samedi 30 mars 2024

U comme URSS : aventures et mésaventures du jazz en Union soviétique

Un petit groupe de jazzmen se produit devant un portrait de Staline au centre d'art Éner getikov, Moscou, 1961. 

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U Samovara y Ya Maj Masha (Au samovar, moi et ma Masha),
un disque de 1934 par Léonid Outiossov et son orchestre. 

Privetstvuyu vas, tovarishchi!

Ci-dessus, vous pouvez entendre un disque de 1934 par Léonid Outiossov et son orchestre, U Samovara y Ya Maj Masha (Au samovar, moi et ma Masha).

Pour ce texte, mon idée de départ était de faire quelque chose de relativement court, puisque j’avais pensé l’intégrer au sein de ce que j’appelle « l’Abécédaire du Viking » à la lettre « U », donc « U pour URSS ». J’avoue que je ne connaissais pas grand-chose au jazz des anciennes républiques socialistes, au-delà de quelques noms surtout associés au nouveau jazz soviétique des années 1970-80, notamment ceux de Vyacheslav Ganelin, Vladimir Chekasin et Vladimir Tarasov du célèbre Ganelin Trio. Souhaitant en apprendre plus, je me suis donc plongé dans le livre classique de S. Frederick Starr, Red & Hot, paru originalement en 1983, dont la lecture m’a vite fait réaliser l’étendue du sujet et l’impossibilité de traiter de celui-ci de façon trop succincte. Réédité en 1994 augmenté d’un chapitre, l’ouvrage de Starr demeure encore aujourd’hui le plus complet sur le sujet pour le public occidental - bien qu'il faille parfois recouper certaines informations, ce que j'ai essayé de faire le mieux possible, notamment avec l'aide de Google Traduction! Sous-titré "The fate of jazz in the Soviet Union", le livre permet de saisir la manière très particulière dont la musique populaire américaine a pénétré la culture soviétique et s’y est mêlée. Dans une histoire qui couvre sept décennies, cette musique que les soviétiques appelaient dzhaz a accompagné la tragique expérience du « socialisme réel », a subi les errements et les volte-face de la politique culturelle du régime soviétique, a été souvent victime de malentendus esthétiques et idéologiques, et a finalement survécu grâce à la curiosité et à la persévérance de générations de musiciens et d’amateurs dont la passion a parfois comporté d’importants risques, comme nous le verrons.

Arme discrète de la propagande états-unienne de façon délibérée seulement à partir des années 1950, le jazz avait déjà souffert en URSS et dans les pays satellites des différentes vagues de suspicion, de xénophobie, de nationalisme, voire de paranoïa, notamment au début d’une guerre froide dont les conséquences géopolitiques se font encore sentir de nos jours, comme en témoigne depuis deux ans le conflit ouvert causé par le regain de l’impérialisme russe - hérité entre autres de l’époque stalinienne - sur l’Ukraine voisine, également ancienne république soviétique…

Ici mon but est d’abord de présenter un panorama du jazz en URSS entre la révolution d’Octobre et la chute de l’empire soviétique; sans vouloir spoiler je vais donc couper la chronologie en 1991… 

Il peut sembler curieux d’utiliser le livre d’un américain comme principale source pour cette traversée de l’histoire du jazz soviétique; cependant, S. Frederick Starr n’est pas n’importe quel amateur de jazz s’étant penché sur un sujet un peu pointu. Né en 1940, c’est un spécialiste de la culture russe et des anciennes républiques soviétiques : il a fondé en 1974 le Kennan Institute for Advanced Russian Studies; il est aussi archéologue, universitaire (il a été longtemps président du prestigieux Oberlin College dans l’Ohio) et clarinettiste de jazz traditionnel (il a été l’un des co-fondateurs du Louisiana Repertory Jazz Ensemble quand il était vice-président de la Tulane University à la Nouvelle-Orléans au début des années 1980). Quand il fait paraître son ouvrage en 1983, le sujet du jazz soviétique est encore largement méconnu en Occident; au départ, Starr avait prévu traduire le livre du critique Alekseï Batashev, Sovetskii dzhaz (Le jazz soviétique), paru principalement sous le manteau au début des années 1970, et dont la traduction intégrale semble encore aujourd’hui inédite; mais devant un important fossé culturel entre le texte de Batashev et le niveau de familiarité du public occidental avec les réalités de l’histoire et de la vie quotidienne soviétiques, Starr va plutôt choisir d’écrire sa propre histoire de l’influence en Union soviétique des formes musicales inspirées des musiques de danse américaines, et des afro-américains évidemment. 

Illustrations de paquets d'allumettes illustrant les orchestres de jazz du Festival de la jeunesse et des étudiants en 1957. 

On pourrait croire que l’art jazzistique et la révolution prolétarienne avaient bien peu en commun; pourtant, Starr rapproche par exemple quelques dates marquantes de l’année 1917 : comme il le fait remarquer, le fameux premier disque de l’Original Dixieland Jazz Band « est rendu public le 7 mars, seulement cinq jours avant le coup d’État dans la capitale russe de Petrograd ». De même, « le 7 novembre, le navire russe Aurora (…) tourne ses canons vers le Palais d’Hiver (…). Cinq jours après ces évènements, Storyville est finalement fermé » (Storyville bien sûr, le quartier des plaisirs de la Nouvelle-Orléans, où se trouvaient de nombreux cabarets où jouaient par exemple Freddie Keppard ou King Oliver). Cette simultanéité peut sembler anecdotique, mais en réalité on peut voir dans ces évènements apparemment sans lien surgir deux pôles qui s’opposeront tout au long de ce « court XXe siècle » que le grand historien Eric Hobsbawm nommera plus tard « l’Âge des Extrêmes » : d’un côté l’idéalisme collectif d’une révolution qui aurait dû accélérer le processus inévitable vers le communisme; de l’autre, un autre genre d’idéalisme, plus individualiste peut-être mais qui n’est pas non plus sans annoncer des changements majeurs. Comme l’écrit Starr :

Contrairement aux vieilles sociétés qui avaient été discréditées par la Première Guerre Mondiale, la « société » du jazz band offrait une liberté sans limite à l’individu; pourtant la communauté dans son ensemble – le sound – en ressortait plus grande que la somme de ses parties. Ainsi, le jazz band résolvait la problématique posée par la théorie sociale du dix-neuvième siècle et par l’esthétique romantique. Il réconciliait l’individu et la société, donnant à chacun une nouvelle liberté, une nouvelle direction qui était inconcevable même pour les plus utopistes des rêveurs du monde qui mourait alors.

C’est sans doute cette dualité qui explique le destin du jazz en URSS (pour paraphraser le sous-titre de Starr). Parfois vue comme une menace envers l’orthodoxie, parfois comme une expression du goût du peuple, la musique populaire de danse d’origine américaine (puisque c’est essentiellement ainsi que le « jazz » sera d’abord reçu en URSS) connaîtra maintes péripéties entre ses balbutiements à Petrograd et Moscou au début des années 1920 et l’explosion de l’avant-garde soviétique de la décennie 1980. Pour l’auditeur occidental, l’expression « jazz soviétique » même renvoie peut-être surtout à ce dernier mouvement un peu inattendu et à la découverte de la musique du Ganelin Trio, de Sergueï Kuryokhin, du Jazz Group Arkhangelsk, ou d’autres expérimentateurs des dernières années de la détente; pourtant, les racines du jazz soviétique plongeaient dans une histoire dont l’origine précédait cette révélation de près de 60 ans… Je tenterai de vous en présenter ce soir les principaux acteurs et jalons, à travers citations, extraits musicaux et filmés. 

The Murphy Band, fondé à Tallinn en Estonie en 1918. 

Globalement, la pénétration du jazz en Russie et dans les pays avoisinants a été lente et pleine de paradoxes, d’idées reçues et d’incompréhension, dans des régions qui étaient somme toute assez éloignées des centres urbains européens où la musique afro-américaine avait fait une arrivée fracassante dans les dernières années de la Première Guerre Mondiale. Cet éloignement était évidemment géographique, mais aussi dû aux conditions socio-économiques, conditions mêmes qui rendront possibles les révolutions de 1917. Même avant la guerre de ’14, la musique populaire américaine – y compris la musique inspirée des afro-américains, disons musique « syncopée » – avait tranquillement fait son chemin dans la Russie des Tsars, du moins dans l’aristocratie et une partie de la bourgeoisie naissante, qui dansaient déjà le two-step. Starr note par exemple que deux fanfares de régiments tsaristes avaient déjà endisqué dans les années 1910 des versions de Alexander’s Ragtime Band de Irving Berlin et de At a Georgia Camp Meeting. De plus, des membres de troupes afro-américaines tournant en Europe s’étaient rendues jusqu’en Russie dès les premières années du siècle; par exemple, à la fin de 1903 un groupe d’artistes féminines afro-américaines de music-hall se produisant sous le nom de la Louisiana Amazon Guard, arrive à Moscou. Elles y resteront environ un an, mais parmi ses membres, certaines choisiront de ne pas rentrer aux USA, notamment Emma Harris, Fannie Smith et Coretti Alfred. Née Coretté Elisabeth Hardy dans l’état de New York, cette dernière aura une assez longue et fascinante carrière de chanteuse (surtout d’opéra et de spirituals) en Russie tsariste, puis sous le régime soviétique, sous le nom de Mademoiselle Utina (d’après son premier mari, un aristocrate nommé Utin), puis sous celui de Coretti Arle-Titz (d’après son deuxième mari, le pianiste Boris Titz). Si son engagement dans le monde du jazz semble avoir été largement périphérique (malgré sa collaboration avec le Premier Jazz Band de Concert de Léopold Teplitsky, dont nous parlerons plus loin), on lira avec intérêt sur le blogue Black Jazz Artists l’histoire assez unique de cette artiste afro-américaine qui avait choisi de résider en Russie impériale, et qui devint une artiste renommée en URSS : installée à Moscou, Coretti Arle-Titz y est décédée en 1951.

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Je ne résumerai pas ici les évènements qui ont mené de la célébration du 300e anniversaire de la dynastie Romanov en 1913 à la prise du Palais d’Hiver par les bolcheviks en octobre 1917, mais je soulignerai un petit fait, un simple détail relevé par Frederick Starr, qui annonce déjà l’influence qu’aura la musique populaire américaine sur la culture russe et soviétique au XXe siècle : dans ses souvenirs, le prince Ioussoupov lui-même raconte qu’après l’assassinat de Raspoutine le 29 décembre 1916, en rentrant chez lui il pouvait entendre ses amis, « discutant alors que le gramophone jouait Yankee Doodle Went to Town »… 

Valentin Parnakh dansant, et ses mouvements croqués par Picasso. 

Il faudra un certain temps après les révolutions de 1917, la fin du conflit mondial et celle de la guerre civile pour que les Russes et les habitants des nouvelles républiques socialistes aient envie de danser à nouveau. Car c’est en effet d’abord par la danse, et en particulier par l’action d’un personnage hors-normes, que le jazz sera introduit sur les scènes soviétiques. Influencé par les avant-gardes européennes, notamment le futurisme et Dada, le poète Valentin Iakovlevitch Parnakh était né dans la famille d’un pharmacien juif de Taganrog sur la mer d’Azov en 1891. Installé à Paris en 1916, Parnakh y entend en 1921 un groupe dirigé par le batteur Louis Mitchell, les Jazz Kings; il comprend immédiatement le potentiel révolutionnaire de cette musique et surtout de la danse qu’elle accompagne : comme le dit Starr,

Pour Parnakh, le jazz est par-dessus tout une musique de danse, un véhicule pour le fox-trot et le shimmy. Dans le jazz, ce poète au physique disgracieux va trouver un rythme physiquement libérateur qui peut transformer le commun des mortels en artiste et, dans le processus, chasser le ballet décadent de la scène. C’est ainsi que Parnakh voyait sa mission en Russie.

Parce qu’en effet, ayant réuni les instruments nécessaires à son entreprise, Parnakh débarque à Moscou à l’été 1922 et cherche aussitôt à monter un orchestre. C’est le 1er octobre 1922 que son ensemble, baptisé le Premier Orchestre Excentrique de la République Socialiste de Russie, Valentin Parnakh’s Jazz Band, donne son premier concert. S’il est assez difficile, plus d’un siècle plus tard, d’imaginer comment a pu sonner cet orchestre dont il n’existe aucun enregistrement, on peut déduire de son instrumentation initiale (piano, banjo, batterie, xylophone et deux violons) que Valentin Parnakh n’avait pas nécessairement en tête l’ensemble classique de la Nouvelle-Orléans comme modèle; de plus, on ne sait même pas si Parnakh était arrivé à trouver à temps un interprète pour jouer du saxophone qu’il avait rapporté de Paris! Côté répertoire, Parnakh faisait tout au plus référence à des « mélodies américaines », laissant penser qu’il avait rapporté de Paris, en plus des instruments nécessaires, quelques partitions des airs de danse les plus populaires de Tin Pan Alley, même si elles avaient sans doute quelques années de retard sur la mode américaine… Quelques mois après son concert inaugural, Parnakh allait récidiver le 3 décembre, donnant un deuxième concert au cours duquel il présentait aussi une conférence traitant de « l’art excentrique », en plus d’une lecture de sa « poésie jazz » et d’une démonstration des derniers pas de danse populaires en Amérique. Encore une fois, nous pouvons rapprocher les dates : quelques semaines après ce second concert, lors du Premier Congrès des soviets de l’Union Soviétique, seront adoptés les actes donnant naissance à l’URSS et confirmant l’hégémonie du pouvoir bolchevik sur la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine et la Transcaucasie (au sein de laquelle on retrouvait la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan). 

Valentin Parnakh. 

Mais revenons à Parnakh et son orchestre excentrique. Pour son deuxième concert, celui-ci avait partagé la scène avec un orchestre bruitiste issu du mouvement futuriste; si cette mouvance était alors en déclin, elle demeurait influente au sein de l’avant-garde artistique, comme le démontre l’année suivante la formation du Premier Ensemble Synthétique Expérimental de Chambre (ou PECSA) sous la direction du futur metteur en scène Léonid Varpakhovsky. Cependant, Parnakh insiste pour prendre ses distances avec le bruitisme, insistant sur le côté populaire du jazz; mais malgré ses objections, son jazz excentrique semble intéresser plutôt l’élite artistique que les prolétaires : le réalisateur Sergueï Eisenstein, par exemple, souhaite apprendre le fox-trot après avoir entendu son orchestre; et c’est le célèbre metteur en scène Vsevolod Meierhold qui va bientôt l’engager pour jouer dans ses pièces. 

Pour comprendre la perception de ce qu’on appelle « jazz » dans les années 1920 par les musiciens et le milieu musical et culturel de la jeune Union, sa réception par le public ainsi que la réaction des différents pouvoirs à son arrivée, il faut considérer plusieurs facteurs. D’abord, le relatif isolement des républiques soviétiques par rapport à l’Europe et à l’Occident en général, et l’arrivée plutôt tardive du jazz à l’intérieur de leurs frontières. On pourrait penser que la révolution d’abord, puis la guerre civile de 1918-1921 (avec l’embargo occidental imposé par les soutiens des Blancs, dont la France, l’Allemagne, l’Angleterre et les États-Unis) ont été les principales causes de cet isolement; en effet, au niveau international, le pouvoir bolchevik n’a commencé à être reconnu officiellement qu’en 1924; mais déjà lors du conflit de 14-18, la Russie était très largement isolée du reste de l’Europe, comme le souligne Starr. Il est évident que l’après-guerre n’a pas été du tout le même pour les futures républiques soviétiques que pour le reste de l’Europe : par exemple, à quelques encâblures de Petrograd dans le golfe de Finlande, à Tallinn en Estonie se forme en 1918 déjà un ensemble dirigé par le batteur Kurt Strobel qui commence à jouer des airs populaires américains, copiant les disques disponibles à l’époque; deux ans plus tard, ayant pris le nom de « Murphy’s Band », le groupe s’inspire des orchestres de Paul Whiteman et Vincent Lopez, de Bert Ambrose et Jack Hylton, introduisant une bonne dose de jazz dans la musique de danse et d'atmosphère qu’on pouvait entendre dans les grands restaurants de la capitale estonienne, alors que les établissements semblables de Petrograd et de Moscou présentaient encore des orchestres typiques gitans, du moins quand les conditions le leur permettaient... Ajoutons que les moyens de diffusion modernes étaient très réduits en Russie et dans les républiques voisines par rapport à l’Occident : par exemple, alors qu’on produit 110 millions de disques aux USA en 1922, l’industrie du disque soviétique est alors pour ainsi dire inexistante. Starr rappelle que « ni les studios d’enregistrement ni les diffusions radiophoniques n’étaient ouverts au jazz en Russie au début et au milieu des années 1920. Ainsi, la nouvelle musique ne voyait pas sa diffusion renforcée par ces nouveaux médias comme elle pouvait l’être en Europe de l’Ouest et en Amérique. Privée de ces canaux, le jazz devait être répandu par un contact direct entre les interprètes et leur public ». Bref, cet isolement aura des conséquences directes sur la perception du jazz dans les républiques soviétiques : en visite à Moscou au début des années 1920 par exemple, le compositeur Jean Wiener y avait trouvé des musiciens fort intéressés par ses airs jazzés, mais incapables d’en saisir les subtilités rythmiques…

Un autre facteur déterminant va influer sur toute l’histoire du jazz soviétique : c’est la manière dont les bolcheviks appréhendaient les politiques culturelles, ou plutôt les différents courants de pensée qui influenceront leurs actions sur le sujet tout au long de l'histoire de l'URSS. Pour instaurer une nouvelle culture prolétarienne de masse, certains à l’intérieur du Parti croyaient qu’il était possible de la créer et de l’imposer directement par l’action gouvernementale; cette tendance sera à l’origine de diverses tentatives peu concluantes d’introduire des formes d’agitprop culturel, c'est à dire une culture qui serait à la fois populaire et qui mettrait de l'avant les valeurs véhiculées par l’idéologie du Parti. Pour d’autres dirigeants, peut-être plus pragmatiques et certainement plus réalistes - dont Lénine lui-même - il valait mieux se concentrer sur la construction d’une économie socialiste et de celle-ci découlerait, naturellement, une culture populaire issue des nouvelles conditions d’existence. C’est un peu la question de la culture « par le haut » versus la culture « par le bas », deux postures qui s’opposeront tout au long de l’histoire des politiques culturelles soviétiques. Alors que les défenseurs du jazz gagneront à l’occasion certaines batailles dans cette opposition constante, celles-ci seront fréquemment suivies de reculs considérables. Dans l’immédiat, dès le lendemain de la guerre civile, la difficulté d’établir une véritable économie socialiste se pose dramatiquement, menant Lénine et les premiers dirigeants de l’URSS à adopter une forme de libéralisation économique et sociale, la Nouvelle Politique Économique ou NEP, qui mènera effectivement à un capitalisme d’État. Si cette politique est déjà un aveu d’échec, son application permet en réalité une période plus libérale socialement dans laquelle il sera permis aux premières formes de jazz soviétique de voir le jour. 

Le jazz band de Valentin Parnakh dans l'adaptation de Le Trust D.E. de Ilya Ehrenbourg, mis en scène par Vsevolod Meierhold. 

C’est dans ces circonstances que l’orchestre « excentrique » de Valentin Parnakh fait ses premières armes. J’ai déjà mentionné la réception publique plutôt mitigée qu’avaient suscité ses premiers concerts; S. Frederick Starr pose la question de la popularité de la musique de Parnakh, et il en vient à la conclusion que le jazz présenté par le Premier Orchestre Excentrique devait être très éloigné de ce que nous considérons aujourd’hui comme du jazz authentique, et que ses « rythmes syncopés étaient probablement plutôt rudimentaires »; un communiste français en visite avait d’ailleurs décrit l’orchestre comme « un redoutable groupe, tonitruant, fruste et bruyant ». Une partie de l’intelligentsia va cependant saisir assez rapidement le potentiel exceptionnel de l’énergie dégagée par le jazz band :  l’Internationale Communiste invite Parnakh et son orchestre pour divertir les visiteurs étrangers lors de son congrès à l’occasion du 5e anniversaire de la révolution en novembre 1922. Peu de temps plus tard, le commissaire à l’Agriculture lui permet également de se produire à la Première Exposition Panrusse de l’Agriculture et de l’Artisanat en 1923. Il faut dire que pour une partie de la classe artistique d’avant-garde, le jazz est alors signe de modernité. À l’époque de Malevitch, Meierhold et Maïakovski, de nombreuses manifestations dans toutes les formes d’art rendent la période foisonnante pour la poésie, le théâtre, la danse… Le jeune cinéma soviétique, par exemple, va bientôt insuffler un rythme tout à fait nouveau dans l’art cinématographique avec les expériences de mise en scène et de montage des Vertov, Eisenstein, Poudovkine, Koulechov, Kozintsev et Trauberg, ou encore Dovjenko. Du côté des poètes, Vladimir Maïakovski évoque dans son recueil De ça (ou Pro Eto) le rythme des villes occidentales comme un one-step effréné; le poème est d’ailleurs illustré par un photomontage d’Alexandre Rodtchenko, Jazz Band. En musique, l’essor des premières années de la révolution va aussi stimuler les avant-gardes de toutes sortes : Léon Thérémine fait la démonstration de son instrument électronique devant Lénine lui-même en 1922, et l’année suivante voit la fondation à la fois de l’Association pour la musique contemporaine par Nikolaï Roslavets, et d’une Société pour la musique en quarts de ton à Petrograd par Gueorgui Rimski-Korsakov (petit-fils de l’autre…). Mais le jazz band semble le mieux à même d’incarner ce nouveau rythme qui semble mener la jeune société soviétique à l’époque de son industrialisation; comme le dit Frederick Starr, « la forme du blues à douze mesures est aussi standardisée que la Ford Modèle T, mais son développement en milliers d’interprétations enregistrées a pleinement justifié les centaines de noms qui lui ont été donnés par les musiciens et par les producteurs de disques ». Cette vision à la fois quasiment industrielle et garante de variations presqu’infinies semble correspondre à la nouvelle société promise par l’époque de la NEP. Le metteur en scène Vsevolod Meierhold ne s’y trompe d’ailleurs pas quand il engage l’orchestre de Valentin Parnakh pour une représentation d’une pièce de Fernand Crommelynck, Le cocu magnifique, en 1922, pour la grande joie du public. Devant ce premier succès, Meierhold va souhaiter intégrer complètement l’orchestre dans sa prochaine production, une adaptation pour la scène de Le Trust D.E. de Ilya Ehrenbourg. La pièce mettait en opposition un trust Américain décadent qui voulait dépeupler l’Europe pour la livrer aux Africains (bonjour le racisme…) et les braves insurgés bolcheviks faisant triompher la révolution jusqu’aux USA. Le jazz band de Parnakh offrait aux capitalistes de la pièce leur divertissement dans de somptueux décors de cabarets; paradoxalement le succès de la pièce allait largement reposer sur ces numéros aux sons de succès américains comme Dardanella, Rose of the Rio Grande et Japanese Sandman. Le spectacle allait aussi plaire aux membres de l’Internationale Communiste apparemment, puisque la production sera invitée à divertir les participants de leur Cinquième Congrès à Moscou en juillet 1924; la pièce allait rester à l’affiche du Théâtre Meierhold pendant plusieurs années. 

Une oeuvre de Vladimir Lebedev. 

Après la mort de Lénine en janvier 1924, le pouvoir bolchevik va continuer pendant un temps sa politique économique. Pendant les années où Staline manœuvre pour prendre le contrôle total du Parti, la société soviétique connaît une brève époque de relative insouciance, décrite dans les romans de Sergueï Malashkin ou certains tableaux de Vladimir Lebedev, scènes un peu dissolues qui n’auraient pas détonné dans le Berlin de Kurt Weill et Georg Grosz. La mode venait des USA, la marijuana d’Asie Centrale, et, une fois la Prohibition décrétée par le tsar au début de la guerre levée en 1925, la vodka coulait à flots dans les boîtes de nuit qui se multiplient alors dans les centres urbains. Le climat de ces « folles années 20 » soviétiques, que Starr situe entre 1925 et 1928, favorise l’éclosion d’une forme de musique de danse hot d’inspiration américaine, qui jette les bases, après l’expérience relativement isolée de Valentin Parnakh, de ce que les soviétiques appelleront « jazz » pendant une vingtaine d’années. « Pendant les trois prochaines années », écrit Starr, « l’URSS allait pleinement participer à la culture mondiale, du moins plus qu’elle ne le pourra pendant les trois décennies suivantes ». J’ai déjà parlé du foisonnement exceptionnel des arts durant cette période, mais pour de nombreux citoyens soviétiques, ce sont les danses d’outre-Atlantique qui constituent la manifestation la plus visible de ces années de la NEP : la demande pour les fox-trots, le Charleston et les tangos explose; c’est jusqu’au jeune prodige de Leningrad (nouveau nom de Petrograd), Dmitri Chostakovitch, qui adapte le célèbre Tea for Two de Vincent Youmans sous le titre Tahiti Trot! Les grands danseurs de l’époque exhibent alors des danses largement inspirées des formes américaines : Elsa Krüger avec une Amazon Dance; Nikolaï Alexandrov et Nina Boyarskaia avec des adaptations du charleston et du black bottom; Lydia Iver et Arcadi Nelson personnifiant les « danses apaches » apparues vers 1925.

Cette brève période des années folles de la fin des années 1920 voit aussi quelques groupes étrangers se produire en URSS - rappelons que la communauté internationale, devant l’échec du blocus contre les bolcheviks, avait fini par reconnaître l’URSS officiellement en 1924. Deux orchestres fort différents mais tous deux composés de musiciens afro-américains allaient tourner en Union soviétique en 1926 et d’une certaine façon définir, par leurs styles et approches très différents, les deux courants qui nourriront le jazz soviétique naissant. 

Une incarnation des Jazz Kings dans les années 1920: Pierre DeCaillaux (piano), George Mitchell Smith (violon), 
Sidney Bechet (clarinette), Joe Caulk (banjo), Manfred Coxcito (saxophone alto), Benny Peyton (batterie). 

C’est d’abord un septette, les Jazz Kings, qui débarque à Moscou au printemps 1926. Starr en attribue la direction au batteur Benny Peyton, mais selon d’autres sources ce serait plutôt le tromboniste Frank Withers qui en aurait été le leader; il est d’ailleurs fort possible que le leadership ait passé de l’un à l’autre selon leurs engagements durant cette période. Peyton et Withers avaient en fait repris le groupe du batteur Louis Mitchell, le même orchestre qui avait marqué Valentin Parnakh quelques années plus tôt à Paris! À leurs côtés se trouvait l’un des plus célèbres fils de la Nouvelle-Orléans même, le clarinettiste et saxophoniste soprano Sidney Bechet... Les trois étaient originalement venus en Europe avec le Southern Syncopated Orchestra de Will Marion Cook en 1919, et Bechet avait déjà initié une carrière sur disque aux USA, où il était retourné entre 1923 et 1925. En résidence au cinéma Malaya Dmitrovka de Moscou, qui présentait chaque semaine un nouveau film venu d’Hollywood, les Jazz Kings incarnaient parfaitement pour le public moscovite la vie moderne des années folles de la NEP. On raconte que le public nombreux qui remplissait le théâtre à chaque soir où le groupe se produisait débordait souvent dans les allées pour y danser le Charleston. De passage à Leningrad, le groupe est remarqué par un proche ami de Chostakovitch, le chef d’orchestre Nikolaï Malko. Soulignant la présence d’une composition originale baptisée Greetings to Moscow, Malko écrivait alors :

Leur culture musicale est tellement différente de celle de l’Europe qu’ils représentent, pour nous, un phénomène entièrement nouveau. (…) Ce n’est pas tant le contenu mais l’interprétation de leur musique qui importe. Leur exécution a réellement stupéfié les auditeurs et pas seulement par des effets astucieux, qui étaient en réalité peu nombreux… Les musiciens jouent plutôt que de simplement surmonter des difficultés d’interprétation.

