1. I'm Not So Sure (Cedar Walton) 5:46 2. Brown (Roy Hargrove) 4:30 3. Strasbourg / St. Denis (Roy Hargrove) 4:38 4. Starmaker (Lou Marini) 7:54 5. Joy is Sorrow Unmasked (Roy Hargrove) 4:46 6. The Stinger (Roy Hargrove) 4:57 7. Rouge (Roy Hargrove) 2:46 8. Mr. Clean (Weldon Irvine Jr.) 5:51 9. Style (Roy Hargrove) 6:35 10. Divine (Roy Hargrove) 5:10 11. To Wisdom the Prize (Larry Willis) 5:43 12. Speak Low (Kurt Weill & Ogden Nash) 5:16 13. Bring It On Home To Me (Sam Cooke) 3:00
Produit par Larry Clothier / Roy Hargrove pour Groovin' High Productions S.A.
Enregistré et mixé par Al Schmitt aux Capitol Studios, LA, Californie Ingénieur assistant: Steve Genewick Masterisé par Doug Sax avec Sangwook Nam à The Mastering Lab, Ojai, Californie, 28 mars 2008 Producteur exécutif: Jacques Muyal Photos: Sophie LeRoux, Mark Lamoreaux Notes: Roy Hargrove
Utilisé comme adjectif, le mot « ellingtonien »
fait bien sûr référence à l’univers immédiat de Duke Ellington, et plus
particulièrement à son style compositionnel. Utilisé comme nom, il devient
presque un titre de noblesse, puisqu’il désigne les membres de l’orchestre du
Duke, certainement le plus prestigieux (en tout cas du point de vue des
musiciens eux-mêmes) de toute l’histoire des big bands. Il y a bien sûr
d’autres dynasties issues des grands orchestres de la Jazz Age et de l’Ère du
Swing (on pense aux Basie-ites chez Count Basie, aux Luncefordiens chez Jimmie
Lunceford, aux Herdsmen chez Woody Herman, voire aux Goodmaniens chez Benny
Goodman), mais alors que ces groupes de musiciens (à l’exception peut-être de
ceux de Basie) n’ont évoqué leurs chapelles respectives qu’à de rares occasions
à l’extérieur de leurs orchestres d’origine, aucun ne peut sérieusement
soutenir le niveau du corpus des Elligtoniens, ni en quantité ni en qualité.
Le Duke avait d’ailleurs veillé
assez tôt à ce que ses solistes les plus en vue puissent avoir des
disques sous leur nom, en initiant dès la deuxième moitié des années 1930 des
sessions en petits groupes tirés de l’orchestre parus sous les noms de Johnny
Hodges, Cootie Williams, Barney Bigard ou Rex Stewart. Mais d’autres
Ellingtoniens n’auront que peu ou pas de possibilités de voir leur nom sur une
étiquette de disque, certains – parfois par manque d’ambition ou par malchance
– devant attendre plusieurs années avant diriger leurs propres sessions. D’autres, qui effectueront des séjours plus brefs ou
moins marquants dans l’orchestre du Duke, garderont souvent (et sans surprise)
des traces de leur passage, traces qui transparaîtront parfois dans leur
travail subséquent. Certains enfin garderont des liens périphériques avec
l’Ellingtonia, souvent par leur association périodique avec des membres de
l’orchestre plus ou moins célèbres, d’autres fois par leur engagement dans des
projets apparemment secondaires, quelquefois enfin par un engagement tardif
dans l’orchestre du Duke lui-même. En bref, j’ai tenté avec cette émission de
faire un survol, un panorama, qui présente aussi bien les grands noms
incontournables comme Johnny Hodges ou Ben Wesbter, que des Ellingtoniens
mineurs ou un peu oubliés comme Al Killian ou Nelson Williams.
Ainsi, ce n’est pas entièrement un
hasard si on retrouve ci-dessus un extrait de Arthur Whetsel.
Né en Floride en 1905, Whetsel (ou Whetsol selon les différentes orthographes
de son nom) avait connu le Duke à Washington DC, où sa famille s’était
installée durant son adolescence. Comme membre original des Washingtonians, et
comme l’un des musiciens à être originalement venus avec Ellington à New York
dès 1923, Whetsel a donc été l’un des tous premiers de ceux qu’on appelle les
Ellingtoniens. S’il était par la suite rentré à Washington pour faire des
études de médecine, le trompettiste allait revenir au
sein de l’orchestre en 1928; pendant une dizaine d’années, il sera le
trompettiste lyrique de l’orchestre, face aux jeux plus bruts de ses collègues
Bubber Miley (co-compositeur et soliste original de la Black and Tan Fantasy)
ou Cootie Williams. Remplacé par Wallace Jones en 1938, Whetsel est mort d’une
tumeur au cerveau en 1940.
Duke Ellington et son trio au cabaret de Louis Thomas à Washington, DC (1920): Sonny Greer (batterie),
Bertha Ricks (chanteuse), Eddie Ellington (piano), Sterling Conaway (banjo) et son épouse.
On pourrait dire que les tous premiers Ellingtoniens étaient en réalité les
musiciens qui ont fait partie des orchestres que le jeune Eddie Ellington
dirigeait et gérait à Washington juste après la fin de la Première Guerre
Mondiale. L’histoire a conervé les noms des frères Miller par exemple (Bill,
Felix et Brother Miller), mais aussi du batteur Lloyd Stewart et du banjoïste
Philly White, bientôt rejoints par un saxophoniste débutant, ancien
contrebassiste, Otto Hardwick, dit ‘Toby’. Parfois avec Whetsel, l’ensemble du
Duke va rapidement se faire une bonne
réputation dans la capitale américaine. Stewart sera bientôt remplacé par un
batteur venu du New Jersey et qui se produisait alors dans la fosse du Howard
Theatre, William Alexander ‘Sonny’ Greer (avec lui dans cet orchestre on
retrouvait aussi nombre de musiciens portoricains, dont un certain Juan Tizol,
tromboniste, que nous croiserons plus tard). Né en 1895, venu à Washington dès
1918, Greer faisait figure de vétéran; il faut dire qu’il avait déjà joué à New
York à cette époque… Pour Ellington et ses comparses, les anecdotes du batteur
sur la grande ville font vite impression, et lorsque Greer reçoit une offre du célèbre clarinettiste et vaudevillien Wilbur Sweatman
pour y rejoindre son orchestre (en février 1923), il s’assure qu’Ellington et
Hardwick puissent être à ses côtés.
Si ce premier séjour newyorkais ne devait pas être couronné
de succès, il permet à Ellington et à sa bande de se faire quelques contacts, notamment le pianiste Willie ‘The Lion’ Smith, qui
prend le jeune Duke sous son aile – leur relation deviendra une amitié durable
puisque lorsque le Duke est invité à la Maison Blanche par le président Nixon
pour son 70e anniversaire en 1969, le Lion
sera à ses côtés…
-------
Rentrés à Washington après l’échec de leur engagement avec
Sweatman, les Ellingtoniens montent un nouvel orchestre
coopératif, dont le leader nominal sera cette fois le banjoïste Elmer
Snowden. Avec Whetsel, Hardwick, Greer et Ellington, le quintette (qui prend le
nom des Washingtonians) est bientôt invité à remplacer Fats Waller et ses
musiciens pour accompagner des danseurs dans un spectacle ambulant. Mais
lorsque le groupe arrive de nouveau à New York, l’engagement s’est volatilisé…
Cette fois, le Duke décide de persister et ne rentre pas à Washington. De plus,
après que Elmer Snowden eut été évincé du groupe à la suite d’un malentendu au
sujet de la paye, c’est Ellington qui se retrouve à la tête de la formation.
Grâce à la célèbre Ada ‘Bricktop’ Smith (dont le club parisien sera un haut
lieu de la vie nocturne dans les années 1920 à 1950), le groupe est engagé au
club Barron’s. C’est maintenant Fred Guy qui y
tient le banjo. Né en Virginie en 1897, Guy avait grandi à New York; il restera
un pilier de l’orchestre d’Ellington jusqu’en en 1949.
Le noyau original de l’orchestre
d’Ellington est désormais en place, et celui-ci se retrouve bientôt en
résidence au club Hollywood. L’endroit n’est pas nécessairement chic et la
scène est plutôt minuscule, mais le club reçoit néanmoins quelques célébrités
actuelles et en herbe, comme les frères Dorsey, Bing Crosby, Paul Whiteman ou
encore une jeune Joan Crawford… Le groupe s’élargit tranquillement, ajoutant un
tubiste en la personne de Henry ‘Bass’ Edwards, et le club, propriété de Barron
Wilkins (personnage qui fréquentait les gangsters de la bande d’Owney Madden),
change bientôt de nom pour devenir le Kentucky Club.
Entre temps, le Duke avait aussi développé un partenariat
avec le parolier Jo Trent; les deux écriront par
exemple quelques chansons pour la revue Chocolate Kiddies, dont j’ai
déjà parlé ici dans ma vidéo sur le jazz soviétique. À travers leurs
tribulations pour tenter de vendre leurs chansons dans le monde plutôt
impitoyable des éditeurs de musique de Tin Pan Alley, le duo va notamment faire la rencontre d’Irving Mills, dont on connaît
l’importance sur la carrière du Duke.
Les Washingtonians: Sonny Greer (batterie), Charlie Irvis (trombone), Otto Hardwick (saxophone soprano), Elmer Snowden (banjo), Bubber Miley (trompette), Duke Ellington (piano).
Après le départ de Arthur Whetsel, Ellington va faire appel au trompettiste James ‘Bubber’ Miley. Né en 1903 en
Caroline du Sud, Miley avait été fortement influencé par le style de King
Oliver, entre autres par son usage des sourdines et ses inflexions bluesy.
Cet influx d’une saveur plus néo-orléanaise sera crucial pour le développement
du son de l’orchestre d’Ellington dans ces années de développement, comme le
Duke lui-même devait le rappeler plus tard : « Notre groupe a changé
de caractère quand Bubber Miley est arrivé. He used to growl all night long, playing
gut-bucket on his horn. [Un jeu très brut] C’est là que nous avons
décidé de laisser tomber la musique sweet ». On comprend que le trompettiste jouera un rôle central dans ce
développement vers la sonorité jungle qui devient peu à peu l’identité
de l’orchestre; mais alors que la formation accumule les engagements
prestigieux à la fin des années 1920, Miley devient de moins en moins fiable,
et si les Ellingtoniens en général avaient déjà acquis à cette époque une
réputation de gros buveurs, l’alcoolisme du trompettiste va finir par lui jouer
des tours… Il quittera l’orchestre en 1929, rejoignant Noble Sissle, mais sa
santé s’étant fortement dégradée, il meurt en 1932, âgé de seulement 29 ans…
Miley ne sera pas le seul architecte de ce son qu’on
appellera bientôt jungle; le tromboniste Charlie
Irvis, lui aussi spécialiste des sourdines, y contribuera aussi, en
tandem avec le trompettiste. Plusieurs années plus tard, dans Downbeat,
Duke Ellington devait évoquer le rôle du tromboniste :
Personne n’a vraiment repris le style
de Charlie Irvis… il avait une super sonorité, pleine, grasse dans les graves
du trombone – mélodique, masculine, remplie d’une formidable autorité. Il y
avait une espèce de sourdine qui se faisait alors pour le trombone pour donner
à l’instrument une sonorité de saxophone, mais il avait échappé la sienne un
soir et le foutu truc s’était brisé en un million de morceaux. Alors il a pris
le plus gros des morceaux et a commencé à l’utiliser. C’est devenu son outil et
c’était mieux que le machin original.
Le premier bloc d’enregistrements que je vous propose va
s’attarder sur trois extraits qui illustrent un peu la
naissance de cette sonorité jungle, par des solos de quatre des
acteurs majeurs de la première période de l’orchestre, solos tous réalisés
en-dehors du giron ellingtonien. D’abord écoutons Charlie Irvis avec le
trompettiste Thomas Morris (les Ellingtonistes parmi vous reconnaîtront l’introduction
de cette pièce qui s’apppelle Bull Blues). Par la suite, on entendra
Bubber Miley et Otto Hardwick avec Eva Taylor et le Blue Five de Clarence
Williams sur le classique I Found a New Baby. Enfin, un solo de Joe
‘Tricky Sam’ Nanton, qui remplacera bientôt Charlie Irvis chez Ellington;
Nanton lui aussi avec Thomas Morris et le guitariste néo-orléanais Buddy
Christian avec leur New Orleans Blue Five en 1926.
Bull Blues; Thomas Morris Past Jazz Masters: Thomas Morris, Bubber Miley
(cornet), Charlie Irvis (trombone), inconnus (saxo ténor; piano; banjo). New
York, mai 1923.
I've Found a New Baby; Eva Taylor (chant), acc. par Clarence Williams’ Blue
Five: Bubber Miley (cornet),Jimmy Harrison ou Charlie Irvis (trombone),
Otto “Toby” Hardwick (saxo alto), Clarence Williams (piano), poss. Leroy Harris
(banjo), Cyrus St. Clair (tuba). New York, v. 22 janvier 1926.
My Baby Doesn’t Squawk;New Orleans Blue
Five: Thomas Morris (cornet), Joe “Tricky Sam” Nanton (trombone), Bob Fuller
(clarinette), Mike Jackson (piano), Buddy Christian (guitare). New York, 2 novembre 1926.
Nous avons commencé ce segment par
une pièce des Past Jazz Masters du trompettiste Thomas Morris avec le
tromboniste Charlie Irvis, qui jouait dans l’introduction de ce Bull Blues une
mélodie que vous avez peut-être reconnue, puisqu’elle sera adaptée près de 20
ans plus tard par Duke Ellington, sous le titre What Am I Here For?
Né à New York en 1904, le
tromboniste Joe Nanton avait remplacé Charlie Irvis chez Ellington en
1926. Poussant encore plus loin la technique de jeu avec les sourdines
(particulièrement avec le plunger), Nanton restera pendant 20 ans au
sein de l’orchestre, jusqu’à son décès soudain en 1946.
C’est Otto Hardwick qui avait surnommé Nanton ‘Tricky Sam’, justement à cause
de sa dextérité avec les sourdines. Son jeu très proche de la voix (on a
parfois l’impression que c’est littéralement quelqu’un qui chante en faisant
« ouah, ouannn ») deviendra un incontournable du style ellingtonien, et
plusieurs de ses successeurs (dont Lawrence Brown, Booty Wood et Quentin
Jackson notamment) durent apprendre à se servir des sourdines pour conserver à
l’orchestre cette sonorité si caractéristique après la disparition prématurée
de Nanton…
Parmi les membres des Washingtonians dans les premières
années du Duke à New York, un autre souffleur exercera une influence durable
sur ses camarades et sur ses successeurs, malgré son séjour plutôt bref auprès
d’Ellington. Pendant son passage dans le groupe (3 mois en 1924), Sidney Bechet allait apporter une influence néo-orléanaise encore
plus directe que celle de Bubber Miley, les deux développant une rivalité et
une invention très stimulante lors de leurs échanges musicaux, comme le raconte
Ellington lui-même :
À cette époque, [Bechet] était
le type qui soufflait comme un gladiateur, et quand il soufflait c’était comme
un défi pour celui qui allait le suivre, c’était toujours dans un esprit de
bravade, tout le temps, et Bechet et Bubber Miley, ils étaient à fond là-dedans
et les deux buvaient un peu, alors Bechet et Bubber faisaient grogner leurs
instruments l’un contre l’autre pas mal, Bechet prenait le devant de la scène
et jouait dix chorus et Bubber jouait ensuite dix chorus, et pendant que l’un
jouait, l’autre restait derrière à boire un coup!
Bizarrement, Ellington insiste pour placer le séjour de
Bechet avec l’orchestre (lors d’une saison de tournées en Nouvelle-Angleterre)
en 1926, ce qui est peu probable quand on sait que Bechet avait quitté les USA
pour l’Europe en septembre 1925 et qu’au printemps 1926 il se trouvait en URSS
avec les Jazz Kings de Benny Peyton et Frank Withers! [Je vous renvoie de
nouveau à ma vidéo sur ce sujet]
Si Sidney Bechet n’est pas demeuré assez longtemps avec les
Washingtonians pour enregistrer (un test aurait été réalisé pour Brunswick à la
fin de l’année 1924 mais il n’a jamais fait surface…), nous pouvons l’entendre
en 1925 dans ce solo avec la chanteuse Margaret Johnson, alors que son comparse
de chez Ellington, Bubber Miley, est à la trompette :
Who’ll Chop Your Suey (When I’m Gone)?;Margaret Johnson (chant) with Clarence Williams’ Blue Five: James W. “Bubber” Miley (cornet), Aaron Thompson (trombone), Sidney Bechet
(saxophone soprano), Clarence Williams (piano), Buddy Christian (banjo). New
York, 8 janvier 1925.
The Sheik of Araby; Sidney Bechet’s One Man Band (clarinette, saxo soprano, saxo
ténor, piano, contrebasse, batterie) En re-recording.New York, 18 avril 1941.
The Sheik of Araby; Duke Ellington and his Famous Orchestra: Johnny Hodges (saxo soprano),
Arthur Whetsel, Cootie Williams, Freddy Jenkins (trompette), Joe Nanton, Juan
Tizol (trombone), Barney Bigard (clarinette, saxo ténor), Harry Carney (saxo
baryton), Duke Ellington (piano), Fred Guy (banjo), Wellman Braud (contrebasse),
Sonny Greer (batterie). New York, 16 mai 1932.
The Mooche; Sidney Bechet and his
New Orleans Feetwarmers: Henry Goodwin (trompette), Vic Dickenson
(trombone), Sidney Bechet (saxo soprano, clarinette), Don Donaldson (piano),
Ernest Williamson (contrebasse),Manzie Johnson (batterie). New York, 14 octobre 1941.
C’était un segment Sidney Bechet; cette dernière pièce était
l’une des compositions de Duke Ellington que Bechet a enregistrées au début des
années 1940 (alors que les deux étaient sous contrat avec Victor), une version
de The Mooche; à la même époque, il avait aussi gravé par exemple Mood
Indigo et Stompy Jones. Juste avant, à titre de comparaison, deux
extraits du Sheik of Araby, le premier où on pouvait entendre la routine
de Bechet comme ligne de saxo ténor dans sa version de la pièce réalisée en re-recording
(ou comme one-man band) en 1941; cet extrait était évidemment suivi du
solo de Johnny Hodges au saxophone soprano sur la même pièce par l’orchestre
d’Ellington en 1932. Le Duke et ses hommes ont souvent
parlé de l’importance de Sidney Bechet (le Duke lui dédiant par exemple
l’un des mouvements de sa New Orleans Suite en 1970), et Hodges a
lui-même revendiqué son influence, sans surprise. Dans le livre de Stanley
Dance, The World of Duke Ellington (traduit en français sous le titre Duke
Ellington par lui-même et ses musiciens), Hodges
raconte sa rencontre avec le bouillant saxophoniste :
Je l’ai rencontré à Boston, il
y a des années et des années, quand j’avais treize ans […] J’avais pas mal de
cran quand je suis allé dans les coulisses pour le voir, avec mon petit soprano
courbé enveloppé sous mon bras, mais ma sœur le connaissait, et je me suis
présenté.
« Qu’est-ce que c’est sous ton bras? »,
m’a-t-il demandé.
« Un soprano. »
« Tu peux en jouer? »
« Bien sûr »,
ai-je dit, bien que je ne l’aie eu que depuis deux jours.
« Ben alors, joue
quelque chose », dit-il.
Alors j’ai joué My
Honey’s Lovin’ Arms.
« C’est bien »,
m’a-t-il dit pour m’encourager.
Mais si Hodges devait bien représenter l’héritage de Sidney
Bechet au sein de l’orchestre (bien qu’il ait abandonné le saxophone soprano
dans les années 1940), il ne devait arriver auprès d’Ellington qu’en 1928.
Avant que Hodges et Barney Bigard (arrivé plus tôt la même année) ne
définissent la sonorité particulière de la section d’anches ellingtonienne,
c’était cependant un autre musicien, plutôt oublié aujourd’hui, qui avait
rempli ce rôle. Rudolph ‘Rudy’ Jackson, né en Indiana
en 1901, avait déjà travaillé avec King Oliver à Chicago, puis à New
York, avant de rejoindre Ellington de juin à décembre 1927. Ce passage, lui
aussi relativement bref, allait quand même lui permettre de participer au
répertoire ellingtonien; en effet, écoutons d’abord un obbligato qu’il a
enregistré avec la chanteuse de blues Sippie Wallace en 1925, une mélodie qui
sera adaptée deux ans plus tard par Ellington pour une pièce que vous
reconnaîtrez certainement…
Being Down Don’t Worry Me;Sippie Wallace (chant), acc. par Rudolph (Rudy) Jackson (saxo
soprano, clarinette), Hersal Thomas (piano). New York, 20 août 1925.
Creole Love Call; Duke Ellington and his Orchestra: Rudy Jackson (clarinette), Adelaide
Hall (chant); Bubber Miley, Louis Metcalf (trompette), Joe Nanton (trombone),
Otto Hardwick, Harry Carney (clarinette, saxo alto), Duke Ellington (piano),
Fred Guy (banjo), Wellman Braud (contrebasse), Sonny Greer (batterie). Camden,
NJ, 26 octobre 1927.
Creole Love Call, par l’orchestre de Duke Ellington
en 1927, avec le clarinettiste et saxophoniste Rudy Jackson, qui, comme nous
l’avons entendu dans le premier extrait, semble bien à l’origine de cette
mélodie.
