),
Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor), Russell Procope (saxo alto, flûte japonaise), Johnny Hodges (saxo alto),
Harold Ashby (saxo ténor), Harry Carney (saxo baryton), Jimmy Jones (piano), Billy Strayhorn (célesta),
Les Spann (guitare, flûte), Wendell Marshall (contrebasse), Gus Johnson (batterie). New York, 20 juillet 1959.
C’était une version de cet hymne ellingtonien, It Don’t Mean a Thing If It Ain’t Got That Swing, par l’orchestre de l’ancien batteur d’Ellington, Louis Bellson. Ce dernier, après son mariage avec la chanteuse Pearl Bailey, avait quitté la formation ellingtonienne au début de 1953 pour s’installer en Californie. Dans les années 1950, en plus d’être le directeur musical de Bailey, il jouera avec les frères Dorsey, avec le Jazz at the Philharmonic, et il dirigera ses propres sessions pour Norman Granz. La pièce que nous venons d’entendre était tirée d’un album paru en 1960 avec son big band, intitulé The Brilliant Bellson Sound, un disque Verve; au sein du personnel on remarquera le nom de l’Ellingtonien de longue date, le tromboniste Juan Tizol.
Après le retour en grâce de
l’orchestre de Duke Ellington à la suite du festival de Newport en 1956,
plusieurs projets prestigieux jumelleront l’orchestre avec certaines vedettes
des années 1950 et 60. Nous avons entendu tout à l’heure des pièces avec
Rosemary Clooney ou Ella Fitzgerald par exemple, mais la période verra aussi
des collaborations avec Mahalia Jackson, avec Jimmy
Rushing ou encore Dizzy Gillespie (pour l’album Jazz Party), avec
tout l’orchestre de Count Basie, avec Gerry Mulligan (au festival de Newport en
1958), voire avec Frank Sinatra. Mais il y a aussi eu quelques projets
ellingtoniens de cette époque qui ont été moins publicisés, par exemple un
disque assez remarquable de 1960 par Jo Stafford (une chanteuse qui n’est pas
habituellement sérieusement considérée comme une chanteuse de jazz) intitulé Jo
+ Jazz. Arrangé par Johnny Mandel, on pouvait compter parmi les musiciens
accompagnant la chanteuse des Ellingtoniens célèbres comme Ray Nance, Lawrence
Brown, Johnny Hodges, Ben Webster ou Harry Carney. Écoutons par exemple cette
reprise d’une chanson du Duke de 1944, que Stafford avait déjà interprétée à
l’époque, I Didn’t Know About You.
John Lamb (contrebasse), Sam Woodyard (batterie). Chicago, 12 janvier 1965.
Après une pièce de Jo Stafford, c’était Joya Sherrill, qui avait été la chanteuse de l’orchestre d’Ellington dans les années 1940 - on les voit ici en répétition pour A Drum is a Woman quelques années plus tard, en 1956). Elle reprenait en 1965 Just Squeeze Me avec entre autres Cootie Williams à la trompette et Sam Woodyard à la batterie. Cette pièce était tirée d’un album intitulé Joya Sherrill Sings Duke, paru sur 20th Century Fox; sur d’autres pièces on pouvait aussi y entendre Johnny Hodges, Paul Gonsalves, John Lamb, Ray Nance ou encore Billy Strayhorn.
L’une des vedettes incontestables de
l’orchestre d’Ellington dans les années 1950 et 60 est évidemment Paul
Gonsalves. Si le saxophoniste a été souvent réduit aux 27 chorus du festival de
Newport de 1956 (au point qu’on lui demandait régulièrement de répéter cet
exploit), Gonsalves s’était pourtant déjà illustré chez Count Basie, Dizzy Gillespie,
puis chez le Duke lui-même à la fin des années 1940 et au début des années
1950, notamment avec son solo en half time/double time sur la version
concert de Take the ‘A’ Train de 1952, parue originalement sur l’album Ellington
Uptown. Ce digne successeur de Ben Webster n’était
cependant pas uniquement un soliste bouillant; il pouvait aussi se
montrer un interprète de ballades sensible et sensuel, comme en font foi ses
différentes versions de Body and Soul ou encore cette interprétation
d’une pièce normalement associée à Johnny Hodges, Day Dream.
Daydream; Paul Gonsalves (saxo ténor), Ray Nance (trompette), Mitchell “Booty” Wood (trombone),
Johnny Hodges (saxo alto), Jimmy Jones (piano), Al Hall (contrebasse), Oliver Jackson (batterie).
New York City, 29 février 1960.
Taj Mahal; Jimmy Hamilton and his Orchestra: Jimmy Hamilton (clarinette), John Anderson (trompette),
Mitchell ‘Booty’ Wood, Britt Woodman, Dave Wells (cor baryton), Paul Gonsalves (saxophone tenor),
Jimmy Rowles (piano), Aaron Bell (contrebasse), Sam Woodyard (batterie). Los Angeles, Juillet 1960.
Une pièce qui nous ramenait un peu à l’époque de Caravan et autres Pyramid dans le répertoire ellingtonien, tout en annonçant certaines sonorités qu’on retrouvera quelques années plus tard dans la Far East Suite ou dans Afro-Eurasian Eclipse. C’était une composition du clarinettiste Jimmy Hamilton intitulée Taj Mahal, tirée d’un album Everest de 1960 baptisé Swing Low, Sweet Clarinet; avec lui pour cette session enregistrée à Los Angeles, les Ellingtoniens Paul Gonsalves au ténor, Aaron Bell à la contrebasse, ainsi que Booty Wood et Britt Woodman au cor baryton.
Jimmy Hamilton avait rejoint le Duke en 1943, remplaçant à toute fin pratique Barney Bigard (Chauncey Haughton et Sax Mallard avaient brièvement assuré l’intérim). Plus classique que Bigard, et moins versé dans la tradition néo-orléanaise, Hamilton avait surtout été influencé par Benny Goodman, Jimmie Noone, Buster Bailey et Artie Shaw. Au début des années 1940, il avait joué avec Teddy Wilson et Eddie Heywood avant de rejoindre l’orchestre de Duke Ellington, avec qui il allait rester pendant un quart de siècle. Clarinettiste virtuose qui excellait dans des exercices brillants comme Flippant Flurry ou Air Conditioned Jungle, Hamilton pouvait sembler manquer de substance par moments; impitoyable, Boris Vian écrivait en 1949 : « Jimmy Hamilton, le clarinettiste actuel du Duke […] est si ennuyeux qu’on peut affirmer en toute certitude qu’il n’a rien apporté au Duke et que Duke n’a rien pu faire pour lui : c’est simplement une victime de Benny Goodman ». Pourtant, Hamilton a fini par devenir avec le temps un élément indispensable de la sonorité ellingtonienne, et le Duke a su utiliser de la meilleure manière son style d’une grande précision, notamment en le contrastant avec celui de son voisin de pupitre, Russell Procope, qui pour sa part avait un style de clarinette moins virtuose certes, mais plus expressif.