Le critique Osip Brik saisit lui aussi immédiatement le potentiel du jazz tel que joué par l’ensemble de Peyton et Withers : « Un jazz band présuppose non pas un public assis mais une foule ondulante, soit lors d’une danse ou une autre forme de festivité publique ». Sans trace enregistrée de ce groupe, il est difficile de déterminer à quel genre de jazz furent confrontés les citoyens soviétiques lors des concerts des Jazz Kings, mais si Bechet a pu laisser un peu libre cours à son style passionné, on peut imaginer que la température du printemps soviétique a dû monter de quelques degrés sans doute… En plus de Moscou, le groupe allait aussi tourner en Ukraine pendant un mois, avec comme vedette la chanteuse Coretti Arle-Titz. 

L'orchestre de Sam Wooding vers 1925. 

Débarqué du train à Moscou quelques jours seulement après l’arrivée des Jazz Kings, les artistes d’un spectacle aux visées très différentes allaient aussi marquer durablement le paysage musical soviétique. La revue Chocolate Kiddies avait été organisée à New York par un imprésario russe émigré en Allemagne, Léonid Leonidov. À la suite du succès de Chocolate Dandies, spectacle écrit par la fameuse équipe Eubie Blake-Noble Sissle, Leonidov souhaitait importer à Berlin une revue semblable. La revue en question allait incorporer entre autres quatre pièces d’un jeune duo d’auteurs composé de Jo Trent et d’un pianiste plutôt prometteur venu de Washington, un certain Duke Ellington… L’orchestre choisi pour accompagner le spectacle était celui qui se produisait alors au très sélect Club Alabam, près de Broadway, dirigé par le pianiste Sam Wooding. Parmi les vedettes du spectacle, en plus des danseurs Rufus "Green" Greenlee et Thaddeus "Teddy" Drayton, on retrouvait les chanteuses Lottie Gee et Adelaide Hall; parmi l’orchestre, on remarquera le trompettiste néo-orléanais Tommy Ladnier (plus tard comparse de Sidney Bechet justement), le clarinettiste et saxophoniste Garvin Bushell, le saxophoniste et futur chef d’orchestre Willie Lewis, et un jeune Gene Sedric, plus connu plus tard pour sa participation au Rhythm de Fats Waller. Après un engagement initial de huit semaines à Berlin, le spectacle allait tourner un peu partout en Europe : Hambourg, Stockholm, Copenhague, Prague, Budapest, Barcelone et Madrid. Devant une offre généreuse de la Société Philharmonique Russe (ou Rosfil), l’orchestre d’abord réticent accepte finalement de se produire en URSS : le 16 mars 1926, la compagnie de Chocolate Kiddies débarquait à Moscou. Le spectacle est annoncé comme une « opérette nègre » - l’usage du tristement célèbre « mot en N… » faisait sans nulle doute référence à la Revue du même nom qui avait rendue célèbre du jour au lendemain Josephine Baker à Paris à peine quelques mois plus tôt… À Moscou, les Chocolate Kiddies font sensation, mais l’approche de Wooding, plus « légitime » que hot, souffre quelque peu de la comparaison avec les Jazz Kings. À l’instar du Fletcher Henderson de la première époque, Sam Wooding s’inspirait largement de la manière polie d’un Paul Whiteman; il avait aussi déclaré : « Tout le monde peut jouer pour la danse, mais ce n’est pas tout le monde qui peut donner un concert »; dans un pays où le jazz avait justement pénétré surtout par la danse, cette déclaration n’est pas anodine. Sidney Bechet, qui jouera brièvement avec l’orchestre un peu plus tard lors de son long séjour européen, résume assez laconiquement l’approche du leader et son amour pour les arrangements commerciaux : « Nous n’avons pas eu la moindre chance de jouer du jazz. Vous voyez, nous avions de bons musiciens mais Wooding ne voulait jouer que ces trucs à la Sears Roebuck » (en référence bien sûr au grand magasin et à sa vente par catalogue). Pour les critiques et les musiciens soviétiques, l’orchestre attire le respect pour sa mise en place, mais il y manque cette étincelle que Nikolaï Malko avait tant appréciée chez les Jazz Kings; même l’organe officiel du Soviet Suprême, le journal Izvestia, déplore que la performance de l’orchestre de Wooding n’ait pas été « si hot ni excentrique » - et l’usage de ce dernier terme montre que l’appellation adoptée quatre ans plus tôt par Valentin Parnakh avait bien laissé une trace dans le monde culturel soviétique. Pour les musiciens de l’orchestre, cependant – les mêmes qui avaient été d’abord réticents à se rendre au Pays des Soviets – l’expérience de leur séjour en URSS sera plutôt mémorable; Wooding lui-même a déclaré plus tard : « À notre grande surprise, nos engagements en Russie furent nos meilleurs de toute l’Europe ». Pour le public soviétique, l’attrait quelque peu exotique de voir des musiciens d’ascendance africaine se traduisait par une curiosité qui ne prenait pas les mêmes accents paternalistes et coloniaux qu’en Europe occidentale, comme en témoigne le clarinettiste et saxophoniste Garvin Bushell : « La Russie est le premier pays dans lequel j’ai séjourné où j’ai été accepté comme un être humain – une personne comme tout le monde. En France vous étiez « Le Nègre ». En Allemagne, « ein Schwarze ». Mais en Russie j’ai été accepté comme un homme, et traité comme un artiste ». Comme Bushell, le pianiste Dan Parrish et Sidney Bechet lui-même ont déclaré publiquement leur affection pour le public soviétique et l’URSS en général : « j’attends avec impatience le jour où on m’offrira un bon contrat pour que je puisse retourner dans mon Moscou adoré », déclarera plus tard Parrish au Chicago Defender. Sam Wooding quittait lui aussi l’URSS à regret, « Leur politique n’était pas du tout de nos affaires, mais les gens, eux, l’étaient ». L’hospitalité slave avait certainement influé sur l’affection que portaient les musiciens des Jazz Kings et de l’orchestre de Wooding au public soviétique; comme l’a raconté Garvin Bushell, « Ils venaient au théâtre après chaque représentation et choisissaient différents membres de l’orchestre. Nous prenions un traîneau jusqu’à la maison de quelqu’un et nous y restions jusqu’à quatre ou cinq heures du matin, chantant des chansons, dansant, buvant et mangeant des kebabs. Ce sont de bons souvenirs ».

L’orchestre de Wooding va laisser une influence durable sur la musique populaire en URSS : nous verrons plus loin que c’est plutôt l’approche polie de Wooding que le jazz plus débridé des Jazz Kings qui va influencer durablement les orchestres locaux. Dans le film de Dziga Vertov La Sixième partie du Monde (Chestaya tchast mira), des extraits du spectacle Chocolate Kiddies et des images d’un orchestre afro-américain illustraient la vie nocturne des capitalistes décadents. On a longtemps cru que les musiciens qui apparaissent dans le film étaient ceux de l’orchestre de Wooding mais apparemment ce seraient plutôt des membres des Jazz Kings – le tromboniste semble bien être Frank Withers lui-même, et le batteur pourrait bien être Benny Peyton, alors que le pianiste n’est certainement pas Sam Wooding mais plutôt Dan Parrish. Je vous propose quand même, pour souligner le passage de ces deux orchestres afro-américains en URSS, de regarder les images du film de Vertov, que j’ai montées avec un enregistrement contemporain de l’orchestre de Sam Wooding, réalisé seulement quelques mois après son passage en Union soviétique. (Attention aux sous-titres, on y trouve – encore – le mot en n…). 

Des images du film de Dziga Vertov, Shestaya chast' mira (La sixième partie du monde), sorti en 1926. 
On peut y voir des images de la revue Chocolate Kiddies, et des musiciens des Jazz Kings. 
La musique est Tampekoe par l'orchestre de Sam Wooding (1926). 

C’était un montage d’extraits du film de Dziga Vertov, La sixième partie du monde (une référence à l’immense territoire de l’URSS) avec une pièce de l’orchestre de Sam Wooding, Tampekoe, qui accompagnait des images de la revue Chocolate Kiddies.

Entre le style poli de Wooding et celui, plus brut, des Jazz Kings, nous pouvons distinguer déjà deux tendances qui s’opposeront durant toute l’histoire du jazz soviétique : d’un côté une musique d’ensemble, bien mise en place, professionnelle mais un peu guindée, qui définira longtemps le son de ce que les soviétiques appelleront jazz; de l’autre une musique plus débridée (plus hot dans le langage de l’époque), évoquant peut-être ce qui allait tant attirer une frange des musiciens et du public et à la fois provoquer la méfiance des pouvoirs en place : une liberté, une forme d’organisation plus anarchiste, qui ne pouvait qu’entrer en collision avec la bureaucratie omniprésente que le Parti communiste mettait déjà en place à cette époque.

Le premier groupe à s’imposer après le passage des deux orchestres américains cités ci-dessus penchait semble-t-il un peu plus vers la deuxième tendance. Monté par l’Association des Auteurs de Moscou (ou AMA) pour promouvoir les pièces qu’éditait cette organisation, le groupe prend le nom d’AMA Jazz Band (ou tout simplement AMA Jazz), sous la direction du pianiste Aleksandr Tsfasman.

Fils d’un barbier juif d’Alexandrovsk (aujourd’hui Zaporijjia en Ukraine), Tsfasman avait grandi à Nijni-Novgorod. À l’âge de 16 ans, il écrivait ses premières pièces, déjà des fox-trots. Étudiant au conservatoire de Moscou, il acquiert une excellente technique et devient, contrairement à la majorité des musiciens soviétiques d’avant-guerre, un très bon improvisateur. À la tête d’AMA Jazz dès 1926, il dirigeait un groupe dont l’instrumentation était déjà plus proche de celle d’un jazz band conventionnel que celle du groupe de Parnakh : en plus de Tsfasman lui-même au piano, on y retrouvait un trompettiste, un tromboniste, un clarinettiste doublant aux saxophones, un banjoïste et un batteur; de plus, la partie de basse, qui était habituellement réservée au tuba ou à la contrebasse, était jouée au saxo baryton, ce qui pourrait laisser deviner selon Starr une familiarité avec les disques de Bix Beiderbecke avec Adrian Rollini (qui, on le sait, jouait pour sa part du saxophone basse). AMA Jazz allait réaliser à peine deux ans après sa fondation ce qui est considéré comme le premier disque de jazz soviétique, un couplage de deux pièces américaines, Seminole de Harry Warren et Hallelujah de Vincent Youmans. Pour comprendre un peu ce que les soviétiques appellent « jazz » à la fin des années 1920, écoutons cette dernière pièce : 

C’était l’AMA Jazz Band de Aleksandr Tsfasman en 1928. Cet exemple assez primitif de musique de danse copiant le style américain pourrait nous donner quelques indices sur ce que les soviétiques des années 1920, 30 et 40 appellent « jazz ». On comprend qu’il n’y a pas de recherche d’un jazz « authentique » derrière l’interprétation de Tsfasman, un peu rigide et manquant définitivement de swing à ce stade : c’est avant tout la transposition de ce que pourrait être la sonorité d’un orchestre de danse américain de grand hôtel, sans improvisation, avec seulement quelques touches pouvant différencier l’arrangement d’un stock (ou arrangement commercial), comme les quelques mesures chantées au début ou la brève intervention du piano à la fin. On sent que Tsfasman s’inspire alors plus d’orchestres à la Art Hickman ou des premiers disques de Paul Whiteman que du Creole Jazz Band de King Oliver… et c’est sans doute normal : ce qu’on peut entendre de musique américaine en URSS à l’époque (même sur disque) est assez limité et même les orchestres européens s’y produisent peu. 

C’est justement pour remédier un peu à cette méconnaissance et à un problème évident de répertoire que le Commissaire du Peuple à l’Instruction Publique lui-même, Anatoli Lounatcharski, va envoyer aux USA le pianiste Léopold Teplitsky (ancien élève de Glazounov) en 1926 avec comme mission d’étudier le jazz dans son pays d’origine, de maîtriser ses techniques et d’acquérir des arrangements et des instruments qui permettraient de reproduire cette musique en URSS. Lounatcharski avait entendu les Jazz Kings et avait pu converser avec Sam Wooding, et c’est dans la ville d’origine de ce dernier, Philadelphie, que le Commissaire du Peuple va envoyer Teplitsky. La métropole de la Pennsylvanie était aussi la base d’opérations de l’orchestre sans doute le plus célèbre des USA à l’époque, celui de Paul Whiteman. C’est sur le modèle de l’orchestre de Whiteman que Teplitsky va construire son Premier Jazz Band de Concert à son retour à Leningrad en février 1927. Ayant acquis de nombreuses partitions des arrangeurs du « King of Jazz », plusieurs enregistrements américains et plus d’une quarantaine d’instruments, Teplitsky va ensuite s’affairer à recruter des musiciens au sein du conservatoire et dans les orchestres symphoniques de la ville; le 28 avril, à la Capella Académique d’État de Leningrad, son orchestre équipé des instruments les plus modernes – dont plusieurs saxophones et des trompettes à pistons, encore rares en URSS – il donne son premier concert. Au programme : plusieurs airs populaires américains (par exemple Fascinating Rhythm de Gershwin ou le fameux Charleston de James P. Johnson), mais aussi des mélodies classiques jazzées signées Gounod, Liszt, Verdi ou encore Rimski-Korsakov, ce qui va déplaire assez vivement au fils de ce dernier, musicologue qui assistait au concert. Le pianiste du groupe, Boris Wohlmann, devait dire plus tard, résumant les performances de l’orchestre de Teplitsky : « l’intérêt du public pour nos concerts était énorme, mais pour dire la vérité l’orchestre n’avait pas le sens du vrai jazz. Les éminents musiciens, habitués à un style de jeu complètement différent, ne pouvaient pas faire mieux que de jouer consciencieusement les notes écrites sur leurs partitions. L’improvisation et la moindre initiative créatrice de la part des interprètes était hors de question ». L’approche de Teplitsky représente bien les contradictions du jazz soviétique naissant : on voudrait s’adresser à la masse mais on utilise des formes plutôt bourgeoises, convenues, plutôt que d’aller vers le jazz hot, plus proche à la fois des racines du jazz et du prolétariat et du sous-prolétariat qui lui avait donné naissance au sein des communautés afro-américaines. De même, bien qu’il ait joué à l’occasion dans des usines – comme l’Usine Rouge Poutilov, foyer historique du bolchévisme, Teplitsky avait quand même donné son premier concert dans la salle qui accueillait jadis les concerts du chœur de la cour du tsar… De la même manière, on retrouve un combo jazz, les Astoria Kids, en résidence au chic Astoria Hotel de Leningrad en 1928-29 – pas exactement le lieu le plus fréquenté par les ouvriers... 

Un autre chef d’orchestre de cette période, Boris Krupyshev, va capitaliser sur une récente mode américaine, celle de la guitare hawaïenne, qu’il introduit en URSS avec son Goluboi Dzazh (ou Blue Jazz). Avec son comparse Gueorgui Landsberg, à l’hiver 1928-29, Krupyshev fonde la Jazz-Capella de Leningrad, visant (comme son nom pourrait le laisser deviner) à se positionner comme un ensemble de musique de chambre, mettant au programme aussi bien L’histoire du soldat de Stravinsky, des pièces de jeunes auteurs de chansons soviétiques, que des arrangements venus des orchestres populaires anglais de Jack Payne et Henry Hall; encore ici, Krupyshev et Landsberg semblent en priorité vouloir légitimer le jazz face à la « grande culture » bourgeoise plutôt que de rechercher des formes qui rejoindraient véritablement le prolétariat… La Jazz-Capella, après avoir principalement survécu grâce à des initiatives privées pendant une période particulièrement trouble que Frederick Starr qualifie de « première révolution culturelle » (voir ci-dessous), sera finalement intégrée au sein de l’Orchestre de la Radio de Leningrad en 1934. 

Le Premier Jazz Band de Concert de Léopold Teplitsky. 

L’arrivée des premiers orchestres populaires, ou jazz bands, va aussi déclencher les premières attaques contre le jazz. Si certaines de celles-ci prennent un tour idéologique, ciblant ce qui est vu comme un divertissement bourgeois synonyme de la décadence de l’Occident capitaliste (après tout c’est ainsi que Meierhold avec Valentin Parnakh et Vertov avec ses scènes de Chocolate Kiddies avaient présenté cette musique), d’autres adoptent un ton qui rappelle curieusement le puritanisme de certains des plus virulents adversaires du jazz en Amérique et en Europe de l’Ouest. Certains des spectateurs de la revue accompagnée par l’orchestre de Sam Wooding par exemple avaient dénoncé « l’élément sexuel » du spectacle, se félicitant que certains clubs de travailleurs interdissent le jazz. Pour ces réactionnaires se drapant dans un discours moral exaltant les valeurs positives (qui était en réalité tout à fait semblable à celui des fascistes sur plusieurs points), mieux valait pour la jeunesse soviétique un divertissement « sain, hygiénique et joli ». On retrouvera le même genre de commentateurs à chaque nouvelle attaque contre le jazz et les danses américaines en URSS, au moins jusque dans les années 1960. Derrière ces critiques qui étaient déjà usées à la fin des années 1920 se cachaient en fait d’importantes luttes de pouvoir au sein de la communauté culturelle et musicale même. À l’origine de la plus importante campagne anti-jazz dans les années 1920, on retrouve l’Association russe des musiciens prolétaires, fondée en 1923. Fonctionnant comme organe de censure semi-officiel, l’ARMP se réclamait de l’autorité du Parti et avait adopté une ligne anti-intellectuelle plutôt contradictoire, cherchant d’un côté à répondre à la demande populaire mais estimant de l’autre (invoquant la théorie de la fausse conscience) que cette demande était forcément corrompue par la propagande culturelle bourgeoise. On aura compris que pour cette association, il fallait comprendre ce que les prolétaires pourraient préférer si seulement ils étaient libérés de ces influences corruptrices, et qu’évidemment il fallait les esprits aiguisés de l’Association pour décider à leur place ce qui serait acceptable comme culture populaire; on sent bien à quelle logique de contrôle cette position allait rapidement mener… Bref, l'action de l'ARMP – bientôt validée par le Comité Central du Parti – allait être de veiller à la compatibilité idéologique de la musique et de la littérature (son pendant littéraire était le VAPP, l’Association pan-russe des écrivains prolétariens) dédiées à la masse de la population. Pour attaquer le jazz, l’ARMP pouvait s’appuyer sur un article de l’écrivain Maxime Gorki publié dans La Pravda en avril 1928 intitulé « Sur la musique des gras » (ou des gros). L’un des principaux précurseurs du réalisme socialiste (courant qui sera bientôt établi comme doctrine et forme d’art officielle de l’URSS), Gorki était exilé en Italie depuis 1924; ses proches avaient déjà pu constater son hostilité au jazz et au fox-trot, mais son article de 1928, particulièrement virulent, allait servir de munitions aux ennemis de cette musique encore bien des années même après la mort de l’écrivain en 1936. Gorki y étale tous les stéréotypes qu’on peut lire contre le jazz à cette époque : la sexualisation, l’animalité, le racisme, la caricature à l’extrême; il réussit même à y déverser un peu d’homophobie pour faire bonne mesure… Je le cite brièvement :

On entend des gargouillements, des gémissements et des hurlements comme la souffrance d’un cochon de métal, comme le hurlement d’un âne, ou comme le coassement amoureux d’une monstrueuse grenouille. Ce chaos injurieux et dément bat jusqu’à un rythme palpitant. En écoutant ces gémissements pendant quelques minutes, on imagine involontairement un orchestre de fous hypersexués dirigé par un homme-étalon brandissant un énorme phallus.

Mais alors comment réconcilier ces sons vus comme barbares avec leurs créateurs, les Noirs américains opprimés? Pour Gorki (et je le cite encore) « (ils) doivent rire dans leur barbe de voir leurs maîtres Blancs évoluer vers une sauvagerie qu’eux-mêmes ont laissé derrière eux ». Je vais m’arrêter ici mais vous aurez deviné que le reste est du même tonneau…

Ce déchaînement contre le jazz arrive à un moment charnière : en 1928, Staline avait déjà écarté du Politburo ses opposants de gauche, Trotski, Zinoviev et Kamenev. S’attaquant ensuite à sa droite, c’est-à-dire Boukhrine et Rykov, il resserre son pouvoir et met en branle le premier plan quinquennal et la collectivisation des terres, qui sont en fait le point de départ de l’un des plus grands crimes de masse de l’histoire de l’humanité, causant famines massives (notamment en Ukraine mais en réalité partout dans les campagnes soviétiques), déportation ou disparition de millions de paysans supposément « riches » (les koulaks), ou encore travail forcé pour la construction de gigantesques chantiers – comme celui du Canal de la mer Blanche, réalisé au coût de milliers de morts parmi les zeks, les premiers prisonniers du Goulag. Parallèlement à ces bouleversements visant principalement à écraser les paysans vus comme hostiles aux politiques du Parti, le pouvoir stalinien naissant va également instaurer ce que Frederick Starr estime être la première véritable révolution culturelle, celle qui servira de modèle à celles qui auront lieu plus tard dans le siècle en Chine ou à Cuba par exemple. La terreur stalinienne devait donc s’imposer aussi par la culture, et la chape de plomb du réalisme socialiste allait bientôt recouvrir tous les Arts, et notamment le monde du spectacle. Parmi les convertis à cette nouvelle bigoterie, on peut compter le Commissaire du Peuple à l’Instruction Publique lui-même, Lounatcharski qui, on s’en souvient, encore en 1927 soutenait l’initiative de Léopold Teplitsky, allant jusqu’à le charger de mission aux USA et l’encourageant à créer un jazz soviétique digne de ce nom. Mais en 1929, lors d’une conférence officielle sur la musique, le Commissaire du Peuple dénonce l’influence néfaste du fox-trot, vu comme une danse vulgairement érotique et comme une attaque frontale des capitalistes contre la « culture soviétique ». Du même souffle, Lounatcharski félicite le Parti d’avoir organisé la réunion pour définir une ligne politique claire vis-à-vis de la « musique syncopée »; pour le camarade commissaire, la construction du socialisme possédait « son propre rythme étendu de mouvement humain qui, en définitive, s’assemble en une énorme symphonie du mouvement et du travail ». En d’autres termes, plutôt que l’expression individuelle véhiculée par certaines formes de jazz, la culture musicale soviétique devait rechercher des formes d’expression collectives et bien organisées. 

Cette ligne plutôt vague et en réalité purement théorique (puisqu’on n’identifie toujours pas d’alternative populaire crédible et acceptable au jazz) va toutefois être le coup d’envoi de la première véritable attaque idéologique organisée contre le jazz en URSS. L’une des victimes en sera Léopold Teplitsky lui-même, qui avait pourtant été soutenu par Lounatcharski en personne encore quelques années plus tôt; mais Teplitsky avait peut-être un peu trop insisté sur le côté américain de sa musique, allant jusqu’à se présenter comme Américain lui-même. Son américanisme déclaré et son séjour aux USA mêmes le rendant désormais suspect pour les autorités, le pianiste est arrêté en octobre 1930 pour espionnage et condamné à 3 ans de prison – il sera envoyé sur le terrible chantier du canal de la mer Blanche… 

Un autre défenseur du jazz qui souffrira de ces attaques, le pianiste et compositeur Joseph Schillinger avait justement été parmi les présentateurs du premier concert de l’orchestre de Teplitsky en avril 1927. Lors de sa brève conférence, intitulée Le Jazz Band et la Musique du Futur, Schillinger avait défendu le jazz comme réalisant effectivement le but recherché par les Communistes, à savoir une véritable « musique pour les masses », une musique réellement populaire, qui pourrait jouer un rôle déterminant dans la réorganisation de la vie en URSS. Il va sans dire que l’establishment musical issu du Conservatoire de Leningrad n’était pas tellement ouvert à un tel discours; le professeur Rimski-Korsakov par exemple s’en était indigné. Avec les attaques officielles contre le jazz, Schillinger se verra interrogé sans ménagement à plusieurs reprises par le GPU (la police d’État, qui deviendra plus tard le NKVD, puis le KGB). Dès 1929, devant ces menaces bien réelles, Schillinger s’était arrangé pour émigrer aux USA, où il allait devenir un théoricien et un éducateur important, influençant notamment plusieurs musiciens venus du jazz, depuis Eubie Blake jusqu’à Quincy Jones, en passant par Benny Goodman, Gerry Mulligan et John Lewis. 

Étiquette du disque qui est considéré comme le premier disque de jazz soviétique:
Hallelujah par AMA-Jazz, dirigé par Aleksandr Tsfasman. 

La question pour les défenseurs du jazz en URSS allait donc être de savoir articuler une conception de cette musique qui soit à la fois compatible avec les orientations idéologiques du Parti et qui permette l’acceptation de ce mode d’expression véritablement populaire. Pour ce faire, les thuriféraires du jazz vont trouver chez les premiers véritables critiques de cette musique (autant européens qu’américains) des bases pour la défense des formes afro-américaines : même le discours très conservateur d’un Hugues Panassié, qui insistait sur le jazz hot (titre de son ouvrage fondateur de 1934), croyant trouver dans le style traditionnel un jazz venu directement des classes opprimées, trouve un écho chez les idéologues soviétiques. Encore plus proches des conceptions des bolcheviks, les textes des critiques du Daily Worker (journal proche du Parti communiste américain) auront un retentissement important en URSS. Parmi ces auteurs, Charles Edward Smith (co-auteur en 1939 du célèbre ouvrage Jazzmen), fait comme Panassié la différence entre le jazz authentique, surtout interprété par de petits groupes d’improvisateurs s’inspirant directement de l’idiome afro-américain, et le jazz commercial issu des tunesmiths de Tin Pan Alley. Plus influent peut-être chez les soviétiques, Michael (Mike) Gold, un autre critique du Daily Worker, insiste encore plus que Smith sur la primauté du jazz noir; pour lui, les véritables créateurs du jazz sont issus du prolétariat et du sous-prolétariat afro-américain et, ajoute-t-il, judéo-américain. Dans un roman de 1930 intitulé Jews Without Money, dans lequel il dénonce notamment le sionisme comme un mouvement bourgeois incompatible avec les aspirations des travailleurs juifs aux USA, Gold écrit aussi : « seul un Juif peut comprendre en profondeur leur problème dans toute son horreur; je veux dire le problème des Noirs ». En URSS, où les figures majeures du jazz de l’époque – autant Valentin Parnakh que Léonid Outiossov, Aleksandr Tsfasman ou Gueorgui Landsberg – sont d’origine juive, ces mots prennent un sens particulier. Mais si l’influence de tous ces auteurs se fera certainement sentir en Union soviétique, il est intéressant de remarquer que malgré leurs appels à rechercher l’essence du jazz dans ses formes les plus primitives (Smith et Panassié seront parmi les principaux promoteurs du New Orleans Revival après tout), la majorité des orchestres soviétiques se tournera plutôt vers des formes hybrides, des ersatz qui n’auront souvent de jazz que le nom…

Par ailleurs, il faut aussi considérer le traitement de la question afro-américaine par le Parti communiste de l’URSS : en accord avec les Thèses sur les colonies et les semi-colonies adoptées au sixième Congrès du Komintern en 1928, le Parti adopte une résolution appuyant la création d’une république Noire du Sud, qui aurait recouvert plusieurs états, de la Virginie au Texas. Si le Parti pouvait reconnaître le droit à l’autodétermination d’un peuple et d’un aussi vaste territoire, alors la reconnaissance du jazz comme une musique d’origine folklorique issue de ce territoire n’aurait pas dû causer de problème; mais pour les responsables des politiques culturelles soviétiques, rien n’est aussi simple. Il s’agissait en tout cas déjà d’une brèche par laquelle les défenseurs du jazz pourront tranquillement s’infiltrer jusqu’à une période plus tolérante, qui fleurira dans les années 1932-1936. 