Celle qui fournissait le contre-chant à la mélodie de
Jackson sur cette version originale de Creole Love Call était la chanteuse Adelaide Hall. Née à Brooklyn en 1901,
cette dernière n’a jamais été originalement membre de l’orchestre d’Ellington
mais les deux apparaissaient à la même affiche du Lafayette Theatre à Harlem
lorsque le Duke introduisit Creole Love Call. Hall raconte dans le
documentaire A Duke Named Ellington (1988) comment elle en est venue à
participer à la fameuse pièce :
J’étais debout dans les
coulisses et il a commencé à jouer ces belles pièces. Quand ça a été le tour de
Creole Love Call – la mélodie – j’ai dit : « Oh c’est si beau,
n’est-ce pas? » et j’ai commencé à fredonner une contre-mélodie, et il a
dit : « Adelaide, c’est ce que je cherchais! C’est tout juste ce que
je veux pour le disque ». J’ai dit : « Quoi? » Il a
dit : « Ce que tu viens de faire là, ce que tu fredonnais. »
J’ai dit : « Je ne saurais pas comment refaire ça. » Il a
dit : « Mais si tu peux. Essaie. » Il a dit : « Je
vais recommencer au refrain, vois si tu peux. » J’ai dit : « Je
vais essayer. » Et avec ça il est retourné devant l’orchestre et a
recommencé, et j’ai commencé à fredonner; et à la fin du refrain il a
dit : « C’est ce que nous allons faire quand nous allons enregistrer
dans quelques jours. » J’ai dit : « Je ne sais pas si je
pourrai, Duke, parce que je n’ai aucune idée de ce que je fais! » Il a
dit : « Fais-moi confiance! » Et c’est comme ça qu’on a fait.
Bien qu’Adelaide Hall n’ait pas été
la chanteuse régulière de l’orchestre d’Ellington, ses versions de Creole
Love Call et de Blues I Love to Sing lui sont restées associées. On
peut l’écouter ici chanter une autre pièce du répertoire ellingtonien, Drop
Me Off in Harlem, avec le Mills Blue Rhythm Band, en 1933 :
Drop Me Off in Harlem; Adelaide Hall (chant)
avec Lucky Millinder (dir.) et le Mills Blue Rhythm Band: Shelton
Hemphill, Wardell Jones, Ed Anderson, George Washington, Henry Hicks
(trombone), Gene Mikell (clarinette, saxos soprano, alto et baryton), Crawford
Wethington (clarinette, saxos alto et baryton), Joe Garland (clarinette, saxos
ténor et baryton), Edgar Hayes (piano), Benny James (banjo, guitare), Hayes
Alvis (contrebasse), O’Neil Spencer (batterie). New York, 4 décembre 1933.
C’était
Adelaide Hall avec le Mills Blue Rhythm Band dirigé par Lucky Millinder, dans Drop
Me Off in Harlem. Cet orchestre, géré par Irving Mills, était, d’une
certaine façon, lié à celui d’Ellington puisqu’il remplaçait ce dernier ou
encore celui de Cab Calloway au Cotton Club lorsqu’ils étaient en tournée ou
avaient d’autres engagements. L’arrivée d’Ellington au
Cotton Club d’ailleurs, à partir de décembre 1927, va terminer de
métamorphoser son orchestre : depuis le quintette des Washingtonians
débarqué à New York près de 4 ans auparavant, la formation avait doublé de
personnel, la dernière addition en date étant le trompettiste Louis Metcalf.
Avec l’addition de Harry Carney, puis le remplacement de Rudy Jackson par
Barney Bigard au tout début de 1928, le Duke va acquérir une palette de plus en
plus riche pour accompagner les spectacles colorés et exotiques du chic cabaret
de Harlem.
Avant de continuer avec les grands solistes ellingtoniens,
j’aimerais attirer l’attention sur deux musiciens dont l’importance me semble
souvent négligée quand on parle du succès de l’orchestre d’Ellington dans les
années 1920 et 30. D’abord, le contrebassiste Wellman
Braud doit être reconnu comme l’un des grands contrebassistes de son
époque, imposant l’instrument à un moment où de nombreux orchestres utilisaient
encore le tuba. En effet, avec le vétéran Bill Johnson et son collègue de
l’orchestre de Luis Russell, Pops Foster, Braud est certainement l’un des plus
importants contrebassistes du jazz enregistré dans les années 1920. Notons au
passage que Johnson, Braud et Foster étaient tous trois de la Nouvelle-Orléans,
où les orchestres de jazz primitifs utilisaient déjà la guitare et la
contrebasse plutôt que le banjo et le tuba comme ailleurs au pays.
Écoutons deux pièces où la contrebasse de Wellman Braud est
bien mise en évidence, d’abord Hot and Bothered de 1928, où on peut
aussi entendre la chanteuse Baby Cox et le guitariste Lonnie Johnson; puis,
dans Jungle Jamboree, j’attirerai aussi votre attention sur la partie de
banjo.
Hot and Bothered; Duke Ellington and his Orchestra: Arthur Whetsel, Bubber Miley
(trompette), Joe Nanton (trombone), Barney Bigard (clarinette, saxo ténor),
Johnny Hodges (clarinette, saxos soprano et alto), Harry Carney (clarinette,
saxos alto et baryton), Duke Ellington (piano), Lonnie Johnson (guitare), Fred
Guy (banjo), Wellman Braud (contrebasse), Sonny Greer (batterie), Baby Cox
(chant). New York, 1er octobre 1928.
Jungle Jamboree; The Harlem Footwarmers: Arthur Whetsel (trompette), Joe
Nanton (trombone), Barney Bigard (clarinette, saxo ténor), Duke Ellington
(piano), Fred Guy (banjo), Wellman Braud (contrebasse), Sonny Greer (batterie).
New York, 2 août 1929.
C’était une pièce de 1929 intitulée Jungle Jamboree,
par une petite formation tirée de l’orchestre de Duke Ellington. On pouvait y
entendre Tricky Sam Nanton au trombone, Barney Bigard à la clarinette, Arthur
Whetsel à la trompette, mais c’est aussi une pièce où on entendait
particulièrement bien la section rythmique, avec Fred
Guy au banjo et Wellman Braud à la contrebasse. Ces deux fidèles
d’Ellington passeront respectivement 25 (!) et 7 ans chez le Duke.
Je ne vais pas refaire ici l’historique complet de
l’orchestre puisque ce n’est pas exactement mon but ce soir. Si l’histoire
ellingtonienne vous intéresse, je vous conseille de lire
soit l’ouvrage de John Edward Hasse, Beyond Category : The Life
and Genius of Duke Ellington ou celui de Stuart Nicholson, A Portrait of
Duke Ellington : Reminiscing in Tempo. Les deux livres se recoupent
largement mais diffèrent dans leur présentation, celui de Hasse prenant une
forme biographique plus classique alors que celui de Nicholson repose plutôt
sur une suite de citations. C’est surtout ce deuxième ouvrage dont je me suis
servi pour le stream de ce soir; je vous parlerai d’autres livres essentiels
sur le Duke et son monde plus loin.
Les saxophonistes de l'orchestre: Johnny Hodges, Barney Bigard, Harry Carney et Otto Hardwick (assis).
C’est au début des années 1930 que l’orchestre
de Duke Ellington atteint sa forme classique. Examinons son personnel vers
1932, au moment où celle-ci se fixe. Nous pouvons constater la diversité des
styles des musiciens en examinant les trois sections principales (mettons de
côté la section rythmique pour le moment). D’abord,
quatre joueurs d’anches : Barney Bigard, principalement à la
clarinette mais aussi au saxo ténor (la plupart du temps dans les ensembles),
assure la continuité néo-orléanaise avec une sonorité boisée et des inflexions bluesy.
À l’alto et parfois au soprano, Johnny Hodges est sans conteste la vedette de
l’orchestre – derrière son air stoïque, c’est en réalité un grand romantique
dont la sonorité sert les mélodies lyriques du Duke (et plus tard de Billy
Strayhorn) comme I Let a Song Go Out of My Heart, A Gypsy Without a
Song, Warm Valley, Day Dream, Passion Flower ou After
All. Venu de Boston comme Hodges, Harry Carney est surtout connu comme
l’assise de l’orchestre, avec une sonorité de saxo baryton d’une largesse
jamais égalée; ayant rejoint Ellington à 17 ans seulement, Carney restera le
fidèle parmi les fidèles : n’ayant que rarement enregistré sous son nom,
il est devenu plus tard le chauffeur attitré du Duke, à qui il ne survivra que
de quelques mois. De même, ayant quitté les cohortes ellingtoniennes en 1928,
Otto Hardwick rentre au bercail à la fin de l’année 1932; il reprend ainsi son
rôle de premier alto, contrebalançant ses rares interventions en solo par une
constance qui servira Ellington jusqu’à la retraite du saxophoniste en 1946.
Aussi différents entre eux que les saxophonistes, les trombonistes ellingtoniens des années 1930 forment
aussi une section dont les styles apparemment disparates convergent pour
constituer en définitive une sonorité unique et suprenamment homogène. Vétéran
de la section, Tricky Sam Nanton représente le lien direct avec le style jungle
de l’époque du Cotton Club, avec son jeu de sourdines inimitable. Nouveau
venu directement de la Côte Ouest (où il avait officié dans les orchestres de
Paul Howard et de Louis Armstrong par exemple), Lawrence Brown est alors le
« moderniste », disposant d’une impressionnante technique qui lui
permet de se rapprocher du phrasé d’un saxophoniste, comme il le démontre assez
rapidement dans des disques comme The Sheik of Araby ou Ducky Wucky.
Finalement, Juan Tizol (que le Duke avait rencontré à Washington dès 1920 mais
qui rejoindra l’orchestre en 1929) avait apporté une couleur latine à
l’ensemble, notamment en fournissant des pièces comme Caravan, Pyramid
ou Perdido. Mais Tizol, s’il n’est pas vraiment un improvisateur,
peut quand même (par son usage du trombone à pistons, plus maniable que le
trombone à coulisse) apporter un phrasé très fluide à la section de trombones.
Finalement, examinons la section de
trompettes. Venu du Sud, Cootie Williams avait remplacé Bubber Miley en
1929 et avait vite adapté son style pour y incorporer les sourdines, spécialité
de son prédécesseur. Devenu une vedette avec Echoes of Harlem puis Concerto
for Cootie, Williams rejoindra Benny Goodman en 1941 avant de fonder son
propre orchestre et devenir une figure du rhythm & blues avec des séjours
au Savoy et à l’Apollo dans les années 1950. Pour sa part, Arthur Whetsel,
ayant complété ses études, était revenu au sein de l’orchestre d’Ellington au
printemps 1928; c’était le spécialiste du jeu lyrique, ayant par exemple marqué
le répertoire ellingtonien avec son interprétation de la mélodie de Black
Beauty, enregistré la même année. Le troisième membre de la section,
Freddie Jenkins, était le showman de l’orchestre. Arrivé à l’automne
1928, c’était un styliste flamboyant, connu pour ses imitations de Louis
Armstrong; mais Jenkins souffrait de problèmes pulmonaires et dut abandonner
l’orchestre en 1935, avant de revenir brièvement en 1937-38 pour définitivement
abandonner la musique par la suite; devenu shérif adjoint à Fort Worth (Texas),
il est mort en 1978.
Écoutons une rare pièce réalisée par
Freddie Jenkins comme leader, durant la période intermédiaire entre ses
deux passages chez Ellington, en 1935. On remarquera aussi ce qu’il devait à
Louis Armstrong…
Lovely Liza Lee; Freddy Jenkins’
Harlem Seven: Freddy Jenkins, inconnu (trompette), Albert
Nicholas (clarinette), Joe Turner (piano), Bernard Addison (guitare), Joe Watts
(contrebasse), Adrian Rollini (batterie). New York, 26 août 1935.
Panama; Louis Bacon and his Orchestra: Louis Bacon (trompette), Eddie Brunner, Albert Ferreri (clarinette, saxo ténor), Freddy Johnson (piano), Roger Chaput (guitare), Wilson Myers (contrebasse), Tommy Benford (batterie). Paris, 30 juin 1939.
Après le Harlem Seven de Freddie Jenkins avec Lovely Liza
Lee, c’était un autre trompettiste qui fut brièvement un Ellingtonien en
1933-34, Louis Bacon, avec son orchestre à Paris en 1939, une version de ce
classique du répertoire néo-orléanais, Panama.
Deux éléments font de l’année 1936 une année charnière dans
la carrière d’Ellington et de ses musiciens. D’abord, une
série de quatre pièces en forme de concertos, bâties autour des styles
respectifs de quatre des solistes de l’orchestre : enregistrées en février
et en juillet de cette année, ce sont Clarinet Lament (pour Barney
Bigard), Echoes of Harlem (pour Cootie Williams), Trumpet in Spades (pour
Rex Stewart) et Yearning for Love (pour Lawrence Brown). On a souvent
dit qu’Ellington écrivait non pas pour des instruments mais spécifiquement pour
des musiciens, et ces quatre pièces en sont de bons exemples, tout comme le
seront des compositions ultérieures comme Boy Meets
Horn (pour Stewart, en 1938), Concerto for Cootie (pour
Williams, en 1940), Golden Cress (pour Brown, en 1946), Golden
Feather (pour Harry Carney, en 1946) ou encore Air Conditioned Jungle (pour
Jimmy Hamilton, en 1947).
Le deuxième évènement important de l’année 1936 pour les
Ellingtoniens nous intéresse d’un peu plus près : c’est l’inauguration
d’une série d’enregistrements en petites formations tirées de l’orchestre et
mises chacune sous le nom de l’un de ses solistes importants. C’est une idée de l’imprésario du Duke, Irving Mills,
qui permet à cette série de prendre son envol. Créé comme un sous-label de
Brunswick (compagnie qui produisait alors les disques de l’orchestre du Duke), le label Variety n’existera guère plus d’un an, mais
il devait répondre à une demande grandissante d’un marché naissant à cette
époque : celui des juke-boxes. Afin de fournir des disques à prix plus
modestes, plusieurs compagnies inaugurent alors des sous-labels, le plus
célèbre étant probablement celui de Victor, appelé Bluebird. Dans le cas de
Brunswick et Variety, c’est la journaliste d’origine
canadienne Helen Oakley (qui sera plus tard la compagne de Stanley
Dance) qui sera responsable de la production. La recette est assez
simple : on utilise des membres de l’orchestre en formation réduite (6, 7,
8 ou 9 musiciens plutôt que la cohorte habituelle de 15 ou 16) et on leur donne
le nom de l’une des principales vedettes : Rex Stewart and his
Fifty-Second Street Stompers, Barney Bigard and his Jazzopators, Cootie
Williams and his Rug Cutters ou tout simplement Johnny Hodges and his
Orchestra… La pratique sera plutôt profitable et inaugure une tradition qui
durera pendant plusieurs décennies, celle des sessions réunissant des
Ellingtoniens en petite formation, en dehors des engagements plus formels de
l’orchestre, d’abord pour des disques chez Vocalion et
Okeh, puis, au début des années 1940, chez Bluebird.
Afin d’illustrer cette véritable naissance du concept
d’Ellingtonia, je vous propose deux pièces, tout d’abord la version originale
de cette composition de Juan Tizol, Caravan, par les Jazzopators de
Barney Bigard en 1936. Ensuite, j’ai trouvé un rare extrait de la répétition de
1938 pour une version de Echoes of Harlem par Cootie Williams and his
Rug Cutters. Remarquez la manière dont le Duke fait comprendre la superposition
du thème par rapport au motif rythmique joué par Sonny Greer; suivant cet
extrait on entendra la version publiée pour que vous puissiez comparer.
Caravan; Barney Bigard and his
Jazzopators: Barney Bigard (clarinette), Cootie Williams
(trompette), Juan Tizol (trombone à pistons), Harry Carney (saxo baryton), Duke
Ellington (piano), Billy Taylor (contrebasse), Sonny Greer (batterie). Los
Angeles, 19 décembre 1936.
Echoes of Harlem (extrait de la répétition et prise publiée); Cootie Williams and his Rug Cutters: Cootie Williams (trompette), Joe
Nanton (trombone), Barney Bigard (clarinette, saxo ténor), Johnny Hodges (saxo
alto), Harry Carney (saxo baryton), Duke Ellington (piano), Fred Guy (guitare),
Billy Taylor (contrebasse), Sonny Greer (batterie). New York, 19 janvier
1938.
C’étaient deux exemples des petits groupes tirés de
l’orchestre de Duke Ellington en 1936 et 1938; d’abord Caravan par les
Jazzopators du clarinettiste Barney Bigard avec Juan Tizol au trombone, Cootie
Williams à la trompette et Harry Carney au saxo baryton. Ensuite, un extrait
d’une répétition où on entendait bien Sonny Greer à la batterie alors que le
Duke expliquait à ses hommes la suite des choses; et finalement, la version
publiée de Echoes of Harlem enregistrée en janvier 1938 par les Rug
Cutters de Cootie Williams, avec le saxo alto de Johnny Hodges qui menait la
formation pour le thème secondaire.
Ces premières sessions en petits groupes, mettant de l’avant
les noms de certains des solistes de l’orchestre, seront un prélude à une plus
grande flexibilité quant à leurs apparitions à l’extérieur de la cohorte
ellingtonienne. Pour le prochain segment, j’ai eu envie de vous présenter
quelques pièces des années 1930 où on pouvait entendre des Ellingtoniens dans
des contextes externes : vous entendrez d’abord Cootie
Williams, Johnny Hodges et Harry Carney en 1937 avec Billie Holiday et
un petit groupe dirigé par Teddy Wilson dans Moanin’ Low. Ensuite,
Williams, Hodges, Sonny Greer et le contrebassiste Billy Taylor participent à
une version de Ring Dem Bells avec Lionel Hampton en 1938.
Moanin' Low; Billie Holiday (chant)
av. Teddy Wilson & his Orchestra: Cootie Williams (trompette),
Johnny Hodges (saxo alto), Harry Carney (clarinette, saxo baryton), Teddy
Wilson (piano), Allan Reuss (guitare), John Kirby (contrebasse), Cozy Cole
(batterie). New York, 31 mars 1937.
Ring Dem Bells; Lionel Hampton and
his Orchestra: Cootie Williams (trompette), Johnny Hodges (saxo
alto), Edgar Sampson (saxo baryton, arrangeur), Lionel Hampton (vibraphone,
chant), Jess Stacy (piano), Allan Reuss (guitare), Billy Taylor (contrebasse),
Sonny Greer (batterie). New
York, 18 janvier 1938.
Une session dirigée par Lionel Hampton en 1938, tirée du
corpus d’enregistrements en petites formations que le vibraphoniste a réalisées
pour Victor entre 1937 et 1941 avec certains des plus illustres solistes de
cette époque. Sur cette reprise du Ring Dem Bells originalement créé par
Duke Ellington en 1930, on retrouvait auprès d’Hampton (au vibraphone et qui
chantait), Johnny Hodges à l’alto, Cootie Williams à la trompette, Sonny Greer
à la batterie et Edgar Sampson au baryton.
On retrouve Williams et Hodges avec Harry Carney, toujours
en cette année 1938, comme invités de Benny Goodman lors de son fameux concert
à Carnegie Hall. Écoutons une pièce qui avait été créée l’année précédente pour
une session de Williams avec ses Rug Cutters, intitulée Blue Reverie.
Blue Reverie; Benny Goodman Combo: Cootie
Williams (trompette), Vernon Brown (trombone), Benny Goodman (clarinette), Johnny Hodges (saxo soprano), Harry Carney (saxo baryton), Jess Stacy (piano),
Allan Reuss (guitare), Harry Goodman (contrebasse), Gene Krupa (batterie).
Carnegie Hall, New York, 16 janvier 1938.
Low Cotton; Rex Stewart and his
Feetwarmers: Rex Stewart (cornet), Barney Bigard (clarinette),
Django Reinhardt (guitare), Billy Taylor (contrebasse). Paris, 5 avril 1939.
Après la tournée de 1939 pendant laquelle cette pièce fut
enregistrée, le Duke devait se séparer de celui qui l’avait aidé à construire
sa carrière dans les 12 dernières années, Irving Mills. Mills a parfois été
jugé sévèrement pour ses pratiques souvent douteuses (mais, il faut le dire,
largement répandues à cette époque) de s’approprier une partie des droits
d’auteur des pièces de ses vedettes en ajoutant son nom aux crédits de
composition. Mais Mills avait réellement consacré toutes ses ressources à la construction
du « mythe Ellington », qui perdurera à la relation entre les deux hommes.
Désormais représenté par l’agence
William Morris, Duke Ellington signe un nouveau contrat avec le label
Victor. Cette émancipation de Mills va accentuer un virage pour le Duke et son
orchestre, virage qui avait déjà été amorcé en 1939 par deux rencontres qui
seront capitales. D’abord, ce sera celle d’un jeune pianiste et compositeur
entendu à Pittsburgh, qui va tant impressionner le Duke qu’il va l’installer
dans son propre appartement à Harlem dès janvier 1939. La sœur d’Ellington,
Ruth, raconte comment elle a trouvé ce jeune homme un soir en rentrant au
salon : « Il y avait cette petite chose
assise sur une chaise et je crois qu’Edward (Duke Ellington) a dit,
‘Voici Billy Strayhorn, il va habiter avec nous’ (…) Il a toujours été comme un
membre de la famille, dès le moment où il est arrivé. » On a souligné les
contrastes entre les deux hommes : le Duke était extraverti, présentant
une figure très publique, et était notoirement ce qu’on appelait alors de
manière un peu euphémique « un homme à femmes »; Strayhorn, lui,
était plutôt diminutif (on le surnommait « Swee’ Pea », en référence
au personnage du bébé dans Popeye), plutôt introverti, se présentait rarement
en public, et était ouvertement homosexuel (fait assez rare à cette époque,
d’autant plus pour un homme afro-américain). Pourtant, pendant
près de 30 ans, les deux deviendront indissociables, à tel point que
certains même parmi les plus aguerris des critiques de jazz seront incapables
de départager le travail de l’un de celui de l’autre (heureusement, les travaux
de David Hajdu – biographe de Strayhorn – et de Walter van de Leeur,
musicologue, ont depuis démystifié cette relation vue comme presque
symbiotique). Nous reviendrons à Billy Strayhorn plus loin, mais il faut bien
dire qu’il deviendra rapidement pour Ellington ce que ce dernier devait décrire
comme (je cite) « mon bras droit, mon bras gauche, tous les yeux derrière
ma tête, mes ondes cérébrales dans sa tête, et les siennes dans la
mienne ». Bref, Strayhorn participe de près à la construction de cette
Ellingtonia qui nous intéresse ce soir, autant en écrivant seul des thèmes qui
resteront associés à l’orchestre du Duke (on pense évidemment à Take the ‘A’
Train, qui deviendra son thème, mais aussi à Chelsea Bridge, à Passion
Flower, à A Flower is a Lovesome Thing), mais aussi à tous ceux
composés en collaboration avec le Duke, jusqu’à la mort de Strayhorn en 1967.