Au début des années 1960, les styles de jazz les plus divers
cohabitent tant bien que mal; sur un coin de rue à New
York ou lors d’un festival on pouvait régulièrement côtoyer aussi bien
des anciens qui avaient joué dans les quartiers mal famés de la
Nouvelle-Orléans avant la fermeture de Storyville, des vétérans qui
fréquentaient le South Side de Chicago à l’époque où King Oliver et Louis Armstrong
officiaient au Lincoln Gardens, des réguliers des big bands qui avaient
l’habitude des sessions after hours à Harlem ou à Kansas City, des
boppers qui avaient connu les beaux jours de la 52e Rue ou de
Central Avenue, des jazzmen cool venus de la Côte Ouest, ou encore des
avant-gardistes qui cherchaient à faire s’écrouler les barrières esthétiques et
raciales encore en vigueur. Parmi les représentants les plus distingués d’un
style de jazz illustrant la tendance plus traditionnelle à cette époque, on
retrouvait un tromboniste qui avait été un Ellingtonien pendant quelques
années, bien qu’il n’ait presque pas été mis de l’avant par le Duke. De toute
façon, Wilbur De Paris avait eu une carrière assez
longue et variée pour ne pas être resté associé aux deux ans et quelque
qu’il passa chez Ellington vers 1945-47. Ayant dirigé son propre orchestre dès
les années 1920 (déjà avec son frère Sidney, trompettiste), De Paris avait été
un sideman réputé de la Swing Era, par exemple avec l’orchestre de Teddy Hill,
avec le Mills Blue Rhythm Band, ou encore avec Louis Armstrong. Déjà en 1944, il dirigeait avec Sidney le De Paris Brothers
Orchestra. Dans les années 1950-60, son orchestre (toujours avec son
frère, parfois doublé ou remplacé par Doc Cheatham) sera
l’une des formations Dixieland les plus sérieuses de l’époque. Écoutons
par exemple sa version de ce classique de 1927 de Duke Ellington, Creole
Love Call.
Creole Love Call; Wilbur de Paris (trombone), Sidney de Paris, Doc Cheatham (trompette),
Garvin Bushell (clarinette, piccolo, basson), Sonny White (piano, orgue), John Smith (guitare, banjo),
Hayes Alvis (contrebasse), Wilbert Kirk (batterie, harmonica). 9-10 mai 1960.
C’était un petit segment Dixieland, avec les All-Stars de Louis Armstrong qui jouaient Mood Indigo avec le Duke lui-même au piano. Pour Ellington c’était aussi une réunion avec le clarinettiste Barney Bigard, co-auteur de ce thème. Bigard avait quitté Ellington en 1942, et avait rejoint Armstrong en 1946, auprès de qui il fera de longs séjours jusqu’en 1955, puis de nouveau en 1960-61. Auparavant nous avons entendu l’orchestre de Wilbur De Paris avec une version de Creole Love Call, où on retrouvait par exemple Hayes Alvis à la contrebasse, qui avait été Ellingtonien entre 1935 et 1938.
Avec la disparition de Tricky Sam
Nanton en 1946, puis le départ de Lawrence Brown en 1951, la section de
trombones ellingtonienne était entrée dans une période trouble. Pendant quelques années, Tyree Glenn (venu de l’orchestre de
Cab Calloway) devait faire preuve d’une grande versatilité au sein de
cette section, dépassant même son rôle en livrant à l’occasion quelques solos
sur son instrument secondaire, le vibraphone (notamment dans la Liberian
Suite en 1947). Pour la grande majorité des trombonistes qui feront un
passage dans l’orchestre du Duke, l’apprentissage de la technique des sourdines
est un incontournable, même pour des musiciens qui y seraient originalement
récalcitrants. D’abord engagé par Ellington en 1959 par
exemple, Mitchell ‘Booty’ Wood s’était vu demander de reprendre la méthode d’un
Tricky Sam Nanton pour une session d’enregistrement; il se serait plaint
à un voisin de pupitre : « Pourquoi m’a-t-il demandé de jouer ce
truc-là? », s’était-il exclamé après une prise, visiblement dégoûté. Le
Duke lui-même ne s’y trompait pas, cependant : « Booty Wood est l’un des
meilleurs trombonistes à plunger que je n’aie jamais entendus »,
déclara-t-il. Un de ses prédécesseurs, Quentin Jackson,
avait lui aussi dû assumer le rôle du tromboniste spécialiste des sourdines
(notamment dans la reprise de Black, Brown & Beige pour Columbia en
1958). Mais Wood, Jackson (tout comme leur camarade de section, Britt Woodman),
furent beaucoup plus que de vulgaires imitateurs, comme nous pourrons nous en
rendre compte dans les deux prochains extraits. D’abord, écoutons Quentin
Jackson et Clark Terry interpréter une version de In a Mellow Tone en
1960.
In a Mellow Tone; Quentin Jackson (trombone), Clark Terry (trompette), Art Simmons (piano),
Elek Bacsik (guitare), Michel Gaudry (contrebasse), Kenny Clarke (batterie). Paris, février 1960.
New Cambridge Blues; The Mitchell “Booty” Wood All Stars: Harold “Shorty” Baker (trompette),
Mitchell “Booty” Wood (trombone), Johnny Hodges (saxo alto), Paul Gonsalves (saxo ténor),
Roger “Ram” Ramirez (piano), Aaron Bell (contrebasse), Oliver Jackson (batterie).
New York, 13 décembre 1960.
C’était New Cambridge Blues, un blues tout à fait dans le style ellingtonien, tiré d’un disque de 1960 par le tromboniste Mitchell ‘Booty’ Wood. À ses côtés on reconnaissait Shorty Baker à la trompette, Johnny Hodges à l’alto et Paul Gonsalves au ténor. C’était une pièce tirée de cet album baptisé tout simplement Booty, paru originalement en Angleterre sur Columbia, dans la fameuse Lansdowne Jazz Series. Il est intéressant de constater qu’il y a eu une petite série ellingtonienne produite pour le marché anglais à cette époque, avec en plus du disque de Wood des sessions dirigées par Harry Carney (pour Rock Me Gently, parfois réédité sous le titre The Duke’s Men), Harold Ashby (pour Born to Swing) ou encore Ashby avec Paul Gonsalves (Tenor Stuff). Il est vrai qu’Ashby n’était pas encore membre de l’orchestre, mais grâce à ses collaborations avec Ben Webster (qu’il avait rencontré dans son Kansas City natal à la fin des années 1940), avec Mercer Ellington et avec Paul Gonsalves, puis à sa participation à My People quelques années plus tard, Ashby faisait certainement déjà partie de la périphérie ellingtonienne.
Passons à Taft Jordan maintenant. Longtemps
associé à l’orchestre de Chick Webb, il y était demeuré pendant quelques années
après la mort de ce dernier et la reprise de son orchestre par Ella Fitzgerald.