Affiche de 1937: Théa-Jazz

Les premiers signes de cette période plus faste pour le jazz soviétique se feront sentir dès 1930, alors que Staline annonce que les objectifs du plan quinquennal seraient atteints en quatre ans au lieu de cinq. Ce sera le premier signe d’une certaine relaxation dans la première « révolution culturelle » soviétique : alors que le mot « jazz » n’apparaissait même pas dans la Petite Encyclopédie soviétique en 1930, il devient omniprésent en 1932-33 : bientôt on retrouve du « théa-jazz », du « cinéma-jazz », de l’« extra-jazz », du  « tango-jazz » et même du « circus-jazz ». Un peu comme lors de la première vague des jazz bands aux USA en 1917-1920, on va bientôt désigner sous le simple vocable dzhaz un orchestre de danse, n’ayant parfois avec le véritable jazz que des liens fort ténus. Typiquement, les orchestres en résidence dans les grands hôtels ou restaurants de Moscou et de Leningrad allaient simplement ajouter une section de saxophones et continuer à servir un peu le même genre de musique de danse légère, à l’instar de la formation du très populaire mais très conservateur violoniste Ferdinand Krisch. Mais d’autres orchestres de valeur vont aussi apparaître à cette époque : Starr cite par exemple le Zhenskii dzhaz (ou Jazz des femmes) de la chanteuse Vera Dnieprova, fondé en 1935 – on retrouve un orchestre similaire à Kouïbychev au même moment, sous la direction de Grigori Galochkin. Nous reviendrons en détail plus tard sur d’autres orchestres de cette période mais je vous propose de d’abord nous arrêter aux deux personnages qui incarnent peut-être le mieux ce bref Red Jazz Age (ou Âge du Jazz Rouge) des années 1932 à 1936, Léonid Outiossov et Aleksandr Tsfasman. 

Léonid Outiossov. 

Né à Odessa en 1895, à l’époque des « Zones de résidence » auxquelles les Juifs étaient cantonnés par la loi du Tsar, Léonid Outiossov (de son vrai nom Lazare Iossifovitch Weissbein) allait devenir l’une des plus grandes vedettes de l’histoire de l’URSS. Amuseur invétéré, Outiossov avait débuté dans le spectacle en 1911 comme clown dans un cirque; il a ensuite fait de l’opérette, chanté dans des bars, des théâtres et au music-hall; il a tenu des rôles dans des mélodrames comme dans des sketches comiques; et, comme Al Jolson, il a joué en blackface et dansé le cakewalk. Mais après avoir vu l’orchestre de Sam Wooding en 1926, Outiossov va trouver sa voie, celle d’un « fou de jazz » : on pourrait dire qu’il est un peu à l'URSS ce que sera plus tard Charles Trenet à la France : un chanteur de variétés adulé, utilisant sa position pour faire pénétrer le jazz dans la musique populaire. Et populaire est le mot-clé chez Outiossov : encore plus que Teplitsky ou Tsfasman, Outiossov va viser un large public, se produisant dans des usines sur l’heure du dîner et devenant une vedette de cinéma; d’abord acteur, il nommera plus tard son orchestre Théa-Jazz, soulignant l’importance qu’il réserve à la mise en scène, au spectacle. Rejoignant le Théâtre Libre de Leningrad de 1922 à 1927, il profite ensuite d’une tournée en Lettonie pour prolonger son séjour à l’extérieur et visiter en touriste Berlin et Paris, où il entend en personne les orchestres de Jack Hylton (en résidence à Berlin), de Claude Hopkins (qui accompagne à Paris Josephine Baker) et de Ted Lewis. Si ce dernier n’a jamais joui d’une très bonne réputation chez les amateurs de jazz, il avait tout de même l’oreille pour recruter d’excellents musiciens, et était surtout doté d’un exceptionnel talent de showman, dont Outiossov va largement s’inspirer. De retour à Leningrad à la fin de 1927, le chanteur va s’affairer à monter un orchestre, recrutant d’excellents techniciens mais surtout des musiciens qui acceptent de jouer le jeu du spectacle; le trompettiste Yakov Skomorovsky, par exemple, ne goûte pas tellement les injonctions du leader à ses musiciens pour « faire les pitres », et il va vite quitter l’orchestre d’Outiossov pour fonder le sien propre (on y reviendra plus loin). Faisant ses débuts en mars 1929, l’orchestre d’Outiossov se heurte à la censure de l’Association russe des musiciens prolétaires et il doit faire réécrire son répertoire par Chostakovitch, puis par Isaac Dounaïevski pour ses prochaines revues. Devant une réaction plutôt tiède non pas du public très réceptif mais d’une partie de la critique, Outiossov va préférer faire appel à la parodie pour intégrer du jazz plus authentique dans son spectacle suivant, Muzykal’nyy Magazin (Le Magasin de Musique). Cette stratégie visant à se plier visiblement aux injonctions du pouvoir tout en continuant son petit bonhomme de chemin (quitte à diluer parfois fortement sa musique), jumelée à son immense popularité (on a dit qu’il était probablement l’homme le plus célèbre en URSS après Staline lui-même), tout cela va permettre à Outiossov de traverser même les périodes les plus sombres de l’histoire du jazz en URSS. Mais si Outiossov fut parfois opportuniste, il était aussi très conscient de sa position exceptionnelle; devant l’orchestre de son rival Aleksandr Varlamov, il aurait déclaré à ce dernier : « Je vous envie beaucoup, parce que vous faites ce que vous voulez ». De même, dans les années 1960, alors qu’il venait d’avoir une longue discussion avec un rare visiteur Américain, il aurait déclaré à un jeune collègue : « Ce que je viens de lui dire n’est pas du tout la vérité. Je ne pouvais pas lui dire la vérité, spécialement pas maintenant – maintenant que je suis un Dieu. Un Dieu mais un menteur ». À la même époque, il confie : « Croyez-vous vraiment que nous (les jazzmen soviétiques) ne savons pas ce qu’est le jazz? Pour nous-mêmes, entre nous, nous jouons dans un style qui ferait envie à Benny Goodman. (…) Mais pour le public, je joue des choses différentes, plus « entraînantes ». (…) Nous travaillons comme, dans les temps anciens, le camarade Ésope travaillait », disait-il, en référence au fameux fabuliste de l’Antiquité. 

Le premier orchestre de Léonid Outiossov, en 1929. 

La grande popularité d’Outiossov et de son orchestre sera encore décuplée grâce à leur participation au film musical Joyeux Garçons (Vesyolye rebyata), réalisé en 1934 par l’ancien collaborateur de Sergueï Eisenstein, Grigori Alexandrov. Racontant les péripéties d’un pauvre berger (joué par Outiossov) devenu chef d’un orchestre de jazz, le film est certes plus léger que les grands classiques soviétiques de la fin des années 20, et évoque naturellement les célèbres comédies musicales chorégraphiées par Busby Berkeley à Hollywood dans les mêmes années (on sait qu’Alexandrov s’était rendu à Hollywood avec Eisenstein quelques années plus tôt). Le ton insouciant du film, son humour désinvolte (voire irrévérencieux) et la présence assez énergique et espiègle d’Outiossov lui-même résument bien l’atmosphère qui prévaut dans ces brèves années que durera le Red Jazz Age – on y aperçoit même brièvement le pionnier Valentin Parnakh, bien que son nom ne soit pas au générique. Staline lui-même avait apparemment apprécié le film, qu’il aurait visionné plusieurs fois, et cette consécration du talent et de la grande popularité du chanteur et de son orchestre allait lui valoir la protection du leader et de plusieurs dirigeants du Parti. Regardons un petit montage de quelques scènes tirées des Joyeux Garçons, montage qui sera suivi d’une pièce instrumentale interprétée par l’orchestre de Outiossov en 1939, Po volnam ou Sur les vagues, dont vous reconnaîtrez peut-être le thème…



L'orchestre de Léonid Outiossov joue По волнам (Po volnam / Sur les vagues / By the Waves) (1939)

Nous avons entendu l’orchestre de Léonid Outiossov, d’abord l’accompagnant dans des extraits du film musical de 1934 Joyeux garçons ou Vesyolye rebyata. On appréciera par exemple la scène des funérailles, clin d’œil peut-être à ces jazz funerals de la Nouvelle-Orléans?

Par la suite, c’était un disque de 1938 intitulé Po volnam ou Sur les vagues, mais les ellingtoniens qui sont à l’écoute auront sans doute reconnu une partition du Duke, Showboat Shuffle. Signé du pianiste Nikolaï Minkh, l’arrangement suit en réalité assez scrupuleusement le disque de l’orchestre d’Ellington, jusque dans les nuances du solo de saxo alto, interprété par Johnny Hodges dans l’original. Comme le disque d’Ellington était paru en Europe à peine un an avant l’enregistrement de Outiossov, cette interprétation pose la question de la manière dont les musiciens soviétiques accédaient à la musique américaine. Les instruments modernes étaient encore très peu disponibles en URSS – Frederick Starr raconte la manière parfois loufoque dont les saxophonistes soviétiques se procuraient leurs instruments. Pour les arrangeurs, l’accès aux partitions était également presqu’impossible; ils devaient repiquer la musique directement à partir des disques - disques qui étaient par ailleurs très difficiles à obtenir puisqu’ils étaient très rarement publiés en URSS! On pouvait acheter à prix d’or des 78-tours directement des marins qui arrivaient dans les ports d’Odessa, de Leningrad, de Mourmansk ou de Vladivostok, mais on avait plus de chance si on connaissait un diplomate ou autre personnage officiel qui pouvait voyager à l’étranger et en rapporter quelques copies choisies... À Leningrad même, le chef du NKVD, Filipp Medved, était ainsi reconnu comme un grand collectionneur de disques de jazz, tout comme le diplomate et officier de marine Sergueï Kolbasev. À partir du début des années 30, l’appartement de ce dernier était un point de rassemblement pour les amateurs et les musiciens qui voulaient entendre les derniers disques de Benny Goodman, de Duke Ellington, de Fletcher Henderson ou de Benny Carter. De plus, Kolbasev enregistrait de chez lui plusieurs programmes de radio et bandes sonores de films où on pouvait entendre du jazz.

Pour revenir à l’orchestre assemblé par Outiossov, il avait des qualités certaines sans être aussi solide que ceux de certains de ses contemporains : en effet, sa section rythmique semble plus faible que celles d’Aleksandr Tsfasman ou de Yakov Skomorovsky, et seul le pianiste Nikolaï Minkh et peut-être le saxo ténor Arkadi Kotliarsky, émule de Bud Freeman, se distinguaient véritablement parmi ses solistes. Son principal arrangeur, Léonid Diedrichs, semble avoir étudié en détail les disques occidentaux auxquels il avait pu avoir accès, et l’orchestre avait dans son répertoire quelques pièces américaines; mais après les débats sur le jazz et les nouvelles directives en lien avec le répertoire (vers 1936-37, j’en parlerai en détail bientôt), l’orchestre d’Outiossov devient de plus en plus un orchestre de musique légère à la Guy Lombardo, ne conservant que des liens ténus avec le jazz. La grande popularité d’Outiossov lui-même, sa volonté à se plier aux diktats du pouvoir et aux goûts du public, la protection de Staline et de certains de ses proches, vaudront souvent à Outiossov le mépris des jazzmen plus sérieux, et (en cachette certainement) les railleries des plus jeunes générations. Pourtant, il avait brièvement mais authentiquement incarné au début des années 1930 le Red Jazz Age soviétique mieux que quiconque…

Aleksandr Tsfasman et ses Moscow Boys. 

…que quiconque sauf peut-être Aleksandr Tsfasman. Si, selon Starr, Outiossov est celui qui adapte les formes de musique populaire américaine au contexte soviétique, Tsfasman, lui, serait celui qui adopte la culture occidentale telle quelle; en d’autres termes, Outiossov serait le slavophile, le nationaliste, alors que Tsfasman serait le cosmopolite, l'américanophile. C’est une explication un peu schématique (et qui néglige par exemple la perception très particulière qu’avaient les soviétiques du « jazz »), mais elle a le mérite de situer les deux personnages. Il est vrai que pour Tsfasman, l’expression « jazz soviétique » même n’avait aucun sens; pour lui, le jazz c’était la musique américaine et il n’y avait aucune honte à l’adopter; il alla même jusqu’à engager un danseur de claquettes afro-américain pour se produire avec son orchestre en 1930, en pleine période de révolution culturelle, et il poussa son amour pour tout ce qui était américain jusqu’à se faire surnommer «Bob» par ses musiciens et même à épouser une Américaine, la xylophoniste Gertrude Grendel. À un clarinettiste qui cherchait de l’aide pour effectuer le fameux glissando qui ouvre la Rhapsody in Blue de Gershwin, Tsfasman aurait répondu : « n’essaie même pas, il n’en sortira rien. Pour le jouer comme il faut, il faudrait que tu sois payé en dollars et pas en roubles! »

Aleksandr Tsfasman croqué par le dessinateur A. Kostomolotsky. 

Qu’un tel personnage ait pu naviguer les eaux incertaines du paysage culturel soviétique pendant tant d’années sous Staline tient presque du miracle. Mais Tsfasman, à l’instar de Duke Ellington, avait su se construire comme personnage qui ne s'en laissait pas imposer. Pas très grand, un peu fluet, il était toujours habillé de manière impeccable, avec des habits inspirés de la mode américaine (évidemment) et faits sur mesure. Sa collection de cravates, souvent en soie, était également légendaire. Véritable dandy, il était un habitué des soirées mondaines de Moscou. Perçu comme hautain, un peu snob même, ne socialisant presque jamais avec ses musiciens, il se faisait quand même respecter de ceux-ci; un de ses saxophonistes jugeait par exemple qu’il était probablement l’homme le mieux vêtu de toute l’Union Soviétique! Avec l’AMA Jazz Band, Tsfasman allait faire les belles soirées du restaurant Casino avec un jazz hot probablement inégalé en URSS à cette époque; on raconte que les solos du batteur, Ivan Bacheev, faisaient la joie des clients mais forçaient le vieux majordome à se boucher les oreilles alors que celui-ci les menait à leurs tables…

Après la « révolution culturelle » de 1928-1932, Tsfasman augmente son groupe, qui prend alors le nom de Moskovskiye Rebyata, ou Moscow Boys. C’était sans doute l’orchestre de jazz soviétique le plus excitant de son époque; mais comme tous les grands orchestres de jazz, c’était aussi une collection de personnalités hétéroclites et parfois problématiques, buvant sec (ce qui devait tuer au moins un des leurs, le saxophoniste Aleksandr Vasiliev) et jouant leur paye dès que l’occasion se présentait, au mépris des moralistes du Parti; il faut dire que le chef lui-même savait donner l’exemple : un soir que le chef de la police locale à Tbilisi l’avait invectivé, Tsfasman l’avait jeté au sol en s’exclamant : « il y a des milliers d’idiots comme toi, mais il n’y a qu’un seul Tsfasman! » Devant un tel swag, le policier dut s’excuser et offrir au chef d’orchestre une bonne douzaine de bouteilles de vieux vin géorgien…

Avec le batteur Bacheev, le contrebassiste d’origine tchèque Benek Sklenarik et le guitariste d’origine polonaise Anatoli Wonsowic, dit « Le Prince », Tsfasman disposait de la meilleure section rythmique disponible à l’Est de Varsovie. En plus de Vasiliev, saxophoniste marqué par le style de Benny Carter, il pouvait aussi compter sur le trompettiste Mikhail Frumkin, qui maîtrisait assez bien les sourdines. Il y avait aussi des maillons faibles dans son orchestre, mais la version qu’on allait surnommer les « Treize Virtuoses » en 1933-1937 représente sans doute ce que le Swing soviétique a produit de mieux. Loin d’être un groupe pour puristes, l’orchestre de Tsfasman jouait évidemment à cette époque toutes sortes de pièces, mais s’il ne pouvait évidemment pas suivre tous les développements les plus récents du jazz afro-américain, il pouvait au moins prendre exemple sur les orchestres de la Swing Era naissante dont les disques se rendaient en URSS, par exemple ceux de Benny Goodman et Jimmy Dorsey.

Pour illustrer cette époque faste de l’orchestre de Aleksandr Tsfasman, regardons un extrait d’un film de 1935 où on peut l’apercevoir, suivi de l’une de ses meilleures pièces de la période, baptisée Svuki Dzhaza, ou Les Sons du Jazz :



Ci-dessus, on trouve deux extraits d’Aleksandr Tsfasman et de son orchestre : d’abord dans le court métrage de 1935, S novym godom! (ou Bonne année!) réalisé par Mikhail Slutsky; puis dans la pièce Zvuki Dzhaza ou Les Sons du Jazz, une des meilleures compositions de Tsfasman, avec lui-même bien sûr au piano; il est plutôt difficile de savoir exactement qui étaient les autres solistes, mais on peut supposer que le saxo alto était Aleksandr Vasiliev, le ténor possiblement Ilya Khazanovsky, et le batteur probablement Ivan Bacheev.

Parmi les caractéristiques qui classent Tsfasman un peu à part de ses rivaux de l’époque, on pourrait compter sa grande capacité d’adaptation : alors que la plupart des vedettes du jazz soviétique comme Outiossov conservaient à leurs côtés les mêmes musiciens fidèles pendant plusieurs années, Tsfasman a dirigé au moins six formations différentes durant sa carrière, depuis l’AMA Jazz des années 1926-1930 jusqu’à un big band copié sur celui de Glenn Miller dans les années 1945-1947. En 1936, il apparaît dans le très populaire film Tsirk (Le Cirque) : renouvelant le succès des Joyeux Garçons, le réalisateur Grigori Alexandrov, assisté de Isaac Dounaïevski pour la musique, raconte cette fois l’histoire d’une artiste de cirque américaine forcée de fuir les USA à cause de son bébé noir, et qui trouve l’acceptation parmi les peuples de l’URSS. Tsfasman accompagne le numéro de femme-canon du personnage interprété par l’actrice Lyubov Orlova (épouse d’Alexandrov), et le film présente aussi des scènes de propagande utilisant les « chansons de masse » de Dounaïevski, dont Shiroka strana moya rodnaya (Vaste est mon pays natal ou Chanson de la patrie). Ce genre de chanson, devant fournir une alternative à la musique populaire étrangère (et donc notamment au jazz), était publié par centaines durant la période stalinienne. Contrairement aux chansons militantes (ou de lutte) venues d’Allemagne avec Kurt Weill ou Hanns Eisler, deux compagnons de route du communisme, les chansons de masse soviétiques devaient être positives, servir la propagande du Parti et son idéologie. Ainsi, si Weill et Eisler utilisaient parfois des formes américaines influencées par le jazz comme base pour leurs pièces, les auteurs soviétiques allaient rechercher des formes plus « patriotiques »; mais Isaac Dounaïevski, l’un des auteurs les plus prolifiques de chansons de ce type, était loin d’être hostile au jazz : il avait par exemple travaillé avec Outiossov pour plusieurs revues et sur le tournage des Joyeux Garçons; en plus de Tsfasman, il allait aussi engager l’orchestre de Yakov Skomorovsky pour la bande sonore d’un autre film très populaire des années 30 (on dit même qu’il était le préféré de Staline), Volga, Volga! (de nouveau réalisé par Grigori Alexandrov).

Pour revenir à Tsfasman, son américanophilie et son dédain pour les injonctions à rendre sa musique plus accessible pour les masses allaient bientôt lui causer des difficultés. Il faut dire que l’atmosphère de la Red Jazz Age allait laisser place à une nouvelle époque trouble, voire une époque de terreur, celle des grandes purges staliniennes de 1936-1938, pendant laquelle des relents de la xénophobie et du puritanisme de l’époque du premier Plan quinquennal referont surface. 


Pour les musiciens populaires soviétiques, cette musique qu’on appelait « jazz » allait au final devenir victime de son propre succès : même dans les grands restaurants moscovites où régnait habituellement la musique gitane, on avait fini par engager plutôt des dzhazes; les musiciens jouant dans les orchestres les plus populaires, ceux de Outiossov, Tsfasman, Aleksandr Varlamov ou Yakov Skomorovsky, pouvaient gagner près de 10 fois le salaire du titulaire d’une chaise dans les plus grands orchestres symphoniques; même les hôtels des villes balnéaires comme Sotchi, Yalta ou Batumi préféraient maintenant les groupes de jazz aux orchestres de grande musique qui attiraient auparavant leur clientèle. Bientôt, le ressentiment de certains aidant, le discours anti-jazz qui animait jadis l’Association russe des musiciens prolétaires allait refaire surface, avec un certain fracas. Avec la mort de Maxime Gorki en juin 1936, immédiatement quasi-canonisé par le régime, on allait vite voir les éléments les plus conservateurs de la critique musicale reprendre ses idées réactionnaires sur le jazz, et en novembre, dans Izvestia, paraissait une lettre signée par deux musiciens classiques de Moscou intitulé « Le jazz ou la symphonie? ». C’est cette lettre qui allait lancer un débat public dans un climat un peu surréaliste, au moment où Staline entendait débarrasser le Parti, l’Armée rouge et une partie de l’élite soviétique de tous ses éléments vus comme déviants (on rappelle que durant les purges qui vont suivre, il a fait arrêter plus de 2 millions de personnes, dont on estime que plus de 700 000 sont mortes exécutées). Attaquant des administrateurs « semi-illettrés », la lettre signée Berlin et Broun dénonce la place grandissante qu’a prise le jazz face à la « véritable musique artistique ». Attaqués directement sans être nommés, les « administrateurs semi-illettrés » étaient évidemment le directeur du département de la musique au sein du Comité d’État aux affaires artistiques, Boris Choumiatski (qui était également à la tête de la Direction du cinéma soviétique), et le président du Comité lui-même, Platon Kerjentsev. Ceux-ci se devaient de répondre à l’attaque qui mettait leur politique culturelle en cause; dans un article de la Pravda publié trois jours plus tard, Choumiatski mettait en garde « contre la bigoterie et le ton moralisateur » de la lettre d’Izvestia, qui traduisait selon lui une morale petite-bourgeoise envers une musique réellement populaire. Pour Kerjentsev, la défense du jazz se fait de façon moins naturelle : le camarade président détestait notoirement toute musique populaire (on peut imaginer qu’il avait lui-même une culture plutôt classique, son prénom était quand même Platon!); un jour qu’il pestait contre la musique populaire devant Léonid Outiossov, celui-ci lui aurait rétorqué que Lénine lui-même, par exemple, avait fréquenté les cabarets de Montmartre et appréciait particulièrement le chansonnier engagé français Montéhus. « Bien sûr mais tu n’es pas Montéhus », répondit Kerjentsev. « Non et tu n’es pas non plus Lénine, Platon Mikahilovitch », lui aurait rétorqué Outiossov! Dans la Pravda, Kerjentsev se positionne prudemment mais fermement, déclarant : « Le jazz américain est décadent, mais ce n’est pas la musique elle-même qui est à blâmer. Et ceux parmi les soviétiques qui sont critiques envers le jazz devraient garder en tête qu’il y a plusieurs formes de musique classique qui sont vulgaires et trop formalistes également ». Le débat va se poursuivre pendant près d’un mois par lettres aux journaux interposées, paraissant alternativement dans Izvestia et dans la Pravda; mais le journal officiel du Parti finit par mettre son pied à terre « Dans son fanatisme étroit et bourgeois, Izvestia a démontré la justesse des buts du Parti Communiste dans les Arts, et également des vues du Parti vis-à-vis de l’autocritique. Cette dernière défaite du rédacteur d’Izvestia est donc une défaite politique également ». Il faut dire qu’en même temps que ce débat apparemment mineur, Izvestia avait aussi soutenu l’opposition de Boukharine à certaines politiques de Staline, et que la Pravda avait dû chaque fois évoquer l’autorité du Parti. Trois semaines après la fin du débat sur le jazz, le comité de rédaction du journal au complet sera arrêté par les agents du NKVD; la plupart ne seront jamais revus vivants…

Ils ne seraient d’ailleurs pas les seuls : plusieurs musiciens et amateurs de jazz allaient être interrogés, arrêtés ou emprisonnés, certains même tués, durant cette période. C’est le cas par exemple du chef de la police secrète de Leningrad Filipp Medved, grand collectionneur de disques; du diplomate, conférencier et collectionneur Sergueï Kolbasev; du secrétaire du parti et grand défenseur du jazz dans la ville de Sverdlovsk, Ivan Kabakov; mais aussi du directeur de l’Ensemble de Jazz de la Radio de Moscou, Gueorgui Landsberg; du pionnier Valentin Parnakh (qui allait mourir sur le chantier du canal de la Mer Blanche); et enfin de la chanteuse et cheffe d’orchestre Vera Dnieprova. Boris Choumiatski lui-même, ayant défendu la politique culturelle du Comité d’État aux affaires artistiques vis-à-vis du jazz, sera exécuté à la suite des procès de Moscou en 1938. Ces acteurs du jazz soviétique n’étaient certes pas accusés spécifiquement parce qu’ils défendaient le jazz, mais leurs contacts à l’étranger, leurs voyages, et sans doute jusqu’à un certain point l’intérêt que certains d’entre eux démontraient envers une culture étrangère, en faisaient des potentiels agents des ennemis extérieurs; nous reverrons un peu la même rhétorique en action dans les années les plus sombres de l’histoire du jazz soviétique, au début de la guerre froide…

C’est d’ailleurs cette xénophobie ambiante qui va largement nuire au jazz en URSS à la fin des années 1930 : ce qui sera surtout purgé pour les orchestres de ces années, ce sera leur répertoire. Aleksandr Tsfasman l’américanophile, manœuvrant toujours pour contourner la commission au répertoire, allait se retrouver boudé par les organisateurs de concerts; son orchestre le plus réputé serait d’ailleurs bientôt pillé par la formation d’un orchestre de jazz d’État – nous y reviendrons. Le pianiste n’était pas du genre à baisser les bras : en 1939, il forme un nouvel orchestre de 11 musiciens qui devient le premier ensemble exclusivement dédié à l’enregistrement en URSS. Nous verrons plus loin le rôle qu’il prit à l’effort de guerre par la suite avec l’Orchestre de Jazz de la Radio de l’Union, mais après qu’il ait eu organisé une nouvelle formation après la fin du conflit, en 1945, celle-ci lui est définitivement retirée à peine deux ans plus tard, au début de la guerre froide. Réhabilité après la mort de Staline, Tsfasman interprète en 1955 la Rhapsody in Blue de Gershwin dans la fameuse Salle des Colonnes de la Maison des Syndicats à Moscou; grand admirateur du compositeur de Porgy & Bess, Tsfasman l’avait évoqué dans l’une de ses propres compositions ambitieuses, le Concerto pour piano et orchestre de jazz, en 1941. Dans les années 1950, il écrit de la musique pour le cinéma (on le voit ici avec Grigori Alexandrov et Dmitri Chostakovitch), mais il était devenu casanier, désabusé et cynique. En 1957, il déclarait : « Je suis vieux. J’ai un bon salaire, une datcha à la campagne, une épouse, et une voiture. L’Union des compositeurs me demande de lui fournir chaque mois une marche, une polka et une valse… Je suis tranquille ».