La deuxième rencontre importante de l’année 1939 sera celle d’un jeune prodige contrebassiste du Tennessee alors
installé à Saint-Louis, Missouri, Jimmy Blanton. À une époque où la contrebasse
était avant tout un instrument d’accompagnement (rappelons qu’elle n’avait
supplanté le tuba que quelques années auparavant dans la plupart des
orchestres), et où son exhibition n’était souvent qu’un numéro hérité du
music-hall (on pense à Bob Haggart et Big Noise from Winnetka ou encore
à Milt Hinton avec son Pluckin’ the Bass avec Cab Calloway, nonobstant
la grande qualité de ces deux instrumentistes très distingués), à cette époque
donc, Blanton apporte un souffle nouveau,
comparable peut-être à celui apporté par Charlie Christian à la guitare
électrique à la même époque. En d’autres termes, Blanton sera celui qui, malgré
sa vie tragiquement brève, va véritablement amorcer l’émancipation de son
instrument, émancipation qui se poursuivra avec ses héritiers directs qu’ont
été Oscar Pettiford, Ray Brown et Charles Mingus. À eux quatre, ceux-là forment
bien le socle de la contrebasse moderne en jazz.
Mais pour que l’orchestre
d’Ellington atteigne de nouveau la première place au sein des big bands
de l’ère du Swing, il lui manquait encore un élément indispensable, un
instrument qui n’avait jusqu’alors pas occupé une grande place dans l’univers
ellingtonien : le saxo ténor. Depuis que Coleman Hawkins avait développé
son style soliste chez Fletcher Henderson à la fin des années 1920, le ténor
était devenu l’instrument symbolique du jazz par excellence, et la majorité des
orchestres de cette époque ont un ténor soliste emblématique, qu’on pense à
Lester Young chez Count Basie, à Chu Berry chez Cab Calloway ou à Dick Wilson
chez Andy Kirk par exemple. Chez Ellington, si Barney
Bigard sait manier l’instrument, on ne peut pas dire qu’il en est un
grand soliste, préférant la clarinette. Dans les années 1930, Duke avait
parfois fait appel à un jeune disciple de Coleman Hawkins venu du Midwest, et
qui était passé chez Bennie Moten, Benny Carter, Cab Calloway et Teddy Wilson, un certain Ben Webster. Mais comme Webster appartenait
alors à l’orchestre de Cab Calloway (lui aussi géré par le puissant Irving
Mills), le Duke ne peut pas se permettre d’engager le bouillant jeune homme,
qui lui ne demanderait pas mieux que de partager son pupitre avec Johnny Hodges
et Harry Carney… Le contrebassiste de Calloway, Milt Hinton, raconte :
« [Ben] avait toujours voulu jouer avec Duke. Mais il n’y avait pas moyen.
Il avait affirmé son désir de rejoindre l’orchestre, mais Duke étant un homme
très adroit, il avait répondu à Ben : ‘J’adorerais t’avoir dans
l’orchestre, mais l’orchestre de Cab est mon orchestre frère, et je ne peux lui
prendre personne, tu comprends? Mais si un jour tu te retrouvais sans
travail, alors je pourrais t’en offrir’. Ça a fait se déclencher une réaction
chimique chez Ben, et il a commencé à économiser ses payes. Après six mois […]
Ben a remis sa démission à Cab. Il l’a fait savoir à tout le monde et bientôt
c’est venu aux oreilles du Duke : ‘Eh bien, je suis sans travail’. Et Duke
l’a engagé. »
Ben Webster va apporter à
l’orchestre d’Ellington une voix qui lui manquait. Si Webster était à la
base un disciple de Coleman Hawkins, il s’en distinguait déjà par une certaine
véhémence (qui explique peut-être l’un de ses surnoms, The Brute). Là où
Hawkins surplombait souvent l’orchestre (chez Fletcher Henderson par exemple),
Webster se montre plus combatif et semble parfois mordre littéralement dans ses
phrases – un trait peut-être hérité des féroces duels qui avaient été son
quotidien à Kansas City dans les premières années 1930. Mais Webster sait aussi
être tendre sur les ballades. Ces deux aspects de son jeu sont illustrés par
deux de ses plus célèbres interventions de l’époque sur disque avec le Duke,
deux pièces qui lui resteront associées pour le restant de sa carrière :
d’une part le swinguant Cottontail et d’autre part le très beau Chelsea
Bridge de Billy Strayhorn.
Avec Strayhorn, Blanton et Webster,
l’orchestre du Duke allait rentrer dans une période qui est généralement
considérée comme sa plus faste. Je ne vais pas m’attarder ici sur les
classiques des années 1940 à 1942, qui ont été souvent analysés, commentés,
réédités et célébrés. J’ai plutôt choisi deux raretés pour illustrer cette
époque : d’abord une pièce mettant en vedette
Jimmy Blanton, Jive Rhapsody, qui était parfois jouée en concert
mais qui ne fut jamais enregistrée sur disque. Quant à Ben Webster, nous
l’entendrons au saxo ténor plus tard mais le deuxième extrait que j’ai choisi
nous le fait entendre à la clarinette, avec un autre nouveau venu dont je vous
parle dans un instant…
Jive Rhapsody; Duke Ellington (piano), Fred Guy (guitare), Jimmy Blanton
(contrebasse), Sonny Greer (batterie). Culver City, CA, 16 février 1941.
The Sheik of Araby; Ray Nance (violon), Ben Webster (clarinette),
presque certainement Fred Guy (guitare), Jimmy Blanton (contrebasse), Sonny
Greer (batterie). Los Angeles, été ou automne 1941.
Un sympathique jam qui date de 1941 entre Ray Nance au violon, Ben
Webster à la clarinette, Jimmy Blanton à la contrebasse, Sonny Greer à la
batterie et un guitariste non identifié qui est très probablement le fidèle
Fred Guy.
On l’a entendu au violon mais Ray Nance était
aussi trompettiste, chanteur et surtout ce qu’on appelle aux USA un entertainer, qui savait
capter l’attention du public, un peu à la manière de Freddy Jenkins dans la
cohorte ellingtonienne d’avant-guerre. Venu des orchestres de Earl Hines, puis
de Horace Henderson, Nance avait été engagé par le Duke à la fin de 1940 pour
remplacer Cootie Williams, qui avait pour sa part rejoint le sextette de Benny
Goodman. Nance allait demeurer dans l’orchestre de façon presqu’ininterrompue
jusqu’en 1963, nous y reviendrons plus tard.
La pratique des sessions en petites formations tirées
de l’orchestre va se poursuivre pendant quelques années de façon soutenue, mais
maintenant qu’Ellington est sous contrat avec Victor, elles seront publiées par
le label budget maison, Bluebird. En plus d’une fameuse session en duo avec
Jimmy Blanton et de quelques solos, on comptera des titres sous les noms de
Johnny Hodges, Rex Stewart et Barney Bigard, tous enregistrés en 1940-41.
Écoutons deux extraits de ces sessions, le premier avec Hodges au saxo soprano
pour l’une des toutes dernières fois de sa carrière, et le deuxième avec Rex
Stewart et ses fabuleux effets presqu’avant-gardistes!
That's the Blues, Old Man; Johnny Hodges and his
Orchestra: Cootie Williams (trompette), Lawrence Brown
(trombone), Johnny Hodges (saxo soprano), Harry Carney (saxo baryton), Duke
Ellington (piano), Jimmy Blanton (contrebasse), Sonny Greer (batterie).
Chicago, 2 novembre 1940.
Menelik, the Lion of Judah; Rex Stewart and his
Orchestra: Rex Stewart (trompette), Lawrence Brown (trombone),
Ben Webster (saxo ténor), Harry Carney (saxos alto et baryton), Duke Ellington
(piano),
Jimmy Blanton (contrebasse), Sonny Greer (batterie). Los Angeles, 3 juillet 1941.
Cette performance assez remarquable de Rex Stewart anticipait presque Bill Dixon, avec une imitation du lion, référence à
l’empereur d’Éthiopie Menelik, dont l’un des titres était « Lion
Conquérant de la Tribu de Juda », une image qui sera reprise par le
mouvement rastafarien entre autres. Auparavant, on a entendu Johnny Hodges au
saxo soprano, avec notamment Cootie Williams dans l’une de ses dernières
apparitions ellingtoniennes, du moins jusqu’aux années 1960…
Je vous propose
maintenant un petit intermède filmé, avec un soundie, un court métrage
musical qui date de 1942. Dans une petite mise en scène voulant simuler une jam
session, on y voit le Duke entouré de certains de ses solistes les plus
célèbres; vous verrez d’ailleurs leurs noms défiler à l’écran!
Jam Session (C Jam Blues); Rex Stewart
(cornet), Ray Nance (violon), Joe ‘Tricky Sam’ Nanton (trombone), Barney Bigard
(clarinette), Ben Webster (saxo ténor), Duke Ellington (piano), Junior Raglin
(contrebasse), Sonny Greer (batterie). 1942
Perdido; Ben Webster Quartet: Ben
Webster (saxo ténor), Marlowe Morris (piano), John Simmons (contrebasse),
Sidney Catlett (batterie). New
York, 18 mars 1944.
C’était
Ben Webster avec une version de
1944 de Perdido, cette fameuse composition de Juan Tizol qui avait fait
son entrée au répertoire ellingtonien deux ans plus tôt. Il est remarquable de
constater que si le séjour initial de Webster dans l’orchestre du Duke fut
finalement d’assez courte durée (à peine 3 ans, plus un bref retour de quelques
mois en 1948-49), son style allait marquer assez durablement l’orchestre pour
que tous les autres ténors qui lui succéderont doivent s’y référer d’une
certaine manière, comme le raconte par exemple son plus
célèbre successeur, Paul Gonsalves : « [Ellington] m’a demandé
de jouer quelques engagements avec l’orchestre. Secrètement, je me suis
dit : ‘J’ai eu cette job juste parce que je connais tous les solos de Ben
Webster à partir des disques.’ La première chose que Duke a joué c’était C
Jam Blues, puis Settin’ and a-Rockin’. Alors je lui ai demandé s’il
jouait toujours Chelsea Bridge, et alors que je jouais mon solo je l’ai
entendu dire à Quentin Jackson : ‘Eh, ce fils de pute sonne exactement
comme Ben!’ Et c’est comme ça que j’ai eu la job ». [C’est évidemment une
traduction approximative, aucun manque de respect aux t.d.s. ici...]
Si la période
1940-42 est souvent vue comme un sommet dans la
carrière de Duke Ellington, c’est que ces deux années ont représenté une
exceptionnelle convergence de plusieurs facteurs : la bouffée d’air frais
apportée par Strayhorn, Blanton et Webster y est pour beaucoup, mais la qualité
des œuvres produites par le Duke dans ces années-là est également à considérer
(on pense à des partitions comme Ko-Ko ou Concerto for Cootie par
exemple). Mais dès 1941, quelques évènements vont bouleverser l’univers
ellingtonien. D’abord ce sera le boycott de l’ASCAP (American
Society of Composers, Authors and Publishers), la grande organisation de
gestion des droits d’auteur, par les radios de la NBC et de CBS : pour
résumer, ce conflit entre l’agence de perception des droits d’auteur et les
principales radios américaines va mener à un boycott complet des pièces dont
les droits étaient détenus par l’ASCAP sur les ondes. En conséquence, les
orchestres devront renouveler d’un coup la presque totalité de leur répertoire.
Ellington étant évidemment enregistré à l’ASCAP,
il ne peut alors utiliser ses propres compositions pour les diffusions radio.
Avec l’apparition d’une agence concurrente, BMI (Broadcast Music, Inc.),
Ellington y fait enregistrer Billy Strayhorn et son propre fils, Mercer
Ellington; ce seront ces deux-là à qui le Duke confiera la mission de
renouveler entièrement le book, le répertoire de l’orchestre.
L'orchestre en 1941.
Ce bouleversement
sera plutôt salutaire, puisqu’il permettra l’addition de plusieurs pièces remarquables au répertoire ellingtonien;
on pense par exemple à Jumpin’ Punkins, Blue Serge ou Moon
Mist (sous le nom de Mercer) ou à After All, Raincheck, Johnny
Come Lately ou encore le nouveau thème de l’orchestre, l’increvable Take
the ‘A’ Train (ces dernières de la plume de Billy Strayhorn, évidemment).
L’attaque japonaise
sur Pearl Harbor le 7 décembre 1941 et l’entrée des États-Unis en guerre est un
autre tournant évident, mais pour le Duke cette période
marque aussi la perte de Jimmy Blanton; ce dernier avait montré des
symptômes de la tuberculose dès l’été 1941, et en novembre il dut quitter
l’orchestre pour le sanatorium, remplacé par Alvin ‘Junior’ Raglin. Blanton a
finalement succombé à la maladie en juillet 1942, âgé de seulement 23 ans…
Si l’orchestre du Duke semble avoir été généralement épargné
par l’appel sous les drapeaux, la disparition de Blanton puis le départ de
Barney Bigard et de Ivie Anderson, en plus du conflit entre l’American
Federation of Musicians (AFM) et les grandes compagnies de disques, seront
autant de coups durs. La grève décidée par le syndicat des musiciens allait
maintenir les orchestres hors des studios pendant plus de 2 ans. Ellington put
quand même enregistrer plusieurs V-Discs (disques
réservés aux soldats américains), et même inaugurer une série annuelle de concerts au prestigieux Carnegie Hall, innovant avec
une œuvre de dimensions jusqu’alors inédites pour un compositeur venu du
« jazz », la suite Black, Brown and Beige, de plus de 45
minutes.
Cependant, la fameuse grève de l’AFM allait entraîner une
conséquence imprévue : l’apparition de plusieurs petites compagnies de
disques indépendantes. Puisque le conflit était avant tout avec ce qu’on
appellerait aujourd’hui les majors (on pense bien sûr à Victor et à
Columbia), les petits labels en étaient a priori exclus. Soudainement, une
pléthore de petites étiquettes chercheront des musiciens à enregistrer; les
prochains extraits sont par exemple tirés des
catalogues de Keynote, Capitol et H.R.S. (Hot Record Society), trois
labels fondés au début des années 1940.
Commençons avec le
Big Eight de l’ancien contrebassiste du Duke, Billy Taylor, où on retrouve
notamment Johnny Hodges et Harry Carney.
Night Wind; Billy Taylor’s Big Eight: Emmett Berry (trompette), Vernon
Brown (trombone), Johnny Hodges (saxo alto), Harry Carney (saxo baryton,
clarinette basse), Johnny Guarnieri (piano), Brick Fleagle (guitare), Billy
Taylor (contrebasse), Cozy Cole (batterie). New York, 1er août 1944.
Mood Indigo; Sonny Greer and The Duke’s Men: Taft Jordan (trompette), Barney
Bigard (clarinette), Otto Hardwick (saxo alto), Dudley “Duke” Brooks (piano),
Fred Guy (guitare), Red Callender (contrebasse), Sonny Greer (batterie). Los
Angeles, 24 février 1945.
Vous avez reconnu Mood Indigo, interprété par un
groupe mis sous la direction du fidèle batteur de Duke
Ellington, Sonny Greer. Dans ces Duke’s Men pour Capitol en 1945 on
retrouvait Taft Jordan, Barney Bigard, Otto Hardwick et Fred Guy. Auparavant
c’était le Big Eight du contrebassiste Billy Taylor (ellingtonien de 1935 à
1940), avec surtout Johnny Hodges et Harry Carney, un enregistrement de 1944
pour le label Keynote.
Continuons ce panorama des
ellingtoniens avec Juan Tizol. S’il n’était pas le plus grand soliste hot,
Tizol avait apporté à l’orchestre un son latin, notamment avec son fameux Caravan,
introduit par le Duke en 1936. Voici une autre pièce rare du catalogue Keynote,
nettement démarquée de cette fameuse composition, baptisée Keb-lah.
Keb-lah; Juan Tizol and his Orchestra: Dick Cathcart (trompette), Juan
Tizol (trombone à pistons), Willie Smith (saxo alto), Babe Russin (saxo ténor),
Arnold Ross (piano), Irving Ashby (guitare), Ed Mihelich (contrebasse), Nick
Fatool (batterie). Los Angeles, 7 avril 1946.
Four Wheel Drive (Skip
Hall-Robert Snyder); Russell Procope’s Big Six: Harold “Shorty” Baker (trompette),
Russell Procope (saxo alto), John Hardee (saxo ténor), Billy Kyle (piano), John
Simmons (contrebasse), Denzil Best (batterie). New York, fin 1946.
C’était une pièce du Big Six du
saxophoniste alto Russell Procope, peu de temps après que ce dernier ait
rejoint l’orchestre de Duke Ellington, en 1946. Avec lui on pouvait entendre
Harold ‘Shorty’ Baker à la trompette, le saxo ténor John Hardee et le pianiste
Billy Kyle, son ancien comparse dans le sextette de John Kirby. Auparavant c’était Juan Tizol au trombone à pistons,
avec le trompettiste Dick Cathcart, le saxo ténor Babe Russin, le pianiste
Arnold Ross et le saxophoniste Willie Smith (ancienne vedette de l’orchestre de
Jimmie Lunceford); au moment de cette session pour Keynote, en 1946, Tizol et Smith
étaient tous deux membres de l’orchestre de Harry James.
En général, on pourrait dire que Duke
Ellington a eu de la chance avec ses chanteuses. Dès la fin des années
1920, il avait trouvé un rôle original pour la voix féminine avec les vocalises
de Adelaide Hall (qu’on a entendue plus tôt). Par la suite, avec Ivie Anderson,
Ellington devait avoir sous la main pendant 10 ans l’une des toutes premières
chanteuses de jazz de cette époque; ceux qui en douteraient n’auraient qu’à se
référer aux disques des années 1932-1942 où se produit cette vocaliste
exceptionnelle. Nous allons entendre Ivie Anderson, mais auparavant je vous
invite à apprécier un trio de chanteuses (il
s’agit de Joya Sherrill, Kay Davis et Marie Ellington – aucun lien de parenté
avec le Duke, cette dernière allait bientôt épouser Nat King Cole!) reprenant
un des classiques du Duke, It Don’t Mean a Thing (If It Ain’t Got That
Swing).
It Don’t Mean a Thing (If It Ain't Got That Swing); Duke Ellington and
his Famous Orchestra: Joya Sherrill, Kay Davis et Marie Ellington
(chant), Shelton Hemphill, Rex Stewart, Taft Jordan, Cat Anderson (trompette), Ray Nance (trompette, violon), Lawrence Brown, Joe Nanton, Claude Jones
(trombone), Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor), Otto Hardwick (clarinette,
saxo alto), Johnny Hodges (saxo alto), Al Sears (saxo ténor), Harry Carney
(clarinette, saxos alto et baryton), Duke Ellington (piano), Fred Guy
(guitare), Bob Haggart (contrebasse), Sonny Greer (batterie). New York, 14 mai
1945.
I Got It Bad and That Ain’t Good; Ivie Anderson & her All Stars: Karl George (trompette), Willie
Smith (saxo alto), Gene Porter (saxo ténor), Buddy Collette (saxo baryton),
Wilbert Baranco (piano, dir., arr.), Buddy Harper (guitare), Charlie Mingus
(contrebasse), Booker Hart (batterie). Los Angeles, janvier 1946.
Vous aurez
reconnu cette célèbre pièce de Duke Ellington, I Got It Bad and That Ain’t
Good. Elle était chantée par Ivie Anderson, qui
avait été la chanteuse de l’orchestre d’Ellington entre 1931 et 1942. Cette
version de 1946 avait été gravée à Los Angeles, où elle s’était installée pour
ouvrir un restaurant. On y entendait le trompettiste Karl George (un ancien de
chez Count Basie) et Willie Smith au sax alto; parmi les accompagnateurs, on
remarquera aussi le nom d’un jeune contrebassiste, un certain Charles Mingus…
La prochaine pièce met en valeur celui
qui fut sans aucun doute l’Ellingtonien le plus fidèle. Harry Carney
avait rejoint le Duke pour la première fois lors du passage de ce dernier en
Nouvelle-Angleterre en 1926; le jeune saxophoniste n’avait alors que 16 ans! Il
rejoindra officiellement l’orchestre l’année suivante, et y restera jusqu’à la
fin. Plus tard, à l’époque où l’orchestre voyage principalement en autobus,
Carney préfère conduire sa propre voiture, et son passager est habituellement
le Duke lui-même; ainsi, il devient un peu son chauffeur. Après la mort
d’Ellington en mai 1974, Carney déclare : « Sans Duke, je n’ai pas de
raison de vivre. ». Il décédera en octobre de la même année…
Écoutons-le en 1947 avec une pièce intitulée Sono.