Membre de l’orchestre du Duke de 1943 à 1947, il participe notamment à
quelques-uns des grands concerts d’Ellington à Carnegie Hall durant cette
période. À partir des années 1950, Jordan est actif plutôt sporadiquement dans
le domaine musical : en 1958 par exemple, il joue avec Benny Goodman à
l’exposition universelle de Bruxelles et vers les mêmes années il participe à
des retrouvailles des vétérans de l’orchestre de Fletcher Henderson, sous la
direction d’un ancien voisin de pupitre chez Ellington, Rex Stewart. Il réalise
aussi quelques disques sous son nom à cette époque; le prochain extrait est
tiré d’un disque paru chez une filiale du label Prestige, une étiquette
baptisée Moodsville. Le disque s’appelait Mood Indigo : Taft Jordan
Plays Duke Ellington, et sur cette reprise d’une pièce habituellement associée
à Johnny Hodges, Warm Valley, il est accompagné par Kenny Burrell à la
guitare, Richard Wyands au piano, Charlie Persip à la batterie et un futur
Ellingtonien, Joe Benjamin à la contrebasse.
Warm Valley; Taft Jordan (trompette), Kenny Burrell (guitare), Richard Wyands (piano),
Good Queen Bess; Harold “Shorty” Baker & Doc Cheatham (trompette), Walter Bishop, Jr. (piano),
Wendell Marshall (contrebasse), J.C. Heard (batterie). Englewood Cliffs, NJ, 17 janvier 1961.
Après Warm Valley, c’était une autre pièce associée à Johnny Hodges, Good Queen Bess, par Shorty Baker et Doc Cheatham aux trompettes, tiré d’un disque Swingville de 1961 appelé Shorty & Doc; avec eux, Walter Bishop Jr. au piano, J.C. Heard à la batterie et celui qui avait été le contrebassiste de l’orchestre de Duke Ellington pendant plusieurs années, Wendell Marshall. Si Shorty Baker a joué à plusieurs reprises pour Ellington, Doc Cheatham, malgré une carrière qui s’est étendue sur 8 décennies, n’a jamais fait partie de l’orchestre du Duke, bien qu’il me semble avoir lu dans son autobiographie qu’il avait entendu Ellington déclarer que l’un de ses grands regrets était de ne jamais l’avoir eu dans son orchestre…
Un chapitre un peu méconnu de la carrière de Duke Ellington est son association avec le jeune label mis sur pied en 1960 par Frank Sinatra, Reprise. Entre 1962 et 1965, le Duke réalise plusieurs albums pour l’étiquette avec son orchestre, certains visiblement plus commerciaux, mais d’autres qui mériteraient être revisités plus souvent, comme Afro-Bossa, Concert in the Virgin Islands, ou encore The Symphonic Ellington, qui présentait des œuvres jumelant le big band du Duke avec des orchestres symphoniques européens.
En plus de produire des disques avec son propre orchestre, Ellington devait servir en qualité de directeur artistique du
jazz (ou plus exactement ce qu’on appelle en anglais A&R man)
pour le label. Sinatra lui avait laissé le champ libre, et c’est à Paris au
début de l’année 1963 qu’il va recruter différents musiciens pour tenter de
monter un petit catalogue de nouveaux enregistrements. Peut-être qu’un jour je
ferai un petit vidéo spécialement sur le sujet, mais ce soir je me contenterai
de vous énumérer ses protégés. D’abord il fait se rencontrer Stéphane Grappelli
et Svend Asmussen avec Ray Nance pour une Jazz Violin Session. Deux
jours plus tard, il enregistre la chanteuse
sud-africaine Sathima Bea Benjamin et supervise un disque en trio par le
compagnon de cette dernière, le pianiste Dollar Brand (que vous connaissez
maintenant sous le nom de Abdullah Ibrahim). La semaine suivante, il accompagne
la chanteuse suédoise Alice Babs pour un disque qui s’intitulera Serenade to
Sweden, du titre de la pièce qu’il avait écrite en souvenir de son séjour à
Stockholm en 1939. Alice Babs sera plus tard une collaboratrice essentielle
pour le succès de ses concerts sacrés. Au début du mois de février, Ellington
produit encore une session de Bud Powell en trio qui paraîtra sous le titre Bud
Powell in Paris. (Il faut noter que certains des albums réalisés durant
cette courte période parisienne ne seront publiés que beaucoup plus tard).
En 1963, Ellington va faire appel à Billy Strayhorn et à Jimmy Jones pour s’occuper de la production de l’un de ses spectacles les plus ambitieux, My People. Jones raconte : « C’était l’orchestre numéro deux en quelque sorte, je jouais le piano, Strayhorn a écrit quelques trucs, nous en avons pris d’autres de Paris Blues [la bande sonore du film de 1961] et de Black, Brown and Beige – il a revisité le répertoire pas mal, et puis Duke, le Vieux, a écrit d’autres trucs. Nous avions des gars comme Louie Bellson, Joe Benjamin et Bill Berry, et Duke a dit : ‘Je vais vous prêter Russell Procope et je prendrai Hilton Jefferson pour les tournées.’ Oh, j’avais un super orchestre, John Sanders, Booty Wood, et tous ces gars de la famille ». Cette citation est intéressante puisqu’on y comprend que parmi cet « orchestre numéro deux », ce sont en fait des Ellingtoniens de la périphérie en quelque sorte qui venaient participer à ce projet. En plus de Russell Procope, Ray Nance avait été détaché de l’orchestre d’Ellington pour renforcer les rangs de celui dirigé par Jones. Les trombonistes Britt Woodman, Booty Wood et John Sanders n’étaient plus à ce moment des membres actifs de l’orchestre du Duke, alors que le saxophoniste Harold Ashby et le contrebassiste Joe Benjamin n’en feraient partie que plus tard de façon permanente; parmi les chanteurs on compte Joya Sherrill et Jimmy Grissom.
Comme Jump for Joy deux décennies plus tôt, My
People présentait une critique subtile du racisme, mais à une époque où la question des droits civiques était
brûlante, son message avait peut-être paru un peu dilué au public de
Chicago qui se rendit voir le spectacle pendant les quelques semaines où il fut
présenté. Ellington y rendait pourtant un hommage sincère à l’un des acteurs
majeurs de cette lutte, Martin Luther King, avec la chanson King Fit the
Battle of Alabam’. En voici une version instrumentale baptisée tout
simplement King; on y entend Jimmy Jones au piano, Bob Freedman au
baryton, Ray Nance et Bill Berry à la trompette, Pete Clark au ténor, Booty
Wood et Britt Woodman au trombone, Rudy Powell à l’alto, Russell Procope à la
clarinette; le tout finit avec Harold Ashby au ténor qui fait monter la
température…
King, tiré de My People; orchestre dirigé par Jimmy Jones: Bill Berry, Ziggy Harrell, Nat Woodard,
Ray Nance (trompette), Britt Woodman, Booty Wood, John Sanders (trombone), Russell Procope,
Rudy Powell (clarinette, saxo alto), Harold Ashby, Pete Clark (saxo ténor),
Bob Freedman (clarinette, saxos alto et baryton), Jimmy Jones (piano),
Joe Benjamin (contrebasse), Louie Bellson (batterie).