Aleksandr Tsfasman est mort à Moscou en 1971. 

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Si par leur popularité et leur longévité, Outiossov et Tsfasman avaient sans doute le mieux incarné l’âge d’or du jazz soviétique, ils ne sont pas les seuls acteurs importants de cette espèce de Swing Era rouge. Quelques orchestres étrangers se produisent même encore à l’occasion en URSS dans les années 1930 : on raconte même que Jelly Roll Morton devait se rendre en URSS en 1930, mais que ses musiciens l’en avaient finalement dissuadé. Cependant, des orchestres européens y tourneront dans les années 1930, notamment celui d’un Suédois, Makki (ou Macki) Berg en 1934; les Weintraub Syncopators de Berlin en 1935 ou encore une Jazz Revue venue de Prague, dirigée par Antonin Ziegler, qui tint longtemps l’affiche au restaurant Metropol à Moscou, avant de tourner un peu partout au pays, de Kyïv à la frontière avec la Mongolie, entre 1934 et 1937. 

Le septette d'Aleksandr Varlamov en 1937: P. Boriskin (clarinette), S. Chanyshev (contrebasse), Aleksandr Vasiliev (saxo ténor), O. Khvedkevich (batterie), M. Petrenko (piano), V. Bykov (trompette), A. Shmelev (trombone). 

Parmi les chefs d’orchestre importants de cette époque, on retiendra surtout les noms d'Aleksandr Varlamov et de Yakov Skomorovsky. Né à Kherson en Ukraine en 1889, Skomorovsky était un peu le doyen des jazzmen soviétiques. Trompettiste, diplômé du Conservatoire de Saint-Pétersbourg, il entre ensuite à l’orchestre de l’opéra, où il est remarqué par Léonid Outiossov; il fait partie de l’orchestre de celui-ci dès ses débuts en 1929. En 1932, il organise son propre orchestre et celui-ci est bientôt en résidence au restaurant du Grand hôtel Europe (alors appelé Evropeiskaïa); sa réputation étant parvenue jusqu’à Moscou, il s’y installe ensuite, au restaurant du tout nouvel hôtel Moskva. Le principal atout de l’orchestre de Skomorovsky était l’arrangeur Ilya Zhak (ou Jacques) : ayant étudié la manière des orchestres britanniques de Henry Hall et de Bert Ambrose (et, indirectement, celle de Benny Carter, qui fournissait des arrangements à Hall), Zhak allait réussir à transcender ces influences apparemment peu prometteuses pour écrire quelques partitions assez réussies offrant un Swing plus qu’honorable malgré les lacunes certaines de l’orchestre (à commencer par Skomorovsky lui-même, qui était tout sauf un brillant soliste de jazz…).

Cadet de Skomorovsky par près de 15 ans, Aleksandr Varlamov avait étudié la composition avec Reinhold Glière - un de ses camarades de classe était Aram Khatchatourian. Ayant entendu les orchestres de Benny Peyton et de Sam Wooding en 1926, Varlamov fonde son propre orchestre de jazz en 1934; celui-ci met même en vedette une chanteuse afro-américaine, Celestina (ou Celeste) Cole (qu’on ne saurait cependant véritablement qualifier de chanteuse de jazz). Même selon les standards soviétiques, l’orchestre de Varlamov semblait au départ assez faible, et ses contemporains jugeaient son leader plutôt comme un dilettante. Mais il avait su attirer quelques musiciens de valeur; le saxophoniste Aleksandr Vasiliev par exemple, qu’on entendra aussi chez Tsfasman, pouvait assez bien interpréter des solos de ténor à la Coleman Hawkins, même si, au début, ceux-ci devaient lui être écrits à l’avance (je l’ai dit tout à l’heure, l’improvisation a été très longtemps inconnue chez les musiciens soviétiques, à de très rares exceptions). En 1937, au plus fort des purges staliniennes, Varlamov fonde même un petit groupe, un septette baptisé tout simplement Semerka ou Les Sept, qui propose notamment des versions hot de pièces comme Sweet Sue ou Dixie Lee.

Voici deux pièces de l'année 1938, d’abord par l’orchestre de Varlamov avec Schastlivaya Doroga ou La Route heureuse (qui ne serait autre que la pièce Livin’ in a Great Big Way de Fields et McHugh), puis par l’orchestre de Yakov Skomorovsky avec une version de Dinah

L'orchestre d'Aleksandr Varlamov joue Schastlivaya Doroga (Livin' in a Great Big Way) en 1938. 

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L'orchestre de Yakov Skomorovsky joue Dinah, dans un arrangement d'Ilya Zhak. 

Ces deux enregistrements montrent bien le chemin parcouru par les orchestres soviétiques depuis le premier disque d’Aleksandr Tsfasman dix ans plus tôt. Mais malgré des avancées certaines, les années de la Grande Terreur stalinienne vont freiner assez dramatiquement cette progression. Comme le souligne Starr :

Les orchestres continuaient de répéter et de se produire, mais ils devaient se montrer extrêmement prudents. Il suffisait qu’un musicien soit arrêté en pleine rue après une répétition pour disparaître ensuite sans laisser de trace (ce qui est arrivé par exemple au saxophoniste moscovite Aleksandr Lerner) pour installer un climat de peur constant. (…) La plupart des chefs d’orchestre se faisaient discrets, figeant leur personnel, leur répertoire, leurs uniformes, et même les présentations et plaisanteries prononcées entre les numéros; bref, tout ce qu’il fallait pour passer à travers la terrible année 1937. Le jazz soviétique allait survivre à la Grande Terreur comme un ours survit à l’hiver : en entrant dans un état d’hibernation prolongé. Mais la musique populaire doit changer constamment ou alors elle meurt. La survie du jazz allait lui coûter sa vitalité.

Il faut dire que les grandes purges de 1936-37 coïncidaient aussi avec un moment politique réactionnaire, dont les lois de 1936 sur la famille allaient être la manifestation la plus visible dans la société soviétique. Suivant une vague d’arrestations de travailleuses du sexe à l’automne 1935, ces lois interdisaient à nouveau l’avortement (qui avait été autorisé dès 1920 par les bolcheviks) et réinstallé la famille comme noyau de la société soviétique. Les puritains allaient aussi s’attaquer au monde du spectacle, bannissant les danses jugées comme trop érotiques; au Music-Hall de Leningrad par exemple, la direction s’était vue obligée de congédier les danseuses de sa troupe, à la mode du Moulin Rouge, et de rechercher plutôt (je cite) des « formes de danses populaires soviétiques » pour les remplacer… 

L'Orchestre d'État de Jazz de l'URSS. 

Cette époque de stagnation et de sclérose est parfaitement représentée par la création d’une entité officielle baptisée Orchestre d’État de Jazz de l’URSS. La position désormais officielle du Parti sur le jazz telle que défendue dans la Pravda en 1936 réclamait une forme de jazz qui ne soit pas « décadente » ni « vulgaire » (sous-entendu : comme les chansons américaines de Tin Pan Alley ou celles des films d’Hollywood); il semblait donc logique que l’État montre l’exemple. Mais le problème restait le même depuis le début de la Révolution : il n’existait pas vraiment d’alternative au répertoire ni au style américain. Volontairement, le répertoire de l’orchestre d’État sera donc le plus inoffensif possible, et en réalité très éloigné du jazz : pour son concert inaugural, le groupe avait mis au programme des œuvres recyclées de Rachmaninoff, Tchaïkovski et Kreisler, ainsi que la deuxième Suite pour orchestre de jazz de Chostakovitch (qui n’a absolument rien de jazz), ainsi que quelques œuvres de compositeurs soviétiques populaires de l’époque, dont la plupart avaient plus d’expérience dans la chanson de masse que dans le fox-trot (comme Matvei Blanter, l’un des compositeurs les plus prolifiques de la période stalinienne). Malgré la présence d’une dizaine d’anciens de chez Aleksandr Tsfasman, l’orchestre, mis sous la direction de Victor Knouchevitski - un violoniste et saxophoniste occasionnel dans des orchestres de musique légère qui n’avait que peu d’habilités pour le jazz – n’arrive même pas à rendre potable sa version du Caravan de Ellington et Tizol, comme on peut s’en rendre compte si on a envie en écoutant le disque qu’il en a laissé (je vous épargnerai cette épreuve ici…). Dans certaines villes, où un public fébrile venu entendre l’orchestre s’attendait à une soirée des derniers airs américains – ou au moins à un peu de Swing pour danser – l’orchestre d’État avait été copieusement hué; seule la ballade Katiouchka de Blanter, chantée par Valentina Batishcheva avec l’orchestre d’État (une chanson qui n’a absolument rien à voir avec le jazz) allait entrer dans l’imaginaire populaire soviétique. Au final, cherchant encore une fois à imposer « par le haut » une forme populaire plutôt que d’aller chercher à la source ce qui faisait la force du jazz, le pouvoir soviétique créait un objet informe qui ressemblait réellement beaucoup plus à un « jazz de salon » bourgeois (exactement le genre de jazz que la Parti affirmait exécrer), voire à une musique grandiloquente à l’hollywoodienne, qu’à une forme prolétarienne qui aurait pu à la fois être acceptable idéologiquement et conforme aux demandes du public (puisque là était le but avoué du Parti). 

On pourrait considérer que cette situation paradoxale et inextricable avait été créée par le Parti lui-même quand il avait dû prendre position en faveur du jazz dans la Pravda, mais un autre facteur lui avait pour ainsi dire forcé la main : c’est la façon dont une puissance rivale beaucoup moins lointaine que les USA décadents traitait de la question du jazz. En Allemagne nazie, le jazz était véritablement banni, sous prétexte de sauvegarder « les fondements mêmes de la culture allemande » (selon un texte de l’époque). Si le discours des nazis sur le jazz rejoignait sur plusieurs points celui formulé jadis par l’Association russe des musiciens prolétaires, et plus récemment par les lettres d’opinion d’Izvestia, la différence venait de l’idéologie clairement raciste des critiques du régime hitlérien : le jazz n’était pas seulement vulgaire, mais d’essence « judéo-négroïde » (en nazi dans le texte). Devant la persécution des musiciens de jazz par ce régime qui se positionnait à l’opposé des valeurs de base mises de l’avant par les Communistes (ne serait-ce qu’en surface), les autorités soviétiques n’en étaient que plus disposées à vouloir soutenir, du moins en apparence, le jazz.

La nationalisation et l’édulcoration effective du jazz par l’URSS laissait présager des jours plutôt sombres pour les jazzmen et les chefs d’orchestre : même une initiative prometteuse telle que l’Orchestre de Jazz de la Radio de l’Union, dont le répertoire comptait au moins des pièces d’Ellington et de Cole Porter, et dont les directeurs furent successivement Aleksandr Varlamov et Aleksandr Tsfasman, semble avoir été noyée dans les arrangements de thèmes insipides produits à la chaîne par les auteurs staliniens. De plus, le pacte germano-soviétique de non-agression, signé en août 1939, semblait annoncer un possible virage dans les politiques culturelles de l’URSS si elle se rapprochait du régime hitlérien, ce qui n’augurait rien de bon ni pour le jazz, ni pour les nombreux musiciens d’origine juive qui l’exerçaient en Union soviétique…  La même année, après l’annexion des Pays baltes (Lettonie, Estonie et Lituanie) par l’URSS, des milliers des citoyens de ces républiques aux mœurs jugées trop occidentales, dont de nombreux musiciens de jazz, seront déportés dans les camps de l’Extrême-Orient russe. Mais à la suite de l’Orchestre de Jazz d’État, des orchestres de jazz officiels sont aussi fondés dans plusieurs des républiques de l’Union (notamment en Arménie, en Géorgie et en Azerbaïdjan), qui seront autant de pépinières pour les futurs talents. Et malgré les nombreuses déportations, les pratiques jazzistiques des républiques récemment annexées, profitant depuis près de 20 ans des échanges avec les pays d’Europe du Nord et de l’Ouest, permettront plus tard d’apporter un nouveau souffle au jazz soviétique. 

Un orchestre de jazz de l'Armée Rouge au front. 

L’atmosphère générale allait complètement basculer après l’invasion du territoire soviétique par les armées d’Hitler au matin du 22 juin 1941 et de la mobilisation-éclair qui s’en suivit. Nombre d’orchestres civils vont répondre à l’appel du Comité central des travailleurs artistiques et se rendre au front pour soutenir le moral des troupes. Ce fut le cas entre autres des orchestres de Boris Rensky (de Kharkiv), de Yakov Skomorovsky, de Léonid Outiossov et d’Aleksandr Tsfasman qui, avec l’Orchestre de Jazz de la Radio de l’Union, allait bientôt inaugurer une tournée du front qui allait cumuler plus de 100 concerts tout au long de ce qu’on allait nommer la Grande Guerre Patriotique. Mais plus encore que les orchestres civils, les dzhazes des différents commandements de l’Armée et de la Marine Rouge joueront un rôle primordial pendant le conflit (qui on le rappelle fera environ 27 millions de morts soviétiques!). Ces orchestres avaient été formés originalement grâce à l’encouragement des plus hauts échelons de la hiérarchie militaire soviétique, notamment celle du maréchal Kliment Vorochilov. Parmi les dirigeants de ces orchestres pendant la guerre, Starr donne l’exemple du pianiste Nikolaï Minkh, qui avait été membre de l’orchestre de la radio de Leningrad sous Gueorgui Landsberg, puis avait assumé le poste de directeur de l’ensemble après l’arrestation de Landsberg en 1938. Blessé au front, Minkh est ensuite assigné à la Direction politique de la flotte de la Baltique et forme alors l’Orchestre de Jazz de la Flotte de la Baltique, qui fera beaucoup pour le moral des assiégés de Leningrad, puis tournera partout dans la région, le long du Golfe de Finlande et sur les rives du lac Ladoga.

Les orchestres se produisant pour l’effort de guerre ne recherchaient évidemment pas plus que ceux des années 1930 à plaire aux amateurs puristes : leur répertoire mariait habilement les pièces populaires et les chansons patriotiques, mais ça ne veut certainement pas dire qu’ils furent exempts de critiques de la part de l’intelligentsia, ce qui entraînera des conséquences après le conflit. D’autres allaient intelligemment intégrer à leur répertoire des chansons satiriques antinazies par exemple, rappelant les moqueries révolutionnaires de l’époque de la guerre civile. Léonid Outiossov, cherchant toujours l’élément théâtral pouvant lui gagner le public, avait intégré à ses spectacles un segment comique baptisé Dzhazinformburo (ou Bureau d’information jazzistique, référence au Sovinformburo, principale agence de presse soviétique). De plus, l’entrée en guerre des USA à la fin de 1941 allait rendre pour une fois le répertoire américain acceptable en URSS. Outiossov (encore lui) adapte par exemple le succès des Andrews Sisters de 1937 (lui-même tiré d’une chanson yiddish) Bei Mir Bist du Schön, qu’il renomme Baron von der Pshik. L’alliance de circonstance avec les Américains signifiait une aide militaire importante pour l’URSS, mais aussi un relâchement de l’attitude officielle envers le jazz : les citoyens soviétiques pouvaient être régulièrement informés, par exemple, des levées de fonds en faveur d’un « deuxième front » aux USA, évènements mettant notamment en vedette des orchestres comme ceux de Duke Ellington ou de Benny Goodman. On pourra même voir au cinéma l’orchestre de Glenn Miller (le plus célèbre des bandleaders de l’effort de guerre yankee) au cinéma en URSS, dans le film Sun Valley Serenade, qui sera un succès immense, et (hélas!) le modèle des orchestres soviétiques pour plusieurs décennies à venir…

Eddie Rosner (à la trompette) et son orchestre. 

Mais alors que l’URSS vivait l’un des plus gigantesques efforts de guerre de l’Histoire dans ce qu’on nomme encore aujourd’hui la Grande Guerre Patriotique, il est curieux de remarquer que celui qui fut sans doute le plus célèbre des jazzmen soviétiques des années de guerre n’était même pas né sur le territoire de l’URSS. Fils d’un artisan juif polonais né à Berlin en 1910, Adolf Ignatievitch Rosner s’était intéressé assez tôt au jazz; changeant son prénom pour Eddie pour éviter d’être confondu avec un autre moustachu plutôt agressif et clairement antisémite, il rejoint dans sa ville natale les orchestres de Marek Weber et de Stefan Weintraub, les Weintraub’s Syncopators. Avec ce dernier groupe, il enregistre et tourne un peu partout, accostant même brièvement à New York en 1932. Avec l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, Rosner quitte Berlin pour la Pologne, où il fonde bientôt son propre orchestre. À la suite de l’invasion du pays par les nazis en 1939, le trompettiste se rend à Lviv en Ukraine, puis à Bialystok, ville polonaise alors occupée par les soviétiques et rattachée à la Biélorussie. L’arrivée de Rosner en URSS devait fournir au jazz soviétique stagnant une dose inespérée de sang neuf : voici un instrumentiste qui avait visité les USA (bien que brièvement), qui parlait couramment anglais, qui correspondait avec Gene Krupa, et qui avait été jusqu’à défier Louis Armstrong lui-même lors du passage de celui-ci en Italie en 1934 (Satchmo lui aurait alors dédicacé l’une de ses photos avec la mention : « au Louis Armstrong blanc »!). Déjà en 1939, le répertoire de Rosner aurait pu être celui d’un orchestre newyorkais, avec des pièces comme Caravan ou On the Sentimental Side. Après une performance à Minsk (où son spectacle incluait toute une troupe de danseuses et même une effeuilleuse!), Rosner fut remarqué par le premier secrétaire du Parti communiste de Biélorussie, Panteleïmon Ponomarenko. Ce dernier allait lui offrir la direction de l’Orchestre d’État de Jazz de la Biélorussie, avec des conditions exceptionnelles. Disposant d’un orchestre bien huilé et des moyens d’une république derrière lui, Rosner allait vite devenir un chef d’orchestre extrêmement populaire. Avec son look à la Harry James (l’un de ses modèles avoués), et une technique qui n’avait pas à rougir de la comparaison avec le célèbre Américain, Rosner deviendrait bientôt le musicien le mieux payé de tout l’URSS. Au printemps 1941, il est invité à donner une performance privée dans l’amphithéâtre d’un grand hôtel de Sotchi; au lever du rideau, la salle est vide. Sur les indications des autorités, Rosner s’exécute, livrant un programme complet pendant deux bonnes heures. Après la finale, le rideau tombe de nouveau, en silence. Ce ne sera que le lendemain matin qu’il recevra un coup de téléphone d’un secrétaire pour lui livrer la bonne nouvelle : le camarade Staline avait apprécié la performance…

Comme Aleksandr Tsfasman, Eddie Rosner va s’attirer le respect de ses musiciens (qui le surnomment « Le Tsar ») non par sa familiarité mais par son cran. Confronté à la redoutable Commission au répertoire, Rosner défend habituellement ses choix avec succès; de même, en tournée en Pologne et face à des paysans lui lançant, à lui et son épouse, des insultes antisémites, Rosner se montre intraitable et casse même quelques nez.

On pourra juger de la popularité de Rosner en appréciant les moyens mis à la disposition de son orchestre pour un petit film de 1940 intitulé Konsert-val’s ou Concert de Valse, même si son contenu (un arrangement assez kitsch d’une valse de Strauss) est assez loin du jazz; en effet, sauf peut-être pour Léonid Outiossov, aucun chef d’orchestre populaire ne pouvait compter sur un tel déploiement de moyens cinématographiques…

Eddie Rosner: Skazki Venskogo lesa (ou Histoires de la forêt viennoise, d’après Johann Strauss),
extrait du film Kontsert-val's / Concert de Valse (1940). 

Eddie Rosner et son orchestre jouent le fameux St. Louis Blues de W.C. Handy,
un disque de 1944, peut-être le plus important de cet orchestre. 

La victoire très couteuse de 1945 sur les nazis va apporter une nouvelle situation géopolitique en Europe, et, encore une fois, la position du jazz soviétique en sera radicalement bouleversée. Tout d’abord, dans l’euphorie immédiate de 1944-1946, comme un peu partout en Europe, l’atmosphère est à la fête. Déjà en 1943, quand la capitale moldave de Kichinev (Chisinau) est libérée, elle l’est aux sons de l’Orchestre d’État de Jazz de Moldavie, dirigé par Shiko Aranov. Tout comme les big bands américains seront l’un des symboles les plus visibles de la victoire en Europe de l’Ouest, ce seront des orchestres de jazz de l’Armée rouge qui joueront les thèmes de Glenn Miller pour les journées de la victoire à Helsinki, à Cracovie, à Prague ou à Moscou. Après la fin du conflit, les grands restaurants et hôtels qui avaient présenté des orchestres de jazz jusqu’en 1936 semblaient vouloir renouveler leur politique, recrutant des groupes dirigés par exemple par Eddie Rosner, par le saxophoniste Léonid Geller ou par le batteur d’origine hongroise Laszlo Olakh. Mais cette époque d’enthousiasme sera de courte durée…

Alors que l’alliance de guerre avec les USA se désagrégeait pour bientôt se métamorphoser en guerre froide, Staline allait laisser libre cours à sa paranoïa contre ses anciens alliés. Devant une offensive culturelle indéniable des États-Unis en Europe de l’Ouest (on rappelle que le plan Marshall était essentiellement conditionnel à la seule libre circulation des films d’Hollywood), le pouvoir soviétique allait répondre par une poussée de xénophobie anti-américaine inédite. Les attaques contre le jazz, réchauffant les mêmes arguments qui avaient échoué en 1928 et en 1936, reprenaient de plus belle. Dans l’une de ses revues de presse de 1948, Boris Vian évoquait par exemple le critique Godorinsky et la maîtresse de ballet Shakovskaya qui proposaient que « ces swing et ces boogie-woogie absolument inacceptables soient remplacés par le quadrille soviétique »On s’en prit même à Léonid Outiossov, le plus accommodant des leaders associés au jazz; ce dernier répliqua par l’humour, devisant un sketch comique pour contourner cette atmosphère anti-américaine : dans son numéro, Outiossov avançait l’hypothèse que le jazz n’aurait pas été inventé à la Nouvelle-Orléans, mais par des musiciens de rue d’Odessa se mettant à improviser pendant un mariage juif! La blague avait tiré un sourire aux amateurs soviétiques sérieux, et quelques éclats de rire au public moins sophistiqué d'Outiossov, mais pour nombre de journaux étrangers ayant mal saisi le ton satirique du sketch, ce n’était qu’un exemple un peu absurde de l’exagération soviétique. De toute façon, Outiossov ne sauverait pas le jazz soviétique aussi facilement : bien que les arguments des bigots anti-jazz aient été cent fois rabâchés et éculés, cette fois ils avaient l’aval du pouvoir…

Eddie Rosner, le plus populaire des chefs d’orchestre en temps de guerre, sera l’une des premières victimes de ce revirement de situation. En 1946, il est piégé par un fonctionnaire lui ayant demandé un pot-de-vin pour retourner s’installer à Lviv après la fin de la guerre. Rosner est immédiatement arrêté et emprisonné; il sera exilé à Khabarovsk, puis à Kolyma, et il restera en Sibérie jusqu’à sa libération, après la mort de Staline. En 1947, Aleksandr Tsfasman est déchu de son poste de directeur de l’Orchestre de la Radio de l’Union; s’il n’est pas arrêté ni déporté, Tsfasman est largement écarté dès cette époque, et on ne lui permet plus de se produire qu’occasionnellement et essentiellement comme soliste. L’atmosphère xénophobe de l’après-guerre se teinte par ailleurs d’une bonne dose d’antisémitisme, affectant particulièrement les gens du spectacle et les musiciens – j’ai déjà mentionné que de nombreux musiciens de variétés et de jazz soviétiques étaient juifs. Bientôt, le mot « jazz » lui-même devient tabou : ce sera d’ailleurs la seule époque où le jazz sera vraiment interdit en URSS; tous les orchestres auparavant dits « de jazz » seront rebaptisés « orchestres de variétés » durant cette période (ce qui résumait probablement mieux leurs activités en réalité de toute façon...). Parmi les éléments musicaux qui seront bannis durant cette période : les accords avec des quintes diminuées, le vibrato chez les cuivres, l’usage délibéré des blue notes, les trompettes à pistons, et les contrebassistes jouant pizzicato… Mais l’interdiction la plus sévère sera réservée pour l’instrument-symbole du jazz : le saxophone. En 1949, tous les saxophonistes de Moscou sont convoqués au bureau de l’Agence d’État de la musique de variété et sommés de rendre leurs instruments; du jour au lendemain, ils deviennent hautboïstes ou bassonistes, souvent des instruments qui étaient auparavant totalement étrangers à ces interprètes. On ira jusqu’à retirer du répertoire la partition du Lieutenant Kijé de Prokofiev, parce qu’elle utilisait le saxophone… Des comités chargés d’évaluer les orchestres vont sillonner les nouveaux satellites de l’URSS pour vérifier l’orthodoxie du répertoire et de l’instrumentation des formations locales, de l’Estonie à la Pologne, de Vladivostok à la Moldavie. Lors d’un concert à la salle Tchaïkovski de Moscou en 1949, le grand chanteur afro-américain Paul Robeson est malgré tout reçu par un public réclamant qu’il chante le fameux St. Louis Blues, signe de l’influence durable du répertoire jazzistique…

Si le choc du jdanovisme (du nom de Andréï Jdanov, l’un des principaux lieutenants de Staline, qui avait été mis en charge des politiques culturelles de l’URSS après la guerre) a été ressenti assez violemment dans le monde musical, c’est que contrairement à d’autres disciplines artistiques comme la littérature ou l’architecture, on n’avait pas totalement assujetti le domaine musical au réalisme socialiste lors de la première « révolution culturelle » : aucun compositeur ou chef d’orchestre n’avait dû faire de déclaration de loyauté comme on en avait demandé à certains écrivains; aucun congrès national de compositeurs n’avait adopté de résolution unanime, comme dans d’autres domaines. Jdanov allait bientôt remédier à cette situation, et le premier congrès de l’Union des compositeurs soviétiques se tiendra finalement en avril 1948. Parmi les compositeurs dénoncés pour modernisme par son président Boris Assafiev, on compte des personnages précédemment encensés par le régime, comme Chostakovitch, Prokofiev et Khatchatourian. Successeur d’Assafiev en 1949, le secrétaire général de l’Union Tikhon Khrennikov déclare que le Parti communiste avait « trop longtemps ignoré les genres plus accessibles de la musique légère, livrant ceux-ci à l’influence désastreuse du jazz américain ». On s’attaque aussi aux danses populaires, en ordonnant aux compositeurs de développer un nouveau répertoire qui éliminerait toute trace d’influence américaine; une campagne incite les couples à revenir aux valses, polkas, et autres danses slaves; le Parti enverra même des militants du Komsomol (l’organisation de la jeunesse communiste) sur les planchers de danse pour promouvoir les danses jugées « correctes » par le Parti. Dans une autre volte-face spectaculaire, on se tourne aussi vers les chansons folkloriques, pourtant jadis écartées parce qu’elles n’avaient, selon un texte de 1927, « rien en commun avec les tâches, la vision du monde, ni la psychologie du prolétariat industriel contemporain »! Mais le problème de trouver une alternative crédible au jazz reste encore une fois entier : deux décennies de fox-trot et autres danses jazzistiques ne s’effacent pas en quelques années de jdanovisme, et, des années après les injonctions de 1949, un club de jeunes communistes qui tentait encore de bannir toutes les danses sauf la valse était resté totalement vide alors que trois douzaines de couples dansaient à l’extérieur, défiant les intempéries avec leurs parapluies et ayant apporté leur propre musique…

L'orchestre de Léonid Outiossov livre un exemple tardif de Swing
soviétique sur 
Mūsu ritms ou Notre rythme, une pièce de 1947. 