Sono; Harry Carney (saxo baryton), Billy Strayhorn (piano), Fred
Guy (guitare), Oscar Pettiford (contrebasse), Sonny Greer (batterie); cordes;
Duke Ellington (arrangeur). Hollywood, fin d’été ou automne 1947.
Cette pièce de Harry Carney était tirée d’un album assez unique dans l’histoire du jazz,
produit par Norman Granz et paru 1949, un album baptisé The Jazz Scene;
la version originale était un album de six 78-tours 12-pouces (30 cm). En plus
de Harry Carney, on pouvait y entendre Lester Young avec Nat
King Cole et Buddy Rich, Coleman Hawkins en solo avec sa fameuse variation sur Body
and Soul baptisée Picasso, Charlie Parker, Bud Powell, Willie Smith, Machito et
quelques arrangements qu’on aurait alors qualifiés de « progressistes »
par Neal Hefti, Ralph Burns et George Handy.
Parmi les nombreux petits labels qui
surgiront dans les années 1940, certains seront surtout dédiés à la
documentation du nouveau style qui fait alors couler beaucoup d’encre,
c’est-à-dire le bop. Savoy, Dial, puis Blue Note et Roost, mais aussi de plus
éphémères labels comme Guild ou Manor, seront les premiers à documenter les
Dizzy Gillespie, Charlie Parker, Thelonious Monk et Bud Powell. D’autres
étiquettes se concentreront plutôt sur ce qu’on a appelé middle jazz ou
plus tard jazz mainstream; on pense à Continental, à H.R.S. ou encore à une petite étiquette fondée en 1946 par le contrebassiste Al
Hall, Wax.
Si je vous parle de ce label c’est que son petit catalogue,
entièrement réédité sur un CD Storyville en 2002, contient quelques perles de
l’Ellingtonia. On y entend Ben Webster, Otto Hardwick, Lawrence Brown, Johnny
Hodges, Harry Carney, Billy Strayhorn et Billy Taylor, en plus de plusieurs pièces plus rares du répertoire ellingtonien
interprétées par le pianiste Jimmy Jones (sur cette photo il accompagnait Rex
Stewart). Écoutons deux extraits tirés de cette anthologie du label Wax,
d’abord le quintette de Jones avec une version de Five O’Clock Drag.
Five O’Clock
Drag; Jimmy Jones Quintet: Bill Coleman (trompette), Otto
Hardwick (sax alto), Jimmy Jones (piano), John Levy (contrebasse), Denzil Best
(batterie). New York, 4 mars 1947.
Blue Belles of Harlem; Ben Webster’s Wax Quintet: Bill Coleman (trompette), Ben
Webster (saxo ténor), Jimmy Jones (piano), Al Hall (contrebasse), Denzil Best
(batterie). New York, 1947.
C’était le Wax Quintet de Ben Webster avec une version de
cette rare composition que Duke Ellington avait écrite pour Paul Whiteman, Blue
Belles of Harlem; auparavant nous avons entendu Otto Hardwick avec le
quintette de Jimmy Jones dans Five O’Clock Drag, deux pièces
enregistrées pour l’éphémère label Wax en 1947.
Jimmy Jones était le pianiste sur
ces deux derniers extraits, et il est intéressant de constater qu’il apparaît
parmi les Ellingtoniens interviewés par Stanley Dance pour son livre de 1970 The
World of Duke Ellington, un livre que j’ai évidemment utilisé pour la
préparation de cette diffusion. Dance rappelle que Jones avait déjà dirigé en
1946 une session en octette pour le label H.R.S. où on sentait poindre dans son
écriture l’influence du Duke; influence qui était d’autant plus renforcée que
parmi les membres de sa formation pour cette session on retrouvait Lawrence
Brown, Otto Hardwick, Harry Carney et Billy Taylor. Dans les années 1950 et
1960, Jones (qui avait longtemps été l’accompagnateur de Sarah Vaughan) allait
développer une expertise d’arrangeur, notamment pour les cordes, par exemple
pour Sarah elle-même, puis pour Joe Williams, Harry Belafonte et Wes
Montgomery. En 1963, Duke Ellington fera appel à lui pour diriger le spectacle My
People, et c’est à cette occasion que Stanley Dance l’avait interviewé;
nous reviendrons à My People plus loin…
Après la guerre, de nombreux orchestres américains vont
pouvoir recommencer à se produire à l’étranger. Le Duke
et sa formation avaient déjà visité l’Europe deux fois dans les années
1930, d’abord en 1933, puis en 1939, peu de temps avant qu’Hitler n’envahisse
la Pologne. Après la guerre, ce sera d’abord en 1948 que le Duke se rendra de
nouveau en Europe, mais cette fois il doit composer avec les restrictions très
strictes qui lui sont imposées par le syndicat des musiciens britanniques,
alors très protectionniste, et il ne pourra se produire qu’en qualité
d’accompagnateur pour pouvoir obtenir le statut d’artiste de cabaret. C’est
donc sans l’orchestre et flanqué seulement de Ray Nance
et de la chanteuse de l’orchestre, Kay Davis, qu’il donnera neuf
concerts au Royaume-Uni (accompagné par une section rythmique locale), en plus
de quelques apparitions sur le continent.
Détail du programme d'un concert Ellington en Angleterre (1948).
Dans les années 1930 et au début des années 1940, les
sessions en petites formations tirées de l’orchestre du Duke étaient souvent
des initiatives encouragées par Ellington lui-même, et il était souvent présent
pour celles-ci. Mais les Ellingtoniens prendront de plus en plus d’initiatives
de façon indépendante, comme le raconte Johnny Hodges à
propos de la période de la tournée anglaise d’Ellington en 1948 :
« Quand Duke est venu en Angleterre en 1948, tout seul avec Ray Nance et
Kay Davis, j’ai monté un petit groupe pendant environ sept semaines, pendant
qu’il était parti. C’était sympa, Strayhorn au piano, et nous avions Tyree
Glenn, Jimmy Hamilton, Junior Raglin, Sonny Greer – et Al Hibbler était avec
nous aussi. Ce n’était qu’un petit avant-goût, et ça avait plutôt bien
marché ». Jimmy Hamilton renchérit : « Nous n’avions pas de travail,
alors nous avons formé un petit orchestre et nous avons ouvert un club et on
attirait pas mal de monde, man. C’était plein chaque soir, en haut sur la 125e
rue, alors la rumeur s’est rendue jusqu’à Duke, et quand il a débarqué du
bateau il ne s’est même pas rendu chez lui. Il est venu directement au club où
on jouait ».
En 1950, Ellington sera de retour en
Europe, cette fois avec l’orchestre au complet; mais cette période est
difficile pour les big bands et pour le Duke les années 1948 à 1955, si elles
verront malgré tout l’apparitions d’œuvres importantes, sera une période
d’instabilité, notamment au niveau du personnel. Le fidèle Fred Guy, guitariste
rythmique de l’orchestre qui y avait d’abord débuté au banjo dès 1924, avait
finalement quitté la formation en 1949 après 25 ans de loyaux services; le Duke
ne le remplaça jamais. Pour la tournée européenne de 1950, il dut de plus
s’assurer les services d’un deuxième batteur en la personne de George ‘Butch’ Ballard, puisque la santé de Sonny
Greer était alors précaire – sans mentionner qu’il buvait de plus en plus,
comme le raconte le Duke : « Pour notre tournée de concerts Sonny
était plutôt instable. Il avait eu quelques petites attaques alors j’ai emmené
un autre batteur comme une espèce d’assurance. Quand Greer est arrivé en Europe
il était un homme qui levait bien le coude, et alors, je ne l’oublierai jamais,
un jour j’ai levé les yeux du piano et il n’y avait personne à la batterie, et
finalement ils sont arrivés tous les deux en titubant, bras dessus bras
dessous, soûls morts. Voilà ce qui arrive quand vous prenez une assurance! »
On sait que les hommes d’Ellington avaient la réputation
d’être de bons buveurs, et j’ai déjà lu une variante de cette histoire à propos
de deux de ses contrebassistes, Junior Raglin et Al Lucas, quelques années
auparavant!
Les deux prochains segments seront consacrés à la période
1948-51. Écoutons en premier lieu deux pièces mettant
en vedette Ray Nance, d’abord une version de Rocks in My Bed
(rebaptisée ici Blues for Duke) par Nance et les Ellingtonians, non pas
ceux du Duke mais ceux du batteur et chanteur britannique Ray Ellington (de son
vrai nom Henry Pitts Brown) en 1948.
Blues for Duke
(Rocks in My Bed); Ray Nance and the Ellingtonians: Ray Nance (trompette, violon), Dick
Katz (alias Bill Richard) (piano), Lauderic Caton (alias Lawrence Rix)
(guitare), Coleridge Goode (alias George Goodwin) (contrebasse), Ray Ellington
(alias Reggie Pitts) (batterie). Londres. 1er juillet 1948.
That’s
the Gal for Me(Mrs. Ivory Joe Hunter (Beatrice Hunter)); Ivory Joe Hunter (piano, chant), avec Harold “Shorty” Baker
(trompette), Tyree Glenn (trombone), Ray Nance (violon), Russell Procope (saxo
alto), Wendell Marshall (contrebasse), Sonny Greer (batterie). Los
Angeles, 28 février 1949.
C’était le pianiste et chanteur Ivory Joe Hunter avec une
cohorte ellingtonienne en 1949, puisqu’avec lui nous avons entendu Harold
‘Shorty’ Baker à la trompette, Tyree Glenn au trombone, Ray Nance au violon,
Russell Procope à l’alto, Wendell Marshall à la contrebasse et Sonny Greer à la
batterie.
Shorty Baker, un trompettiste au jeu
subtil et un des favoris de Boris Vian, avait rejoint Ellington en 1942.
Auparavant chez Andy Kirk, il avait épousé la pianiste et arrangeuse de cet
orchestre, la grande Mary Lou Williams, qui écrira aussi plusieurs arrangements
pour le Duke, notamment la spectaculaire version pour les trompettistes de
l’orchestre de Blue Skies d’Irving Berlin, rebaptisé Trumpet No End.
Pour sa part, Shorty Baker effectue plusieurs séjours au
sein de l’orchestre : d’abord en 1942-43, puis de 1946 à 1951, de nouveau
en 1957-59, et enfin brièvement en 1962. Fin mélodiste, ce digne représentant
de l’école de St Louis (à laquelle on peut aussi rattacher Miles Davis et celui
qui sera souvent le voisin de pupitre de Baker, Clark Terry) a souvent tenu la
partie de première trompette, mais le Duke saura aussi faire appel à lui pour
des solos mémorables, par exemple en tandem avec Ray Nance sur Mr. Gentle
and Mr. Cool. D’une certaine façon, c’est un peu Baker qui va ramener le
style suave qui était avant-guerre l’apanage de Arthur Whetsel. Écoutons-le à
Paris en 1950 avec un petit contingent de l’orchestre où vous reconnaîtrez
évidemment Johnny Hodges.
Saint-Germain-des-Prés Blues (Don Byas); Harold “Shorty” Baker
(trompette), Quentin Jackson (trombone), Johnny Hodges (saxo alto), Don Byas
(saxo ténor), Raymond Fol (piano), Wendell Marshall (contrebasse), George
“Butch” Ballard (batterie). Paris, 14 avril 1950.
St Louis Blues; Al Killian’s Jazz Group: Al Killian (trompette), Alva “Bo”
McCain (saxo ténor), Søren Christensen (violon), Göte Wilhelmson (piano),
Wendell Marshall (contrebasse), Butch Ballard (batterie). Stockholm, 4 juin
1950.
Creole Love Call; Nelson Williams All Stars: Nelson Williams (trompette), Don
Byas (saxo ténor), Art Simmons (piano), Pierre Michelot (contrebasse), Zutty
Singleton (batterie). Paris, 9 novembre 1951.
Vous venez d’entendre les All Stars
du trompettiste Nelson Williams, dernière pièce de ce segment dédié à
quelques-uns des trompettistes peut-être un peu oubliés de l’orchestre de Duke
Ellington. D’abord nous avons écouté une pièce de Shorty Baker enregistrée à
Paris en 1950, Saint-Germain-des-Prés Blues; à ses côtés étaient Johnny
Hodges à l’alto, Quentin Jackson au trombone et Don Byas au ténor.
La deuxième pièce de ce dernier segment était probablement
la plus obscure dans ma programmation de cette nuit, puisqu’on y entendait
quatre Ellingtoniens de la tournée européenne de 1950 dans un studio à
Stockholm en juin de cette année, avec une version de Saint Louis Blues.
Sous la direction du trompettiste Al Killian,
nous entendions le saxo ténor Alva ‘Bo’ McCain, le contrebassiste Wendell
Marshall et le batteur Butch Ballard, en plus de deux musiciens
scandinaves : le violoniste Søren Christensen et le pianiste Göte
Wilhelmson. Spécialiste du registre suraigu qu’on avait auparavant entendu chez
Count Basie, Charlie Barnet et au sein du Jazz at the Philharmonic, Killian
avait rejoint l’orchestre en 1947; il le quittera quelques temps après la
tournée européenne de 1950 pour connaître une fin tragique à peine un mois plus
tard, assassiné par un propriétaire dérangé.
La chaise qui avait vu le plus de
changements dans l’orchestre à cette époque était celle du saxo ténor.
Après le départ de Ben Webster en 1943, elle avait été tenue par Elmer ‘Skippy’
Williams, puis par Al Sears, qui restera avec Ellington de 1944 à 1949. Sears
partagera la partie de ténor quelques temps avec Ben Webster, qui revient avec
l’orchestre en 1948-49. Les deux laisseront leur place à Charlie Rouse (futur
saxophoniste de Thelonious Monk) et à Jimmy Forrest en 1949-50. Pour la tournée
de 1950 en Europe, le Duke amènera Alva ‘Bo’ McCain (que nous avons entendu
avec Al Killian tout à l’heure), lui-même issu de l’orchestre que Mercer
Ellington avait dirigé quelques années auparavant. McCain
sera rejoint par Don Byas, déjà installé en Europe depuis plusieurs années,
pour la série de concerts que l’orchestre donnera sur le Vieux Continent,
notamment en France, en Suisse et en Allemagne; c’est pourquoi nous avons
entendu Byas sur la pièce de Shorty Baker, et c’est également lui qui jouait
dans le dernier extrait de ce segment avec le trompettiste Nelson ‘Cadillac’
Williams, membre de la section de trompettes du Duke de 1949 à 1951 qui s’était
installé à Paris par la suite; c’est dans la Ville-Lumière qu’il avait
enregistré cette version de Creole Love Call au mois de novembre, avec
donc Don Byas, qui est certainement un musicien qu’on n’associe pas volontiers
à l’orchestre du Duke mais qui fut bien, quoique brièvement, un Ellingtonien.
Oscar Pettiford et Junior Raglin par William P. Gottlieb (1946)
La disparition de Jimmy Blanton en 1942 avait été un autre
coup dur pour Ellington; le jeune contrebassiste avait littéralement rénové le
rôle de son instrument en quelques années, et il allait être difficile de
trouver un remplaçant. Junior Raglin serait un
contrebassiste solide pour le Duke pendant plusieurs années, entre 1941
et 1945, mais après un bref intermède où Al Lucas et Lloyd Trotman assumèrent
la position, ce sera finalement Oscar Pettiford qui
devait se montrer le digne héritier de Jimmy Blanton. Rejoignant
l’orchestre en septembre 1945, Pettiford impose son style agile avec des
interventions sur des pièces comme Suddenly It Jumped ou Swamp Fire.
Comme le rappelle Lawrence Brown, « Pettiford suivait Blanton dans ses
solos, vous voyez, la basse ne faisait pas trop de solos avant Blanton. [Après
Blanton] nous avons dû essayer pas mal de contrebassistes, on a jonglé avec
celui-ci et celui-là et finalement nous sommes tombés sur Pettiford, qui était
très bon. Et Pettiford a poussé le truc encore plus loin, il a fait au
violoncelle ce que Blanton avait fait à la basse, il en a fait un instrument
solo à cordes frappées ou pincées. »
Écoutons Pettiford, d’abord au
violoncelle dans une pièce enregistrée pour un petit label mis sur pied
en 1950 et appelé Mercer Records, du nom du fils du Duke évidemment. Le label
semble avoir été créé dans l’intention de développer une présence dans le
marché des étiquettes indépendantes pour le jazz et le rhythm & blues,
marché alors en pleine expansion. Dirigé par Mercer Ellington et Leonard
Feather, Mercer Records va permettre à de nombreux projets ellingtoniens
(notamment en petits groupes) de voir le jour; on y entendra des chanteuses et
des chanteurs (Chubby Kemp, Al Hibbler, Sara Forde), des petits groupes (soit
sous le nom de Johnny Hodges ou appelés The Ellingtonians, The Coronets ou
encore Billy Strayhorn’s All Stars), ou des duos de piano du Duke avec
Strayhorn. Pour cette pièce de 1950, nous retrouvons Oscar Pettiford his
Cello and Quartet, avec le Duke au piano, Lloyd Trotman à la contrebasse et
le batteur de Count Basie, Jo Jones.
Oscalypso
(Pettiford/Trotman); Oscar Pettiford his Cello and Quartet: Duke Ellington (piano), Oscar
Pettiford (violoncelle), Lloyd Trotman (contrebasse), Jo Jones (batterie). New
York, 13 septembre 1950.
Jack the Bear; Oscar Pettiford (contrebasse), Clark Terry, Joe Wilder
(trompette), Jimmy Cleveland (trombone), Jimmy Hamilton (clarinette), Dave
Schildkraut (saxo alto), Danny Bank (saxo baryton), Earl Knight (piano), Osie
Johnson (batterie). New York, 17 décembre 1954.
C’était un groupe dirigé par Oscar Pettiford en 1954,
reprenant la fameuse pièce que le Duke avait adaptée pour Jimmy Blanton, Jack
the Bear; remarquons que le disque dont est tirée cette pièce était
intitulée Basically Duke. Avec Pettiford à la contrebasse, on entendait
aussi deux éminents Ellingtoniens : Jimmy Hamilton à la clarinette et
Clark Terry à la trompette. Auparavant, nous avons entendu Pettiford au
violoncelle dans une de ses compositions baptisée Oscalypso, avec Duke
Ellington lui-même au piano.
Continuons avec le catalogue de
Mercer Records et une pièce qui met en valeur deux Ellingtoniens
inattendus : sur ce New Piano Roll Blues de 1950, nous pouvons
entendre, en plus de Duke et du contrebassiste Wendell Marshall, Max Roach à la
batterie et Red Rodney à la trompette.
The New Piano Roll Blues; The Ellingtonians: Red Rodney (trompette), Johnny Hodges (saxo
alto), Harry Carney (saxo baryton), Duke Ellington (piano), Wendell Marshall
(contrebasse), Max Roach (batterie). New York, 21 septembre 1950.
Smada; Duke Ellington and his Orchestra: Willie Cook, Cat Anderson, Clark
Terry (trompette), Ray Nance (trompette, violon), Britt Woodman, Quentin
Jackson, Juan Tizol (trombone),
Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor),
Russell Procope (clarinette, saxos soprano et alto), Hilton Jefferson (saxo
alto), Paul Gonsalves (saxo ténor), Harry Carney (clarinette, saxos alto et
baryton), Duke Ellington (piano), Charles Mingus (contrebasse), Louie Bellson
(batterie). The Band Box, New York, 2 février 1953.
C’était l’orchestre de Duke Ellington qui jouait une pièce
de Billy Strayhorn intitulée Smada au club Band Box à New York en
février 1953; au sein de la formation nous pouvions entendre Jimmy Hamilton à
la clarinette et une ligne de contrebasse très
dynamique par nul autre que Charles Mingus! Mingus avait remplacé
brièvement Wendell Marshall en février 1953, mais le bouillant contrebassiste
sera l’un des rares musiciens à être licencié par le Duke lui-même (qui
détestait cette fonction) à la suite d’une bagarre assez violente avec le
tromboniste Juan Tizol (qui avait apparemment tiré son couteau), devant le
public de l’Apollo Theatre. Mingus raconte délicieusement la scène dans son
autobiographie sulfureuse, Beneath the Underdog : « ‘Voyons Charles’, me dit-il avec un air amusé,
ajustant ses boutons de manchettes Cartier sur sa belle chemise faite sur
mesure, ‘tu aurais pu m’avertir – tu m’as laissé entièrement dans le
noir! Tu aurais au moins pu me laisser jouer quelques accords alors que tu
faisais cette routine à la Nijinsky. Je te félicite pour ta performance, mais
pourquoi toi et Juan ne m’avez-vous pas mis au parfum de cet adagio pour que je
puisse l’orchestrer? […] Voyons, Charles, ce n’est pas constructif. Tout le
monde sait que Juan traîne un couteau, mais personne ne le prend jamais au
sérieux – il aime le sortir et le montrer à tout le monde, tu comprends. Alors
j’ai bien peur, Charles – je n’ai jamais mis personne à la porte – alors tu vas
devoir quitter mon orchestre. Je n’ai pas besoin de nouveaux problèmes. Juan
c’est un vieux problème, je peux vivre avec ça, mais toi tu me semble un tout
nouveau numéro. Je dois te demander de bien vouloir me remettre ta démission,
Mingus.’ » Le contrebassiste ajoute, visiblement admiratif du comportement
du Duke, toujours grand seigneur : « La manière charmante dont il le
dit, c’est comme s’il vous complimentait. On se sent honoré, on lui serre la
main et on démissionne. »
Mingus n’avait que brièvement passé
dans l’orchestre d’Ellington, donc, mais pour le contrebassiste le Duke
était évidemment un modèle, autant comme compositeur que comme chef
d’orchestre. Dans le répertoire mingusien, il n’était pas rare de voir poindre
une pièce empruntée à celui d’Ellington, par exemple Sophisticated Lady,
Mood Indigo ou Take the ‘A’ Train. La sonorité ducale est par
ailleurs omniprésente dans plusieurs œuvres de Mingus, notamment dans The
Black Saint and the Sinner Lady. Mingus allait par ailleurs retrouver son
ancien employeur en 1962 pour le fameux disque en trio avec Max Roach (que nous
avons entendu juste avant), Money Jungle. À la
mort du Duke, en 1974, Mingus lui dédiera l’une de ses plus belles
mélodies (qui apparaîtra sur ses deux albums Changes, pour Atlantic),
intitulée Duke Ellington’s Sound of Love.