Chicago, 21 août 1963.
Pee Wee Russell (clarinette), Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor), Johnny Hodges, Russell Procope (saxo alto),
Harold Ashby, Paul Gonsalves (saxo ténor), Aaron Bell (contrebasse), Sonny Greer (batterie).
New York City, 11 janvier 1966.
C’était une version de ce classique de 1927 de Duke Ellington et Bubber Miley, Black and Tan Fantasy, tirée d’un disque Impulse de Earl Hines de 1966 baptisé Once Upon a Time. Cet album avait la particularité de présenter le grand pianiste (et ancien chef d’orchestre lui-même) accompagné par l’orchestre de Duke Ellington. Parmi les solistes on a reconnu Russell Procope à l’alto, Ray Nance à la trompette, Hines au piano, Lawrence Brown au trombone, en plus d’un invité-surprise en la personne de Pee Wee Russell à la clarinette. La batterie était tenue par nul autre que Sonny Greer lui-même; sur d’autres pièces on entendait aussi Elvin Jones, qui faisait alors un court séjour dans l’orchestre. Ce n’était pas la première ni la dernière association de Hines avec l’univers du Duke; déjà en 1944 il enregistrait en sextette avec Ray Nance, Johnny Hodges, Oscar Pettiford et Betty Roché. Dans les années 1970, Hines enregistrera aussi le matériel de quatre disques dédiés au répertoire d’Ellington.
Depuis 1939, le plus proche collaborateur de Duke Ellington avait été Billy Strayhorn. Walter van de Leeur, dans son livre Something to Live For: The Music of Billy Strayhorn, énumère dans les appendices les nombreuses compositions que l’on doit, en tout ou en partie, à Strayhorn dans le répertoire ellingtonien. En plus de cet apport crucial, Billy Strayhorn travaillait souvent avec Ellington dans le studio à organiser et parfois réarranger les morceaux, et il tenait aussi le piano à l’occasion, notamment dans les sessions en petites formations, dès son arrivée dans l’organisation. Quand le Duke part tourner en Angleterre en 1948, c’est Strayhorn qui tient le piano dans le petit orchestre monté par Johnny Hodges et quelques autres. On l’entend par ailleurs à deux pianos ou à quatre mains avec Ellington sur disque, par exemple sur RCA Victor en 1946, puis sur Mercer en 1950. Strayhorn a très peu enregistré sous son nom; un disque gravé à Paris en 1961, The Peaceful Side, nous le font entendre au piano, accompagné du contrebassiste Michel Gaudry, et sur quelques pièces d’un groupe vocal ou d’un quatuor à cordes.
Nous avons peu de films de Billy Strayhorn, je vous propose
d’abord de le voir jouer avec l’orchestre une version de son fameux thème, Take
the ‘A’ Train, en concert à Copenhague en 1965.
Billy Strayhorn joue Take the “A” Train avec l’orchestre (Copenhague, 31 janvier 1965)
Bob Wilber (clarinette, saxo soprano), Wendell Marshall (contrebasse), Dave Bailey (batterie).
30 juin 1965.
C’étaient deux pièces composées et interprétées par Billy Strayhorn, d’abord UMMG (un acronyme pour Upper Manhattan Medical Group, en référence à un ami proche de Duke Ellington, le docteur Arthur Logan), et ensuite Passion Flower, originalement interprétée par Johnny Hodges mais ici jouée par son compositeur au piano. Avec lui sur ces deux morceaux nous avons entendu Clark Terry à la trompette, Bob Wilber au soprano et à la clarinette, Wendell Marshall à la contrebasse et Dave Bailey à la batterie. Ces deux pièces proviennent d’enregistrements qui avaient été réalisés à l’occasion de répétitions pour le seul concert solo que Billy Strayhorn a donné dans sa carrière, en 1965, à la New School of Social Research à New York. Mais Strayhorn se savait déjà atteint d’un cancer de l’œsophage depuis 1964, et il devait décéder trois ans plus tard, en 1967.
Ce segment Billy Strayhorn nous amène au tout premier des Ellingtoniens, le Duke lui-même bien sûr. On a souvent dit que l’instrument principal d’Ellington était son orchestre d’abord, mais ce serait oublier qu’il fut aussi un pianiste hautement original, presque une école de piano jazz à lui tout seul. Formé à l’époque héroïque du ragtime et du piano stride, le Duke savait être virtuose s’il y avait besoin (on écoutera par exemple cette pièce d’exhibition de 1932 baptisée Lots o’ Fingers, ou encore ce Swing Session de 1938 où il reprend l’une de ses premières compositions, Soda Fountain Rag), mais il avait avant tout développé un jeu qui lui permettait de colorer, de ponctuer les moments appropriés avec l’orchestre. En solo, on peut parfois presqu’entendre le processus du compositeur derrière ses improvisations, qui sont souvent autant d’esquisses plutôt que des œuvres abouties. Ce processus en avait fait le père de ceux que le critique Michel-Claude Jalard avait baptisés « les apôtres du discontinu », dont les plus célèbres représentants seraient par la suite Thelonious Monk et Cecil Taylor, mais à qui on pourrait aussi associer des pianistes aussi divers que Sun Ra, Elmo Hope, Herbie Nichols, Randy Weston, Mal Waldron, Abdullah Ibrahim ou encore Hasaan Ibn Ali.
Los Angeles, 1er mars 1961.
Blues for Joan Miro (The Shepherd); Duke Ellington (piano), John Lamb (contrebasse), Sam Woodyard (batterie).
Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence, France, 27 juillet 1966.
C’était Duke Ellington au piano en 1966, dans les jardins de la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence en France, qui jouait un Blues for Joan Miro (que nous avons vu derrière le Duke avec ses sculptures). Les Ellingtoniens parmi vous auront aussi reconnu le thème de cette pièce, qui est nul autre que The Shepherd, qui fut par la suite transformée en véhicule pour Cootie Williams et intégrée au deuxième concert sacré en 1968. Avec Ellington nous avons vu John Lamb à la contrebasse et Sam Woodyard à la batterie.