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Une chuviki et un styliaga caricaturés en 1949.
L'affiche « conférence ce soir » a été remplacée par « danse ce soir ». 

Les dernières années du règne de Staline ont donc été assez sombres pour le jazz soviétique, mais malgré une tentative sans précédent pour éradiquer toute influence jazzistique dans la musique populaire, certaines initiatives héritées des années 1930 et 40 permettront de préparer le futur pour les musiciens de l’Union, notamment dans les régions éloignées; de plus, l’attitude d’une partie de la jeunesse de l’après-guerre va faire survivre de façon souterraine l’esprit des grandes années où le fox-trot régnait sur Moscou et Leningrad. Apparus vers 1949 parmi les rejetons de l’élite soviétique, ceux qu’on appelle bientôt les stilyagi développent une sous-culture apolitique qu’on pourrait rapprocher de celle des zazous français ou des Swing Kids allemands pendant la guerre. Pour cette jeunesse qui n’avait pas connu le Red Jazz Age des années 1930, le jazz fait figure de fruit défendu, tout comme la mode occidentale, les cigarettes américaines obtenues au marché noir ou les jeux d’argents, strictement défendus en URSS. Prenant comme modèles les quelques acteurs américains dont les films échappent à la censure de l’État, comme Johnny Weissmuller dans Tarzan à New York (on les appelle parfois Tarzantsy) ou encore James Cagney dans The Roaring Twenties, les jeunes hommes s’habillent de longs vestons à larges épaules, de chemises rayées ou noires avec des cravates blanches, de pantalons à la coupe étroite et de chaussures aux semelles épaisses, préférablement importées. Les styliagi développent leur propre argot, s’appelant entre eux chuvaki et chuviki (nos cousins français diraient aujourd’hui « mec » et « meuf » par exemple), et prenant volontiers des surnoms américains (les Boris deviennent Bob et les Ivan John). Alors que le Parti encourageait la nouvelle génération à s’impliquer dans les organisations de jeunesse (le Komsomol), ces dernières étaient devenues tellement fortement bureaucratisées et essentiellement des officines de propagande, qu’elles étaient désormais totalement rebutantes pour la nouvelle génération. Malgré des avertissements répétés et des campagnes d’arrestations régulières de ceux que les autorités appellent des « parasites », le mouvement va prendre de l’ampleur et survivra jusque dans les années 1960. Évidemment, pour ces adolescents et ces jeunes adultes en révolte sourde contre l’autorité, les attaques du régime contre le jazz rendent cette musique d’autant plus fascinante. On a souvent parlé des fameux disques pirates gravés sur des plaques pour rayons X (ou Roentgenizdat) comme de l’une des manières dont le Rock ‘n Roll a pénétré en URSS, mais une bonne partie de ces disques était simplement consacrée à de la musique de danse sous toutes ses formes, qu’elle soit de Bill Haley, de Glenn Miller ou de Les Brown. Tranquillement, des orchestres étudiants vont apparaitre, échappant au contrôle des régies officielles et fournissant à ces jeunes rebelles la musique de danse pour leurs soirées clandestines. Mais pour ces jeunes attirés par le style à tout prix, le langage original du jazz moderne va aussi représenter un attrait certain. Comme les poètes beat nord-américains de la même époque, les styliagi sont des marginaux, attirés par l’expression d’une individualité qui fait défaut à la musique Swing mais qui est au centre des improvisations des solistes bebop comme Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Miles Davis ou Sonny Rollins. Ainsi, au sein de cette contre-culture seront plantées les graines des prochains développements du jazz soviétique. 

Eddie Rosner en 1946. 

Évidemment, on ne peut pas parler de la période stalinienne sans parler du goulag, et j’ai déjà évoqué plusieurs jazzmen qui y ont été envoyés depuis les années 1930. Je ne vais pas m’étendre ici sur le système concentrationnaire soviétique, je ne suis pas un spécialiste et d’autres l’ont fait mieux. Je me contenterai de relater l’expérience de quelques musiciens qui ont trouvé dans ces régions éloignées où ils avaient été exilés une manière, aussi pauvre soit-elle, de survivre par leur musique. Parce qu’en effet, sous la protection de certains directeurs et autres officiels servant dans ces camps de travail, c’est souvent dans ces territoires lointains qu’on jouera le meilleur jazz de cette période particulièrement sombre de l’histoire de l’URSS. L’exemple de Eddie Rosner est sans doute le plus célèbre : une fois exilé à Kolyma en 1947, il est immédiatement appelé dans le bureau du directeur du camp et, équipé d’un cornet flambant neuf, il est mis à la tête d’un quartette chargé de divertir les pensionnaires. Bientôt, on lui permet de recruter les meilleurs musiciens de la région et Rosner réussit à reconstituer avec eux le répertoire qui l’avait rendu célèbre pendant la guerre. L’orchestre est vite repéré par celui qui avait été mis à la tête de tout le système concentrationnaire de l’Est de la Russie, Andréï Derevenko : ce dernier vivait comme un véritable baron local, et il allait installer Rosner à la tête de l’orchestre du théâtre du camp de Magadan, surnommé le Maglag. Dirigé par Alexandra Gridasova, le théâtre présentait des spectacles élaborés, avec des chanteurs/euses et des danseurs/euses aux costumes flamboyants; parmi ses vedettes, on retrouvait par exemple le populaire chanteur Vadim Kozin, qui avait été arrêté pour homosexualité en 1944 avant d’être déporté à Magadan. Eddie Rosner a sans doute été le plus célèbre des musiciens ayant pu continuer à travailler en exil dans ces régions éloignées, mais il n’était pas le seul ni le premier. Freredick Starr mentionne par exemple le violoniste et pianiste Aleksandr Sotnikov, actif à Kyïv, qui avait été arrêté à l’époque des Grandes Purges. Une fois arrivé dans une ville minière près de la frontière avec la Chine, Sotnikov propose aux autorités locales du NKVD de former un orchestre pour donner des soirées au Club des métallurgistes. Avec les arrivées toujours plus nombreuses de musiciens exilés dans la région, l’orchestre Swing de Sotnikov passe d’une douzaine de musiciens originalement à une cinquantaine de membres deux ans plus tard! Il devra même former un sous-groupe pour conserver le style hot de certaines de ses pièces…

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Oleg Lundstrem (au piano) et les Shanghaitsy à Kazan: 
Innokenty Gorbuntsov (trompette), V. Dering et A. Golov (clarinettes). 

La mort de Staline en 1953 marque évidemment un tournant pour la société soviétique. L’ombre du Petit Père des Peuples pesait sur l’URSS depuis plusieurs décennies, et même après la fin de son règne terrible, la déstalinisation ne se fera que très graduellement. Dans le champ culturel, le tournant pris au début de la guerre froide était bien engagé et il faudra encore plusieurs années pour voir un changement d’attitude du pouvoir, notamment envers le jazz. De façon sans doute prévisible, certains des principaux acteurs du renouveau du jazz soviétique dans cette période viendront de la périphérie de l’Union, et le parcours du chef d’orchestre Oleg Lundstrem en est à la fois unique et caractéristique. Né en 1916 dans la ville sibérienne de Tchita, Lundstrem avait passé son enfance et sa jeunesse en Chine, au sein de l’importante communauté russe de Harbin en Mandchourie. Découvrant le jazz par les disques de Duke Ellington et Louis Armstrong, il fonde à 18 ans un groupe de neuf musiciens qui acquiert bientôt une bonne réputation dans la région. Avec son frère cadet Igor Lundstrem, saxophoniste, il déplace ensuite son orchestre à Shanghai, qui est à l’époque un centre important pour le jazz en Asie : il y entend les fameux Harlem Gentlemen de Buck Clayton au Canidrome Ballroom, avec le légendaire pianiste Teddy Weatherford. Devenu l’orchestre en résidence du Paramount Ballroom à Shanghai, la formation de Lundstrem consolide sa réputation tout en restant à la fine pointe du répertoire jazzistique. Mais avec l’entrée des communistes de Mao Tsé Toung à Shanghai en 1948, la vie nocturne est vite réduite à néant, et, comme nombre d’émigrés russes en Chine, Lundstrem et ses comparses décident de rentrer en URSS.

Croyant sans doute que l’atmosphère festive de la victoire de 1945 était encore de mise, Lundstrem et ses musiciens se rendent à Moscou et vont directement offrir leurs services au gérant du restaurant Metropol. Incrédule, ce dernier informe les musiciens que même le mot « jazz » est désormais banni. Il engage néanmoins l’orchestre, ce qui produit immédiatement un scandale, et le groupe est bientôt exilé au Tatarstan, dans la ville de Zelenodolsk, à une trentaine de kilomètres de Kazan. Mais dès 1950, ceux que l'on surnomme les Shanghaitsy avaient reformé leur orchestre, qui se produisait désormais au restaurant Kazan et au cinéma Elektra dans la capitale tatare; encore une fois l’éloignement leur permet de jouer sans trop de problème un répertoire qui serait rigoureusement interdit ailleurs en URSS, avec des arrangements inspirés de Glenn Miller, Duke Ellington et Fletcher Henderson. L’orchestre de Lundstrem se produit même à la radio, édulcorant un peu son répertoire pour les ondes; à près de 400 kilomètres à l’ouest, à Moscou, certains auditeurs attendaient quand même avec impatience ces diffusions de sons autrement bannis de la vie quotidienne soviétique. 

Le Kuldne Seitse d'Estonie. 

Tout comme les groupes évoluant dans le lointain Est, certains orchestres des républiques baltes seront aussi des pépinières de talents qui fleuriront dans la période du dégel des années 1950-60. En Estonie, peu avant l’annexion par l’URSS, le clarinettiste Hans Speek avait organisé un orchestre baptisé Kuldne Seitse ou Golden Seven, qui pourra continuer ses activités après la guerre. Le contrebassiste Uno Naissoo y fonde aussi le Swing Club Quintet à la même époque, l’un des premiers groupes de jazz moderne en URSS. À Riga en Lettonie, le batteur Abel Kalns avait acquis une bonne réputation, tout comme le saxophoniste Junnar Kushkis et le contrebassiste Egil Schwartz; ce dernier avait été autorisé à organiser un big band à condition que son répertoire exclut rigoureusement les pièces occidentales. Schwartz donna simplement de nouveaux noms à ses arrangements de pièces importées d’Amérique, notamment certains des tout premiers arrangements de pièces de Stan Kenton joués en URSS. Bientôt, en mai et décembre 1948, un premier festival de jazz se tient à Tallinn en Estonie; il s’agit d’abord d’un évènement relativement modeste, un simple duel entre le quintette de Uno Naissoo et l’orchestre des Mickeys. Mais, répété annuellement, il deviendra dans les années 1960 un des points de ralliement importants pour le jazz soviétique et même étranger.

Un autre élément qui doit être pris en compte quand on considère la survie du jazz sous Staline et dans les premières années Khrouchtchev, c’est la continuité des orchestres institutionnels, de ces big bands établis dans les années 1930 et 40 puis renommés en catastrophe « orchestres de variétés » au début de la guerre froide. Les orchestres des différentes radios de l’Union comptaient par exemple de nombreux musiciens qui pouvaient certainement jouer de l’excellent jazz si on leur en donnait l’occasion; la même chose était vraie pour les différents orchestres d’État établis à la suite de l’Orchestre de Jazz d’État de l’URSS à la fin des années 1930 et au début des années 1940; après la mort de Staline, ceux-ci vont d’ailleurs progressivement réintégrer le mot « jazz » dans leur nom… 

Eddie Rosner dans un film de 1965. 

L’un des plus célèbres leaders de ces big bands des années 1940, Eddie Rosner est libéré de Magadan à la fin de 1953. Il revient à Moscou l’année suivante et peut reprendre ses activités; son nouvel orchestre était alors surtout composé de jeunes musiciens, contrairement à celui d’Outiossov par exemple. Rosner va réussir à regagner une bonne partie de sa popularité des années de guerre, mais son cœur y est moins : durant les prochaines années, il va déposer pas moins de 80 demandes pour émigrer en Occident. Ce n’est qu’en 1972 qu’il lui sera permis de quitter l’URSS; il mourra dans sa ville natale de Berlin en 1976. 

Regardons un extrait révélateur d’un film de 1956, Karnavalnaya noch ou La nuit de carnaval, réalisé par Eldar Riazanov. Le film raconte l’organisation d’une soirée du Nouvel an par le personnel de l’Institut d’économie; mais le nouveau directeur, Ogourtsov (du mot russe pour « concombre »), s’oppose à ce qu’on y entende un orchestre de jazz. Déguisés en anciens combattants avec leurs vieilles barbes, les musiciens de l’orchestre de Rosner sabotent la soirée de musique classique qu’il avait prévue en remplacement. Si Rosner lui-même n’apparait pas à l’écran, on aperçoit dans l’orchestre le pianiste Yourïï Saulsky et, pour le solo de batterie, Boris Matveev.


L’orchestre de Eddie Rosner dans un extrait de La nuit de carnaval (1956). 

On peut voir ci-dessus l’orchestre de Eddie Rosner – sans son leader – dans un film de 1956. Si j’ai choisi cet extrait de Karnavalnaya noch ou La nuit de carnaval, c’est moins pour la qualité de la musique qu’on y entend que pour souligner le ton satirique de la scène envers les vieux stalinistes à la Ogourtsov, satire qui reflète leur influence déclinante dans la deuxième moitié des années 1950, surtout après le fameux rapport secret de Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique en février 1956. Marquant le début officiel de la déstalinisation, le discours du premier secrétaire se voulait le prélude à des réformes politiques et à une certaine libéralisation de la culture. Il allait encourager le tourisme en URSS même, et permettre aux citoyens soviétiques de voyager à l’étranger; en 1957, ce seront 700 000 soviétiques qui se rendront à l’extérieur du pays. Un évènement symbolise cette ère khrouchtchevienne qu’on baptisera bientôt « dégel » : le Festival mondial de la jeunesse et des étudiants, qui se tient à Moscou à l’été 1957. Sans surprise, le festival sera aussi une date importante pour le jazz soviétique. 

Yourïï Saulsky (à gauche). 

En effet, au même congrès où Khrouchtchev avait dénoncé les crimes de Staline, on avait annoncé que le festival de 1957 serait notamment l’occasion d’un concours dédié aux orchestres de variétés de l’URSS et des pays invités; en gros, ce serait une vitrine inespérée pour les big bands soviétiques. À Moscou même, la Maison Centrale des Artistes (Tsentral’nyy dom khudozhnika, abréviée en TsDRI) avait décidé de prendre cette compétition au sérieux. Déjà en 1954, la TsDRI avait organisé un concours pour les combos moscovites, dont les juges avaient été entre autres les vétérans Léonid Outiossov et Aleksandr Tsfasman eux-mêmes. Le directeur de la TsDRI, Boris Filipov, allait faire appel au jeune pianiste et chef d’orchestre Yourïï Saulsky, qui avait récemment quitté le big band de Eddie Rosner, pour recruter les meilleurs musiciens en vue de former un orchestre de bon calibre pour le festival; à son tour, Saulsky engagea immédiatement l’arrangeur Vadim Liudvikovsky, lui aussi un ancien de chez Rosner. Les deux allaient devenir dans les années suivantes parmi les chefs d’orchestre les plus réputés en URSS. Mais malgré l’excellence de l’orchestre assemblé par Saulsky et Liudvikovsky, il dut quand même composer avec de redoutables participants, par exemple l’orchestre de Radio Riga, les Metronooms de Tallinn, et des orchestres venus de Leningrad et de Tbilissi. Parmi les participants au Festival de la jeunesse de 1957 venus de l’étranger, on remarqua aussi l’orchestre de Michel Legrand (qui allait fortement impressionner le public et les musiciens soviétiques), celui du saxophoniste britannique Bruce Turner, le sextette très moderne du pianiste polonais Krzysztof Komeda, et le quartette très cool jazz du saxophoniste islandais Gunnar Ormslev.

En plus de Saulsky et Liudvikovsky, d’autres chefs d’orchestre commenceront à s’imposer dans les années 1950, comme l’ukrainien Iosif (ou Joseph) Weinstein. Installé à Leningrad en 1931, Weinstein y avait fondé son premier orchestre en 1938. Directeur de l’orchestre de jazz de la marine à Cronstadt pendant la guerre, Weinstein récupère ensuite les vestiges de l’orchestre Swing du chanteur Valeri Milevsky. À la fin des années 1950, il en laisse la direction artistique à de jeunes modernistes, parmi lesquels le saxophoniste Gennady Golstein et le trompettiste Konstantin Nosov, dont nous reparlerons plus loin.

Pour illustrer ce renouveau des big bands soviétiques, je vous propose deux vidéos où on peut voir et entendre les orchestres de Vadim Liudvikovsky et de Oleg Lundstrem, dont je vous reparle dans un instant. 




L'orchestre d'Oleg Lundstrem joue sa pièce Yumoreska (Humoresque),  les courts solos sont de : Alekseï Kotyakov (trompette), Alekseï Zoubov (saxo ténor), Grigory Oskolkov (trombone), Igor Lundstrem (frère de Oleg, saxo ténor),
Innokenty Gorbuntsov (trompette),
Gueorgui Garanian (saxo alto).

Ci-dessus on retrouve deux extraits vidéo, d’abord de l’orchestre de Vadim Liudvikovsky, dont les membres semblaient sortir tour à tour d'une Lada (comment parler de l’URSS sans mentionner cette célèbre voiture?), puis de l’orchestre d'Oleg Lundstrem en 1961, avec une composition du chef baptisée Yumoreska ou Humoresque. Les courts solos nous permettaient d’entendre le trompettiste Alekseï Kotyakov, le saxo ténor Alekseï Zoubov, le tromboniste Grigory Oskolkov, le saxo ténor Igor Lundstrem (frère de Oleg), le trompettiste Innokenty Gorbuntsov, et enfin le saxo alto Gueorgui Garanian.

L’orchestre de Lundstrem avait effectivement su se moderniser considérablement avec des solistes du calibre de Zoubov et Garanian, en plus d’attirer un arrangeur de talent, le tromboniste Arkadi Shabashov. Pendant plus de 20 ans, l’orchestre de Lundstrem restera l’un des plus appréciés des musiciens et des amateurs soviétiques, comme le démontrait encore un sondage mené en 1976. 

Willis Conover au micro de la Voice of America. 

Si les big bands soviétiques furent des institutions importantes, ne serait-ce que pour l’emploi de dizaines de musiciens, le jazz moderne pour sa part s’était d’abord imposé de façon souterraine, au sein de plusieurs petites formations qui verront le jour à partir du début des années 1950. La radio étrangère avait été strictement bloquée sous Staline, mais les citoyens soviétiques de 1955-56 allaient pouvoir entendre de nouveau du jazz à la radio, et notamment à la fameuse Voice of America, la radio d’État américaine qui sera un outil important des USA pour établir leur emprise culturelle sur l’Europe de l’après-guerre. De la même manière que la CIA allait financer l’art contemporain en Europe occidentale pour contrer l’attrait idéologique du communisme, Voice of America allait dédier une bonne partie de ses efforts à cette époque pour diriger vers les pays sous influence soviétique des programmes qui mettraient de l’avant l’attrait presqu’irrésistible de la culture de masse américaine, y compris le jazz. En 1955, à cet effet, la direction de la chaîne inaugure une nouvelle émission baptisée Voice of America Jazz Hour (parfois désignée en URSS sous le nom de Music USA), animée par le disc-jockey Willis Conover. On pouvait entendre la VoA en Ukraine, en Asie centrale ou à Varsovie. Cette offensive américaine était délibérée, comme allait le confirmer candidement un attaché culturel à l’ambassade des USA à Moscou dès 1956 : « toute cette affaire autour du jazz est une question politique, pas culturelle », déclare-t-il alors. On peut dire que, aussi cynique qu’ait été cette utilisation du jazz - qui va aussi se manifester avec des tournées de groupes dirigés par Louis Armstrong, Dizzy Gillespie, Dave Brubeck ou Duke Ellington dans plusieurs régions éloignées du globe, financées par le Département d’État - elle a en tout cas été efficace.

Comme nous avons pu le voir jusqu’à maintenant, ce que les soviétiques appelaient « jazz » était avant tout une forme collective – effectivement, si l’on excepte peut-être Aleksandr Tsfasman et Eddie Rosner, aucune des grandes figures du jazz soviétique n’était vraiment un soliste ou un improvisateur notoire. Cette situation sera véritablement renversée avec l’arrivée du jazz moderne, comme le souligne Frederick Starr :

La principale caractéristique du jazz soviétique dans l’ère post-Staline sera l’accent mis sur l’improvisation. Jusqu’alors, les musiciens soviétiques s’étaient concentrés sur la maîtrise des aspects tonaux, rythmiques et coloristiques du jazz au détriment de l’improvisation. Il y avait des exceptions, bien sûr (…) mais la plupart imitaient ce qui pouvait être reproduit le plus facilement, excellant surtout dans la musique Swing et les big bands soigneusement orchestrés, et échouant généralement dans les jam sessions informelles. La tendance s’était affirmée très tôt, lorsque les Russes avaient exprimé leur admiration pour Sidney Bechet en 1926, mais avaient plutôt copié Sam Wooding.

La nouvelle génération, en rébellion contre le contrôle extrême sous toutes ses formes, s’est saisi de l’improvisation et de la spontanéité comme formant l’essence même du jazz. (…) Peu importe la forme, les musiciens et le public jugeaient tous deux que l’improvisation spontanée, même gauche ou maladroite, avait une plus haute valeur que l’efficacité plus lisse de l’imitation.

Avec l’assouplissement de la politique du gouvernement soviétique vis-à-vis du jazz dans les années 1955-56, on verra ainsi éclore un nombre important de petits combos, souvent étudiants, parfois très amateurs, un peu partout en URSS. Le plus marquant à cette époque est sans doute le groupe moscovite baptisé Vosmyorka ou The Eight / Les Huit. Organisé par le contrebassiste Igor Berukshtis, styliaga convaincu, le noyau du groupe s’était formé au sein de l’orchestre maison du restaurant Savoy. Malgré un répertoire tendant vers la musique légère et le kitsch, l’orchestre du Savoy avait permis à Berukshtis de rencontrer deux aspirants jazzmen, le trompettiste Viktor Zelchenko et le tromboniste Konstantin Bakholdin. Ayant acquis un fake book, ces fameux recueils non-officiels qui contenaient tous les standards du répertoire commun à la majorité des jazzmen, y compris nombre de pièces modernes comme la célèbre Lullaby of Birdland de George Shearing, Berukshtis avait commencé à intégrer certaines de ces pièces au répertoire de l’orchestre. Bientôt, le groupe original est rejoint par le saxo ténor Alekseï Zoubov, le saxo alto Gueorgui Garanian et le pianiste Boris Rychkov; sa métamorphose en groupe bop est alors complète. 

Les Vosmyorka en 1957: Konstantin Bakholdin (trombone), Viktor Zelchenko (trompette), Erik Dibey et
Gueorgui Garanian (saxos altos), Alekseï Zoubov (saxo ténor), Aleksandr Goretkin (batterie),
Igor Berukshtis (contrebasse), Yourïï Rychkov (piano). 

Il ne semble malheureusement exister aucun enregistrement de ce groupe à cette époque, mais on peut entendre trois de ses membres les plus illustres, Garanian, Zoubov et Bakholdin, quelques années plus tard, interprétant une pièce du tromboniste intitulée Kogda Ne Khvatayet Tekhniki ou When There Isn’t Enough Technique


Le sextette de Gueorgui Garanian joue Kogda Ne Khvatayet Tekhniki (When There Isn’t Enough Technique)
(pièce de Konstantin Bakholdin): 
Gueorgui Garanian (saxophone alto), Alekseï Zoubov (saxophone ténor),
Konstantin Bakholdin (trombone), Viktor Prudovsky (piano), Adolf Satanovsky (contrebasse),
Aleksandr Goretkin (batterie).
Festival de Jazz de Moscou, 1965.

Bien que la pièce ci-dessus ait été enregistrée une dizaine d’années après l’activité originelle du groupe Vosmyorka, elle donne je crois une bonne idée du style de trois de ses principaux solistes, reproduisant un langage hard bop très inspiré de ceux de Jackie McLean, de J.J. Johnson, de Cannonball Adderley et d’Art Blakey.  

On aura compris que l’arrivée du jazz moderne en URSS a été très tardive. Il est évident que l’interdiction stricte des dernières années staliniennes avait particulièrement isolé les jazzmen de l’Union des développements les plus récents dans le monde du jazz, particulièrement au moment où le bop pénétrait peu à peu en Europe. Pour citer Frederick Starr :

Le legs le plus durable de la campagne staliniste (contre le jazz) a été entièrement inattendu : le jazz, ayant souffert de rudes épreuves, a été transformé en véritable martyr, en point de ralliement symbolique pour ceux qui avaient été marginalisés par les tentatives peu subtiles de l’État d’imposer un terne conformisme « par le haut ». Ainsi, les stalinistes eux-mêmes ont contribué largement à définir la fonction sociale de la musique de jazz en URSS pendant la décennie et demie qui suivra la mort du « Boss » en 1953.

La relative libéralisation du domaine culturel soviétique à partir de la deuxième moitié des années 1950 va permettre l’éclosion des scènes les plus diverses. Par exemple, si le jazz traditionnel n’avait pas vraiment percé auparavant, malgré l’insistance des critiques qui auraient rendu ce style idéologiquement compatible avec les objectifs du Parti pour une musique populaire d’expression prolétarienne, on vit soudainement apparaitre de nombreux groupes Dixieland, particulièrement à Leningrad, où le Leningrad Dixieland, fondé en 1958 par le trompettiste Vsevolod Korolev et le clarinettiste Aleksandr Usyskin, est devenu une institution du genre. 

Un groupe joue au café Molodezhnoe au milieu des années 1960: Vadim Sakun (piano), Konstantin Bakholdin (trombone), Alekseï Zoubov (saxo ténor), Alekseï Kozlov (saxo alto), Andreï Egorov (contrebasse), Valery Bulanov (batterie). 

Un autre phénomène va aussi favoriser la diffusion du jazz en URSS dans les années 1960 : l’organisation de cafés jazz. Dans le but de récupérer une partie des jeunes styliagi, le Komsomol décide au début des années 1960 d’ouvrir quelques cafés où les jeunes pourront venir manger, boire et écouter un groupe, ou encore entendre des humoristes et des poètes, voire même danser à l’occasion. En 1961 ouvrent à Moscou deux cafés de ce genre : le Molodezhnoe ou Café de la Jeunesse, et le café Aelita (du nom d’un fameux film de science-fiction soviétique des années 1920). Ouverts de 17h à minuit, ces établissements sont un succès immédiat; de toute façon le Parti préfère voir de jeunes communistes se rassembler dans des lieux communs pour entendre des orchestres locaux plutôt que des styliagi asociaux qui écouteraient la radio étrangère. Bientôt, on verra d’autres cafés du même genre ouvrir leurs portes à Leningrad, à Riga, à Kyïv, et même à Novossibirsk en Sibérie, dans la cité scientifique d’Akademgorodok.