J’ai parlé des difficultés que connaît Duke Ellington au
début des années 1950, et un coup particulièrement dur sera le départ de trois
de ses fidèles musiciens. Grande vedette incontestable de l’orchestre, Johnny Hodges avait souvent été tenté de se lancer sous son
nom propre; en 1951, il va finalement faire le grand saut, suivi par
Lawrence Brown et Sonny Greer. Rejoints entre autres par un autre ancien de
l’orchestre, Al Sears, les trois comparses seront repêchés par Norman Granz et
feront plusieurs disques et tournées. Avec le départ de Hodges, Brown et Greer,
le Duke perdait trois piliers en même temps, mais il devait frapper un grand
coup en débauchant trois des vedettes de l’orchestre de Harry James, le saxophoniste Willie Smith, le batteur Louie Bellson
et son vieux comparse, le tromboniste Juan Tizol (qui avait quitté l’orchestre
en 1944 pour rejoindre James). Grâce à ce coup (qu’on a parfois appelé The
Great James Robbery), Ellington faisait entrer un influx de sang neuf dans
son orchestre, particulièrement avec Bellson, un
batteur spectaculaire dont la technique à deux grosses caisses allait
faire école. Côté enregistrements, l’arrivée du long-jeu 33-tours 30
centimètres va enfin permettre à Ellington de développer des formes plus
longues sur disque, et il réalise coup sur coup deux superbes albums pour
Columbia, Masterpieces by Ellington (paru en 1951) et Ellington
Uptown (paru en 1953).
Pour illustrer cette période de transition, écoutons d’abord
une pièce de 1951, parue encore une fois sur Mercer Records, intitulée Alternate;
comme son nom l’indique, c’est tout simplement une alternance de chorus entre
Willie Smith à l’alto et Jimmy Hamilton au ténor.
Alternate; The Coronets: Juan Tizol (trombone à pistons), Willie Smith
(saxo alto), Jimmy Hamilton (saxo ténor), Duke Ellington (piano), Wendell
Marshall (contrebasse), Louie Bellson (batterie). New York, 19 juin 1951.
The Controversial Suite, I, Before My Time; Duke Ellington and his Orchestra: Francis Williams, Shorty Baker,
Willie Cook, Clark Terry, Ray Nance (trompette), Quentin Jackson, Britt
Woodman, Juan Tizol (trombone), Willie Smith (saxo alto), Russell Procope
(clarinette, saxos soprano et alto), Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor),
Paul Gonsalves (saxo ténor), Harry Carney (saxo baryton, clarinette basse),
Duke Ellington (piano), Wendell Marshall (contrebasse), Louie Bellson
(batterie). New York, 11 décembre 1951.
The Mooche; Duke Ellington and his Orchestra: Cat Anderson, Willie Cook, Clark
Terry, Ray Nance (trompette), Quentin Jackson, Britt Woodman, Juan Tizol
(trombone), Hilton Jefferson (saxo alto), Russell Procope (clarinette, saxo
alto), Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor), Paul Gonsalves (saxo ténor),
Harry Carney (saxo baryton, clarinette basse), Billy Strayhorn ou Duke
Ellington (piano), Wendell Marshall (contrebasse), Louie Bellson (batterie). New
York, 1er juillet 1952.
Dans cette version de The Mooche enregistrée en
juillet 1952, nous entendions un saxophoniste qui n’est
pas habituellement associé à l’orchestre de Duke Ellington, Hilton Jefferson.
Plus connu pour son passage dans l’orchestre de Cab Calloway dans les années
1940, Jefferson a pourtant passé près d’un an chez le Duke, en 1952-53. Dans
l’extrait précédent, c’était un fidèle Ellingtonien,
Russell Procope, qui tenait la partie de saxo soprano, un rôle qui avait
été auparavant dévolu à Johnny Hodges jusqu’à ce que celui-ci n’accroche
définitivement son soprano au début des années 1940. Dans cette démarcation de Tiger
Rag baptisée Before My Time (tirée de la Controversial Suite),
Procope jouait évidemment le rôle de Sidney Bechet dans une évocation du jazz
traditionnel de la Nouvelle-Orléans.
Pour Johnny Hodges, son émancipation
momentanée de l’orchestre du Duke n’allait pas toujours être de tout repos.
À sa manière laconique, il a évoqué cette période un peu plus tard en
déclarant : « Nous avons décidé d’essayer [de diriger un orchestre]
de nouveau. C’est pas mal pendant un temps. Trop de migraines. Beaucoup trop
de migraines. » Il est évident que pour Hodges, aussi célèbre eût-il pu
être, il allait rester associé à Ellington pour la plus grande partie du
public. Il allait toutefois garder son propre orchestre en activité pendant
près de 5 ans, de 1951 à l’été 1955, avant de rejoindre le Duke de nouveau.
Écoutons une pièce de Hodges durant cette époque, un Duke’s
Blues très caractéristique de sa manière,enregistré en 1952 avec
Emmett Berry à la trompette et Lawrence Brown au trombone.
Duke’s Blues; Johnny Hodges and his Orchestra: Emmett Berry (trompette), Lawrence
Brown (trombone), Johnny Hodges (saxo alto), Al Sears (saxo ténor), Leroy
Lovett (piano), Barney Richmond (contrebasse), Joe Marshall (batterie). San
Francisco, 25 mars 1952.
-------
Comme la plupart des big bands fonctionnant dans
l’après-guerre, celui de Duke Ellington dut faire face
à l’arrivée de nouveaux genres musicaux qui détrônent peu à peu la
popularité du Swing des années 30 et 40. Dès le début des années 1940, à la
suite de Frank Sinatra, les chanteurs et chanteuses prennent progressivement le
devant de la scène. Dans les quartiers afro-américains, un style hybride issu
du Swing et du Blues, pratiqué habituellement en petites formations (plus
économiques que les grands orchestres) et diffusé largement dans les
juke-boxes, va peu à peu éclipser les anciennes vedettes d’avant-guerre. Le
rhythm and blues et ses nouvelles figures comme Louis Jordan, Roy Brown,
Wynonie Harris ou Big Joe Turner, va aussi attirer plusieurs musiciens
auparavant actifs dans les big bands. Johnny Hodges
lui-même va bénéficier de cette vogue avec une pièce de 1951 intitulée Castle
Rock, mettant en vedette Al Sears. Parallèlement, un des hits de l’année
1952, enregistré par un ancien membre de l’orchestre d’Ellington, va déclencher
une polémique puisque Jimmy Forrest, qui avait
enregistré ce Night Train pour le label United, avait utilisé
pour son thème un extrait de la pièce du Duke, Happy-Go-Lucky Local,
pièce qui faisait évidemment partie du répertoire de l’orchestre quand Forrest
y était passé en 1949-50. C’est Mercer Ellington qui raconte : « […]
une poursuite a été enclenchée qui ne s’est jamais redue en cour, qui a été
réglée hors-cour. Elle impliquait une pièce appelée Night Train, écrite
par Jimmy Forrest. Jimmy Forrest avait fait partie de l’orchestre et il a été
prouvé que note pour note Night Train était tirée de la partie que Jimmy
Forrest lisait durant cette session. Ce n’était pas la mélodie, il a pris cette
partie spécifiquement et l’a utilisée pour créer cette nouvelle pièce qui est
devenue un gros hit et ils l’ont justifié d’une certaine façon, et ont
conclu un accord avec Ellington, alors il s’est satisfait de la chose. Je pense
qu’ils se sont entendus sur un montant d’argent. »
La question financière est
évidemment importante à cette époque où le Duke maintenait
principalement son orchestre à flot grâce aux redevances qui lui venaient de
ses compositions…
Écoutons deux Ellingtoniens qui ont eu un certain rôle dans
cette vogue du rhythm and blues, d’abord Al Sears avec une pièce de 1951
intitulée Steady Eddie.
Steady
Eddie; Al Sears and his Orchestra: Emmett Berry (trompette), Lawrence
Brown (trombone), Charlie Holmes (saxo alto), Al Sears (saxo ténor), Leroy
Lovett (piano), Lloyd Trotman (contrebasse), Joe Marshall (batterie). New York,
21 septembre 1951.
Sophisticated Lady; Jimmy Forrest and his All Star Combo: Chuancey Locke (trompette), Jimmy
Forrest (saxo ténor), Bunky Parker (piano), Johnny Mixon (contrebasse), Oscar
Oldham (batterie), Bob Reagen (congas & bongos).
30 mars 1952.
C’était le combo de Jimmy Forrest qui reprenait cette
ballade du répertoire ellingtonien, Sophisticated Lady, un
enregistrement de 1952. Auparavant, nous avons entendu Al Sears avec Emmett
Berry, Lawrence Brown et un saxophoniste qui avait été un ami d’enfance de
Johnny Hodges à Boston, Charlie Holmes.
Nous avons déjà entendu Lawrence
Brown à plusieurs reprises durant cette nuit, notamment
avec Johnny Hodges, avec qui il était resté jusqu’à ce que le saxophoniste ne
démantèle son orchestre en 1955. À ce moment, plutôt que de retourner
avec Ellington comme Hodges devait le faire, Brown devait passer un certain
temps dans les studios. Rejoignant finalement le Duke de nouveau en 1960, il
finit par prendre définitivement sa retraite en 1970.
Brown avait d’abord attiré Ellington par sa grande fluidité
et sa dextérité, mais il était également extrêmement versatile, capable aussi
bien de diriger la section de trombones, de jouer des ballades suaves ou
d’utiliser les sourdines à la manière de son regretté collègue Tricky Sam
Nanton. Écoutons un extrait d’un rare disque réalisé par Brown sous son nom,
celui-ci pour Clef en 1955 s’intitulait Slide Trombone, et cette pièce
avec un nonette arrangé par Raph Burns s’appelle tout simplement Blues for
Duke.
Blues for Duke; Lawrence Brown (trombone) avec Ernie Royal, Phil Sunkel
(trompette),
Arthur Clarke, Al Cohn (saxo ténor), Danny Bank (saxo baryton),
Hank Jones (piano),
Wendell Marshall (contrebasse), Jo Jones (batterie), Ralph
Burns (arrangeur).
Fine Sound, New York City, 17 septembre 1955.
C’était
Lawrence Brown et un Blues for Duke de 1955. Avec le tromboniste
on pouvait entendre Al Cohn au ténor, Ernie Royal à la trompette et Hank Jones
au piano; la contrebasse était tenue par un autre Ellingtonien, Wendell
Marshall.
Jusqu’à maintenant nous avons entendu principalement des
instrumentistes (et des hommes!) mais pour deux
compositeurs comme Duke Ellington et Billy Strayhorn, il était aussi
primordial de trouver des voix pour interpréter certaines de leurs chansons. Le
Duke était certes un compositeur respecté, mais pour le grand public c’était
surtout l’auteur de chansons populaires comme I Let a Song Go Out of My
Heart, Don’t Get Around Much Anymore ou I Got It Bad and That
Ain’t Good. On a peut-être assez peu parlé de la relation d’Ellington avec
la voix féminine, depuis le Creole Love Call sans paroles de 1927 avec
Adelaide Hall jusqu’aux grands concerts sacrés de ses dernières années, avec
Alice Babs entre autres. On se rappellera du scat de Baby Cox sur une des
pièces que nous avons entendues plus tôt cette nuit, ou encore d’une jeune Billie
Holiday chantant le thème de Saddest Tale dans un film de 1935, Symphony
in Black. Tout au long des années 1930 et jusqu’en 1942, ce serait
évidemment Ivie Anderson qui serait la voix de l’orchestre, aussi efficace
comme chanteuse de ballades que pour swinguer un morceau. Après le départ
d’Anderson, il fera appel à d’autres chanteuses de
grand talent, notamment Joya Sherrill, Kay Davis (pour qui il a écrit de
magnifiques pièces comme Transblucency ou On a Turquoise Cloud),
Yvonne Lanauze ou encore Betty Roché. Remarquée pour
son interprétation de la version longue de Take the ‘A’ Train parue sur
l’album Ellington Uptown en 1953, Roché
va naturellement reprendre cette pièce pour son premier album solo pour
Bethlehem quelques années plus tard, en 1956.
Take the “A” Train; Betty Roché (chant), Conte Candoli (trompette), Eddie
Costa (vibraphone), Donn Trenner (piano), Whitey Mitchell (contrebasse), Davey
Williams (batterie). New York, avril 1956.
Hey Baby; Rosemary Clooney (chant) av. Duke Ellington and his
Orchestra: Willie Cook, Cat Anderson (trompette), Ray Nance (trompette,
violon), Britt Woodman, Quetin Jackson, John Sanders (trombone), Jimmy Hamilton
(clarinette, saxo ténor), Russell Procope (clarinette, saxos soprano et alto),
Johnny Hodges (saxo alto), Paul Gonsalves (saxo ténor), Harry Carney
(clarinette, saxos alto et baryton), Duke Ellington (piano), Jimmy Woode
(contrebasse), Sam Woodyard (batterie). New York, 27 janvier 1956.
Day Dream; Ella Fitzgerald (chant) av. Duke Ellington and his
Orchestra: Willie Cook, Cat Anderson, Harold “Shorty” Baker, Clark Terry
(trompette), Ray Nance (trompette, violon), Britt Woodman, Quentin Jackson,
John Sanders (trombone), Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor), Russell
Procope (clarinette, saxos soprano et alto), Johnny Hodges (saxo alto), Frank
Foster (saxo ténor), Harry Carney (clarinette, saxos alto et baryton), Billy
Strayhorn (piano), Jimmy Woode (contrebasse), Sam Woodyard (batterie). New
York, 24 juin 1957.
La sublime Ella Fitzgerald et un
arrangement magistral de Billy Strayhorn pour Day Dream, tiré du Duke
Ellington Song Book par Ella. Parmi sa série de song books (ces
projets dédiés aux grands auteurs de chansons américains, notamment Cole
Porter, George & Ira Gershwin, Rodgers & Hart, Irving Berlin, etc.)
c’est assurément celui dédié au répertoire du Duke et de Strayhorn qui fournit
le plus haut taux de jazz; en effet, Ella et Norman Granz avaient fait
directement appel à l’orchestre d’Ellington pour une bonne partie du projet, le
reste reposant sur des petits groupes où apparaissait notamment Ben Webster. De
plus, Ellington et Strayhorn avaient écrit pour l’album une suite originale en
quatre mouvements en l’honneur de la grande chanteuse, intitulée Portrait of
Ella Fitzgerald. Avec Ella pour recréer cette pièce qu’il avait introduite
en 1941, c’était bien sûr Johnny Hodges à l’alto.
Avant Ella nous avons entendu
Rosemary Clooney qui chantait Hey Baby, une obscure chanson
originalement interprétée par Ray Nance, mais réarrangée pour l’album Columbia
que la chanteuse a réalisé avec l’orchestre en 1956, intitulé Blue Rose.
Le solo de baryton était évidemment de Harry Carney.
J’ai déjà insisté sur les
difficultés que le Duke avait affrontées dans la première moitié des années
1950, et il faut dire que rétrospectivement la période 1953-55 semble
avoir été particulièrement pénible. Enregistrant désormais pour Capitol,
Ellington ne bénéficie plus de la production luxueuse de Columbia, et malgré un
hit inattendu avec Satin Doll en 1953, ni lui ni Billy Strayhorn
ne semblent en mesure de renouveler le répertoire de l’orchestre; au contraire,
les albums d’Ellington pour le label se contentent de
reprendre des standards (sur Premiered by Ellington, paru en
1953), des classiques du Duke (sur Dance to the Duke, paru en 1954) ou des thèmes associés aux
big bands des années 1930-40 (sur Ellington
’55). Seuls deux des cinq albums
d’Ellington pour Capitol présentent du nouveau matériel digne de mention :
The Duke Plays Ellington est une rare session en trio où le Duke
donne son meilleur sur Reflections
in D, Retrospection et l’espiègle Who Knows? Pour Ellington Showcase, paru en 1956 (donc après la fin de son
contrat avec Capitol), Ellington introduit deux compositions de Jimmy Hamilton,
le quelque peu pompeux Clarinet
Melodrama et Theme for Trambean, pour Britt Woodman. C’est en fouillant un
peu qu’on trouve les pépites dans cette période, par exemple le délicat Blossom, la composition de Billy Strayhorn, Orson, ou encore une pièce
pour Harry Carney baptisée Serious
Serenade.
À l’été 1955,
l’orchestre d’Ellington en était réduit à accompagner
un spectacle aquatique et des patineurs à Long Island. Laissons la
parole à Mercer Ellington et Clark Terry; le premier se souvient :
« Les années 1950 ont été une période difficile et terrible. » Pour
Terry, « Ça nous semblait un engagement stupide, sans aucun sens, mais bon
c’était un emploi stable au moins. » Pourtant, malgré ces temps
difficiles, quelques signes pouvaient laisser présager un futur moins gris. Le
Duke dit : « [la femme de Johnny Hodges] m’a appelé et m’a demandé si
j’avais besoin d’un joueur d’alto; j’ai répondu : ‘Oh yeah!’ ». Le
retour de Hodges, puis l’arrivée du batteur Sam Woodyard, allait revigorer la
formation qui en avait bien besoin.
Paul Gonsalves.
L’évènement important de l’année 1956 sera évidemment l’apparition de l’orchestre d’Ellington au festival de jazz
de Newport. On a souvent
raconté comment les 27 chorus de Paul Gonsalves entre les deux mouvements de Diminuendo and Crescendo in Blue avaient soulevé le public du festival, et
relancé soudainement à la fois la carrière du Duke et celle de tout
l’orchestre. « Je dis toujours que je suis né en 1956 au Newport Jazz
Festival », a affirmé plus tard Ellington. Une chose est certaine :
après cette performance, le Duke et son orchestre vont
susciter un regain d’attention. De nouveau sous contrat avec Columbia
après deux disques pour Bethlehem (jugés très durement par le critique français
André Hodeir par exemple), le Duke va connaître une nouvelle période de
créativité avec une série d’albums très variés, depuis Such Sweet Thunder, évocation des œuvres de Shakespeare,
jusqu’à une collection de thèmes associés à Paris, en passant par la trame
sonore d’un drame judiciaire (Anatomy
of a Murder, dans lequel Ellington
apparaît brièvement), des versions jazz d’œuvres de Tchaikovski ou de Edvard
Grieg, ou encore une rencontre amicale avec le big band de son principal rival,
Count Basie.
La période qui suivit le succès du Duke à Newport en sera
une de relative stabilité après des années de vaches maigres, et Johnny Hodges
ne sera pas le seul Ellingtonien à faire un retour dans l’organisation. Parmi
les anciens, Cootie Williams est sans doute celui qui
avait passé le plus longtemps à l’extérieur de l’orchestre avant d’y
revenir. J’ai mentionné plus tôt qu’il avait rejoint Benny Goodman en 1940,
avant de former son propre orchestre un an plus tard. Williams allait jouer un
rôle important de chef d’orchestre dans les années 1940, engageant de jeunes
musiciens comme Bud Powell, Eddie ‘Lockjaw’ Davis, Eddie ‘Cleanhead’ Vinson et
même, brièvement, Charlie Parker. Il sera également un pionnier du rhythm and
blues, jouant dans les années 1950 au Savoy Ballroom et au fameux théâtre
Apollo à Harlem. En 1957, le producteur George T. Simon a l’idée d’enregistrer
Williams de nouveau dans un contexte jazz, avec de vieux camarades des années
1930 et 40, mais le trompettiste ne semble pas
enthousiaste : « J’ai fait quelques sessions de jazz il y a
neuf ans, et je n’ai pas aimé comment elles étaient dirigées. Ça m’a fait plus
de mal que de bien », devait répondre le trompettiste. Lorsque Simon eut
enrôlé son vieux comparse (et voisin de pupitre chez Duke Ellington) Rex
Stewart, puis Coleman Hawkins, cependant, Cootie Williams sembla plus facile à
amadouer. Son retour au jazz allait donc avoir lieu pour un album paru
originalement sur Jazztone, intitulé Cootie & Rex : The Big
Challenge. C’est tout naturellement que les deux trompettistes choisirent
deux pièces d’Ellington pour cet opus, écoutons-les dans I’m Beginning to
See the Light.
I’m Beginning to See the Light; Cootie Williams
(trompette), Rex Stewart (cornet), Lawrence Brown, J.C. Higginbotham
(trombone), Coleman Hawkins, Bud Freeman (saxo ténor), Hank Jones (piano),
Billy Bauer (guitare), Milt Hinton (contrebasse), Gus Johnson (batterie). New
York, 30 avril 1957.
(New) Concerto for Cootie; Cootie Williams (trompette), Billy Byers, Bobby Byrne, Richard
Hixon (trombone), Phil Bodner, Elwyn Fraser, Nick Caiazza, Romeo Penque, Boomie
Richman (saxophones), Lou Stein (piano), George Barnes (guitare), Eddie
Safranski (contrebasse), Don Lamond (batterie). New York, 5 mars 1958.