Il était de notoriété publique que plusieurs des membres de l’orchestre d’Ellington pouvaient avoir un caractère assez difficile. « Certains de ces gars ne se sont pas adressé la parole depuis des années », commentait par exemple un musicien. C’était notamment le cas des deux trompettistes-vedettes de l’orchestre dans les années 1960, Cootie Williams et Cat Anderson. Déjà membre de l’orchestre entre 1944 et 1947, Anderson y avait ensuite passé toutes les années 1950, puis y était de nouveau revenu en 1961 pour dix ans. Avec le retour de Cootie Williams l’année suivante, le Duke se retrouvait avec deux fortes personnalités dans la section de trompettes, d’un côté le spécialiste incontesté du registre aigu, de l’autre le maître des sourdines et du growl. Mercer Ellington dit : « Cat Anderson et Cootie Williams se confrontaient sans arrêt comme deux boucs, à savoir qui serait celui qui deviendrait le chef de la section de trompettes ». Jimmy Hamilton ajoute : « Cat Anderson avait une personnalité que personne n’aimait, personne n’aimait Cat parce qu’il semblait avoir un double standard […] Puis il y avait Cootie dans l’orchestre qui était un peu soupe au lait, alors nous avions ces deux éléments dans le groupe en même temps! Alors ils les appelaient les serre-livres, les trompettistes serre-livres, parce qu’on avait mis Cootie à un bout de la section, et Cat de l’autre parce que si on ne faisait pas ça ils se chamaillaient sans arrêt! »
Comme styliste, Cat Anderson est évidemment surtout connu pour ses interventions dans le registre suraigu, sur des pièces spectaculaires et souvent un peu grandiloquentes, comme Coloratura (tirée de la Perfume Suite), The Eighth Veil ou encore El Gato. L’attitude parfois désagréable de Anderson, couplée à un style très viril et démonstratif, peut sans doute être mieux comprise quand on connaît la jeunesse du personnage. Orphelin à l’âge de 4 ans, le jeune William Alonzo Anderson est alors envoyé avec son petit frère au célèbre orphelinat Jenkins en Caroline du Sud. Si l’endroit était reconnu pour son solide corpus musical, il est aussi un environnement parfois brutal, et le jeune Anderson y est souvent victime de harcèlement, jusqu’à ce qu’il décide de prendre les choses en main : « Un jour, je suis tombé sur le dur à cuire de la cour d’école. […] il n’est pas tombé mais il a dû s’enfarger et alors je lui ai sauté sur le dos en le griffant. Ça faisait cinq ou six ans qu’il me tabassait, mais quand j’en ai eu fini avec lui il est resté au sol. ‘Hey’, ont dit tous les petits autour de moi, ‘tu te bats comme un chat!’ ». C’est ainsi que le Cat a acquis un surnom qui lui est resté pendant toute sa carrière.
Si ses contemporains ont jugé
durement le caractère d’Anderson et si les critiques ont parfois été
impitoyables en regard de son style flamboyant mais peu subtil, et parfois
carrément de mauvais goût, on a moins souvent mis de l’avant qu’il savait aussi
être un trompettiste plus nuancé, comme nous pourrons l’apprécier sur les deux
prochains extraits, d’abord avec une pièce qu’il avait créée avec l’orchestre
d’Ellington en 1946, et qu’il reprend ici sur un disque enregistré à Paris en
1964, A Gathering in a Clearing.
A Gathering in a Clearing; Cat Anderson & his All Stars: William “Cat” Anderson (trompette),
George “Buster” Cooper (trombone), Russell Procope (clarinette, saxo alto), Paul Gonsalves (saxo ténor),
Claude Bolling (piano), Roland Lobligeois (contrebasse), Sam Woodyard (batterie). Paris, 20 mars 1964.
Johnny Hodges (saxo alto), Paul Gonsalves (saxo ténor), Harry Carney (saxo baryton),
Duke Ellington (piano), John Lamb (contrebasse), Rufus Jones (batterie).
DR (TV denoise), 23 janvier 1967.
C’était Cat Anderson avec un octette tiré de l’orchetre de Duke Ellington pour la télévision danoise en 1967, jouant une pièce baptisée Tippin’ and Whisperin’. Il était accompagné d’Ellington au piano, de John Lamb à la contrebasse et Rufus Jones à la batterie. Les cuivres derrière lui étaient Johnny Hodges, Lawrence Brown et Harry Carney. À Stanley Dance cette même année, Anderson déclarait à propos de cette petite formation qui s’était produite au Rainbow Grill à New York la même année : « J’ai eu la chance de jouer avec une sourdine, ce que j’adore. J’ai aussi pu jouer dans le registre grave, et c’était super, parce que peu de gens m’ont entendu faire ça. Je n’ai aucun problème à jouer avec une sourdine, parce que j’ai eu la chance d’entendre de grands artistes comme Cootie Williams et Ray Nance, sans oublier Rex Stewart, et je connais Bubber Miley à cause des enregistrements ». Malgré une personnalité parfois difficile, on voit bien que Cat Anderson s’inscrivait lui-même au sein de la grande famille des trompettistes ellingtoniens.
J’ai mentionné plus tôt que malgré un passage relativement court dans l’orchestre de Duke Ellington, Ben Webster avait défini le son des ténors qui lui succéderont. Lui-même fit référence au répertoire ellingtonien constamment au cours de sa carrière. Pour ses disques avec des cordes pour Norman Granz, en 1954, il fait appel à Billy Strayhorn pour arranger et diriger plusieurs pièces, et pour le Ellington Song Book d’Ella Fitzgerald, c’est Webster qui accompagne la grande chanteuse au sein d’un petit groupe. Sur ses albums des années 1950 et 1960, il interprète régulièrement des pièces du répertoire d’Ellington, comme Chelsea Bridge, Cottontail, In a Mellow Tone ou Just a-Sittin’ and a-Rockin’. Même une fois installé en Europe, Webster reste fidèle à ce répertoire, et ses titres d’albums sont souvent des clins-d’œil au maître, que Webster surnommait guv’nor. Un album posthume de Ben Webster intitulé Ben Webster Plays Duke Ellington, enregistré en 1967 et 1969, est paru sur Storyville en 1988; on y entend le grand ténor sur des versions de certaines des pièces classiques du répertoire, accompagné entre autres par l’orchestre de jazz de la radio danoise.
Écoutons Ben Webster peu avant son départ pour l’Europe en
1964, en duo avec le contrebassiste Milt Hinton sur une version de cette
ballade de Duke Ellington composée en 1932, Sophisticated Lady.
Sophisticated Lady; Milt Hinton (contrebasse), Ben Webster (saxo ténor). 1964.
Cootie Williams, Harold "Money" Johnson, Eddie Preston, Mercer Ellington (trompette);
Johnny Coles (trompette, bugle); Booty Wood, Malcolm Taylor (trombone); Chuck Connors (trombone basse);
Russell Procope (clarinette, saxo alto); Norris Turney (flûte, clarinette, saxos alto et ténor);
Harold Minerve (clarinette, saxo alto, flûte, piccolo); Harold Ashby (saxo ténor, clarinette);
Paul Gonsalves (saxo ténor); Harry Carney (clarinette, clarinette basse, saxos alto et baryton);
Duke Ellington (piano); Joe Benjamin (contrebasse); Rufus Jones (batterie);
Tivoli Gardens, Copenhague, 7 novembre 1971.