L’un des problèmes principaux des musiciens de jazz soviétiques avait toujours été le relatif isolement dans lequel se trouvaient les différentes scènes locales. Je ne vous apprendrai rien si je vous dis que le territoire de l’URSS était immense, et si les distances gigantesques entre les grandes villes et les régions et républiques éloignées ont parfois favorisé certains développements indépendants dans la musique de ces endroits, il reste que cette étendue ne rendait pas toujours évidents les échanges entre les musiciens de Moscou ou de Leningrad et leurs confrères de Sibérie ou d'Azerbaïdjian par exemple; quant aux échanges avec les jazzmen étrangers, on devine qu'ils sont presqu'impossibles dans le climat politique du début de la Guerre froide. Mais peu à peu, grâce au Dégel, on verra apparaître quelques manifestations qui finiront par favoriser les échanges entre musiciens. J'ai déjà dit que le premier signe tangible de cette ouverture avait été le concours d'orchestres qui s'était tenu lors du Festival mondial de la jeunesse à Moscou en 1957, et l'idée d'organiser des festivals de jazz avait fait un certain chemin depuis les premières tentatives en ce sens à Tallinn dès la fin des années 1940. Depuis cette époque, le nombre de groupes participant à ce festival était passé de 2 à une douzaine, et un second festival avait été inauguré à Tartu, deuxième ville d’Estonie. En 1962, des festivals de jazz sont organisés à Moscou et à Leningrad, sous très stricte surveillance : les pièces présentées avaient dû être approuvées à l’avance par la Commission du Répertoire, et le Komsomol avait délégué un représentant (qui était aussi l’organisateur officiel de l’évènement de Moscou), pour s’assurer que les présentations des cinq groupes participants se déroulent sans aucune mauvaise surprise. Dans certains pays satellites de l’URSS cependant, des festivals de jazz se tenaient déjà depuis plusieurs années; c’était par exemple le cas de la Pologne, qui organisait depuis 1958 le Jazz Jamboree à Varsovie, probablement le festival de jazz le plus important d’Europe de l’Est. Pour l’édition de 1962, exceptionnellement, un groupe soviétique fut autorisé à y participer pour la première fois. Vous pouvez entre ci-dessous une pièce du sextette du pianiste Vadim Sakun enregistrée à cette occasion, un blues du guitariste Nikolaï Gromin baptisé Nicholaus Blues


Vadim Sakun Sextet: Nicholaus Blues : Andréï Tovmasyan (tp), Alekseï Kozlov (bs), Vadim Sakun (p),
Nikolaï Gromin (g), Igor Berukshtis (b), Valeri Bulanov (dms). Jazz Jamboree, Varsovie, Pologne, 1962.

Cette époque de timide ouverture extérieure pour le jazz soviétique correspond aussi à un moment où les USA utilisaient de plus en plus le jazz à des fins diplomatiques, notamment dans les pays satellites de l’URSS. Si l’un des signes les plus audibles de cette offensive culturelle était l’émission hebdomadaire de Willis Conover sur Voice of America, le Département d’État avait aussi commencé à financer des tournées de certaines figures populaires du jazz à l’étranger, et notamment en Europe de l’Est. On se souviendra peut-être que lors des évènements de Little Rock en 1957, Louis Armstrong avait décidé de se retirer de l’une de ces tournées qui aurait dû l’emmener en URSS. Deux ans plus tard, ce sera finalement le duo formé du pianiste Dwike Mitchell et du contrebassiste et corniste Willie Ruff qui, profitant d’une tournée du chœur russe de l’Université de Yale, deviendra le premier groupe de jazz américain à se produire en Union soviétique depuis le passage de Sam Wooding en 1926. En 1962, ce sera enfin un orchestre dirigé par Benny Goodman qui donnera une trentaine de concerts dans 6 villes de l’URSS, dont Moscou, Sotchi, Tbilissi, Tachkent, Kyïv et Leningrad. Goodman avait été l’un des premiers musiciens de jazz approchés par le Département d’État en 1956 pour diffuser le jazz américain à l’étranger; pour sa part, il avait notamment réalisé une tournée en Asie qui l'avait mené dans de nombreux pays de cette région très sensible politiquement, entre l'époque de la prise du pouvoir par Mao et la guerre de Corée et la guerre d'indépendance du Vietnam par exemple. Goodman avait aussi représenté les USA à l’Exposition internationale de Bruxelles en 1958. L’orchestre qu’il allait emmener en URSS en 1962 était probablement l’un des meilleurs qu’il avait dirigé depuis une vingtaine d’années, avec des solistes de haut calibre et plutôt modernes, notamment Joe Newman, Phil Woods, Zoot Sims, Jimmy Knepper et Mel Lewis; Teddy Wilson était aussi de la tournée, remplaçant John Bunch au piano pour les pièces en petite formation; Victor Feldman y tenait le vibraphone; et Joya Sherrill, qui avait débuté avec Duke Ellington, était la chanteuse-vedette. Malgré l’attitude quelque peu débonnaire du leader, la tournée fut un vif succès, et certains musiciens soviétiques avaient pu profiter de la présence des jazzmen américains pour échanger quelques idées musicales lors de jam sessions nocturnes après les concerts du King of Swing, par exemple Gennady Golstein à Leningrad ou Andréï Tovmasyan, German Lukianov, Konstantin Bakholdin, Alekseï Zoubov et Vadim Sakun à Moscou. Khrouchtchev lui-même s’était rendu au concert de Goodman à Moscou, et le premier secrétaire allait pouvoir discuter avec le clarinettiste quelques jours plus tard à l’ambassade des USA à l’occasion du 4 juillet. Les années où le mot « jazz » même était banni en URSS semblaient loin derrière : lors du Congrès de l’Union des Compositeurs soviétiques en novembre 1962, les participants allaient pouvoir entendre le sextette de Vadim Sakun, le big band de Iosif Weinstein et même les Vosmyorka, spécialement réunis pour l’évènement…

On peut voir ci-dessous un petit montage vidéo qui présente quelques moments de la tournée de l’orchestre de Benny Goodman en URSS en 1962 :

C’étaient quelques extraits filmés du passage de Benny Goodman en URSS en juin-juillet 1962; on lira notamment les souvenirs du contrebassiste Bill Crow sur cette tournée particulière sur son site web :

Un disque du groupe de Victor Feldman jouant des thèmes écrits par des jazzmen soviétiques, paru aux USA en 1963. 

Parmi les autres manifestations du « dégel » et de l’intérêt pour le jazz en URSS du côté américain, on doit aussi mentionner deux disques réalisés par les membres de l’orchestre de Goodman, Jazz Mission to Moscow, sur le label Colpix, dont le sous-titre était featuring top jazz artists on their return from tour of Soviet Union 1962; et un second disque plus rare par à peu près les mêmes distribué par Radio Liberty, baptisé Jazz at Liberty, où ils jouaient cette fois des pièces de musiciens soviétiques, dont Arkady Ostrovsky, Gennady Golstein et Andréï Eshpaï. L’année suivante, le vibraphoniste de Goodman Victor Feldman fait paraître un disque sur l’étiquette Äva baptisé Soviet Jazz Themes, où son groupe interprète des pièces de Andréï Tovmasyan, Gennady Golstein et du pianiste géorgien Givi Gachechiladze. En 1965, le label Impulse fait paraître pour sa part un album par un groupe baptisé The Russian Jazz Quartet, qui mettait en vedette deux musiciens passés à l’Ouest l’année précédente, le contrebassiste Igor Berukshtis (ancien leader des Vosmyorka) et le saxophoniste Boris Midney. En 1966, c’était au tour du vétéran Earl Hines d’être applaudi un peu partout en URSS pendant six semaines et 35 concerts; mais après un triomphe à Kyïv – où il avait rempli le Palais des Sports à capacité (10 000 places!), les autorités décident d’annuler ses concerts prévus à Moscou et Leningrad…

Une caricature des années 1960 représentant Nikita Khrouchtchev et Benny Goodman. 

Entre les concerts de Goodman et ceux de Hines, le discours de certains dirigeants soviétiques semblait vouloir raviver les anciennes querelles de la première « révolution culturelle » autour de la question du jazz. Cette fois, la menace venait de très haut, puisque ce fut le premier secrétaire Khrouchtchev lui-même qui déclencha les hostilités. Les premiers signaux de ce tournant se manifestèrent lors d’une exposition d’art moderne en décembre 1962 : une fois à l’intérieur du vénérable manège impérial où se tenait l’exposition, le premier secrétaire avait attaqué frontalement les participants, déclarant que les œuvres présentées ne seraient pas dignes d’être des couvercles de toilettes et caractérisant les artistes de formalistes, d’inadaptés et de crétins. Si elle ne s’en était tenue qu’aux arts visuels, l’attaque de Khrouchtchev n’aurait pas autrement inquiété le monde du jazz soviétique; mais le premier secrétaire en avait aussi contre la musique populaire : « Je n’aime pas le jazz », déclare-t-il, « quand j’en entends à la radio, je pense que le poste est dans la neige »; plus tard dans son invective, il ajoute à l’intention des artistes qu’il vient d’attaquer : « je suis autorisé à penser que vous êtes tous des pédérastes, et pour ça vous pouvez en tirer pour 10 ans. Messieurs, je vous déclare la guerre ». Lors d’une large réunion en mars 1963, tous les arts d’avant-garde, y compris l’architecture contemporaine, la peinture abstraite et pratiquement toute la musique moderne sont associés à la menace capitaliste. Bientôt, les cafés jazz de Moscou et de Kyïv cessent d’engager des orchestres et les groupes en tournée sont sommés de présenter un répertoire entièrement soviétique. On pourrait juger que cette nouvelle attaque contre le jazz tombait du ciel, mais le climat de l’époque, entre la crise des missiles à Cuba et la situation tendue avec la Chine communiste, pouvait expliquer ce sursaut d’orthodoxie de la part du dirigeant de l’URSS; de toute façon, le jours de Khrouchtchev à la tête de l’Union étaient comptés et bientôt, en octobre 1964, il devait être remplacé par Léonid Brejnev. 

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Avec l’arrivée d’un conservateur déclaré à la tête de l’Union, on aurait pu croire que le jazz souffrirait de nouveau. Mais le nouveau premier secrétaire ne semblait pas partager la haine du jazz de son prédécesseur; on raconte même qu'il aurait invité à sa datcha un quartette de jazz pour divertir ses invités au début des années 1970. En réalité, la période qui s’étend entre la rupture définitive de l'URSS avec la Chine en 1963 et les bouleversements du Printemps de Prague en 1968, a permis une activité culturelle assez exceptionnelle pour l’Union, y compris dans le petit monde du jazz soviétique. Déjà avec la fondation du label monopoliste d’état Melodiya en 1964, incorporant les catalogues de tous les labels plus anciens de l’URSS, la documentation de la musique soviétique connaîtra un nouvel essor. Dans Izvestia, qui avait jadis mené l’attaque contre le jazz, on pouvait lire à cette époque que cette musique était « un phénomène complexe, multiforme, controversé, dont la nature et les principes artistiques sont difficiles à intégrer dans une formule simpliste », signe d’une évolution évidente du discours critique envers le jazz. La radio de Moscou allait bientôt consacrer une demi-heure hebdomadaire au jazz soviétique. En 1965, dans le but de choisir quels ensembles pourront représenter l’URSS au prochain Jazz Jamboree en Pologne, on décide de relancer le festival de jazz de Moscou : 16 groupes et 73 musiciens y participent, et deux disques Melodiya documentent l’évènement; c’est de ce festival qu’était tirée par exemple la pièce de Gueorgui Garanian que nous avons entendue plus tôt. Face à ce succès, le Komsomol permet la tenue d’autres festivals de jazz l’année suivante à Kouïbychev (aujourd’hui Samara), à Riga, à Kharkiv, à Novossibirsk, ainsi qu’à Leningrad, Moscou et Tallinn; cette édition du festival de Moscou est de nouveau documentée sur un disque Melodiya. L’année 1967 marquera le sommet de cette espèce de festival fever du jazz soviétique : en mai de cette année, 175 musiciens prennent part au festival de Tallinn en Estonie; 28 ensembles originaires d’Azerbaïdjan, de Sibérie, de Leningrad, d’Ukraine, de Moscou, de Lettonie, de Géorgie, de Lituanie et d’un peu partout en Russie allaient animer les quatre jours du festival, en plus de groupes de l’étranger, entre autres les ensembles du saxophoniste Arne Domnérus et du tromboniste Kurt Järnberg de Suède, ceux du multi-instrumentiste Erik Lindström et du guitariste Heikki Laurila de Finlande, le quartette du saxophoniste polonais Zbigniew Namyslowski et le fameux quartette du saxophoniste américain Charles Lloyd, dont la performance n’avait été approuvée qu’à la dernière minute. Connaissant alors une notoriété qui dépassait le public habituel du jazz, le groupe de Lloyd réunissait pour accompagner le saxophoniste Keith Jarrett au piano, Ron McClure à la contrebasse et Jack DeJohnette à la batterie. En plus de ce concert marquant à Tallinn (qui sera documenté sur le disque Charles Lloyd in the Soviet Union), le quartette pourra également se produire à Leningrad et à Moscou quelques jours plus tard; on peut par ailleurs voir sur le web un concert filmé de Lloyd à Prague qui date de cette même tournée. Si l'édition 1967 du festival de Tallinn est considérée comme une date importante dans l'histoire du jazz soviétique, l'édition 1967 du festival de Moscou n'est pas en reste, puisqu'elle sera documentée sur 3 disques Melodiya, qui présentent certains des musiciens de jazz les plus en vue d’URSS, notamment les groupes du pianiste Vladimir Kull, le quintette Crescendo (avec le saxophoniste Alekseï Zoubov), l’orchestre d’Oleg Lundstrem, le quintette de Vadim Sakun, le quartette de Gueorgui Garanian, celui du vibraphoniste Léonid Garin, l’ensemble vocal et instrumental VIO-66 de Yourïï Saulsky, le trio du bugliste German Lukianov, le trio du pianiste Boris Rychkov, le quartette de Gennady Golstein et Konstantin Nosov, le quartette du saxophoniste Alekseï Kozlov, le quintette de Vitali Kleinot et Andréï Tovmasyan, le trio du guitariste Alekseï Kuznetsov et l’orchestre de Vadim Liudvikovsky. 

L'orchestre Dixieland du trompettiste Vladislav Grachev au festival de jazz de Moscou en 1967. 

La grande époque des festivals de jazz en URSS des années 1965 à 67 a été exceptionnellement bien représentée sur disque; je propose ci-dessous trois pièces de ces brèves années d’opulence du jazz soviétique. D’abord le quartette KM, mettant en vedette le saxophoniste azerbaïdjanais Vladimir Sermakashev et le pianiste Vadim Sakun, joue un blues au festival de Prague en 1966. Ensuite, le saxo alto de Kouïbychev Roman Kunsman interprète l’une de ses compositions, apparemment inspirée de Charles Mingus, avec le big band de Oleg Lundstrem au festival de Moscou en 1967. Enfin, le quartette du saxo alto Gennady Golstein et du trompettiste Konstantin Nosov interprètent une pièce du saxophoniste qui semblait alors s’inspirer d’Ornette Coleman, à la même édition du festival de Moscou. 


Le quartette « KM » dans « KM » Blues Vladimir Sermakashev (saxo ténor), Vadim Sakun (piano),
Andréï Yegorov (contrebasse), Vladimir Amatuni (batterie). Festival de jazz de Prague, 1966. 


L'orchestre de Oleg Lundstrem avec Roman Kunsman (saxo alto, composition):
Luch T’my (Rayon de Ténèbres / Beam of Darkness ou Ray of Darkness). Festival de jazz de Moscou, 1967. 

Golstein-Nosov Quartet: Na Zavalinke (On the Zavalinka / Sur Zavalinka) (Golstein): 
Konstantin Nosov (trompette), Gennady Golstein (sax alto), Victor Smirnov (contrebasse),
Stanislas Streltsov (batterie). Festival de jazz de Moscou, 1967. 

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On a pu constater l’étendue stylistique que le jazz moderne soviétique avait atteint avec ces trois dernières pièces des années 1966 et 1967. Mais comme souvent dans l’histoire du jazz en URSS, la brève période des premières années brejnéviennes allait laisser place à une époque de stagnation et de réaction pour le jazz soviétique. Avec les évènements du Printemps de Prague et ses suites, l’atmosphère de libéralisation culturelle des premières années Brejnev allaient laisser la place à une période d’incertitude. Après un succès sans précédent, le festival de Tallinn sera suspendu pendant plusieurs années; il en sera de même pour celui de Moscou, autorisé en 1968 mais annulé par la suite. On allait d’ailleurs de nouveau bloquer les ondes radio étrangères à partir de 1968. Face à ces nouvelles restrictions, et avec la possibilité de voyager à l’étranger, plusieurs musiciens choisiront de passer à l’Ouest; c’est le cas par exemple du contrebassiste et ancien leader des Vosmyorka, Igor Berukshtis, dès 1964, mais il n’est pas seul : il sera suivi par le saxophoniste Roman Kunsman, qui émigre en Israël en 1970; par le saxophoniste Vladimir Sermakashev (alias Vlad West) en 1973; et par le saxophoniste letton Vadim Vyadro en 1974 (le trompettiste German Lukianov dira de Vyadro : « il était un musicien très talentueux qui, après avoir émigré, a malheureusement péri dans l’abysse de l’Amérique »!). Le plus célèbre peut-être de ces expatriés est le trompettiste Valery Ponomarev. Né à Moscou en 1943, Ponomarev avait découvert le jazz au début des années 1960 en entendant Clifford Brown sur Voice of America. Membre du quintette de Vadim Sakun lors du festival de Moscou en 1967, il passe à l’Ouest en 1973, s’installant à New York. Après quelques années de galère, il est recruté par les fameux Jazz Messengers d’Art Blakey, avec lesquels il joue entre 1977 et 1980 - son remplaçant sera un certain Wynton Marsalis…

Pour un artiste soviétique, faire carrière dans la musique populaire pouvait effectivement être extrêmement décourageant. Il fallait à la fois connaître les codes de la bureaucratie omniprésente et savoir naviguer les eaux du marché privé semi-légal (ou birzha) qui régissait dans les faits les engagements et les cachets dans chaque ville. À Moscou, par exemple, le birzha se réunissait tous les jours vers 15 h sur le trottoir en face de la TsDRI. C’était souvent au cours de ces après-midi qu’étaient négociés les contrats pour les concerts du soir même ou de la semaine, et où les artistes les plus en demande (habituellement représentés par leur inspektor, l’équivalent d’un gérant) pouvaient obtenir un cachet parfois considérable, alors que les musiciens moins connus étaient souvent obligés d’accepter du travail pour des salaires de misère. Lorsque le gouvernement tente d’enrayer ces marchés parallèles au milieu des années 1950, mettant l’Agence d’État des Variétés (ou Gosestrada) à la tête de toute l’industrie de la musique populaire, le birzha au lieu de disparaître, devait simplement changer de location pour venir s’installer à l’extérieur du bureau local de l’Agence, ou Mosestrada. On a pu voir le même phénomène se reproduire dans à peu près toutes les villes où ces mesures avaient été mises en place.

Il faut dire que la bureaucratie soviétique n’était évidemment pas plus clémente que le marché libre. Pour être un musicien ou un groupe certifié et donc avoir la permission de jouer officiellement dans quelconque établissement, il fallait d’abord recevoir un classement de la part de l’Office des Ensembles Musicaux (ou OMA), qui jugeait si l’on pouvait se produire dans les restaurants seulement ou si l’on pouvait donner des concerts (la deuxième option était habituellement inaccessible aux groupes de jazz). Parfois, faute de pot-de-vin adéquat, les musiciens se faisaient simplement signifier qu’ils n’étaient pas les bienvenus… Après le classement de l’OMA, venaient les agences de contrôle, d’abord les fameuses commissions au répertoire (Repertkom), puis les conseils artistiques (Khudozhestvennye sovety), devant lesquels les orchestres devaient passer des auditions et à qui on devait fournir une liste du répertoire devant être approuvée; cette liste devait par ailleurs être mise à jour mensuellement pour approbation par la commission. Certains musiciens arrivaient à contourner ces contrôles constants en maintenant deux listes distinctes, l’une du véritable répertoire du groupe et la seconde à l’usage de la commission. D’autres inventaient littéralement des fausses listes de titres de pièces d’auteurs soviétiques pour tromper le Repertkom! Mais les commissaires, moins bêtes qu’on aurait pu le penser, finirent par envoyer des inspecteurs aux concerts pour vérifier si le répertoire joué lors des spectacles correspondait avec celui fourni à la commission…

Bref, avec tous ces obstacles en plus des autres tracasseries de la vie sous le régime dit communiste, on peut comprendre les musiciens qui ont préféré passer à l’Ouest – bien que pour plusieurs, la vie en régime capitaliste n’ait pas nécessairement correspondu à l’idée qu’on pouvait s’en faire de loin; je ne vous apprendrai rien si je vous dis que la vie de musicien de jazz aux USA ou même en Europe était loin de garantir un train de vie luxueux… Pour les jazzmen qui étaient restés en URSS comme pour ceux de l’Occident décadent cependant, il deviendra vite évident qu’à partir de la fin des années 1960, le jazz, surtout moderne, s’adressait surtout désormais à une élite éduquée et urbaine; la musique à combattre pour le pouvoir soviétique comme pour les bigots occidentaux était désormais le Rock, qui s’adressait plus directement au prolétariat. Cette nouvelle contre-culture rendait l’ancienne un peu dépassée, et le jazz, jadis première cible des attaques des réactionnaires, devient soudainement une musique plutôt acceptable. Cet état de fait arrivait à un moment particulier, où les rebelles des années 50 apparaissaient progressivement comme un nouvel establishment, mais sans être tout à fait reconnus comme tels. Bref, le jazz soviétique entrait alors dans une nouvelle période d’incertitude mais, peut-être pour la première fois, cette incertitude n’avait que peu à voir avec des attaques idéologiques ou avec la censure. Après des années plus libres où le monde du jazz se retrouvait dans des festivals annuels, l’édition 1968 du festival de Moscou, qui eut lieu deux mois avant l’invasion de la Tchécoslovaquie par les forces du Pacte de Varsovie, se déroule sur fond de climat politique tendu et de nouveau raidissement de la société soviétique. Peut-être que cette tension transparaît un peu dans l'extrait ci-dessous, filmé lors de cette édition du festival, une pièce du quartette du trompettiste Andréï Tovmasyan: 


Andréï Tovmasyan Quartet: Andréï Tovmasyan (trompette), Aleksandr Martynov (piano),
Lucii Vartanov (contrebasse), Valeri Bagirian (batterie).
Festival de jazz de Moscou, 1968.

Les plus attentifs auront reconnu la progression d’accords du célèbre standard Sweet Georgia Brown, bien que Tovmasyan ait été plutôt arménien que géorgien!

Blague à part, la fin des années 1960 et le début des années 1970 forment une période de relative stagnation pour le jazz soviétique. Comme le souligne Starr, un référendum mené en 1976 pour le magazine de jazz Kvadrat, circulant sous forme de samizdat ou publication semi-clandestine, plaçait en premières positions tous les musiciens qui étaient venus au jazz moderne dans les années 1957-60. En d’autres termes, la scène n’arrivait pas à se renouveler et l’institutionnalisation du jazz dans des lieux comme l'école de musique Gnessine n’aideront pas à produire un renouveau du jazz soviétique. Starr exclut cependant de cet immobilisme le travail du bugliste et compositeur German Lukianov, que l’on peut découvrir sur une anthologie de 3 CDs couvrant les années 1962 à 1976, parue en 2012 sur le label Art Beat Music, intitulée DoKadans ou Pré-Kadans, en référence à son groupe Kadans, fondé en 1978. Il faut en effet s’arrêter au cas spécifique de ce musicien qui, s’il fait effectivement partie de cette génération de modernistes venus au jazz à la fin des années 1950, a toutefois su conserver une approche originale et innovatrice tout au long de sa carrière. Né à Leningrad en 1936, Lukianov étudie au conservatoire de cette ville, puis à celui de Moscou, notamment dans la classe de composition d’Aram Khatchatourian. Attiré par le jazz très tôt, il se consacre exclusivement au bugle. Après la dissolution des Vosmyorka en 1958, il collabore avec deux de ses anciens membres, les saxophonistes Alekseï Zoubov et Gueorgui Garanian au sein d’un septette s’inspirant du style polyphonique cher à Gerry Mulligan. En 1962, il dirige avec le pianiste Mikhail Terentiev et le contrebassiste Alfred Grigorovitch un trio sans batterie. Trois ans plus tard, il forme un nouveau trio, cette fois sans contrebasse, avec le pianiste Léonid Chizhik et le batteur Vladimir Vasilkov. En 1970, Lukianov collabore en duo avec le pianiste Igor Brill. C’est au début des années 1970 également que se situe sa collaboration avec le saxophoniste Vadim Vyadro; on peut les entendre tous les deux sur cette pièce de 1972 intitulée Istseleniye ou La Guérison : 


German Lukianov avec Vadim Vyadro : Istseleniye (La Guérison / The Healing)Vadim Vyadro (saxophone ténor),
German Lukianov (bugle), Igor Brill (piano), Viktor Dvoskin (contrebasse), Viktor Epaneshnikov (batterie). 1972.

Si j’ai choisi cette pièce, c’est notamment parce que c’est un des rares enregistrements où on peut entendre le saxophoniste Vadim Vyadro, l’un des jazzmen les plus créatifs de sa génération en URSS mais qui, après être passé à l’Ouest en 1974 et disparu en 2014, est aujourd’hui assez largement oublié. On peut aussi remarquer que Lukianov lui-même se situe moins dans l'imitation (si on le compare à la pièce d'Andréï Tovmasyan ci-dessus par exemple) et semblait véritablement rechercher un style original. 

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Gueorgui Garanian et son ensemble Melodia. 

Avec la popularité grandissante du Rock, comme un peu partout dans le monde, plusieurs jazzmen soviétiques commenceront à intégrer dans leurs ensembles des éléments de cette musique très populaire, mais aussi du funk, à partir du début des années 1970. C’est le cas par exemple du saxophoniste moscovite Vitali Kleinot et de deux de ses proches collaborateurs, le trompettiste Andréï Tovmasyan et le pianiste Igor Brill. Le saxophoniste Gueorgui Garanian, vétéran des Vosmyorka, se tourne aussi vers le jazz-rock et une perspective plus commerciale avec son ensemble Melodia, fondé en 1973. C’est aussi à cette époque que des groupes fusion voient le jour à Riga (l’ensemble Modo) et à Tallinn (le groupe Apelsin, ou « l’Orange »). On mentionnera aussi le groupe du pianiste Nikolaï Levinovsky, Allegro, fondé en 1978.  Le saxophoniste Andréï Kozlov, un disciple de Sonny Rollins qui avait joué avec Vadim Sakun et dirigé son propre quartette dans les années 1960, fonde le groupe fusion Arsenal en 1973. Il explique son choix du jazz-rock en réaction au jazz d’avant-garde qui commençait aussi à percer en URSS au même moment : selon lui, le free jazz était « un mouvement d’extrémistes noirs. J’en suis venu à la conclusion que je n’étais pas Noir, et que je ne pouvais pas partager leurs problèmes. Pourquoi, alors, chercher à jouer comme eux? ». Si son raisonnement diffère de celui des premiers jazzmen soviétiques, qui avaient préféré le jazz poli d’un Sam Wooding à celui, plus brut, d’un Sidney Bechet, le résultat, après 50 ans de jazz soviétique, est paradoxalement un peu le même; Kozlov deviendra assez célèbre grâce notamment à son adaptation de l’opéra-rock Jesus Christ Superstar.