C’était Cootie Williams qui reprenait le fameux Concerto
for Cootie de 1940, considéré comme l’un des chefs d’œuvre de Duke
Ellington. Parfois baptisé New Concerto for Cootie, cette version
arrangée par Bill Stegmeyer est apparue sur son album de 1958, Cootie
Williams in Hi-Fi. Auparavant nous avons entendu Williams avec Rex Stewart,
Bud Freeman, Coleman Hawkins, Lawrence Brown et J.C. Higginbotham dans une
version de I’m Beginning to See the Light.
Après de nombreuses années à diriger des orchestres de
rhythm & blues et de rock n roll, Cootie Williams
revenait avec ces deux albums à un jazz qu’on commençait alors à appeler
mainstream; il rejoindra finalement l’orchestre d’Ellington en 1962,
après une absence de 22 ans! Le trompettiste Bill Berry raconte :
« Quand Cootie est revenu dans l’orchestre, nous jouions je ne sais plus
quelle pièce et quand nous sommes arrivés à la dernière note, j’ai joué celle
que je jouais habituellement, et Cootie m’a regardé et m’a dit : ‘C’est ma
note!’ Zut, il était là avant ma naissance, il avait raison, c’était sa note
alors j’en ai trouvé une autre! »
Malgré les difficultés rencontrées par le Duke et son
organisation dans la première moitié des années 1950, certains des
Ellingtoniens les plus reconnus l’ont rejoint à cette époque; on pense par exemple à Paul Gonsalves (qui avait rejoint
Ellington à la fin de 1950), à Willie Cook (qui se joindra à l’orchestre
un an plus tard), à Clark Terry (qui avait été repêché chez Count Basie en 1951
lui aussi), au batteur Sam Woodyard (qui avait remplacé Dave Black en 1955), ou
encore au contrebassiste Jimmy Woode (qui avait remplacé Wendell Marshall au
début de la même année).
Dans la littérature ellingtonienne que j’ai consultée, Jimmy Woode est tout au plus brièvement mentionné,
bien qu’il ait été l’un des piliers de la renaissance de l’orchestre
d’Ellington; il allait y rester jusqu’en 1960, alors qu’il s’établit en Europe,
où il sera notamment l’un des membres fondateurs du Kenny Clarke-Francy Boland
Big Band. En plein séjour ellingtonien, Woode avait gravé en 1957 un album pour
Argo, le sous-label de Chess (qui avait aussi endisqué à la même époque Paul
Gonsalves et Clark Terry). Dans les notes de pochette de ce Colorful Strings
of Jimmy Woode, le contrebassiste signale que les pièces qui composent cet
album avaient été écrites longtemps avant qu’il ne rejoigne le Duke; qu’à cela
ne tienne, on sentira évidemment l’influence du maestro dans cette pièce
baptisée Empathy, For Ruth, dont le thème est joué par Paul Gonsalves.
Empathy, For Ruth; Jimmy Woode (contrebasse), Clark Terry (trompette), Mike
Simpson (flute), Porter Kilbert (saxo alto), Paul Gonsalves (saxo ténor),
Ramsey Lewis (piano), Sam Woodyard (batterie). 2 septembre 1957.
Cu-Blu; Billy Taylor (piano), Clark Terry, Willie Cook (trompette),
Britt Woodman (trombone), Johnny Hodges (saxo alto), Paul Gonsalves (saxo
ténor), Harry Carney (saxo baryton), Earl May (contrebasse), Ed Thigpen
(batterie). Chicago, 17 novembre 1957.
Tirée du catalogue Argo comme la
pièce précédente de Jimmy Woode, c’était une composition du pianiste
Billy Taylor intitulée Cu-Blu, où on pouvait entendre Clark Terry, Paul
Gonsalves et Harry Carney. Elle est tirée d’un album du pianiste baptisé Taylor
Made Jazz, album où on entend également les Ellingtoniens Willie Cook,
Britt Woodman et Johnny Hodges.
Quand on porte le nom Ellington et
qu’on est le fils du grand Duke, ça ne doit pas être toujours facile de
se faire son propre nom. Évidemment impliqué très tôt dans l’organisation,
Mercer Ellington voit sa première composition, Pigeons and Peppers,
enregistrée pour une des sessions en petite formation sous le nom de Cootie
Williams dès 1937; Mercer a alors 18 ans. Par la suite, avec le boycott de
l’ASCAP, Mercer doit assumer une partie du nouveau répertoire de l’orchestre;
mais il est aussi gérant de l’orchestre de Cootie Williams, et il tentera aussi
bientôt de voler de ses propres ailes. En 1946, par exemple, Mercer Ellington
assemble un orchestre qui se produira à l’Apollo Theatre à Harlem, accompagnant
notamment les Deep River Boys et les Clark Brothers; cette
formation enregistre même quelques titres pour Musicraft la même année, puis
pour Sunrise en 1947. Ce serait également cet orchestre que l’on peut
apercevoir dans le film Sepia Cinderella, réalisé lui aussi en 1947; on
y reconnaît certainement le saxophoniste Budd Johnson, qui avait été longtemps
avec l’orchestre de Earl Hines. Cependant, dès 1950 Mercer revient dans le
giron paternel en assumant la direction de Mercer Records. En 1955 et jusqu’en
1959, il sera le principal copiste de l’orchestre du Duke, avant d’y tenir une
des parties de trompette et d’assumer le rôle de gérant de tournée dans les
années 1960 et 70. À la fin des années 1950, Mercer
dirige aussi deux sessions pour le label Coral. Je tire cette version de
sa composition Blue Serge du deuxième de ces albums, baptisé Colors
in Rhythm; on y reconnaîtra entre autres Harry Carney au baryton.
Blue
Serge; Mercer Ellington and his Orchestra: William “Cat” Anderson, Harold
“Shorty” Baker (trompette), Clark Terry (trompette, bugle), John Sanders, Britt
Woodman, Quentin Jackson (trombone), Jimmy Hamilton (clarinette, saxo ténor),
Russell Procope (saxo alto, flûte japonaise), Johnny Hodges (saxo alto), Harold
Ashby (saxo ténor), Harry Carney (saxo baryton), Jimmy Jones (piano), Billy
Strayhorn (célesta), Les Spann (guitare, flûte), Wendell Marshall
(contrebasse), Gus Johnson (batterie). New York, 20 juillet 1959.
It Don’t Mean a Thing; Louis Bellson and his Orchestra: John Audino, Guido Basso, Ralph
Clark,
Fred Thompson (trompette), Nick DiMaio, Earl Swope (trombone), Juan
Tizol (trombone à pistons),
Joe DeAngeli (cor français), Aaron Sachs
(clarinette, saxo ténor), Herb Geller, Oliver Nelson (saxo alto),
George “Big
Nick” Nicholas (saxo ténor), George Perry (saxo baryton), Jack Arnold
(vibraphone),
Ed Diamond (piano), Lawrence Lucie ou Tony Rizzi (guitare),
Charles “Truck” Parham (contrebasse), Louis Bellson (batterie).
Los Angeles, 10
août 1959.
C’était une
version de cet hymne ellingtonien, It Don’t Mean a Thing If It Ain’t Got
That Swing, par l’orchestre de l’ancien batteur
d’Ellington, Louis Bellson. Ce dernier, après son mariage avec la
chanteuse Pearl Bailey, avait quitté la formation ellingtonienne au début de
1953 pour s’installer en Californie. Dans les années 1950, en plus d’être le
directeur musical de Bailey, il jouera avec les frères Dorsey, avec le Jazz at
the Philharmonic, et il dirigera ses propres sessions pour Norman Granz. La
pièce que nous venons d’entendre était tirée d’un album paru en 1960 avec son
big band, intitulé The Brilliant Bellson Sound, un disque Verve; au sein
du personnel on remarquera le nom de l’Ellingtonien de longue date, le
tromboniste Juan Tizol.
Après le retour en grâce de
l’orchestre de Duke Ellington à la suite du festival de Newport en 1956,
plusieurs projets prestigieux jumelleront l’orchestre avec certaines vedettes
des années 1950 et 60. Nous avons entendu tout à l’heure des pièces avec
Rosemary Clooney ou Ella Fitzgerald par exemple, mais la période verra aussi
des collaborations avec Mahalia Jackson, avec Jimmy
Rushing ou encore Dizzy Gillespie (pour l’album Jazz Party), avec
tout l’orchestre de Count Basie, avec Gerry Mulligan (au festival de Newport en
1958), voire avec Frank Sinatra. Mais il y a aussi eu quelques projets
ellingtoniens de cette époque qui ont été moins publicisés, par exemple un
disque assez remarquable de 1960 par Jo Stafford (une chanteuse qui n’est pas
habituellement sérieusement considérée comme une chanteuse de jazz) intitulé Jo
+ Jazz. Arrangé par Johnny Mandel, on pouvait compter parmi les musiciens
accompagnant la chanteuse des Ellingtoniens célèbres comme Ray Nance, Lawrence
Brown, Johnny Hodges, Ben Webster ou Harry Carney. Écoutons par exemple cette
reprise d’une chanson du Duke de 1944, que Stafford avait déjà interprétée à
l’époque, I Didn’t Know About You.
I Didn’t Know About You; Jo Stafford (chant), acc. par: Ray Nance, Conte Candoli,
Don Fagerquist (trompette),
Lawrence Brown (trombone), Johnny Hodges (saxo
alto), Ben Webster (saxo ténor), Harry Carney (saxo baryton),
Jimmy Rowles ou
Russ Freeman (piano), Joe Mondragon (contrebasse), Mel Lewis ou Shelly Manne
(batterie).
Direction et arrangement: Johnny Mandel.
Just Squeeze Me; Joya Sherrill (chant), acc. par Cootie Williams (trompette),
Ernie Harper (piano), John Lamb (contrebasse), Sam Woodyard (batterie). Chicago,
12 janvier 1965.
Après une pièce de Jo Stafford, c’était
Joya Sherrill, qui avait été la chanteuse de l’orchestre d’Ellington dans les
années 1940 - on les voit ici en répétition pour A Drum is a Woman
quelques années plus tard, en 1956). Elle reprenait en 1965 Just
Squeeze Me avec entre autres Cootie Williams à la trompette et Sam Woodyard
à la batterie. Cette pièce était tirée d’un album intitulé Joya Sherrill
Sings Duke, paru sur 20th Century Fox; sur d’autres pièces on pouvait aussi
y entendre Johnny Hodges, Paul Gonsalves, John Lamb, Ray Nance ou encore Billy
Strayhorn.
L’une des vedettes incontestables de
l’orchestre d’Ellington dans les années 1950 et 60 est évidemment Paul
Gonsalves. Si le saxophoniste a été souvent réduit aux 27 chorus du festival de
Newport de 1956 (au point qu’on lui demandait régulièrement de répéter cet
exploit), Gonsalves s’était pourtant déjà illustré chez Count Basie, Dizzy Gillespie,
puis chez le Duke lui-même à la fin des années 1940 et au début des années
1950, notamment avec son solo en half time/double time sur la version
concert de Take the ‘A’ Train de 1952, parue originalement sur l’album Ellington
Uptown. Ce digne successeur de Ben Webster n’était
cependant pas uniquement un soliste bouillant; il pouvait aussi se
montrer un interprète de ballades sensible et sensuel, comme en font foi ses
différentes versions de Body and Soul ou encore cette interprétation
d’une pièce normalement associée à Johnny Hodges, Day Dream.
Daydream; Paul Gonsalves (saxo ténor), Ray Nance (trompette), Mitchell
“Booty” Wood (trombone), Johnny Hodges (saxo alto), Jimmy Jones (piano), Al
Hall (contrebasse), Oliver Jackson (batterie). New York City, 29 février 1960.
Taj Mahal; Jimmy Hamilton and his Orchestra:
Jimmy Hamilton (clarinette), John Anderson (trompette), Mitchell ‘Booty’ Wood,
Britt Woodman, Dave Wells (cor baryton), Paul Gonsalves (saxophone tenor),
Jimmy Rowles (piano), Aaron Bell (contrebasse), Sam Woodyard (batterie). Los
Angeles, Juillet 1960.
Une pièce qui nous ramenait un peu à l’époque de Caravan et
autres Pyramid dans le répertoire ellingtonien, tout en annonçant
certaines sonorités qu’on retrouvera quelques années plus tard dans la Far
East Suite ou dans Afro-Eurasian Eclipse. C’était
une composition du clarinettiste Jimmy Hamilton intitulée Taj Mahal,
tirée d’un album Everest de 1960 baptisé Swing Low, Sweet Clarinet; avec
lui pour cette session enregistrée à Los Angeles, les Ellingtoniens Paul
Gonsalves au ténor, Aaron Bell à la contrebasse, ainsi que Booty Wood et Britt
Woodman au cor baryton.
Jimmy Hamilton avait rejoint le Duke
en 1943, remplaçant à toute fin pratique Barney Bigard (Chauncey
Haughton et Sax Mallard avaient brièvement assuré l’intérim). Plus classique
que Bigard, et moins versé dans la tradition néo-orléanaise, Hamilton avait
surtout été influencé par Benny Goodman, Jimmie Noone, Buster Bailey et Artie
Shaw. Au début des années 1940, il avait joué avec Teddy Wilson et Eddie
Heywood avant de rejoindre l’orchestre de Duke Ellington, avec qui il allait
rester pendant un quart de siècle. Clarinettiste
virtuose qui excellait dans des exercices brillants comme Flippant
Flurry ou Air Conditioned Jungle, Hamilton pouvait sembler manquer
de substance par moments; impitoyable, Boris Vian écrivait en 1949 :
« Jimmy Hamilton, le clarinettiste actuel du Duke […] est si ennuyeux
qu’on peut affirmer en toute certitude qu’il n’a rien apporté au Duke et que
Duke n’a rien pu faire pour lui : c’est simplement une victime de Benny
Goodman ». Pourtant, Hamilton a fini par devenir avec le temps un élément
indispensable de la sonorité ellingtonienne, et le Duke a su utiliser de la
meilleure manière son style d’une grande précision, notamment en le contrastant
avec celui de son voisin de pupitre, Russell Procope, qui pour sa part avait un
style de clarinette moins virtuose certes, mais plus expressif.
Au début des années 1960, les styles de jazz les plus divers
cohabitent tant bien que mal; sur un coin de rue à New
York ou lors d’un festival on pouvait régulièrement côtoyer aussi bien
des anciens qui avaient joué dans les quartiers mal famés de la
Nouvelle-Orléans avant la fermeture de Storyville, des vétérans qui
fréquentaient le South Side de Chicago à l’époque où King Oliver et Louis Armstrong
officiaient au Lincoln Gardens, des réguliers des big bands qui avaient
l’habitude des sessions after hours à Harlem ou à Kansas City, des
boppers qui avaient connu les beaux jours de la 52e Rue ou de
Central Avenue, des jazzmen cool venus de la Côte Ouest, ou encore des
avant-gardistes qui cherchaient à faire s’écrouler les barrières esthétiques et
raciales encore en vigueur. Parmi les représentants les plus distingués d’un
style de jazz illustrant la tendance plus traditionnelle à cette époque, on
retrouvait un tromboniste qui avait été un Ellingtonien pendant quelques
années, bien qu’il n’ait presque pas été mis de l’avant par le Duke. De toute
façon, Wilbur De Paris avait eu une carrière assez
longue et variée pour ne pas être resté associé aux deux ans et quelque
qu’il passa chez Ellington vers 1945-47. Ayant dirigé son propre orchestre dès
les années 1920 (déjà avec son frère Sidney, trompettiste), De Paris avait été
un sideman réputé de la Swing Era, par exemple avec l’orchestre de Teddy Hill,
avec le Mills Blue Rhythm Band, ou encore avec Louis Armstrong. Déjà en 1944, il dirigeait avec Sidney le De Paris Brothers
Orchestra. Dans les années 1950-60, son orchestre (toujours avec son
frère, parfois doublé ou remplacé par Doc Cheatham) sera
l’une des formations Dixieland les plus sérieuses de l’époque. Écoutons
par exemple sa version de ce classique de 1927 de Duke Ellington, Creole
Love Call.
Creole Love
Call; Wilbur de Paris (trombone), Sidney de
Paris, Doc Cheatham (trompette), Garvin Bushell (clarinette, piccolo, basson),
Sonny White (piano, orgue), John Smith (guitare, banjo), Hayes Alvis
(contrebasse), Wilbert Kirk (batterie, harmonica). 9-10 mai 1960.
Mood Indigo; Louis Armstrong (trompette, chant), Duke
Ellington (piano), Trummy Young (trombone), Barney Bigard (clarinette),
Mort Herbert (contrebasse), Danny Barcelona (batterie). New York City, 3-4 avril 1961.
C’était un petit segment Dixieland, avec
les All-Stars de Louis Armstrong qui jouaient Mood Indigo avec le
Duke lui-même au piano. Pour Ellington c’était aussi une réunion avec le
clarinettiste Barney Bigard, co-auteur de ce thème. Bigard avait quitté
Ellington en 1942, et avait rejoint Armstrong en 1946, auprès de qui il fera de
longs séjours jusqu’en 1955, puis de nouveau en 1960-61. Auparavant nous avons
entendu l’orchestre de Wilbur De Paris avec une version de Creole Love Call,
où on retrouvait par exemple Hayes Alvis à la contrebasse, qui avait été
Ellingtonien entre 1935 et 1938.
Avec la disparition de Tricky Sam
Nanton en 1946, puis le départ de Lawrence Brown en 1951, la section de
trombones ellingtonienne était entrée dans une période trouble. Pendant quelques années, Tyree Glenn (venu de l’orchestre de
Cab Calloway) devait faire preuve d’une grande versatilité au sein de
cette section, dépassant même son rôle en livrant à l’occasion quelques solos
sur son instrument secondaire, le vibraphone (notamment dans la Liberian
Suite en 1947). Pour la grande majorité des trombonistes qui feront un
passage dans l’orchestre du Duke, l’apprentissage de la technique des sourdines
est un incontournable, même pour des musiciens qui y seraient originalement
récalcitrants. D’abord engagé par Ellington en 1959 par
exemple, Mitchell ‘Booty’ Wood s’était vu demander de reprendre la méthode d’un
Tricky Sam Nanton pour une session d’enregistrement; il se serait plaint
à un voisin de pupitre : « Pourquoi m’a-t-il demandé de jouer ce
truc-là? », s’était-il exclamé après une prise, visiblement dégoûté. Le
Duke lui-même ne s’y trompait pas, cependant : « Booty Wood est l’un des
meilleurs trombonistes à plunger que je n’aie jamais entendus »,
déclara-t-il. Un de ses prédécesseurs, Quentin Jackson,
avait lui aussi dû assumer le rôle du tromboniste spécialiste des sourdines
(notamment dans la reprise de Black, Brown & Beige pour Columbia en
1958). Mais Wood, Jackson (tout comme leur camarade de section, Britt Woodman),
furent beaucoup plus que de vulgaires imitateurs, comme nous pourrons nous en
rendre compte dans les deux prochains extraits. D’abord, écoutons Quentin
Jackson et Clark Terry interpréter une version de In a Mellow Tone en
1960.
In a Mellow Tone; Quentin Jackson (trombone), Clark Terry (trompette), Art
Simmons (piano), Elek Bacsik (guitare), Michel Gaudry (contrebasse), Kenny
Clarke (batterie). Paris, février 1960.
New Cambridge Blues; The Mitchell “Booty” Wood All Stars: Harold “Shorty” Baker (trompette),
Mitchell “Booty” Wood (trombone), Johnny Hodges (saxo alto), Paul Gonsalves
(saxo ténor), Roger “Ram” Ramirez (piano), Aaron Bell (contrebasse), Oliver
Jackson (batterie). New York, 13 décembre 1960.
C’était New Cambridge Blues, un blues tout à fait
dans le style ellingtonien, tiré d’un disque de 1960 par le tromboniste
Mitchell ‘Booty’ Wood. À ses côtés on reconnaissait Shorty Baker à la
trompette, Johnny Hodges à l’alto et Paul Gonsalves au ténor. C’était une pièce
tirée de cet album baptisé tout simplement Booty, paru originalement en
Angleterre sur Columbia, dans la fameuse Lansdowne Jazz Series. Il est intéressant de constater qu’il y a eu une petite série
ellingtonienne produite pour le marché anglais à cette époque, avec en
plus du disque de Wood des sessions dirigées par Harry Carney (pour Rock Me
Gently, parfois réédité sous le titre The Duke’s Men), Harold Ashby
(pour Born to Swing) ou encore Ashby avec Paul Gonsalves (Tenor Stuff).
Il est vrai qu’Ashby n’était pas encore membre de l’orchestre, mais grâce à ses
collaborations avec Ben Webster (qu’il avait rencontré dans son Kansas City
natal à la fin des années 1940), avec Mercer Ellington et avec Paul Gonsalves,
puis à sa participation à My People quelques années plus tard, Ashby
faisait certainement déjà partie de la périphérie ellingtonienne.
Passons à Taft Jordan maintenant. Longtemps
associé à l’orchestre de Chick Webb, il y était demeuré pendant quelques années
après la mort de ce dernier et la reprise de son orchestre par Ella Fitzgerald.
Membre de l’orchestre du Duke de 1943 à 1947, il participe notamment à
quelques-uns des grands concerts d’Ellington à Carnegie Hall durant cette
période. À partir des années 1950, Jordan est actif plutôt sporadiquement dans
le domaine musical : en 1958 par exemple, il joue avec Benny Goodman à
l’exposition universelle de Bruxelles et vers les mêmes années il participe à
des retrouvailles des vétérans de l’orchestre de Fletcher Henderson, sous la
direction d’un ancien voisin de pupitre chez Ellington, Rex Stewart. Il réalise
aussi quelques disques sous son nom à cette époque; le prochain extrait est
tiré d’un disque paru chez une filiale du label Prestige, une étiquette
baptisée Moodsville. Le disque s’appelait Mood Indigo : Taft Jordan
Plays Duke Ellington, et sur cette reprise d’une pièce habituellement associée
à Johnny Hodges, Warm Valley, il est accompagné par Kenny Burrell à la
guitare, Richard Wyands au piano, Charlie Persip à la batterie et un futur
Ellingtonien, Joe Benjamin à la contrebasse.