Un extrait vidéo qui montrait les retrouvailles de Ben Webster avec l’orchestre de Duke Ellington aux Tivoli Gardens à Copenhague en 1971 avec une version de All Too Soon, que Webster avait rendue célèbre en 1940. Cette rencontre avec l’orchestre à l’occasion d’un passage dans la capitale danoise était plutôt tardive cependant, puisque Webster devait décéder en 1973, soit moins d’un an avant le Duke lui-même…
J’ai souligné au début de cette nuit le Mois de l’histoire des Noirs, et il est vrai qu’à de très rares exceptions, les musiciens qui ont joué avec l’orchestre d’Ellington étaient en grande majorité des afro-américains. On raconte que dans le premier film hollywoodien où apparaissait l’orchestre d’Ellington, Check and Double Check en 1930, les producteurs avaient exigé que le portoricain Juan Tizol et le créole Barney Bigard soient maquillés pour que leur peau paraisse plus foncée; il faut dire que ce film mettait en vedette deux comédiens qui jouaient en blackface ces deux personnages très populaires de la radio, Amos et Andy… Ce fut cependant la dernière fois où le Duke devait accepter une telle humiliation pour ses musiciens; on a par exemple raconté comment, par la suite, l’orchestre louait ses propres cars Pullman lors des tournées dans le Sud pour éviter d’avoir à subir la ségrégation des hôtels et autres établissements des états appliquant l’idéologie raciste héritée des lois de la fin du 19e siècle.
Duke Ellington était évidemment très fier de ses racines afro-américaines, et il les a célébrées souvent dans des œuvres importantes, notamment Black, Brown & Beige, A Tone Parallel to Harlem, ou encore My People. Mais il savait reconnaître le talent d’un musicien peu importe son origine, et il n’a eu aucun scrupule à engager Louie Bellson au début des années 1950. Il est vrai que peu de musiciens à l’extérieur de la communauté afro-américaine ont eu le privilège de jouer avec le Duke (du moins dans son orchestre même), mais il y a quelques exceptions. Très tôt, dès les années 1930, Duke et certains Ellingtoniens ont par exemple développé des liens avec des musiciens européens, comme l’anglais Spike Hughes, ou encore avec Django Reinhardt, qui se rendra aux USA en 1946 pour tourner avec l’orchestre – nous avons entendu Django plus tôt avec Rex Stewart dans les années 1930. Plus tard, dans les années 1960, ce seront un Suédois, puis un Canadien, qui intégreront la section de trompettes du Duke.
Je vous propose de visionner deux solos de ces trompettistes, à commencer par Rolf Ericson. Né en en 1922, Ericson avait passé du temps aux USA dans les années 1940, travaillant avec les orchestres de Charlie Barnet et Woody Herman; revenu brièvement en Suède au début des années 1950, puis de nouveau en 1956 avec un groupe américain, il avait par la suite collaboré avec nombre de formations sur la Côte Ouest, par exemple avec celles de Curtis Counce, de Stan Kenton et de Maynard Ferguson. En 1963-1964, il fait un premier séjour dans l’orchestre d’Ellington, qu’il rejoindra de nouveau pour la tournée européenne de 1969.
Nous pouvons voir Rolf Ericson dans une version de Perdido,
un extrait tiré du concert donné par l’orchestre d’Ellington à Bagdad en
novembre 1963.
Herbie Jones (trompette); Lawrence Brown, Buster Cooper (trombone); Chuck Connors (trombone basse);
Jimmy Hamilton (clarinette, saxophone ténor); Russell Procope (clarinette, saxo alto); Johnny Hodges (saxo alto);
Paul Gonsalves (saxo ténor); Harry Carney (clarinette, clarinette basse, saxos alto et baryton);
Duke Ellington (piano); Ernie Shepard (contrebasse); Sam Woodyard (batterie).
Khuld Hall, Bagdad, 14 novembre 1963.
Fred Stone (bugle) avec Duke Ellington and his Orchestra:
Cootie Williams, Cat Anderson, Mercer Ellington, Nelson Williams (trompette);
Booty Wood, Malcolm Taylor (trombone); Chuck Connors (trombone basse);
Russell Procope (clarinette, saxo alto); Norris Turney (flûte, clarinette, saxos alto et ténor);
Harold Ashby (saxo ténor, clarinette); Paul Gonsalves (saxo ténor);
Harry Carney (clarinette, clarinette basse, saxos alto et baryton); Duke Ellington (piano);
Joe Benjamin (contrebasse); Rufus Jones (batterie).
Stadio della Favorita, Palerme, Italie, 17 juillet 1970.
C’était Fred (ou Freddie) Stone à Palerme en 1970 avec l’orchestre de Duke Ellington, dans un extrait de la New Orleans Suite intitulé Aristocracy à la Jean Lafitte, une référence au fameux corsaire du 19e siècle.
Duke Ellington avait probablement rencontré Fred Stone lors d’une session assez unique à Toronto en 1967, pour l’album Duke Ellington North of the Border in Canada. À l’initiative de la CAPAC (Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada, remplacée depuis par la SOCAN) et de la Canadian Association of Broadcasters (Association canadienne des radiodiffuseurs), Duke Ellington avait été invité à Toronto comme soliste avec un big band dirigé par Ron Collier. Je dis que c’est une session assez unique parce que cet album ne mettait pas en vedette les compositions du Duke mais celles de musiciens canadiens, soient Collier lui-même, Norman Symonds et Gordon Delamont. En plus d’Ellington lui-même, les principaux solistes de ce projet étaient Ed Bickert, Butch Watanabe, Bernie Piltch, Guido Basso et bien sûr Fred Stone. On peut imaginer qu’Ellington fut impressionné par le jeu de ce dernier, puisqu’il lui proposa de rejoindre son orchestre, avec lequel Stone tournera effectivement en 1970-71.
Plus tôt au cours de cette nuit, nous avons eu des exemples de chanteuses qui ont marqué l’histoire de l’orchestre de Duke Ellington, autant au sein même de la formation (avec Ivie Anderson, Joya Sherrill ou Betty Roché) que pour des collaborations plus éphémères (avec par exemple Adelaide Hall ou Ella Fitzgerald). Pour les chanteurs masculins, on pourrait juger que le Duke a souvent fait des choix plus discutables. Après quelques chefs-d’œuvre incontestables dans les années 1940 avec Herb Jeffries (on pense au Flamingo arrangé par Billy Strayhorn en 1940; on voit par ailleurs Jeffries et le Duke ici avec nul autre qu’Orson Welles!) ou Al Hibbler (dont le style inhabituel avait fait merveille sur des classiques ellingtoniens comme Do Nothin’ Til You Hear from Me ou I’m Just a Lucky So-and-So), on pouvait estimer que des chanteurs comme Jimmy Grissom ou Milt Grayson manquaient quelque peu de présence, surtout si on les compare à un Joe Williams, qui est à la même époque la vedette chez Count Basie. On pourrait dire la même chose de Jimmy McPhail ou Tony Watkins, dont les styles un peu guindés servaient cependant évidemment le propos très digne de productions comme My People ou les concerts sacrés.