D’autres musiciens aux opinions moins tranchées que celle de Kozlov sauront naviguer entre le jazz-rock et l’avant-garde; c’est le cas par exemple du saxophoniste Anatoli Vapirov. Né en 1947 à Berdyansk en Ukraine dans une famille d’ethnie bulgare, Vapirov étudie à Kyïv, puis à Leningrad. Fondateur de l’Ensemble de Jazz de Leningrad, Vapirov se fait connaître par sa suite Slavyanskaya Misteriya ou Le Mystère slave en 1977. Son album paru sur Melodiya en 1980, baptisé aussi Mysteriya, est un OVNI de la discographie soviétique, particulièrement recherché par les amateurs. Je vous propose de voir un extrait vidéo de 1977 de cette suite, présentée en concert à Novossibirsk. 


Anatoli Vapirov : Mysteria (1977). 

On peut constater dans cet extrait vidéo la grande variété de styles auxquels faisait appel le saxophoniste Anatoli Vapirov : mélodies traditionnelles s’y mêlaient à un solo coltranien et à une rythmique très jazz-rock. Vapirov va par la suite s’adonner également à la musique improvisée, par exemple en duo avec le pianiste Sergueï Kuryokhin. Arrêté au début des années 1980 sous une accusation de « spéculation sur le marché noir », Vapirov passe deux ans en prison. À la fin des années 1980, il s’installe en Roumanie où il est je crois toujours actif aujourd’hui.

Si Vapirov avait utilisé des mélodies traditionnelles pour Mysteriya, il n’était certainement pas le seul musicien soviétique à avoir puisé dans le répertoire folklorique pour y trouver une inspiration nouvelle. Dans les années 1970 et 1980, cette tendance est en fait assez marquée chez nombre de jazzmen soviétiques de la nouvelle génération, peut-être moins en Russie même que dans les républiques et dans les régions éloignées. En Lituanie par exemple, l’ensemble Collage interprète des mélodies folkloriques lituaniennes accompagné par un ensemble de jazz incluant notamment le pianiste Tonu Naissoo (fils du pionnier du jazz lithuanien Uno Naissoo). Le saxophoniste Lembit Saarsalu, sur un album dont le titre se traduirait par 2 x valse rustique, utilise aussi des mélodies traditionnelles lituaniennes. En Ouzbékistan, au sein du groupe du pianiste Oleg Gotskosik, le batteur Sergueï Guilev s’inspire des rythmes de la musique d’Asie centrale. En Sibérie, à Khabarovsk, le groupe du flûtiste Viktor Bondarenko, un quartette baptisé Dalny Vostok (ou Extrême Orient), incorporait à sa musique des instruments traditionnels des peuples autochtones de la région. 

Un disque du pianiste Vagif Mustafazadeh. 

Mais c’est sans doute le pianiste azerbaïdjanais Vagif Mustafazadeh qui a le mieux incarné cette tendance avec son mélange de jazz et du mugham, genre musical traditionnel de l’Azerbaïdjan. Né à Bakou en 1940, il y avait fait ses études en musique. Comme beaucoup de musiciens soviétiques de sa génération, il découvre le jazz à la radio de la Voice of America. Il se fait d’abord connaître avec son trio baptisé Kavkaz (ou Caucase) dans les années 1960. Il participe au festival de jazz de Tallinn en 1966 et 1967, et il est même remarqué par Dizzy Gillespie. Avec sa compagne, la chanteuse Elza Mustafazadeh, il tente d’intéressants mélanges de musique traditionnelle azérie et de jazz, notamment avec son groupe Sevil. Son disque le plus achevé est sans doute l’album double de 1979 intitulé simplement Dzhazovyye Kompozitsii (ou Jazz Compositions), où l’on entend entre autres son évocation de la naissance de sa fille, V Ozhidanii Azizy ou En attendant Aziza; c’est d’ailleurs cette pièce qu’il interprétait sur scène à Tachkent en Ouzbékistan le 16 décembre 1979 lorsqu’il s’effondre, victime d’une crise cardiaque – il avait à peine 39 ans. Née en 1969, sa fille Aziza, devenue chanteuse et pianiste, a continué dans les traces de ses parents et a connu une certaine notoriété dans les années 1990 entre autres.

Regardons ci-dessous Vagif Mustafazadeh (qui était aussi possesseur de la plus belle moustache du jazz soviétique) en 1978 au festival de Tbilissi en Géorgie.


Vagif Mustafa-Zadeh (piano), Vladimir Boldyrev (batterie), Tamaz Kurashvili (contrebasse), ? (percussions).
Festival de Tbilissi, Géorgie, 1978. 

J’ai parlé plus tôt de la relative stagnation qui avait frappé le jazz moderne soviétique issu du bop à partir de la fin des années 1960; comme le souligne un musicien de cette époque, les festivals de rock occupaient désormais les scènes dans les grandes villes, alors que les festivals de jazz semblaient maintenant relégués aux plus petites villes… Malgré cet évident déclin, quelques figures viendront insuffler un peu de sang neuf à cette scène au cours des années 1970; c’est le cas par exemple du pianiste virtuose Léonid Chizhik. Né en Moldavie, ayant grandi à Kharkiv, Chizhik s’était fait remarquer au sein du trio de German Lukianov dans les années 1965-67. Pour Melodiya, il fait paraître en 1975 un premier album en trio, où il reprend par exemple quelques pièces de Aleksandr Tsfasman. Deux ans plus tard, il récidive avec un album où il joue Gershwin, et au début des années 1980, avec Reminiscencii ou Réminiscences, il se consacre au solo. On pourra aussi mentionner deux autres pianistes qui percent dans les années 1970, d’abord Raimond Pauls en Lituanie, puis Tonu Naissoo en Estonie. 

Duke Ellington avec des musiciens soviétiques, dont David Goloschekin au bugle, 1971. 

Si les relations entre l’URSS et les USA restent tendues dans les années 1970, il est de moins en moins rare d’entendre des groupes américains en sol soviétique. La visite la plus significative de l’époque est certainement celle de Duke Ellington et de son orchestre en 1971; elle était d’autant plus significative qu’elle représentait en réalité un geste important de la part de l’administration Nixon (qui avait justement célébré Ellington à la Maison Blanche deux ans auparavant à l’occasion de son 70e anniversaire) vers de meilleures relations avec le bloc communiste, comme en feront foi les déplacements du président américain en URSS et en Chine l’année suivante. Pour les soviétiques, la visite d’un musicien de jazz afro-américain de la stature d’Ellington était d’autre part une occasion inouïe d’entendre l’un des plus grands créateurs de cette musique, qui restait une formidable présence et une grande force créatrice même à 70 ans passés; fidèle à lui-même, le Duke intègre évidemment à ses concerts ses classiques les plus connus, mais inclut aussi dans son répertoire de nouvelles pièces et certaines de ses œuvres les plus ambitieuses comme la suite Harlem, démontant ainsi les vieux arguments de certains des adversaires soviétiques du jazz, pour qui cette musique ne pouvait être que vulgaire et décadente. Pendant les 33 jours que dureront sa tournée, Ellington et ses musiciens pourront aussi, souvent au grand dam des autorités, se mêler aux musiciens locaux lors de jam sessions, mais aussi rencontrer certaines des figures historiques du jazz soviétique, par exemple Léonid Outiossov. Visitant l’orchestre symphonique de la radio et télévision soviétique, dirigé par Maxim Chostakovitch, le Duke sera même invité à rencontrer dans sa chambre d’hôpital le père de ce dernier, Dmitri, qui venait de subir un infarctus…

La lente acceptation du jazz comme un art à part entière, dans laquelle Ellington avait certainement joué un rôle de premier plan, permet aussi à un orchestre comme celui de Thad Jones et Mel Lewis d’obtenir un certain succès lors de leur tournée en URSS en 1972. Les soviétiques pourront aussi entendre des ensembles américains représentant des styles primitifs de jazz, comme le New England Conservatory Ragtime Ensemble dirigé par Gunther Schuller en 1978 et le fameux Preservation Hall Jazz Band de la Nouvelle-Orléans en 1979.

S’il faudra encore quelques années, soit sous Gorbatchev, pour que l’on puisse se pencher sérieusement et officiellement sur l’histoire du jazz soviétique même, certains musiciens développent malgré tout un style qui couvre une très large palette stylistique; c’est le cas par exemple de David Goloschekin, né en 1944. Membre des orchestres de Iouri Weinstein et de Eddie Rosner à la fin des années 1950, il fonde en 1963 l’Ensemble de Jazz de Leningrad. Saxophoniste dans la veine hard bop, Goloschekin est également un violoniste qui peut évoquer Stéphane Grappelli, et joue en outre du piano, du bugle, de la contrebasse, du vibraphone et de la batterie; à 79 ans, il reste aujourd’hui l’une des figures incontournables du jazz mainstream en Russie.

Mais si Goloschekin se situe plutôt du côté du jazz classique, quelqu’un comme German Lukianov, s’il ne se rattache pas à l’avant-garde, continue à la fin des années 1970 et dans les années 1980 (avec son sextette Kadans) à utiliser un langage moderne pour créer des compositions originales. Regardons-le par exemple dans cet extrait du festival de jazz de Moscou en 1982 : 


German Lukianov/Kadans : Zolotyye ruki Sil'vera / Silver’s Golden Hands (1982); 
(je soupçonne un jeu de mots avec le nom de Horace Silver). 
Solistes: German Lukianov (bugle), Nikolaï Panov (saxo ténor), Valery Kaplun (batterie). 

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Alors que le jazz conventionnel devient relativement inoffensif (du moins pour le pouvoir) en URSS dans les dernières années brejnéviennes, se développe tranquillement un autre mouvement qui sera peut-être à la fois le plus surprenant, le plus original et désormais sans doute le plus connu de toute l’histoire du jazz soviétique. Le nouveau jazz soviétique, incorporant des éléments disparates venus du free jazz, de la musique contemporaine, de la musique électro-acoustique, du rock, et des différents folklores des républiques de l’URSS, a fait surface dans la deuxième moitié des années 1970. Ceux qui ont lu ce texte depuis le début savent que la plupart de ces influences couraient déjà dans le jazz soviétique depuis une bonne décennie et plus : on a entendu plus tôt par exemple l’influence d’Ornette Coleman et Don Cherry dans la musique de Gennady Golstein et Konstantin Nosov dès 1967. 

Vladimir Chekasin (saxo alto), Vyacheslav Ganelin (piano) et Vladimir Tarasov (batterie). 

Mais entre l’assimilation d’un nouveau style, soit-il d’avant-garde, et une forme originale, il y a une bonne distance. Sans vouloir diminuer les contributions de Golstein, Nosov, Garanian ou Kunsman lorsqu’ils intègrent à leur jeu les innovations d’Ornette Coleman, de Don Cherry ou d’Eric Dolphy, il reste que pour ces musiciens, cette intégration s’inscrit dans le même processus d’imitation qui a jusqu’alors largement inféodé le jazz soviétique aux différents développements du jazz américain. Pour transcender cette phase d’imitation et métamorphoser le jazz moderne soviétique en un mouvement qui puisse enfin réclamer une existence propre, il allait falloir une figure pour faire le pont, et cette figure sera celle du pianiste et compositeur Vyacheslav Ganelin. Né à Moscou en 1944, Ganelin a grandi à Vilnius en Lituanie. Étudiant au Conservatoire de musique de cette ville, il commence à jouer du jazz dès 1961. Il forme un trio avec le photographe et contrebassiste Grigory Talas et le batteur Aleksandras Melnikas; ce dernier est remplacé vers 1967-68 par un jeune percussionniste venu de la ville nordique d’Arkhangelsk, Vladimir Tarasov. Je vous propose d’abord d’écouter une pièce enregistrée par le trio de Ganelin au festival de jazz de Vilnius en 1968 : c’est une composition basée sur une berceuse (lopšinė) du compositeur lituanien Eduardas Balsys. 


Vyacheslav Ganelin Trio: Composition sur le thème de la berceuse de Eduardas Balsys, 1968, festival de Vilnius. 

On peut déjà entendre poindre dans cette pièce du trio de Vyacheslav Ganelin en 1968 un style original, très virtuose, avec des envolées qui ne sont pas par rappeler la manière de Paul Bley par moments. Déjà à cette époque, il semble que Ganelin et Tarasov (puisque je crois bien que c'est lui le batteur sur cette pièce) aient été à la toute avant-garde du jazz soviétique. La même année, les deux forment un nouveau trio, cette fois avec un saxophoniste venu lui aussi d’Arkhangelsk, Vladimir Rezitsky; on peut imaginer que Ganelin avait entendu le trio à l’instrumentation similaire que Cecil Taylor avait conduit en Europe du Nord en 1962, et qui avait fait plusieurs disques à cette époque. C’est la rencontre de Vladimir Chekasin à Sverdlovsk qui va achever la mutation du groupe de Ganelin. Né en 1947, Vladimir Chekasin était déjà une figure montante de la scène jazzistique de l’Oural; en 1971, lauréat d’un concours pour jeunes musiciens, il se produisait déjà à l’étranger, au festival de Prague. Cette même année, il quitte sa ville natale pour rejoindre Ganelin et Tarasov à Vilnius; c’est ainsi que nait le plus célèbre groupe du nouveau jazz soviétique, parfois identifié des noms de famille des trois musiciens, mais la plupart du temps appelé tout simplement Ganelin Trio. 

Un disque du Ganelin Trio publié par Leo Records. 

En Occident, la musique du trio (comme celle de la plupart des groupes-phares du nouveau jazz soviétique) a surtout été diffusée grâce au travail de Leo Feigin. Né à Leningrad, Feigin avait étudié en éducation physique, mais aussi en Anglais et en philologie; il était devenu amateur de jazz grâce à Willis Conover et à la Voice of America. Présentateur de concerts, il rencontre ainsi de nombreux musiciens de la scène du jazz soviétique. Émigrant en Israël pour y rejoindre de la famille dès 1973, Feigin s’installe l’année suivante à Londres, où il travaille comme traducteur de russe pour la BBC. Il fonde Leo Records en 1979, et l’année suivante il fait paraître une bande du trio de Ganelin, Chekasin et Tarasov en concert à Berlin-Est, un disque qui révèlera aux amateurs occidentaux le nouveau jazz soviétique. Défenseur infatigable de la musique improvisée en général, et de celle des anciennes républiques soviétiques en particulier, Feigin a fait paraître des centaines de disques sur son label depuis 1979, évidemment de plusieurs groupes soviétiques (puis russes) qui n’étaient pas toujours documentés en URSS même, mais aussi de plusieurs figures incontournables de la musique créative en Angleterre, en Europe et dans le monde, incluant Cecil Taylor, Sun Ra, Anthony Braxton, Marilyn Crispell, Evan Parker, Joe Maneri, Joëlle Léandre, Ivo Perelman, et littéralement des douzaines d’autres. En plus d’enregistrements contemporains (qui composent la plus grande partie de son catalogue), Leo avait initié en 1999 une série de publications historiques baptisée Golden Years of New Jazz, où furent réédités entre autres plusieurs des albums-phares du nouveau jazz soviétique. De 2001 à 2003 paraissent par exemple quatre coffrets de 4 disques compacts chacun dans la série Golden Years of the Soviet New Jazz. Malheureusement, Feigin semble désormais prêt à clore le chapitre Leo Records, comme l’indique la vente de fermeture du label initiée en juin 2023; à 86 ans, on ne lui en voudra pas trop. En plus de son étiquette, Leo Feigin avait présenté à la télévision britannique en 1989 une série de 10 documentaires intitulés Russian New Music, dont sont tirés quelques-uns des extraits que vous verrez plus tard – de manière peut-être significative pour cet adversaire déclaré de l’étatisme soviétique, la série paraît sur Channel Four, une chaîne qui, contrairement à la BBC, ne recevait aucun argent public... Par ailleurs, j’ai notamment utilisé pour la suite de cette diffusion un livre que Feigin a fait paraître en 1985 intitulé Russian Jazz : New Identity. Dans cette anthologie, on retrouve plusieurs textes sur le nouveau jazz soviétique des années 1970 et 1980, écrits par des critiques et des musiciens de l’URSS, de Roumanie, de l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest, d’Angleterre et des USA. Cette diversité de points de vue et d’approches brossent un tableau fascinant de la scène du jazz soviétique de cette période, depuis les récits de périples en URSS par quelques rares musiciens et critiques étrangers à la rencontre des acteurs de cette scène jusqu’à des analyses assez élaborées d’enregistrements par des critiques de la célèbre revue clandestine de jazz Kvadrat (ou Chorus), dirigée par le critique Efim Barban. 

Un numéro de la revue de jazz clandestine Kvadrat (Chorus). 

On pourrait croire que les autorités auraient été profondément hostiles à la nouvelle musique, souvent fortement expérimentale et rassemblant des influences disparates. Évidemment, les musiciens du nouveau jazz soviétique devaient composer avec de nombreuses difficultés, et souvent leurs concerts devaient se tenir de manière semi-clandestine. De même, généralement la promotion pour ces évènements ne pouvait se faire de façon officielle et dépendait en grande partie de réseaux souterrains et du bouche-à-oreille. On pourrait aussi penser que les labels officiels se tiendraient loin de cette nouvelle musique; pourtant dès 1975-76 ils publieront des enregistrements du trio Ganelin-Chekasin-Tarasov. C’est d’abord le label d’état polonais Pronit qui fait paraître un disque du trio en 1975. L’année suivante, ce sera au tour de Melodiya de documenter les trois comparses sur un album baptisé d’abord en russe Dzhazovyye Improvizatsii (Jazz Improvisations) ou en lituanien Džiazo Kontrastai (Jazz Contrasts). Enregistré à Vilnius en 1976, le disque introduit la méthode d’action de prédilection du trio : c’est une longue suite de plus de 40 minutes qui utilise des tactiques musicales très variées (Ganelin qualifie la musique du trio de « polystylistique »), ici parfois entrecoupée d’interludes en overdubs. Depuis les solos débridés de Chekasin jusqu’à l’usage de « petits instruments » (notamment un certain nombre de flûtes) inspiré peut-être de l’Art Ensemble of Chicago, en passant par les envolées rhapsodiques de Ganelin à la Keith Jarrett, le trio installe dans Con Anima (c’est le titre de la suite, ce sera aussi le titre du disque lorsqu’il sera publié avec une pochette illustrée) sa façon de faire qui attirera l’attention de la critique occidentale au début des années 1980. Les stratégies formelles utilisées par le trio donnent à leurs performances un sens de grande continuité tout en faisant appel à des éléments souvent disparates, notamment un multi- et poly- instrumentisme qui confondra parfois les critiques occidentaux, l’un d’entre eux ayant par exemple souligné la participation à l’enregistrement du concert de Berlin-Est de « deux participants non-identifiés à la guitare et à la basse », alors que les instruments en question étaient en fait joués simultanément par Ganelin lui-même (notamment son fameux clavier de basse, le basset). Sous une apparente grande liberté de forme, les suites du trio (prenant souvent des titres tirés de la nomenclature de la grande musique) sont en fait préparées très délibérément par les trois musiciens; Ganelin le confirme d’ailleurs dans une interview : « Nos pièces sont des compositions strictement travaillées. Mais elles sont les nôtres. Si elles étaient jouées par d’autres personnes, la musique serait différente. Dans notre musique, les caractéristiques de chacun d’entre nous sont une partie de l’effet artistique général ». Ailleurs, en réponse au critique allemand Joachim-Ernst Berendt qui considérait que la musique du trio était « un appel à la liberté », Ganelin répondait : « Si Joachim Berendt veut le voir de cette manière, c’est son opinion. Pour nous, la musique n’exprime rien d’autre qu’elle-même. Il n’y est aucunement question de quoique ce soit de politique, ce n’est que de la musique ». Cette citation révèle une situation répandue chez les acteurs du nouveau jazz soviétique : à quelques exceptions près, ceux-ci ne peuvent pas prendre des positions trop politiques (contrairement à certains acteurs du free jazz américain par exemple : comme le rappelle Frederick Starr, « l’attitude féroce d’un Archie Shepp n’a aucun équivalent parmi ses disciples soviétiques »); ils vont donc justifier des formes qui pourraient paraître trop suspectes parce que libertaires par des positions plus formalistes, mettant prudemment de l’avant les contributions individuelles de chacun des musiciens au service d’une performance collective. On expliquera cette attitude aussi par la position institutionnelle des musiciens, qu’ils souhaitent évidemment préserver : au sein du trio, par exemple, Ganelin était directeur musical du Théâtre dramatique russse de Lituanie; Chekasin enseignait à l’Académie de musique et de théâtre de Lituanie; alors que Tarasov faisait partie de l’orchestre philharmonique d’état de Lituanie. Cette façon très formelle et se voulant détachée d’aborder la nouvelle musique est cependant un peu contredite par une approche souvent parodique ou sarcastique propre au nouveau jazz soviétique, comme le rappelle Efim Barban :

La noirceur de l’arrière-plan idéologique au développement du jazz soviétique, la gravité frôlant la parodie des cérémonies idéologiques et des rituels qui entourent le citoyen soviétique (auxquels lui ou elle est obligée de participer), ont produit une réaction artistique et créatrice correspondante. Le nouveau jazz n’est pas seul dans cette situation; pratiquement tout l’art soviétique non-officiel est imprégné de sarcasme blasphématoire et d’humour noir, pour contrer la solennité monolithique presque sacrée de l’idéologie officielle. La nature improvisationnelle du jazz permet à la musique de prendre un air carnavalesque, et son esprit même défie le dogme mortifère.

Sur ces considérations, je vous propose d’abord de regarder un petit vidéo de 1978 du trio Ganelin-Chekasin-Tarasov, un extrait de la suite Poco-A-Poco filmé pour la télévision lituanienne. 


Le Ganelin Trio: Vyacheslav Ganelin (piano et claviers), Vladimir Chekasin
(clarinette alto et saxophone alto) et Vladimir Tarasov (batterie), 
extrait de Poco-A-Poco, 1978.

Après Con Anima en 1976, le trio sera documenté de nouveau mais relativement prudemment par le label d’état, avec trois autres albums sortis sur Melodiya (Concerto Grosso en 1980; Poi Segue… en 1982 et Semplice en 1984), auxquels on peut ajouter un album de duos de Ganelin avec Tarasov baptisé Opus 2a, et quatre volumes de Tarasov solo intitulés Atto I à IV, parus entre 1986 et 1990. Mais le travail de Leo Feigin, qui publie à partir de Londres des bandes du trio parfois sorties clandestinement d’URSS - pour éviter des ennuis aux interprètes, les disques Leo de jazz soviétique portent d'ailleurs souvent la mention « les musiciens ne portent aucune responsabilité pour la publication de ces bandes » - son travail donc sera évidemment primordial, avec une douzaine d’albums parus entre 1980 et 1989, en plus de deux albums de duos, Three Minus One Equals Three et One Plus One Equals Three, et d’un album solo de Ganelin, Con Amore. On mentionnera aussi une version de Ancora Da Capo parue sur Supraphon en Tchécoslovaquie, ainsi que l’album Non Troppo, d’abord paru sur Enja en Allemagne, puis réédité augmenté d’un deuxième album sur Hat ART en Suisse. 

On aura compris que cette documentation discographique exceptionnelle reflétait l’importance du groupe durant cette période et a contribué grandement au rayonnement du nouveau jazz soviétique en Occident entre autres. La présence du trio Ganelin sur différentes scènes européennes contribuera aussi à ce rayonnement, non sans quelques malentendus – nous y reviendrons. Symboliquement, comme pour les premiers groupes soviétiques de jazz moderne au début des années 1960, c’est d’abord au Jazz Jamboree de Varsovie que le trio fera sa première apparition sur la scène internationale, en 1976. Par la suite, ce seront ses concerts à Berlin Est et Ouest en 1979 qui permettront à certains acteurs du jazz européen de lever un premier coin du voile sur le bouillonnement créatif qui avait alors lieu dans la nouvelle musique improvisée derrière le rideau de fer. Le critique et promoteur allemand Joachim-Ernst Berendt, par exemple, ayant entendu le trio en 1980 aux Berlin Jazz Days, déclare à propos de leur musique : « c’est le free jazz le plus furieux, mais aussi le mieux organisé et le plus professionnel, que j’ai entendu ces dernières années ». Enregistrée à l’occasion du concert à Berlin-Est en 1979, la suite Catalogue est publiée sur Leo Records en 1980 et devient la première manifestation du nouveau jazz soviétique en Occident. À la même époque est reprise une interview de Ganelin, Chekasin et Tarasov par le critique Efim Barban dans la revue canadienne Coda, et bientôt d’autres magazines européens et nord-américains, comme Cadence ou Jazz Forum, font paraître des recensions des albums du trio.

Cette découverte du trio Ganelin (et du nouveau jazz soviétique en général) n’ira pas sans quelques malentendus. Par exemple, le critique roumain Virgil Mihaiu relate dans le livre publié par Leo Feigin la réception de quelques disques du trio au début des années 1980. À la suite de critiques faites à l’album Poi Segue, qui déploraient « une juxtaposition chaotique d’épisodes non-jazz » et estimaient que le trio serait incapable de maîtriser des formes de jazz conventionnelles, Ganelin et ses comparses avaient conçu la deuxième partie de la suite New Wine, utilisant justement des éléments et des formes plus standard afin de démontrer justement leur contrôle de ces formes. Un critique n’ayant peut-être pas suivi cette controverse finit par déplorer que le trio se confine à « des formes familières – tempos de jazz, lignes de walking bass, structures harmoniques familières, improvisations plus orthodoxes – plutôt que de s’en émanciper et de les dépasser comme sur certains de leurs premiers albums ».

Malgré quelques malentendus de la même veine, et malgré la relative déception de Leo Feigin par rapport à l’accueil fait à la musique du trio en Occident, la première révélation du nouveau jazz soviétique allait effectivement amener une certaine curiosité de la part de la critique européenne et américaine. La manifestation la plus visible de cette curiosité sera une offre de tournée du trio Ganelin au Royaume-Uni en 1984. Le critique anglais John Fordham raconte en détail les circonstances de cette tournée financée par le Conseil des Arts de Grande-Bretagne dans le livre publié par Feigin. Derrière une opération diplomatique évidente, on peut dire que la rencontre entre le nouveau jazz soviétique et les musiciens de la scène de la musique improvisée britannique n’aura pas vraiment eu lieu; il faut dire que pour les avant-gardistes occidentaux en général, leur position contre le système les poussait vers l’extrême-gauche, notamment en Angleterre où plusieurs improvisateurs étaient assez près du Parti communiste. Comme la position des musiciens soviétiques était exactement inversée, l’incompréhension était inévitable, d’un côté comme de l’autre. La réception fut plus enthousiaste du côté de la critique anglaise, avec des textes de Graham Lock, Richard Cook, John Fordham et Dave Gelly, entre autres; de même, aux États-Unis, Francis Davis déclare alors dans Down Beat : « Il serait juste de dire que le Ganelin Trio est l’un des groupes majeurs non seulement d’Europe, mais du monde entier ». Le trio tournera aussi en Italie : leur collaboration lors d’une visite du saxophoniste et pionnier du free jazz italien Mario Schiano à Moscou en 1986 sera par ailleurs documentée sur le disque A Concert in Moscow. La même année, le trio Ganelin se rend finalement aux USA, où il collabore notamment avec le quatuor de saxophones ROVA. Mais l’installation de Vyacheslav Ganelin en Israël en 1987 met effectivement fin aux activités du trio. 

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Remarquable documentation de la nouvelle musique soviétique, ce coffret CD paru sur Leo Records en 1989:
Document: New Music from Russia - The 80's

Les ouvertures réalisées par le Ganelin Trio en Europe, en Amérique et ailleurs dans le monde, permettront à d’autres musiciens et groupes soviétiques de l’avant-garde de percer en Occident, souvent également mis de l’avant par Leo Records. On peut trouver un panorama presque complet des acteurs majeurs du nouveau jazz soviétique sur une anthologie de 8 CDs parue sur Leo Records en 1989, intitulée Document : New Music from Russia – The 80s.