Warm Valley; Taft Jordan (trompette), Kenny Burrell (guitare), Richard
Wyands (piano),
Joe Benjamin (contrebasse),Charlie Persip (batterie).
Van
Gelder Studios, Englewood Cliffs, NJ, 30 juin 1961.
Good Queen
Bess; Harold “Shorty” Baker & Doc Cheatham (trompette), Walter Bishop, Jr.
(piano), Wendell Marshall (contrebasse), J.C. Heard (batterie). Englewood
Cliffs, NJ, 17 janvier 1961.
Après Warm Valley, c’était une autre pièce associée à
Johnny Hodges, Good Queen Bess, par Shorty Baker
et Doc Cheatham aux trompettes, tiré d’un disque Swingville de 1961
appelé Shorty & Doc; avec eux, Walter Bishop Jr. au piano, J.C.
Heard à la batterie et celui qui avait été le contrebassiste de l’orchestre de
Duke Ellington pendant plusieurs années, Wendell Marshall. Si Shorty Baker a
joué à plusieurs reprises pour Ellington, Doc Cheatham, malgré une carrière qui
s’est étendue sur 8 décennies, n’a jamais fait partie de l’orchestre du Duke,
bien qu’il me semble avoir lu dans son autobiographie qu’il avait entendu
Ellington déclarer que l’un de ses grands regrets était de ne jamais l’avoir eu
dans son orchestre…
Un chapitre un peu méconnu de la carrière de Duke Ellington
est son association avec le jeune label mis sur pied en
1960 par Frank Sinatra, Reprise. Entre 1962 et 1965, le Duke réalise
plusieurs albums pour l’étiquette avec son orchestre, certains visiblement plus
commerciaux, mais d’autres qui mériteraient être revisités plus souvent, comme Afro-Bossa,
Concert in the Virgin Islands, ou encore The Symphonic Ellington,
qui présentait des œuvres jumelant le big band du Duke avec des orchestres
symphoniques européens.
En plus de produire des disques avec son propre orchestre, Ellington devait servir en qualité de directeur artistique du
jazz (ou plus exactement ce qu’on appelle en anglais A&R man)
pour le label. Sinatra lui avait laissé le champ libre, et c’est à Paris au
début de l’année 1963 qu’il va recruter différents musiciens pour tenter de
monter un petit catalogue de nouveaux enregistrements. Peut-être qu’un jour je
ferai un petit vidéo spécialement sur le sujet, mais ce soir je me contenterai
de vous énumérer ses protégés. D’abord il fait se rencontrer Stéphane Grappelli
et Svend Asmussen avec Ray Nance pour une Jazz Violin Session. Deux
jours plus tard, il enregistre la chanteuse
sud-africaine Sathima Bea Benjamin et supervise un disque en trio par le
compagnon de cette dernière, le pianiste Dollar Brand (que vous connaissez
maintenant sous le nom de Abdullah Ibrahim). La semaine suivante, il accompagne
la chanteuse suédoise Alice Babs pour un disque qui s’intitulera Serenade to
Sweden, du titre de la pièce qu’il avait écrite en souvenir de son séjour à
Stockholm en 1939. Alice Babs sera plus tard une collaboratrice essentielle
pour le succès de ses concerts sacrés. Au début du mois de février, Ellington
produit encore une session de Bud Powell en trio qui paraîtra sous le titre Bud
Powell in Paris. (Il faut noter que certains des albums réalisés durant
cette courte période parisienne ne seront publiés que beaucoup plus tard).
Jimmy Jones, le copiste Tom Whaley et Billy Strayhorn à l'époque de My People (1963)
Parmi les projets d’envergure auxquels Duke Ellington s’était consacré à
partir des années 1930, on a compté des suites comme Black,
Brown & Beige, Such Sweet Thuder ou la Far East Suite,
mais aussi des projets d’opéra (Queenie Pie, une œuvre inachevée qui
avait été débutée dans les années 1930 et sur laquelle le Duke travaillait
encore à la veille de sa mort en 1974), des ballets (The River, pour la
compagnie de Alvin Ailey), des œuvres symphoniques (The
Golden Broom and the Green Apple ou encore Three Black Kings),
évidemment les trois concerts sacrés (présentés en 1965, 1968 et 1973) et des
spectacles musicaux comme le visionnaire Jump for Joy (présenté à Los
Angeles en 1941) ou Beggar’s Holiday (présenté sur Broadway dans une
mise en scène de Nicholas Ray en 1946).
En 1963, Ellington va faire appel à
Billy Strayhorn et à Jimmy Jones pour s’occuper de la production de l’un de ses
spectacles les plus ambitieux, My People. Jones raconte :
« C’était l’orchestre numéro deux en quelque sorte, je jouais le piano,
Strayhorn a écrit quelques trucs, nous en avons pris d’autres de Paris Blues
[la bande sonore du film de 1961] et de Black, Brown and Beige – il
a revisité le répertoire pas mal, et puis Duke, le Vieux, a écrit d’autres
trucs. Nous avions des gars comme Louie Bellson, Joe Benjamin et Bill Berry, et
Duke a dit : ‘Je vais vous prêter Russell Procope et je prendrai Hilton
Jefferson pour les tournées.’ Oh, j’avais un super orchestre, John Sanders,
Booty Wood, et tous ces gars de la famille ». Cette citation est
intéressante puisqu’on y comprend que parmi cet « orchestre numéro
deux », ce sont en fait des Ellingtoniens de la périphérie en quelque
sorte qui venaient participer à ce projet. En plus de Russell Procope, Ray
Nance avait été détaché de l’orchestre d’Ellington pour renforcer les rangs de
celui dirigé par Jones. Les trombonistes Britt Woodman, Booty Wood et John
Sanders n’étaient plus à ce moment des membres actifs de l’orchestre du Duke,
alors que le saxophoniste Harold Ashby et le contrebassiste Joe Benjamin n’en
feraient partie que plus tard de façon permanente; parmi les chanteurs on
compte Joya Sherrill et Jimmy Grissom.
Comme Jump for Joy deux décennies plus tôt, My
People présentait une critique subtile du racisme, mais à une époque où la question des droits civiques était
brûlante, son message avait peut-être paru un peu dilué au public de
Chicago qui se rendit voir le spectacle pendant les quelques semaines où il fut
présenté. Ellington y rendait pourtant un hommage sincère à l’un des acteurs
majeurs de cette lutte, Martin Luther King, avec la chanson King Fit the
Battle of Alabam’. En voici une version instrumentale baptisée tout
simplement King; on y entend Jimmy Jones au piano, Bob Freedman au
baryton, Ray Nance et Bill Berry à la trompette, Pete Clark au ténor, Booty
Wood et Britt Woodman au trombone, Rudy Powell à l’alto, Russell Procope à la
clarinette; le tout finit avec Harold Ashby au ténor qui fait monter la
température…
King, tiré deMy People; orchestre dirigé par Jimmy Jones:Bill Berry, Ziggy Harrell, Nat Woodard, Ray
Nance (trompette), Britt Woodman, Booty Wood, John Sanders (trombone), Russell
Procope, Rudy Powell (clarinette, saxo alto), Harold Ashby, Pete Clark (saxo
ténor), Bob Freedman (clarinette, saxos alto et baryton), Jimmy Jones (piano),
Joe Benjamin (contrebasse), Louie Bellson (batterie). Chicago, 21 août 1963.
Black and Tan Fantasy; Earl Hines (piano), Cat Anderson, Ray Nance (trompette),
Lawrence Brown (trombone), Pee Wee Russell (clarinette), Jimmy Hamilton
(clarinette, saxo ténor), Johnny Hodges, Russell Procope (saxo alto), Harold
Ashby, Paul Gonsalves (saxo ténor), Aaron Bell (contrebasse), Sonny Greer
(batterie). New York City, 11 janvier 1966.
C’était une version de ce classique de 1927 de Duke
Ellington et Bubber Miley, Black and Tan Fantasy, tirée d’un disque Impulse de Earl Hines de 1966 baptisé Once
Upon a Time. Cet album avait la particularité de présenter le grand
pianiste (et ancien chef d’orchestre lui-même) accompagné par l’orchestre de
Duke Ellington. Parmi les solistes on a reconnu Russell Procope à l’alto, Ray
Nance à la trompette, Hines au piano, Lawrence Brown au trombone, en plus d’un
invité-surprise en la personne de Pee Wee Russell à la clarinette. La batterie
était tenue par nul autre que Sonny Greer lui-même; sur d’autres pièces on
entendait aussi Elvin Jones, qui faisait alors un court séjour dans
l’orchestre. Ce n’était pas la première ni la dernière association de Hines avec
l’univers du Duke; déjà en 1944 il enregistrait en sextette avec Ray Nance,
Johnny Hodges, Oscar Pettiford et Betty Roché. Dans les années 1970, Hines
enregistrera aussi le matériel de quatre disques dédiés au répertoire
d’Ellington.
Depuis 1939, le plus proche
collaborateur de Duke Ellington avait été Billy Strayhorn. Walter van de
Leeur, dans son livre Something to Live For: The Music of Billy Strayhorn,
énumère dans les appendices les nombreuses compositions que l’on doit, en tout
ou en partie, à Strayhorn dans le répertoire ellingtonien. En plus de cet
apport crucial, Billy Strayhorn travaillait souvent avec Ellington dans le
studio à organiser et parfois réarranger les morceaux, et il tenait aussi le
piano à l’occasion, notamment dans les sessions en petites formations, dès son
arrivée dans l’organisation. Quand le Duke part tourner en Angleterre en 1948, c’est Strayhorn qui tient le piano dans le petit orchestre monté
par Johnny Hodges et quelques autres. On l’entend par ailleurs à deux pianos ou
à quatre mains avec Ellington sur disque, par exemple sur RCA Victor en 1946,
puis sur Mercer en 1950. Strayhorn a très peu enregistré sous son nom; un
disque gravé à Paris en 1961, The Peaceful Side, nous le font entendre
au piano, accompagné du contrebassiste Michel Gaudry, et sur quelques pièces
d’un groupe vocal ou d’un quatuor à cordes.
Nous avons peu de films de Billy Strayhorn, je vous propose
d’abord de le voir jouer avec l’orchestre une version de son fameux thème, Take
the ‘A’ Train, en concert à Copenhague en 1965.
Billy
Strayhorn joue Take the “A” Train avec l’orchestre (Copenhague, 31
janvier 1965)
UMMG / Passion Flower; Billy Strayhorn (piano), Clark Terry (trompette, bugle), Bob
Wilber (clarinette, saxo soprano), Wendell Marshall (contrebasse), Dave Bailey
(batterie). 30 juin 1965.
C’étaient deux pièces composées et
interprétées par Billy Strayhorn, d’abord UMMG (un acronyme pour Upper
Manhattan Medical Group, en référence à un ami proche de Duke Ellington, le
docteur Arthur Logan), et ensuite Passion Flower, originalement
interprétée par Johnny Hodges mais ici jouée par son compositeur au piano. Avec
lui sur ces deux morceaux nous avons entendu Clark Terry à la trompette, Bob
Wilber au soprano et à la clarinette, Wendell Marshall à la contrebasse et Dave
Bailey à la batterie. Ces deux pièces proviennent d’enregistrements qui avaient
été réalisés à l’occasion de répétitions pour le seul concert solo que Billy
Strayhorn a donné dans sa carrière, en 1965, à la New School of Social Research
à New York. Mais Strayhorn se savait déjà atteint d’un
cancer de l’œsophage depuis 1964, et il devait décéder trois ans plus
tard, en 1967.
Ce segment Billy Strayhorn nous amène au tout premier des Ellingtoniens, le Duke lui-même bien sûr.
On a souvent dit que l’instrument principal d’Ellington était son orchestre
d’abord, mais ce serait oublier qu’il fut aussi un pianiste hautement original,
presque une école de piano jazz à lui tout seul. Formé à l’époque héroïque du
ragtime et du piano stride, le Duke savait être virtuose s’il y avait
besoin (on écoutera par exemple cette pièce d’exhibition de 1932 baptisée Lots
o’ Fingers, ou encore ce Swing Session de 1938 où il reprend l’une
de ses premières compositions, Soda Fountain Rag), mais il avait avant
tout développé un jeu qui lui permettait de colorer, de ponctuer les moments
appropriés avec l’orchestre. En solo, on peut parfois
presqu’entendre le processus du compositeur derrière ses improvisations,
qui sont souvent autant d’esquisses plutôt que des œuvres abouties. Ce
processus en avait fait le père de ceux que le critique Michel-Claude Jalard
avait baptisés « les apôtres du discontinu », dont les plus célèbres
représentants seraient par la suite Thelonious Monk et Cecil Taylor, mais à qui
on pourrait aussi associer des pianistes aussi divers que Sun Ra, Elmo Hope,
Herbie Nichols, Randy Weston, Mal Waldron, Abdullah Ibrahim ou encore Hasaan Ibn
Ali.
Pour souligner la parenté du jeu d’Ellington avec ces
illustres représentants du piano jazz moderne, je vous invite d’abord à écouter
une version du Summertime de Gershwin qui date de 1961, tirée de l’album
Piano in the Foreground.
Summertime; Duke Ellington (piano),
Aaron Bell (contrebasse), Sam Woodyard (batterie). Los Angeles, 1er mars 1961.
Blues for Joan Miro
(The Shepherd); Duke Ellington (piano),
John Lamb (contrebasse), Sam Woodyard (batterie). Fondation Maeght,
Saint-Paul-de-Vence, France, 27 juillet 1966.
C’était Duke Ellington au piano en 1966, dans les jardins de
la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence en France, qui jouait un Blues for
Joan Miro (que nous avons vu derrière le Duke avec ses sculptures). Les
Ellingtoniens parmi vous auront aussi reconnu le thème de cette pièce, qui est
nul autre que The Shepherd, qui fut par la suite transformée en véhicule
pour Cootie Williams et intégrée au deuxième concert sacré en 1968. Avec
Ellington nous avons vu John Lamb à la contrebasse et Sam Woodyard à la batterie.
Il était de notoriété publique que plusieurs des membres de
l’orchestre d’Ellington pouvaient avoir un caractère assez difficile.
« Certains de ces gars ne se sont pas adressé la parole depuis des
années », commentait par exemple un musicien. C’était
notamment le cas des deux trompettistes-vedettes de l’orchestre dans les années
1960, Cootie Williams et Cat Anderson. Déjà membre de l’orchestre entre
1944 et 1947, Anderson y avait ensuite passé toutes les années 1950, puis y
était de nouveau revenu en 1961 pour dix ans. Avec le retour de Cootie Williams
l’année suivante, le Duke se retrouvait avec deux fortes personnalités dans la
section de trompettes, d’un côté le spécialiste incontesté du registre aigu, de
l’autre le maître des sourdines et du growl. Mercer Ellington dit :
« Cat Anderson et Cootie Williams se confrontaient sans arrêt comme deux
boucs, à savoir qui serait celui qui deviendrait le chef de la section de
trompettes ». Jimmy Hamilton ajoute : « Cat Anderson avait une
personnalité que personne n’aimait, personne n’aimait Cat parce qu’il semblait
avoir un double standard […] Puis il y avait Cootie dans l’orchestre qui était
un peu soupe au lait, alors nous avions ces deux éléments dans le groupe en
même temps! Alors ils les appelaient les serre-livres, les trompettistes
serre-livres, parce qu’on avait mis Cootie à un bout de la section, et Cat de
l’autre parce que si on ne faisait pas ça ils se chamaillaient sans
arrêt! »
Comme styliste, Cat Anderson est
évidemment surtout connu pour ses interventions dans le registre suraigu,
sur des pièces spectaculaires et souvent un peu grandiloquentes, comme Coloratura
(tirée de la Perfume Suite), The Eighth Veil ou encore El
Gato. L’attitude parfois désagréable de Anderson, couplée à un style très
viril et démonstratif, peut sans doute être mieux comprise quand on connaît la
jeunesse du personnage. Orphelin à l’âge de 4 ans, le jeune William Alonzo
Anderson est alors envoyé avec son petit frère au célèbre orphelinat Jenkins en
Caroline du Sud. Si l’endroit était reconnu pour son solide corpus musical, il
est aussi un environnement parfois brutal, et le jeune Anderson y est souvent
victime de harcèlement, jusqu’à ce qu’il décide de prendre les choses en
main : « Un jour, je suis tombé sur le dur à cuire de la cour
d’école. […] il n’est pas tombé mais il a dû s’enfarger et alors je lui ai
sauté sur le dos en le griffant. Ça faisait cinq ou six ans qu’il me tabassait,
mais quand j’en ai eu fini avec lui il est resté au sol. ‘Hey’, ont dit tous
les petits autour de moi, ‘tu te bats comme un chat!’ ». C’est ainsi que
le Cat a acquis un surnom qui lui est resté pendant toute sa carrière.
Si ses contemporains ont jugé
durement le caractère d’Anderson et si les critiques ont parfois été
impitoyables en regard de son style flamboyant mais peu subtil, et parfois
carrément de mauvais goût, on a moins souvent mis de l’avant qu’il savait aussi
être un trompettiste plus nuancé, comme nous pourrons l’apprécier sur les deux
prochains extraits, d’abord avec une pièce qu’il avait créée avec l’orchestre
d’Ellington en 1946, et qu’il reprend ici sur un disque enregistré à Paris en
1964, A Gathering in a Clearing.
A Gathering in a Clearing; Cat Anderson & his All Stars: William “Cat” Anderson (trompette),
George “Buster” Cooper (trombone), Russell Procope (clarinette, saxo alto),
Paul Gonsalves (saxo ténor), Claude Bolling (piano), Roland Lobligeois
(contrebasse), Sam Woodyard (batterie). Paris, 20 mars 1964.
Tippin’
and Whisperin’; Duke Ellington Octet: Cat Anderson (trompette), Lawrence
Brown (trombone), Johnny Hodges (saxo alto), Paul Gonsalves (saxo ténor), Harry
Carney (saxo baryton), Duke Ellington (piano), John Lamb (contrebasse), Rufus
Jones (batterie). DR (TV denoise), 23 janvier 1967.
C’était Cat Anderson avec un octette tiré de l’orchetre de
Duke Ellington pour la télévision danoise en 1967, jouant une pièce baptisée Tippin’
and Whisperin’. Il était accompagné d’Ellington au piano, de John Lamb à la
contrebasse et Rufus Jones à la batterie. Les cuivres derrière lui étaient
Johnny Hodges, Lawrence Brown et Harry Carney. À Stanley Dance cette même
année, Anderson déclarait à propos de cette petite
formation qui s’était produite au Rainbow Grill à New York la même année :
« J’ai eu la chance de jouer avec une sourdine, ce que j’adore. J’ai aussi
pu jouer dans le registre grave, et c’était super, parce que peu de gens m’ont
entendu faire ça. Je n’ai aucun problème à jouer avec une sourdine, parce que
j’ai eu la chance d’entendre de grands artistes comme Cootie Williams et Ray
Nance, sans oublier Rex Stewart, et je connais Bubber Miley à cause des
enregistrements ». Malgré une personnalité parfois difficile, on voit bien
que Cat Anderson s’inscrivait lui-même au sein de la grande famille des trompettistes
ellingtoniens.
J’ai mentionné plus tôt que malgré un passage relativement
court dans l’orchestre de Duke Ellington, Ben Webster
avait défini le son des ténors qui lui succéderont. Lui-même fit
référence au répertoire ellingtonien constamment au cours de sa carrière. Pour
ses disques avec des cordes pour Norman Granz, en 1954, il fait appel à Billy
Strayhorn pour arranger et diriger plusieurs pièces, et pour le Ellington
Song Book d’Ella Fitzgerald, c’est Webster qui accompagne la grande
chanteuse au sein d’un petit groupe. Sur ses albums des années 1950 et 1960, il
interprète régulièrement des pièces du répertoire d’Ellington, comme Chelsea
Bridge, Cottontail, In a Mellow Tone ou Just a-Sittin’ and
a-Rockin’. Même une fois installé en Europe,
Webster reste fidèle à ce répertoire, et ses titres d’albums sont
souvent des clins-d’œil au maître, que Webster surnommait guv’nor. Un
album posthume de Ben Webster intitulé Ben Webster Plays Duke Ellington,
enregistré en 1967 et 1969, est paru sur Storyville en 1988; on y entend le grand
ténor sur des versions de certaines des pièces classiques du répertoire,
accompagné entre autres par l’orchestre de jazz de la radio danoise.
Écoutons Ben Webster peu avant son départ pour l’Europe en
1964, en duo avec le contrebassiste Milt Hinton sur une version de cette
ballade de Duke Ellington composée en 1932, Sophisticated Lady.
Sophisticated
Lady; Milt Hinton (contrebasse), Ben Webster (saxo
ténor). 1964.
All Too Soon; Ben Webster (saxophone ténor), avec Duke Ellington and his Orchestra: Cootie Williams, Harold "Money" Johnson, Eddie Preston, Mercer Ellington (trompette); Johnny Coles (trompette, bugle); Booty Wood, Malcolm Taylor (trombone); Chuck Connors (trombone basse); Russell Procope (clarinette, saxo alto); Norris Turney (flûte, clarinette, saxos alto et ténor); Harold Minerve (clarinette, saxo alto, flûte, piccolo); Harold Ashby (saxo ténor, clarinette); Paul Gonsalves (saxo ténor); Harry Carney (clarinette, clarinette basse, saxos alto et baryton); Duke Ellington (piano); Joe Benjamin (contrebasse); Rufus Jones (batterie); Tivoli Gardens, Copenhague, 7 novembre 1971.