On peut aisément faire débuter la dernière période de la carrière de Duke Ellington à la disparition de Billy Strayhorn en 1967. Durant les 7 années suivantes (jusqu’à sa propre mort en 1974), le Duke connaîtra une activité assez exceptionnelle de composition et de performances un peu partout dans le monde. En plus des tournées européennes, il avait déjà amorcé une tournée dans le Proche et le Moyen-Orient en 1963 (visitant la Syrie, la Jordanie, l’Afghanistan, l’Inde, le Sri Lanka, le Pakistan, l’Iran, l’Irak et le Liban, avant que la tournée ne soit interrompue par l’annonce de l’assassinat de John F. Kennedy alors que l’orchestre se trouve en Turquie). En 1964, le Duke et ses hommes visitent le Japon pour la première fois. En 1966, Ellington est invité par le président Senghor à participer au Festival mondial des arts nègres à Dakar. En 1968, ce sera au tour de l’Amérique latine de recevoir Ellington, qui se produit au Brésil, en Argentine, en Uruguay, au Chili et au Mexique. En 1971, une nouvelle tournée financée par le Département d’État amènera l’orchestre en URSS et en Pologne notamment. Et en 1973, l’orchestre se rend même en Éthiopie, où le Duke est décoré par Hailé Selassié lui-même! Sans surprise, ces nombreux voyages inspireront Ellington, et parmi ses œuvres tardives les plus importantes, on compte la Far East Suite de 1966, la Latin American Suite de 1968, et la Afro-Eurasian Eclipse de 1971.
Mais les dernières années d’activité du Duke seront aussi marquées par la perte de vieux compagnons de route. Après 25 ans auprès de lui, Jimmy Hamilton décide de quitter l’orchestre en 1968. En 1971, Cat Anderson s’installe en Californie, quittant lui aussi le giron ellingtonien. Plus brutale sera la disparition de Johnny Hodges en mai 1970, foudroyé par une crise cardiaque lors d’une visite chez son dentiste. Mais le Duke sait s’entourer de nouveaux visages, et les dernières cohortes de son orchestre verront l’arrivée de musiciens talentueux, tels les saxophonistes Harold Ashby (qui remplace Hamilton), Norris Turney et Harold ‘Geezil’ Minerve, des trompettistes Harold ‘Money’ Johnson et Barry Lee Hall, des trombonistes Julian Priester et Art Baron (c’est lui qu’on voit avec le béret sur la photo ci-dessus).
Malgré ces changements (qui s’accélèreront dans les toutes
dernières années de la carrière du Duke), certains piliers de l’orchestre
restent fidèlement au poste; c’est le cas par exemple
de Paul Gonsalves, malgré des problèmes d’alcool de plus en plus
sérieux, comme le raconte Mercer Ellington : « Il arrivait et il
était soûl ou quelque chose du genre. Pour le forcer à se discipliner, [Duke]
le mettait au micro devant tout le monde et il lui faisait jouer quatre ou cinq
pièces qui étaient formidablement rapides, alors une fois qu’il avait fini il
était de nouveau sobre! » Un autre fidèle au tempérament diamétralement
opposé à celui de Gonsalves, Russell Procope allait
continuer à diriger la section de saxes avec autorité jusqu’après la
mort du Duke. Jusqu’ici nous avons entendu Procope à l’alto et au soprano, et
seulement très brièvement à la clarinette. Ce n’était pas un clarinettiste
virtuose comme Barney Bigard ou Jimmy Hamilton, mais Russell Procope avait
développé l’une des plus belles sonorités de clarinette, très boisée et
utilisant à merveille le registre grave, un peu à la manière de Sidney Bechet.
Écoutons-le dans cette pièce de 1969 à Copenhague avec 4 :30 Blues.
4:30 Blues; Russell Procope (clarinette) avec Duke Ellington and his Orchestra: Cootie Williams, Cat Anderson,
Mercer Ellington, Harold "Money" Johnson (trompette); Lawrence Brown (trombone); Chuck Connors (trombone basse);
Norris Turney (flûte, clarinette, saxos alto et ténor); Johnny Hodges (saxo alto); Harold Ashby (saxo ténor, clarinette);
Paul Gonsalves (saxo ténor); Harry Carney (clarinette, clarinette basse, saxos alto et baryton);
Duke Ellington (piano); Victor Gaskin (contrebasse); Rufus Jones (batterie).
Tivoli Gardens, Copenhague, 2 novembre 1969.
C Jam Blues; Ray Nance (trompette, violon, chant), Earl Washington (piano),
Truck Parham (contrebasse), Hillard Brown (batterie). WTTW, Chicago, 1970.
Deux blues au caractère très différent, d’abord par Russell Procope, puis par Ray Nance avec C Jam Blues pour la télévision publique américaine en 1970; il était accompagné de Earl Washington au piano, Truck Parham à la contrebasse et Hillard Brown à la batterie.
En 1973, après plus de 40 ans de tournées presque incessantes, Ellington commence à être visiblement fatigué. Il se sait malade. Mercer Ellington évoque cette période : « Plus les jours passaient, et son sourire se transformait peu à peu en grimace, il n’y avait plus de sincérité du tout, c’était comme s’il était là, sur scène, et les gens devaient plus ou moins l’accepter tel quel, ou sinon il allait juste quitter la scène. Je pense qu’il est devenu assez cynique sur la fin, surtout quand il a su qu’il avait le cancer. Autant il ne parlait jamais en termes de postérité ou quoique ce soit, rendu à ce point il savait que c’en était fini; c’était inutile de faire des exercices pour ses doigts ou essayer de préserver son image. Il ne voulait plus qu’on le prenne en photo ». Le Duke dirige encore son troisième concert sacré à l’abbaye de Westminster en Angleterre. Son opéra, Queenie Pie, est pratiquement achevé; il publie un livre intitulé Music is My Mistress; à ce propos, Mercer Ellington raconte encore : « J’ai aimé le livre. Ce n’est pas son autobiographie, c’était un moyen de faire $50,000 [référence à l’avance de l’éditeur]. C’est une anthologie. Il parle de tout le monde sauf de lui-même, c’est un de ses vieux trucs! » Même malade, Ellington tient à jouer jusqu’à la fin, comme le raconte Cootie Williams : « Cette dernière tournée, il travaillait un soir à la fois. Et je savais qu’il était malade. Il y arrivait à peine. Il a dit à Mercer de ne pas trop s’éloigner avec le bus, et c’est alors qu’il a décidé de rentrer à la maison ».
Après quelques jours chez lui, Duke Ellington rentre à l’hôpital à la fin mars 1974; il y mourra deux mois plus tard.
La mort du Duke n’allait évidemment pas terminer l’aventure
ellingtonienne. Sous la direction de Mercer Ellington,
le Duke Ellington Orchestra allait continuer à donner des concerts,
réunissant des Ellingtoniens du passé et du présent; j’ai souvenir d’un concert
de l’orchestre à l’extérieur au Festival de Jazz de Montréal, quelque part à la
fin des années 1990 ou au début des années 2000 – dans mon souvenir il y avait
un petit-fils ou une petite-fille du Duke qui chantait avec l’orchestre mais
malheureusement je n’ai pas pu retrouver de référence à cette apparition.