La figure qui se démarque immédiatement du lot est sans doute le pianiste, compositeur et multi-instrumentiste Sergueï Kuryokhin. Né dans la ville nordique de Mourmansk en 1954, Kuryokhin grandit à Moscou puis, à la fin de l’adolescence, il suit sa famille à Leningrad. Il y étudie au conservatoire, puis à l’Institut national de la Culture, mais, élève plutôt turbulent et peu assidu, il est expulsé successivement des deux établissements. D’abord intéressé par le rock, il découvre peu à peu le jazz par les programmes de la Voice of America, notamment le pianiste McCoy Tyner, qu’il entend avec le quartette de John Coltrane à la radio; le jeu de Tyner lui fait entrevoir les possibilités de l’instrument au-delà du style des claviéristes rock. Bien que marqué par Keith Emerson, Cecil Taylor, Muhal Richard Abrams et Alexander von Schlippenbach, il affirme avoir été plus intéressé par les saxophonistes, notamment Coltrane, Eric Dolphy et Anthony Braxton; il développera par ailleurs de durables associations avec plusieurs saxophonistes majeurs du nouveau jazz soviétique, notamment Vladimir Chekasin (il apparaît sur son album Exercises, paru sur Leo Records en 1983), Anatoli Vapirov (avec qui il grave Sentenced to Silence et Invocations, également sur Leo), mais aussi de plus jeunes musiciens comme le lituanien Petras Vyšniauskas ou Igor Butman, de Leningrad. En 1981, Leo Records fait paraître son premier album solo, The Ways of Freedom, qui lui apporte une petite notoriété à l’extérieur de l’URSS. Sur la scène locale, il participe au groupe rock Aquarium, avec le guitariste, chanteur et multi-instrumentiste Boris Grebenshchikov, avec qui il collabore aussi sur de nombreux projets de musique improvisée. En 1984, Kuryokhin introduit le concept de Pop Mechanics, qui était aussi le nom de son groupe au personnel mouvant, avec lequel il initie des performances incorporant des éléments de ce qu’on considérerait à l’Ouest comme des happenings : des personnages costumés, parfois grotesques; des éléments théâtraux ou de pantomime; des masses de musiciens semblant répondre aux injonctions du leader; le tout dans un mélange détonnant fusionnant le rock, le jazz, la tradition classique, les formes de musique populaire et l’improvisation libre : ce sont d'une certaine manière les méthodes peu subtiles du Théa-Jazz de Léonid Outiossov qui revenaient par la bande, mais cette fois comme agrandies à la loupe et exagérées par un côté satirique et post-moderne… 

Sergueï Kuryokhin au saxo ténor et au piano. 

Car de tous les acteurs du nouveau jazz soviétique, Kuryokhin était sans doute le plus provocateur. Alors qu’un opposant de l’extérieur comme Leo Feigin pouvait pester relativement librement (de loin) contre le régime et l’interruption des « liens avec les traditions de la grande culture Russe, corrodés par la Révolution d’octobre 1917 » (il faut noter ici l’insistance de Feigin à utiliser le mot « russe »), Kuryokhin pouvait parler en entrevue de l’intérieur même de l’Union des traditions spirituelles russes – ceci sous un régime pour qui la religion, selon Marx, était, rappelons-le, l’opium du peuple. De la même manière, Kuryokhin rappelait l’importance du folklore et des formes épiques, et déclarait que l’universalisation de la musique telle que mise de l’avant par la world music de cette époque était un processus négatif menant à la dégénérescence de la culture. Dans une entrevue reproduite dans le livre édité par Leo Feigin, Kuryokhin affirme même sans ambages se considérer comme un « chauviniste nationaliste ». On peut certainement considérer que le régime soviétique, particulièrement sous Staline, avait eu son lot de chauvinisme et de nationalisme; on peut aussi comprendre de telles déclarations en opposition à un pouvoir corrompu et en déclin. Il reste qu’elles prennent un tout autre sens aujourd’hui que le régime de Vladimir Poutine remet de l’avant le nationalisme et l’impérialisme russe (et, par le fait même, soviétique) face à l’Ukraine…

Pour se faire une idée de la musique du personnage, je vous propose un montage vidéo couplant un court solo de piano avec un extrait d’une performance des Pop Mechanics de Sergueï Kuryokhin :

On comprend que Kuryokhin, musicien extrêmement doué et intellectuel très lucide, se soit senti à l’étroit dans le carcan de la société soviétique, même pendant la période relativement libérale de la perestroïka. Encore en 1991, il réalisait avec le journaliste Sergueï Sholokhov un canular télévisuel baptisé Lénine est un champignon. En 1995, Kuryokhin fut par ailleurs l’un des membres les plus visibles du Parti national-bolchevik d’Édouard Limonov, un parti politique à l’idéologie confuse flirtant parfois avec l’extrême-droite

Atteint d’un sarcome cardiaque, Sergueï Kuryokhin est mort à Saint-Pétersbourg en 1996, à l’âge de seulement 42 ans… 

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Parmi les collaborateurs de Kuryokhin, j’ai déjà parlé plus tôt de Anatoli Vapirov, dont la musique a touché à la fois au jazz fusion et à la musique improvisée. Quant à Vladimir Chekasin, pilier du Ganelin Trio, il mérite qu’on s’arrête aussi aux projets qu’il a menés à l’extérieur de cette formation, que j’ai volontairement exclus des projets périphériques à l’activité du trio. 

Vladimir Chekasin. 

Directeur du big band du conservatoire de Vilnius, Chekasin a réalisé trois disques avec cet ensemble, dont les principaux solistes étaient les saxophonistes Petras Vyšniauskas et Vytautas Labutis, le pianiste Oleg Molokoedov (qui faisait aussi partie de son quartette) et la chanteuse arménienne Datevik Hovanesian (c’est elle qu’on entend par exemple avec l’orchestre sur le coffret Document, sur un Concerto for Voice). À la même époque, au milieu des années 1980, avec son quartette, Chekasin réalise quelques albums qui se démarquent de son travail au sein du Ganelin Trio, notamment Nostalgia sur Leo Records (paru à peine un an après le film du même nom réalisé par Andréï Tarkovski), et Prisiminimai ou Les Souvenirs, paru en 1986 sur Melodiya. Les deux disques semblent utiliser des thèmes similaires, mais la version Melodiya, avec ses sons de synthétiseurs et de basse électrique un peu désuets, exerce encore une fascination un peu inexplicable…

Membre du big band de Chekasin et collaborateur occasionnel de Sergueï Kuryokhin, le saxophoniste lituanien Petras Vyšniauskas a aussi réalisé deux disques intéressants pour Melodiya, utilisant notamment des thèmes folkloriques lituaniens. On l’a aussi entendu auprès de Vyacheslav Ganelin et du contrebassiste Grigori Talas sur un disque Leo intitulé Inverso; il retrouvera d’ailleurs Ganelin à la fin des années 1990 au sein du Trio Alliance. 

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Valentina Ponomareva. 

On ne peut pas dire que le jazz soviétique ait laissé beaucoup de place aux femmes au cours de son histoire; je n’ai même pas pu trouver de photo de la chanteuse et cheffe d’orchestre Vera Dnieprova, leader du Jazz des Femmes dans les années 1930… Même les quelques chanteuses ayant collaboré avec les orchestres de l’âge d’or du jazz soviétique ne pouvaient pas vraiment être qualifiées de chanteuses de jazz; mais la grande variété de styles recouverts par le nouveau jazz soviétique va enfin laisser la place à quelques femmes, par exemple la chanteuse rom Valentina Ponomareva. Se faisant remarquer au festival de jazz de Tallinn en 1967, elle est par la suite chanteuse de l’orchestre d’Anatoli Kroll. Elle passe la majeure partie des années 1970 au sein du trio gitan Romen, mais à partir de 1980 elle est surtout active comme l’une des chanteuses majeures du nouveau jazz soviétique, notamment aux côtés d’Anatoli Vapirov et de Sergueï Kuryokhin. Deux de ses disques paraissent sur Leo Records : Fortune-Teller en 1985 et Intrusion en 1988. L’envoûtant Iskušenie ou Tentation paraît sur Melodiya en 1989.

Une autre musicienne entendue sur le coffret Catalogue, la violoniste Valentina Goncharova est née à Kyïv en Ukraine en 1953, puis elle déménage à Leningrad pendant son adolescence. Marquée par un concert du Ganelin Trio, elle s’installe ensuite à Tallinn en Estonie et commence à produire de la musique électro-acoustique faite maison avec des micros-contact, des objets de la vie courante et plusieurs violons électrifiés. Sa composition en 10 parties qui touche à la musique électronique expérimentale, à la musique ambiante, voire au nouvel âge, Ocean est une œuvre assez unique dans la musique soviétique de l’époque; elle a d’ailleurs produit une réédition retravaillée de cette suite en 2022 sur le label estonien Hidden Harmony. 

Né à Moscou, diplômé du conservatoire de Leningrad, le trompettiste Vyacheslav Gaivoronsky est aussi chirurgien et a longtemps résidé en Sibérie. Dans les années 1980 et 1990, il formait avec le contrebassiste Vladimir Volkov un duo assez unique (parfois appelé Leningrad Duo), qui a fait paraître trois disques sur le label d’état Melodiya. Leur jazz de chambre dépouillé, aux sonorités presque lugubres, s’inspire des musiques folkloriques des steppes, des ragas indiens et des haïkus japonais.

Né au Kazakhstan, le saxophoniste Sergueï Letov avait reçu une solide formation scientifique, mais c’est en autodidacte qu’il s’est intéressé à la musique. Collaborateur de Sergueï Kuryokhin au sein des Pop Mechanics, il fonde Tri-O (ou Three Holes) en 1985, d’abord avec le corniste Arkady Shilkloper et le tubiste Arkady Kirichenko, qui jouait jusqu’alors dans des groupes de Dixieland… En plus d’une pièce du trio original, le coffret Document propose une longue improvisation de 20 minutes où Shilkloper est remplacé par l’hautboïste Aleksandr Alexandrov et où le trio est rejoint par la chanteuse touvaine Sainkho Namtchylak. Cette dernière, spécialiste du chant de gorge khöömii, deviendra dans les années 1990 une figure majeure à la fois pour sa maîtrise de la musique traditionnelle touvaine et pour ses participations avec des figures de la musique improvisée et du jazz contemporain partout dans le monde, notamment avec Peter Kowald, Evan Parker ou le Moscow Composers Orchestra.

Nous avons vu que les éléments les plus créatifs du jazz soviétique venaient souvent des marges de l’Union. Pour le guitariste Igor Grigoriev et le trompettiste Andréï Solovyev, deux moscovites, la difficulté était de porter le message du nouveau jazz soviétique dans la capitale même. Les deux ont su diversifier leurs activités : ils étaient tous deux dans le groupe fusion Asphalt, et Solovyev fut également l’un des membres fondateurs du Moscow Composers Orchestra. Sur le coffret Document, on les entend au sein du Moscow Improvising Trio (avec le batteur Sergueï Busakhin) et dans le groupe The Roof (avec le percussionniste Mikhail Zhukov).

On mentionnera rapidement quelques autres musiciens qui apparaissent sur le coffret Document ou d’autres disques sur Leo Records, notamment le groupe de Leningrad Dearly Departed, du percussionniste Roman Dubinnikov, qui faisait une utilisation très originale des chants folkloriques russes; le groupe Orkestrion, assemblé autour du poète et multi-instrumentiste Sergueï Karsaev; le saxophoniste Aleksandr Sakurov; le violoncelliste Vladislav Makarov et son New Improvised Music Trio; et aussi le pianiste Yourïï Kuznetsov. 

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Le Moscow Art Trio: Misha Alperin, Arkady Shilkloper et Sergueï Starostin. 

On mettra un peu à part le pianiste Mikhail (ou Misha) Alperin. Né en Ukraine, il avait déménagé en Moldavie à l’adolescence, et c’est là qu’il avait débuté sa carrière musicale à la fin des années 1970. Au début des années 1980, il fait partie du quartette moldave Kvarta dirigé par le saxophoniste Simon Shirman, un groupe qui utilisait notamment des mélodies folkloriques de Moldavie comme base pour ses improvisations assez libres. Il fait ensuite partie du groupe fusion Arsenal avec le saxophoniste Alekseï Kozlov. En duo avec le corniste et bugliste Arkady Shilkloper, Alperin enregistre en 1989 un album pour le célèbre label de Manfred Eicher, ECM, Wave of Sorrow. La même année, il fonde avec Shilkloper et le chanteur et clarinettiste Sergueï Starostin le Moscow Art Trio, qui sera surtout actif après la chute de l’URSS; établi à Oslo en Norvège en 1993, Alperin y est décédé en 2018. 

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L’un des foyers inattendus du nouveau jazz soviétique sera la ville subarctique d’Arkhangelsk, située à près de 1000 kilomètres au nord de Moscou. C’est là qu’est né le saxophoniste Vladimir Rezitsky en 1944. Déjà vers 1967, avec son compatriote Vladimir Tarasov, il se produisait dans un café de cette ville. Lorsque Tarasov part pour Vilnius à cette époque, Rezitsky le rejoint et devient pour environ six mois le troisième membre du trio de Vyacheslav Ganelin. Mais Rezitsky ne se fait pas au climat lituanien, et il est bientôt de retour à Arkhangelsk. En 1972, il fonde un trio avec le pianiste Vladimir Turov, trio qui grandit bientôt (notamment avec l’ajout des frères Oleg et Nikolaï Yudanov) jusqu’à un sextette qui prendra tout simplement le nom de leur ville natale, Arkhangelsk. Dans le texte qui relate sa visite-éclair dans cette ville au début des années 1980, le critique allemand Bert Noglik décrit l’activité locale du groupe à leur base d’opérations, le restaurant de l’hôtel Yubileynaya : les mardis, mercredis et jeudis, de 18h à 19h, ils donnaient un concert de jazz d’avant-garde; les vendredis, ils jouaient du jazz classique; de plus, chacun de ces soirs, ils jouaient environ 3 heures de musique de danse pour les clients de l’hôtel, jusqu’à 23h. On devine que l’approche très éclectique du groupe, ainsi que son attitude souvent parodique, vient sans doute de cette activité un peu schizophrène, qui était en réalité celle de plusieurs générations de musiciens de jazz en URSS.

Regardons un extrait filmé du Jazz Group Arkhangelsk, tiré d’une série documentaire sur la nouvelle musique soviétique présentée par Leo Feigin à la télévision britannique en 1990 : 

C’était le Jazz Group Arkhangelsk sur scène; on aura reconnu, avant un épisode parodique évoquant un orchestre de cirque (un peu dans la veine des fanfares chères à Willem Breuker avec son Kollektief) le thème de Mongo Santamaria qui avait aussi inspiré John Coltrane, Afro Blue

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L’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en 1985 annonçait une période de nouvelle libéralisation pour l’URSS; mais la corruption qui gangrénait le système et une bonne partie de la société aurait eu besoin d’un choc plus grand que la glasnost et la perestroïka pour sauver le peu qu’il restait de l’esprit de la révolution d’Octobre 1917. De façon sans doute significative, la période de bouillonnement créatif du nouveau jazz soviétique avait de toute façon eu lieu avant le passage de la gérontocratie Andropov-Tchernenko aux réformes bien intentionnées mais trop tardives de Gorbatchev. 

Pas qu’il n’y ait pas eu de révélations jazzistiques intéressantes dans les dernières années du régime soviétique. Par exemple, trois volumes parus sur Melodiya entre 1988 et 1990 mettaient en lumière la scène du jazz sibérien, avec par exemple le travail des contrebassistes Andréï Mingalev (d’Irkoutsk) et Askhat Sayfullin (de Tomsk), et plusieurs ensembles actifs à Novossibirsk, notamment ceux du pianiste Igor Dmitriev et du tromboniste Viktor Budarin (un ancien de l’orchestre d’Oleg Lundstrem), celui du vibraphoniste Igor Uvarev (le Zapadno-Sibirskiy Dzhazovyy Kvartet ou Quartette de Jazz de Sibérie occidentale), ou encore celui du batteur Sergueï Belichenko (un groupe baptisé Snezhnyye Deti ou Snow Children, les Enfants de la Neige!). 

Sergueï Panasenko (contrebasse), Sergueï Belichenko (batterie) et Vladimir Tolkachev (saxo ténor). 

Né à Novossibirsk en 1947, Belichenko était l’un des acteurs principaux de cette petite scène du jazz sibérien. Diplômé en médecine (il est obstétricien), Belichenko avait débuté comme jazzman vers 1962, puis rejoint le groupe d’un autre scientifique qui avait le jazz comme hobby, l’informaticien et pianiste Vladimir Vittikh; avec celui-ci, Belichenko participe à la fameuse édition 1967 du festival de jazz de Tallinn. Mais pour le batteur, la musique l’emporte rapidement sur la médecine : dans la deuxième moitié des années 1960 et au début des années 1970, il est l’organisateur de plusieurs festivals en Sibérie. En 1971, il fonde le groupe Jamin (ou Jazz Miniatures), et regroupe autour de lui quelques musiciens locaux également attirés par le jazz d’avant-garde, notamment le saxophoniste Vladimir Tolkachev, le pianiste Yourïï Yukechev et le contrebassiste Sergueï Panasenko. En 1975, le collectif s’organise en association officielle qui prend le nom de Tvorcheskoye Dzhazovoye Ob’yedineniye ou Association de Jazz Créatif de Novossibirsk. Belichenko, Tolkachev et Panasenko se produisent en trio sous le nom de MIT (ou Muzykal’noye Improvizatsionnoye Trio), alors que Yukechev et Tolkachev forment le groupe Homo Liber, parfois rejoints par les deux autres. C’est ce groupe qui attirera l’attention de la critique occidentale, par les deux disques sortis sur Leo Records, d’abord Siberian 4 en 1983 (où on entend les quatre compères), puis le platement baptisé Untitled (oui oui, c’est bien le titre!) en 1986, qui présentait Yukechev et Tolkachev en duo.

Écoutons un court extrait de ces pionniers du free jazz sibérien, tiré du disque Siberian 4, enregistré lors du passage du quartette à Riga en Lettonie en 1982 :


Homo Liber : Trivium (extrait): Vladimir Tolkachev (saxophone alto), Yourïï Yukechev (piano),
Sergueï Panasenko (contrebasse), Sergei Belichenko (batterie).

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Pour ceux qui, comme moi, se souviennent des années 1980, il vous viendra sans doute des images typiques des dernières années du régime dit communiste : les longues files devant les magasins, le ciel constamment gris de Moscou, les cérémonies officielles guindées et mécaniques,… Si les critiques occidentaux comme locaux ont parfois fait le parallèle entre le jazz soviétique des années 1970-80 et le cinéma très spirituel et métaphysique de Tarkovski, c’est peut-être plutôt un film plus terre-à-terre, celui de Pavel Lounguine, Taxi Blues, paru en 1990, qui rend le mieux l’atmosphère désabusée qui prévalait juste avant la chute de l’URSS. Racontant la relation ambigüe entre un saxophoniste juif désargenté, alcoolique et toxicomane nommé Liocha et un chauffeur de taxi brutal et abusif nommé Chlykov, le film m’a marqué lorsque je l’ai vu récemment par sa violence, sa misogynie et sa perpétuation du vieux mythe auquel voulaient croire une partie des jazzmen soviétiques : celui du musicien faisant fortune en Occident. Le personnage du saxophoniste Liocha, interprété par Piotr Mamonov, est pris sous son aile par un jazzman américain de passage qui posséderait son propre avion privé (!!!), le saxophoniste Hal Singer (dans son propre rôle) et son manager. Liocha se rend finalement en Amérique et revient à Moscou menant le train d’une grande vedette! Je ne connais pas vraiment d’exemple de saxophoniste de jazz  ayant pu se permettre les largesses auxquelles se prête Liocha, même dans ces « années fric »… On remarquera le personnage du voisin du chauffeur de taxi, Netchiporenko, un vieux stalinien antisémite, qui incarne à merveille l’attitude des zélotes du Parti contre le jazz et ses acteurs; et aussi bien sûr la musique du film, interprétée par Vladimir Chekasin. 

Hal Singer ne sera d’ailleurs pas le seul musicien occidental à pouvoir se produire en URSS et collaborer avec des musiciens locaux dans les dernières années de la détente et dans les premières de la perestroïka. Dans le livre publié par Leo Feigin, on pouvait déjà retrouver le témoignage du clarinettiste allemand Hans Kumpf, venu plusieurs fois en URSS entre 1980 et 1984, occasions qu’il a pu documenter sur deux disques parus sur le label Fusion : Jam Session Leningrad (avec notamment Anatoli Vapirov et Sergueï Kuryokhin) et Jam Session Moscow (avec Léonid Chizhik et Alekseï Zoubov). Pour un disque Leo intitulé On a Baltic Trip, paru en 1984, Kumpf collaborait cette fois avec Vyacheslav Ganelin, Vladimir Tarasov et Lembit Saarsalu, entre autres.

Le quatuor de saxophones ROVA à Riga en 1983. 

Également dans Russian Jazz : New Identity, on peut suivre l’aventure du quatuor de saxophones ROVA, venu en URSS en 1983. Interviewé pour une radio de Buffalo à son retour de l’Union soviétique, le saxophoniste Larry Ochs relate une expérience assez unique, mais qui recoupe aussi d’autres témoignages de musiciens ou de visiteurs, notamment quant à la grande curiosité et aux connaissances surprenamment poussées des amateurs soviétiques, très bien renseignés sur les derniers développements de la musique occidentale. Interrogé à propos des difficultés que le groupe aurait pu rencontrer avec les agents du gouvernement, Ochs devait expliquer la manière dont les groupes étrangers pouvaient se produire en URSS au début des années 1980 :

Nous n’avons pas eu d’expériences de première main avec le gouvernement parce qu’officiellement notre statut était celui de « touristes » et nous étions des musiciens « amateurs ». Nous avions amassé les fonds (pour le voyage). Personne ne payait notre salaire, et c’est ainsi que nous avons pu faire des concerts, parce qu’il n’y a aucun échange culturel officiel entre ces deux pays (les USA et l’URSS).

Le groupe n’était pas venu seul d’ailleurs : il y avait avec eux un groupe d’une vingtaine de personnes, poètes, musiciens, compositeurs, artistes, en plus d’une équipe de tournage; la tournée sera effectivement documentée sur film et sur un disque paru sur hat ART, les deux intitulés Saxophone Diplomacy. Sur une longue pièce sur l’album double original, on pouvait entendre le quatuor à Riga, accompagné du contrebassiste Ivars Galenieks et de Vladimir Tarasov.

Parmi les musiciens actifs dans les toutes dernières années du régime soviétique, on comptera aussi le saxophoniste américain d'ascendance ukrainienne Keshavan Maslak. Brièvement installé à Moscou à la fin des années 1980, ce dernier y avait collaboré avec Anatoli Vapirov, Vladimir Tarasov et Misha Alperin, entre autres; ces collaborations sont d’ailleurs documentées sur un disque paru sur Leo Records sous le titre Mother Russia. Après la chute de l’URSS, Maslak documentera aussi des projets avec Sergueï Kuryokhin et Vladimir Volkov. Dans un tout autre registre, une collaboration de 1987 verra le Consort du saxophoniste Paul Winter tourner avec un ensemble vocal de Moscou, les Dimitry Pokrovsky Singers; il en résultera un disque, rare collaboration officielle entre des musiciens soviétiques et occidentaux, intitulé Earthbeat. D’un autre côté, s’ils ne connurent certainement pas le genre de popularité affichée par le personnage de Liocha dans Taxi Blues, quelques musiciens ayant passé à l’Ouest dans les années 1980 arrivèrent à se forger un nom sur la scène internationale. On pense par exemple au pianiste Simon Nabatov, né à Moscou en 1959. Installé à New York en 1980, Nabatov a notamment enregistré dans les années 2000 pour Leo Records quelques projets originaux autour d’auteurs russes comme Joseph Brodsky, Mikhail Boulgakov et Daniil Harms. Cadet de Nabatov, le trompettiste Alex Sipiagin est né à Iaroslavl en 1967. Débutant avec les ensembles de Igor Brill, de Boris Frumkin et avec le ghost band de Léonid Outiossov dans les années 1980, Sipiagin s’installe lui aussi à New York, en 1991. En plus de ses propres albums (il en a réalisé plusieurs sur Criss Cross Jazz par exemple), Sipiagin a collaboré avec plusieurs groupes et artistes majeurs, comme le Mingus Big Band, Dave Holland ou Michael Brecker. Enfin, le contrebassiste Viktor Dvoskin, ancien membre du groupe fusion Allegro, avait mené son propre quartette dans des festivals européens en 1990. Venu aux USA peu de temps après, on l’a entendu entre autres au sein d’un Soviet-American Jazz Quartet, avec les Américains Louis Scherr (piano) et Tony Martucci (batterie), en plus du saxophoniste turkmène Sergueï Gurbeloshvili. 

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Un volume de l'Anthologie du Jazz soviétique parue sur Melodiya. 

À l’image peut-être du trop tardif sursaut gorbatchévien, le jazz soviétique aura fini par être globalement accepté dans les dernières années de l’empire soviétique. Une preuve supplémentaire, s’il y en avait besoin, sera la série anthologique en 23 volumes produite par le label d’état Melodiya entre 1984 et 1991. Cette anthologie du jazz soviétique rééditait nombre de pièces des vieilles gloires de l’âge d’or du jazz et de la musique populaire de l’URSS, dont Aleksandr Tsfasman, Gueorgui Landsberg, Léonid Outiossov, Yakov Skomorovsky, Aleksandr Varlamov, Oleg Lundstrem, Nikolaï Minkh, et même Eddie Rosner, finalement réhabilité, à qui le label a consacré pas moins de deux volumes. 

Au tout début de ce texte, j'ai mis une pièce de Léonid Outiossov; ce dernier avait su traverser toutes les époques de la musique populaire en URSS, et s’il avait largement quitté la scène en 1966 le public avait pu le voir régulièrement à la télévision jusqu’à sa toute dernière performance en 1981, un an avant sa mort. D’autres que lui avaient été plus audacieux, et on peut dire qu’il avait largement laissé le jazz derrière lui, particulièrement après l’interdiction stalinienne des années 1940 et 50. Cependant, quand en 1986 paraît le film musical Kak stat’ zvedoy ou Comment devenir une star, l’un des premiers films soviétiques connaissant un grand succès en vidéo, c’est encore une pièce de Outiossov (tiens, la même que j’avais choisie pour mon introduction!) qui accompagne le numéro des clowns, de ces fameux clowns russes qui représentent peut-être le mieux l’absurdité de l’expérience du « socialisme dans un seul pays » chère à Staline… mais qui représentent peut-être aussi certains de ses successeurs qui n’ont su finalement garder du régime soviétique que la brutalité, le chauvinisme, la corruption et le règne d’une petite élite qui n’a finalement eu qu’à passer du Parti communiste à Russie unie…

Sur ce, je vous dis : dobryy vecher, tovarishchi!

À la prochaine!


Un extrait de la comédie musicale Как стать звездой (Kak stat' zvezdoy / Comment devenir une star), 1986, utilisant U Samovara y Ya Maj Masha (Au samovar, moi et ma Masha)le disque de 1934 par Léonid Outiossov et son orchestre. 

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On peut voir la version complète de ma présentation sur le jazz en URSS ici: 


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