Un extrait vidéo qui montrait les retrouvailles de Ben
Webster avec l’orchestre de Duke Ellington aux Tivoli Gardens à Copenhague en
1971 avec une version de All Too Soon, que Webster avait rendue célèbre
en 1940. Cette rencontre avec l’orchestre à l’occasion d’un passage dans la
capitale danoise était plutôt tardive cependant, puisque Webster devait décéder
en 1973, soit moins d’un an avant le Duke lui-même…
J’ai souligné au début de cette nuit
le Mois de l’histoire des Noirs, et il est vrai qu’à de très rares
exceptions, les musiciens qui ont joué avec l’orchestre d’Ellington étaient en
grande majorité des afro-américains. On raconte que dans le premier film
hollywoodien où apparaissait l’orchestre d’Ellington, Check and Double Check
en 1930, les producteurs avaient exigé que le portoricain Juan Tizol et le
créole Barney Bigard soient maquillés pour que leur peau paraisse plus foncée;
il faut dire que ce film mettait en vedette deux comédiens qui jouaient en blackface
ces deux personnages très populaires de la radio, Amos et Andy… Ce fut
cependant la dernière fois où le Duke devait accepter une telle humiliation
pour ses musiciens; on a par exemple raconté comment,
par la suite, l’orchestre louait ses propres cars Pullman lors des tournées
dans le Sud pour éviter d’avoir à subir la ségrégation des hôtels et autres
établissements des états appliquant l’idéologie raciste héritée des lois de la
fin du 19e siècle.
Duke Ellington était évidemment très
fier de ses racines afro-américaines, et il les a célébrées souvent dans
des œuvres importantes, notamment Black, Brown & Beige, A Tone
Parallel to Harlem, ou encore My People. Mais il savait reconnaître
le talent d’un musicien peu importe son origine, et il n’a eu aucun scrupule à
engager Louie Bellson au début des années 1950. Il est vrai que peu de
musiciens à l’extérieur de la communauté afro-américaine ont eu le privilège de
jouer avec le Duke (du moins dans son orchestre même), mais il y a quelques
exceptions. Très tôt, dès les années 1930, Duke et certains Ellingtoniens ont
par exemple développé des liens avec des musiciens européens, comme l’anglais
Spike Hughes, ou encore avec Django Reinhardt, qui se
rendra aux USA en 1946 pour tourner avec l’orchestre – nous avons
entendu Django plus tôt avec Rex Stewart dans les années 1930. Plus tard, dans
les années 1960, ce seront un Suédois, puis un Canadien, qui intégreront la
section de trompettes du Duke.
Je vous propose de visionner deux
solos de ces trompettistes, à commencer par Rolf Ericson. Né en en 1922,
Ericson avait passé du temps aux USA dans les années 1940, travaillant avec les
orchestres de Charlie Barnet et Woody Herman; revenu brièvement en Suède au
début des années 1950, puis de nouveau en 1956 avec un groupe américain, il
avait par la suite collaboré avec nombre de formations sur la Côte Ouest, par
exemple avec celles de Curtis Counce, de Stan Kenton et de Maynard Ferguson. En
1963-1964, il fait un premier séjour dans l’orchestre d’Ellington, qu’il
rejoindra de nouveau pour la tournée européenne de 1969.
Nous pouvons voir Rolf Ericson dans une version de Perdido,
un extrait tiré du concert donné par l’orchestre d’Ellington à Bagdad en
novembre 1963.
Perdido; Rolf Ericson (bugle) avec Duke Ellington and his Orchestra: Cootie Williams, Cat Anderson, Herbie Jones (trompette); Lawrence Brown, Buster Cooper (trombone); Chuck Connors (trombone basse); Jimmy Hamilton (clarinette, saxophone ténor); Russell Procope (clarinette, saxo alto); Johnny Hodges (saxo alto); Paul Gonsalves (saxo ténor); Harry Carney (clarinette, clarinette basse, saxos alto et baryton); Duke Ellington (piano); Ernie Shepard (contrebasse); Sam Woodyard (batterie). Khuld Hall, Bagdad, 14 novembre 1963.
Aristocracy à la Jean
Lafitte (extrait de la New Orleans Suite); Fred Stone (bugle) avec Duke Ellington and his Orchestra: Cootie Williams, Cat Anderson, Mercer Ellington, Nelson Williams (trompette); Booty Wood, Malcolm Taylor (trombone); Chuck Connors (trombone basse); Russell Procope (clarinette, saxo alto); Norris Turney (flûte, clarinette, saxos alto et ténor); Harold Ashby (saxo ténor, clarinette); Paul Gonsalves (saxo ténor); Harry Carney (clarinette, clarinette basse, saxos alto et baryton); Duke Ellington (piano); Joe Benjamin (contrebasse); Rufus Jones (batterie). Stadio della Favorita, Palerme, Italie, 17 juillet 1970.
C’était Fred (ou Freddie) Stone à Palerme en 1970 avec
l’orchestre de Duke Ellington, dans un extrait de la New Orleans Suite intitulé
Aristocracy à la Jean Lafitte, une référence au fameux corsaire du 19e
siècle.
Duke Ellington avait probablement
rencontré Fred Stone lors d’une session assez unique à Toronto en 1967,
pour l’album Duke Ellington North of the Border in Canada. À
l’initiative de la CAPAC (Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du
Canada, remplacée depuis par la SOCAN) et de la Canadian Association of
Broadcasters (Association canadienne des radiodiffuseurs), Duke Ellington avait
été invité à Toronto comme soliste avec un big band dirigé par Ron Collier. Je
dis que c’est une session assez unique parce que cet
album ne mettait pas en vedette les compositions du Duke mais celles de
musiciens canadiens, soient Collier lui-même, Norman Symonds et Gordon
Delamont. En plus d’Ellington lui-même, les principaux solistes de ce projet
étaient Ed Bickert, Butch Watanabe, Bernie Piltch, Guido Basso et bien sûr Fred
Stone. On peut imaginer qu’Ellington fut impressionné par le jeu de ce dernier,
puisqu’il lui proposa de rejoindre son orchestre, avec lequel Stone tournera
effectivement en 1970-71.
Plus tôt au cours de cette nuit, nous avons eu des exemples
de chanteuses qui ont marqué l’histoire de l’orchestre de Duke Ellington,
autant au sein même de la formation (avec Ivie Anderson, Joya Sherrill ou Betty
Roché) que pour des collaborations plus éphémères (avec par exemple Adelaide
Hall ou Ella Fitzgerald). Pour les chanteurs masculins,
on pourrait juger que le Duke a souvent fait des choix plus discutables. Après
quelques chefs-d’œuvre incontestables dans les années 1940 avec Herb Jeffries
(on pense au Flamingo arrangé par Billy Strayhorn en 1940; on voit par
ailleurs Jeffries et le Duke ici avec nul autre qu’Orson Welles!) ou Al Hibbler
(dont le style inhabituel avait fait merveille sur des classiques ellingtoniens
comme Do Nothin’ Til You Hear from Me ou I’m Just a Lucky So-and-So),
on pouvait estimer que des chanteurs comme Jimmy Grissom ou Milt Grayson
manquaient quelque peu de présence, surtout si on les compare à un Joe
Williams, qui est à la même époque la vedette chez Count Basie. On pourrait
dire la même chose de Jimmy McPhail ou Tony Watkins, dont les styles un peu
guindés servaient cependant évidemment le propos très digne de productions
comme My People ou les concerts sacrés.
Duke Ellington et son orchestre sont accueillis par un lion à l'aéroport d'Addis-Abeba en Éthiopie, 1973.
On peut aisément faire débuter la dernière période de la
carrière de Duke Ellington à la disparition de Billy
Strayhorn en 1967. Durant les 7 années suivantes (jusqu’à sa propre mort
en 1974), le Duke connaîtra une activité assez exceptionnelle de composition et
de performances un peu partout dans le monde. En plus des tournées européennes,
il avait déjà amorcé une tournée dans le Proche et le
Moyen-Orient en 1963 (visitant la Syrie, la Jordanie, l’Afghanistan,
l’Inde, le Sri Lanka, le Pakistan, l’Iran, l’Irak et le Liban, avant que la
tournée ne soit interrompue par l’annonce de l’assassinat de John F. Kennedy
alors que l’orchestre se trouve en Turquie). En 1964, le Duke et ses hommes
visitent le Japon pour la première fois. En 1966, Ellington est invité par le
président Senghor à participer au Festival mondial des arts nègres à Dakar. En
1968, ce sera au tour de l’Amérique latine de recevoir Ellington, qui se
produit au Brésil, en Argentine, en Uruguay, au Chili et au Mexique. En 1971,
une nouvelle tournée financée par le Département d’État amènera l’orchestre en
URSS et en Pologne notamment. Et en 1973, l’orchestre
se rend même en Éthiopie, où le Duke est décoré par Hailé Selassié
lui-même! Sans surprise, ces nombreux voyages inspireront Ellington, et parmi
ses œuvres tardives les plus importantes, on compte la Far East Suite de
1966, la Latin American Suite de 1968, et la Afro-Eurasian Eclipse de
1971.
Mais les dernières années d’activité du Duke seront aussi
marquées par la perte de vieux compagnons de route. Après 25 ans auprès de lui,
Jimmy Hamilton décide de quitter l’orchestre en 1968. En 1971, Cat Anderson
s’installe en Californie, quittant lui aussi le giron ellingtonien. Plus
brutale sera la disparition de Johnny Hodges en mai 1970, foudroyé par une
crise cardiaque lors d’une visite chez son dentiste. Mais le Duke sait
s’entourer de nouveaux visages, et les dernières cohortes de son orchestre verront
l’arrivée de musiciens talentueux, tels les saxophonistes Harold Ashby (qui
remplace Hamilton), Norris Turney et Harold ‘Geezil’ Minerve, des trompettistes
Harold ‘Money’ Johnson et Barry Lee Hall, des trombonistes Julian Priester et
Art Baron (c’est lui qu’on voit avec le béret sur la photo ci-dessus).
Malgré ces changements (qui s’accélèreront dans les toutes
dernières années de la carrière du Duke), certains piliers de l’orchestre
restent fidèlement au poste; c’est le cas par exemple
de Paul Gonsalves, malgré des problèmes d’alcool de plus en plus
sérieux, comme le raconte Mercer Ellington : « Il arrivait et il
était soûl ou quelque chose du genre. Pour le forcer à se discipliner, [Duke]
le mettait au micro devant tout le monde et il lui faisait jouer quatre ou cinq
pièces qui étaient formidablement rapides, alors une fois qu’il avait fini il
était de nouveau sobre! » Un autre fidèle au tempérament diamétralement
opposé à celui de Gonsalves, Russell Procope allait
continuer à diriger la section de saxes avec autorité jusqu’après la
mort du Duke. Jusqu’ici nous avons entendu Procope à l’alto et au soprano, et
seulement très brièvement à la clarinette. Ce n’était pas un clarinettiste
virtuose comme Barney Bigard ou Jimmy Hamilton, mais Russell Procope avait
développé l’une des plus belles sonorités de clarinette, très boisée et
utilisant à merveille le registre grave, un peu à la manière de Sidney Bechet.
Écoutons-le dans cette pièce de 1969 à Copenhague avec 4 :30 Blues.
4:30 Blues; Russell Procope (clarinette) avec Duke Ellington and his Orchestra: Cootie Williams, Cat Anderson, Mercer Ellington, Harold "Money" Johnson (trompette); Lawrence Brown (trombone); Chuck Connors (trombone basse); Norris Turney (flûte, clarinette, saxos alto et ténor); Johnny Hodges (saxo alto); Harold Ashby (saxo ténor, clarinette); Paul Gonsalves (saxo ténor); Harry Carney (clarinette, clarinette basse, saxos alto et baryton); Duke Ellington (piano); Victor Gaskin (contrebasse); Rufus Jones (batterie). Tivoli Gardens, Copenhague, 2 novembre 1969.
C Jam Blues; Ray Nance (trompette, violon, chant), Earl Washington
(piano), Truck Parham (contrebasse), Hillard Brown (batterie). WTTW,
Chicago, 1970.
Deux blues au caractère très différent, d’abord par Russell
Procope, puis par Ray Nance avec C Jam Blues pour
la télévision publique américaine en 1970; il était accompagné de Earl
Washington au piano, Truck Parham à la contrebasse et Hillard Brown à la
batterie.
En 1973, après plus de 40 ans de tournées presque
incessantes, Ellington commence à être visiblement
fatigué. Il se sait malade. Mercer Ellington évoque cette période :
« Plus les jours passaient, et son sourire se transformait peu à peu en
grimace, il n’y avait plus de sincérité du tout, c’était comme s’il était là,
sur scène, et les gens devaient plus ou moins l’accepter tel quel, ou sinon il
allait juste quitter la scène. Je pense qu’il est devenu assez cynique sur la
fin, surtout quand il a su qu’il avait le cancer. Autant il ne parlait jamais
en termes de postérité ou quoique ce soit, rendu à ce point il savait que c’en
était fini; c’était inutile de faire des exercices pour ses doigts ou essayer
de préserver son image. Il ne voulait plus qu’on le prenne en photo ». Le Duke dirige encore son troisième concert sacré à
l’abbaye de Westminster en Angleterre. Son opéra, Queenie Pie, est
pratiquement achevé; il publie un livre intitulé Music is My Mistress; à
ce propos, Mercer Ellington raconte encore : « J’ai aimé le livre. Ce
n’est pas son autobiographie, c’était un moyen de faire $50,000 [référence à
l’avance de l’éditeur]. C’est une anthologie. Il parle de tout le monde sauf de
lui-même, c’est un de ses vieux trucs! » Même malade, Ellington tient à jouer
jusqu’à la fin, comme le raconte Cootie Williams : « Cette dernière
tournée, il travaillait un soir à la fois. Et je savais qu’il était malade. Il
y arrivait à peine. Il a dit à Mercer de ne pas trop s’éloigner avec le bus, et
c’est alors qu’il a décidé de rentrer à la maison ».
Après quelques jours chez lui, Duke Ellington rentre à
l’hôpital à la fin mars 1974; il y mourra deux mois plus tard.
La mort du Duke n’allait évidemment pas terminer l’aventure
ellingtonienne. Sous la direction de Mercer Ellington,
le Duke Ellington Orchestra allait continuer à donner des concerts,
réunissant des Ellingtoniens du passé et du présent; j’ai souvenir d’un concert
de l’orchestre à l’extérieur au Festival de Jazz de Montréal, quelque part à la
fin des années 1990 ou au début des années 2000 – dans mon souvenir il y avait
un petit-fils ou une petite-fille du Duke qui chantait avec l’orchestre mais
malheureusement je n’ai pas pu retrouver de référence à cette apparition.
Quoiqu’il en soit, jusqu’à sa mort en 1996, Mercer
Ellington va continuer à faire vivre la tradition ellingtonienne. Dès
1975, il fait paraître Continuum, un excellent album qui fait entendre
surtout des reprises du répertoire paternel évidemment, interprétées par un
orchestre qui s’avère bien la continuation de celui du Duke, puisqu’on y
retrouve (sur trois sessions de 1974 et 1975) autant des vétérans comme Cootie
Williams et Harry Carney (décédé à peine quelques mois après l’enregistrement
des deux pièces où il apparaît) que des Ellingtoniens plus récents comme Money
Johnson, Barry Lee Hall, Harold Ashby, Rocky White ou le petit-fils du Duke,
Edward Ellington II, à la guitare. Pour la session de janvier 1975, on retrouve
même un saxophoniste moscovite rencontré par le Duke lors de son passage en
URSS en 1971 et qui avait depuis passé à l’Ouest, Anatole Gerasimov. Je vous propose deux extraits de cet album, d’abord une
reprise de Warm Valley par Harold Minerve à l’alto, puis un hommage à
Harry Carney par Joe Temperley au baryton.
Warm Valley, suivi de Carney; Harold "Geezil" Minerve (saxo alto); Joe Temperley (saxo baryton) avec le Duke Ellington Orchestra sous la direction de Mercer Ellington: Cootie Williams, James “Buddy” Bolden, Money Johnson, Barry Lee
Hall, Calvin Ladner (trompette), Vince Prudente, Art Baron, Chuck Connors
(trombone), Maurice Simon (saxo alto), Harold Ashby, Ricky
Ford, Anatole Gerasimov (saxo ténor), Lloyd
Mayers (piano), Edward Ellington II (guitare), J. J. Wiggins (contrebasse),
Freddie Waits (batterie). Chicago, 6-7 janvier 1975.
C’était Joe Temperley au baryton avec Carney, un
hommage évidemment à son prédécesseur dans le Duke Ellington Orchestra, Harry
Carney, disparu en octobre 1974, soit à peine quelques mois avant
l’enregistrement de cette pièce, une composition d’un ancien Ellingtonien, le
saxophoniste Rick Henderson, qui avait été dans l’orchestre dans les années
1953-56. Quant à Joe Temperley, il était né en Écosse et avait joué en
Angleterre avec l’orchestre de Humphrey Lyttleton avant de gagner les
États-Unis en 1965. Régulier des big bands de Woody Herman, du Thad Jones-Mel
Lewis Orchestra et du Big Bad Band de Clark Terry, Temperley avait remplacé
Carney dans l’orchestre après son décès en 1974; on le retrouvera dans le
spectacle Duke Ellington’s Sophisticated Ladies au début des années
1980, ainsi que dans des versions ultérieures de l’orchestre, puis au sein du
Lincoln Center Jazz Orchestra. Joe Temperley est décédé en 2016.
Nous arrivons à la fin de cette nuit
consacrée aux Ellingtoniens, j’espère que vous avez apprécié les choix
que je vous ai présentés.
Pour mes commentaires, je me suis principalement servi de
l’excellent livre de Stuart Nicholson, A Portrait of Duke Ellington :
Reminiscing in Tempo. J’ai aussi utilisé The World of Duke Ellington,
par Stanley Dance, et The Duke Ellington Reader, compilé par Mark
Tucker.
Je pourrais faire encore plusieurs
heures de vidéo sur Duke Ellington, c’est un sujet qui est très vaste,
mais j’ai eu envie de l’aborder de cette manière pour vous permettre de
connaître un peu mieux les gens qui ont donné vie à la musique d’Ellington. Si
on veut comprendre véritablement le Duke et son œuvre, on doit forcément aller
vers chacune des voix qui a, à un moment ou à un autre, nourri son univers
créatif. Dans un texte de 1949, Boris Vian posait la question :
« Duke Ellington, vampire ou catalyseur? » Nous
avons rencontré dès le début de cette nuit certaines de ces
vampirisations : d’un bout de contrechant réalisé par l’un de ses
saxophonistes avec une chanteuse de blues, Ellington fait une mélodie qui
deviendra un symbole de ce style jungle dans le Harlem des années 1920.
D’une phrase de trombone d’un autre il fera plus de 15 ans plus tard une
mélodie populaire. D’un autre côté, des milliers de musiciens de jazz, partout
dans le monde, reprennent, encore aujourd’hui, ces thèmes, ces mélodies, ces sonorités
qui ont fait le son ellingtonien.
Le Duke en studio.
Pendant de nombreuses années, en parallèle à ses projets
officiels, Duke Ellington profitait de son temps de
studio pour faire répéter ses nouvelles compositions, pour tester de
nouvelles idées, pour essayer de nouveaux arrangements. C’est de ce corpus
d’enregistrements (souvent appelé stockpile) que sont parus plus tard de
nombreux albums posthumes. Déjà en 1976, l’étiquette
Pablo faisait paraître The Ellington Suites, composé de trois
suites enregistrées en 1959, 1971 et 1972 respectivement : The Queen’s
Suite (dédié à la reine Elizabeth), The Goutelas Suite (dédié au
château du même nom), et The Uwis Suite (pour l’université du
Wisconsin). Depuis cette époque, ce sont des dizaines de disques qui sont
parus, révélant tout un pan du travail de Duke Ellington depuis les années
1950, avec des œuvres d’importance comme The Degas Suite, The River ou
la Togo Brava Suite.
Parmi les œuvres posthumes du Duke,
le ballet Three Black Kings (qu’Ellington avait sous-titré, en
français, Les Trois Rois Noirs) était presque complétée à sa mort en
1974. Conçue comme une élégie à la mémoire de Martin Luther King, la suite en
trois mouvements s’inscrit dans la veine des œuvres les plus élaborées
d’Ellington, comme Harlem ou Night Creature, deux de ses œuvres
symphoniques. Évoquant les figures bibliques de Balthazar et du roi Salomon en
plus de Martin Luther King, la suite a été complétée par Mercer Ellington après
la mort du Duke, et orchestrée par Luther Henderson (qui avait déjà collaboré
avec Ellington et Strayhorn à l’époque de Beggar’s Holiday dans les
années 1940), avant d’être présentée au public pour la première fois au public
en 1976 à Buffalo, New York.
Pour terminer cette nuit, je vous
propose une version filmée de cette suite, extraite d’un concert du Duke
Ellington Orchestra avec l’orchestre philharmonique de Varsovie à l’occasion du
Jazz Jamboree en 1977; c’est évidemment Mercer Ellington qui dirige. Dans
l’orchestre on reconnaîtra Quinten ‘Rocky’ White à la batterie, un jeune
Mulgrew Miller au piano, James Bolden à la trompette, David Young au ténor, et
Barry Lee Hall à la trompette en duo avec (je crois) Malcolm Taylor au
trombone.
Merci à tous ceux qui m’ont suivi, je vous invite à me
suivre sur Facebook (abonnez-vous au groupe Jazz Viking, pour les amateurs
de jazz francophones pour connaître mes prochains projets), et à visiter
mon blogue pour retrouver les textes et les listes de
lecture de mes diffusions.