Quoiqu’il en soit, jusqu’à sa mort en 1996, Mercer
Ellington va continuer à faire vivre la tradition ellingtonienne. Dès
1975, il fait paraître Continuum, un excellent album qui fait entendre
surtout des reprises du répertoire paternel évidemment, interprétées par un
orchestre qui s’avère bien la continuation de celui du Duke, puisqu’on y
retrouve (sur trois sessions de 1974 et 1975) autant des vétérans comme Cootie
Williams et Harry Carney (décédé à peine quelques mois après l’enregistrement
des deux pièces où il apparaît) que des Ellingtoniens plus récents comme Money
Johnson, Barry Lee Hall, Harold Ashby, Rocky White ou le petit-fils du Duke,
Edward Ellington II, à la guitare. Pour la session de janvier 1975, on retrouve
même un saxophoniste moscovite rencontré par le Duke lors de son passage en
URSS en 1971 et qui avait depuis passé à l’Ouest, Anatole Gerasimov. Je vous propose deux extraits de cet album, d’abord une
reprise de Warm Valley par Harold Minerve à l’alto, puis un hommage à
Harry Carney par Joe Temperley au baryton.
avec le Duke Ellington Orchestra sous la direction de Mercer Ellington:
Cootie Williams, James “Buddy” Bolden, Money Johnson, Barry Lee Hall, Calvin Ladner (trompette),
Vince Prudente, Art Baron, Chuck Connors (trombone), Maurice Simon (saxo alto),
Harold Ashby, Ricky Ford, Anatole Gerasimov (saxo ténor), Lloyd Mayers (piano),
Edward Ellington II (guitare), J. J. Wiggins (contrebasse), Freddie Waits (batterie).
Chicago, 6-7 janvier 1975.
C’était Joe Temperley au baryton avec Carney, un hommage évidemment à son prédécesseur dans le Duke Ellington Orchestra, Harry Carney, disparu en octobre 1974, soit à peine quelques mois avant l’enregistrement de cette pièce, une composition d’un ancien Ellingtonien, le saxophoniste Rick Henderson, qui avait été dans l’orchestre dans les années 1953-56. Quant à Joe Temperley, il était né en Écosse et avait joué en Angleterre avec l’orchestre de Humphrey Lyttleton avant de gagner les États-Unis en 1965. Régulier des big bands de Woody Herman, du Thad Jones-Mel Lewis Orchestra et du Big Bad Band de Clark Terry, Temperley avait remplacé Carney dans l’orchestre après son décès en 1974; on le retrouvera dans le spectacle Duke Ellington’s Sophisticated Ladies au début des années 1980, ainsi que dans des versions ultérieures de l’orchestre, puis au sein du Lincoln Center Jazz Orchestra. Joe Temperley est décédé en 2016.
Nous arrivons à la fin de cette nuit consacrée aux Ellingtoniens, j’espère que vous avez apprécié les choix que je vous ai présentés.
Pour mes commentaires, je me suis principalement servi de l’excellent livre de Stuart Nicholson, A Portrait of Duke Ellington : Reminiscing in Tempo. J’ai aussi utilisé The World of Duke Ellington, par Stanley Dance, et The Duke Ellington Reader, compilé par Mark Tucker.
Je pourrais faire encore plusieurs heures de vidéo sur Duke Ellington, c’est un sujet qui est très vaste, mais j’ai eu envie de l’aborder de cette manière pour vous permettre de connaître un peu mieux les gens qui ont donné vie à la musique d’Ellington. Si on veut comprendre véritablement le Duke et son œuvre, on doit forcément aller vers chacune des voix qui a, à un moment ou à un autre, nourri son univers créatif. Dans un texte de 1949, Boris Vian posait la question : « Duke Ellington, vampire ou catalyseur? » Nous avons rencontré dès le début de cette nuit certaines de ces vampirisations : d’un bout de contrechant réalisé par l’un de ses saxophonistes avec une chanteuse de blues, Ellington fait une mélodie qui deviendra un symbole de ce style jungle dans le Harlem des années 1920. D’une phrase de trombone d’un autre il fera plus de 15 ans plus tard une mélodie populaire. D’un autre côté, des milliers de musiciens de jazz, partout dans le monde, reprennent, encore aujourd’hui, ces thèmes, ces mélodies, ces sonorités qui ont fait le son ellingtonien.
Pendant de nombreuses années, en parallèle à ses projets officiels, Duke Ellington profitait de son temps de studio pour faire répéter ses nouvelles compositions, pour tester de nouvelles idées, pour essayer de nouveaux arrangements. C’est de ce corpus d’enregistrements (souvent appelé stockpile) que sont parus plus tard de nombreux albums posthumes. Déjà en 1976, l’étiquette Pablo faisait paraître The Ellington Suites, composé de trois suites enregistrées en 1959, 1971 et 1972 respectivement : The Queen’s Suite (dédié à la reine Elizabeth), The Goutelas Suite (dédié au château du même nom), et The Uwis Suite (pour l’université du Wisconsin). Depuis cette époque, ce sont des dizaines de disques qui sont parus, révélant tout un pan du travail de Duke Ellington depuis les années 1950, avec des œuvres d’importance comme The Degas Suite, The River ou la Togo Brava Suite.
Parmi les œuvres posthumes du Duke, le ballet Three Black Kings (qu’Ellington avait sous-titré, en français, Les Trois Rois Noirs) était presque complétée à sa mort en 1974. Conçue comme une élégie à la mémoire de Martin Luther King, la suite en trois mouvements s’inscrit dans la veine des œuvres les plus élaborées d’Ellington, comme Harlem ou Night Creature, deux de ses œuvres symphoniques. Évoquant les figures bibliques de Balthazar et du roi Salomon en plus de Martin Luther King, la suite a été complétée par Mercer Ellington après la mort du Duke, et orchestrée par Luther Henderson (qui avait déjà collaboré avec Ellington et Strayhorn à l’époque de Beggar’s Holiday dans les années 1940), avant d’être présentée au public pour la première fois au public en 1976 à Buffalo, New York.
Pour terminer cette nuit, je vous propose une version filmée de cette suite, extraite d’un concert du Duke Ellington Orchestra avec l’orchestre philharmonique de Varsovie à l’occasion du Jazz Jamboree en 1977; c’est évidemment Mercer Ellington qui dirige. Dans l’orchestre on reconnaîtra Quinten ‘Rocky’ White à la batterie, un jeune Mulgrew Miller au piano, James Bolden à la trompette, David Young au ténor, et Barry Lee Hall à la trompette en duo avec (je crois) Malcolm Taylor au trombone.
Merci à tous ceux qui m’ont suivi, je vous invite à me suivre sur Facebook (abonnez-vous au groupe Jazz Viking, pour les amateurs de jazz francophones pour connaître mes prochains projets), et à visiter mon blogue pour retrouver les textes et les listes de lecture de mes diffusions.
À la prochaine et vive le jazz!