Les habitués des étiquettes CIMP et CJR connaissent le nom d'Adam Lane: le contrebassiste apparaît en effet sur plus d'une quinzaine d'enregistrements sur les labels de Bob Rusch, dont sept sous son nom. Le Full Throttle Orchestra est un septette à l'instrumentation quasi mingusienne permettant à Lane de développer des idées à grande échelle. C'est le trompettiste Darren Johnston qui ouvre le bal sur In the Center of the Earth, Looking for Mike, avec un solo volubile. Seul cuivre du groupe, Johnston utilise sa sonorité large et généreuse tout au long du disque pour contrebalancer la présence de trois saxos, soit Aaron Bennett, Jeff Chan et Lynn Johnston. Le septette est complété par John Finkbeiner à la guitare et Vijay Anderson à la batterie. Lane a aussi collaboré avec Ken Vandermark au sein de l'explosif quartette 4 Corners (voir CF076 et le DVD CF134), et on retrouve la même énergie que chez le chicagoan dans ses compositions (et le baryton de Johnston n'est pas sans évoquer le jeu musclé de Vandermark). Le contrebassiste expose aussi son style solo efficace en détail dans In the Center of the Earth... et Without Being, fournissant par ailleurs un soutien sans faille aux improvisations souvent incendiaires (Lynn Johnston et Chan sur Nutria One, par exemple). La guitare de Finkbeiner est souvent utilisée pour colorer la palette sonore, comme dans Without Being, où un thème serein plane au-dessus d'un menaçant paysage guitaresque empli de distorsion. Ailleurs (sur Sienna, par exemple), le guitariste sait aussi se montrer un fin mélodiste. Anderson est un batteur solide, dont le jeu démontre (sur Avenue X, entre autres) une parenté avec celui de Tony Williams. Objects est une courte étude utilisant le contraste entre l'utilisation des silences et un thème furieux qui résonne comme la menace d'une détonation. Ne craignant pas les rythmes empruntés au rock, Lane construit sur The Genius of El Segundo un riff monstre qui découle sur une performance que ne désavouerait pas le tentette de Peter Brötzmann, performance qui n'est que surpassée en puissance par Serenity, dont le furieux solo de soprano de Bennett dément vite le titre. Le final Schnube, sorte de calypso ironique, vient varier le ton et mettre un point final réjouissant à un album majeur.
IMI Kollektief: Snug As A Gun
Clean Feed CF059
Malgré son nom, ce quintette semble avoir bien peu en commun avec la formation légendaire dirigée par Willem Breuker: on ne retrouve pas tellement ce côté ironique et quelque peu fanfaron (fanfaresque?) typiquement hollandais dans ce jazz moderne solide et dynamique. Un saxophoniste brésilien (Alipio C. Neto), un trompettiste français (Jean-Marc Charmier), une vibraphoniste belge (Els Vandeweyer), un tandem rythmique portugais (le contrebassiste Joao Hasselberg et le batteur Rui Gonçalves) et un titre emprunté à un poète irlandais: voici un groupe international que réunit un même amour de l'improvisation et d'une pulsation élémentaire, fondation rythmique de plus d'un solo débridé. Le quintette livre un post-bop énergique, un peu à la façon du nouveau jazz scandinave, illustré avec éclat dès l'ouverture, Proof Boum Boum, où se distingue Charmier. Avec une section rythmique très active, Vandeweyer trouve toutefois quelque espace pour ponctuer la performance de commentaires percussifs, et ses solos sont admirablement structurés. Sur Hitching, l'accordéon de Charmier apporte une touche rafraîchissante, tout comme lors de la huitième pièce, Thierry Na Caatinga, qui intègre intelligemment à une pièce particulièrement groovy le chanteur et percussioniste Paulo Matrico. Neto est un saxophoniste au jeu rude et coriace, parfait pour ce type de session, et il s'affirme comme le leader naturel du groupe (il a aussi un album intéressant sous son nom chez Clean Feed baptisé The Perfume Comes Before the Flower, CF093).
Steve Lehman Quartet: Manifold
Clean Feed CF097
Le saxophoniste alto (et sopranino) Steve Lehman n'est plus tout à fait un jeunot inconnu, lui qui jouait déjà chez Anthony Braxton en 2000. C'est cependant au cours des deux ou trois dernières années qu'il a vraiment commencé à faire sa marque, autant au sein du trio Fieldwork qu'avec ses propres disques, dont Interface (CF022), remarquable trio avec Mark Dresser et Pheeroan AkLaff. Ancien élève de Braxton et de Jackie McLean (à qui il a peut-être emprunté sa sonorité très métallique), Lehman a trouvé chez ses ainés (et aussi chez les Steve Coleman, Tim Berne et compagnie) un goût des compositions aux combinaisons rythmiques complexes, et des solos d'une grande logique pour naviguer sur ces eaux houleuses. Enregistré à la même époque que On Meaning (Pi Recordings), album assez dense d'un quintette résolument moderne, ce disque live lui permet de développer parallèlement certaines idées similaires dans un contexte moins formel. Associé (comme pour l'album studio) au trompettiste Jonathan Finlayson (membre des Five Elements de Steve Coleman), le saxophoniste recrute ici le contrebassiste John Hebert et le batteur Nasheet Waits. Les thèmes de Lehman sont pleins de pièges mélodiques, de résolutions surprenantes et de variations rythmiques déroutantes et récurrentes. Enregistré au festival de Coimbra (au Portugal, bien entendu), Manifold dégage une énergie brute, dégagée du vernis des enregistrements studio de l'album Pi, tout en atteignant une certaine sérénité dans des pièces comme Berceuse et Dusk (de Andrew Hill). Le trompettiste est un partenaire idéal, répondant aux idées du saxophoniste sans coup férir. Lehman s'affirme comme un soliste redoutable et plein de surprises, un styliste qui ne cache pas ses influences tout en restant original (comme dans l'étonnant solo-hommage à Evan Parker qui ferme cet album).
Stephen Gauci's Basso Continuo: Nididhyasana
Clean Feed CF101
À l'instar d'Adam Lane, le saxo ténor Stephen Gauci est un habitué des labels Cadence (CIMP et CJR), avec six albums sous son nom, en plus d'un excellent tryptique paru plus tôt cette année chez Ayler Records (Live at Glenn Miller Café). Basso Continuo, comme son nom l'indique, est un groupe mettant l'accent sur les basses fréquences, en l'occurence les deux contrebassistes Mike Bisio et Ingebrigt Håker Flaten. Le quartette sans batterie est complété par le trompettiste Nate Wooley. Nididhyasana (uninterrupted contemplation) débute par une conversation entre les deux contrebassistes, dont les phrases entremêlées fournissent au ténor doux-amer de Gauci un soutien exemplaire. À tour de rôle, Bisio et Flaten s'échangent passages pizzicato et à l'archet, alors que la performance évolue, passant par toutes les combinaisons possibles: quartette, trios, duos puis, dans la dernière partie de cette longue plage, solos, de Gauci d'abord, puis de chacun des contrebassistes. L'absence de batterie ne se fait pas tellement ressentir, l'espace percussif étant de toute façon occupé par le jeu occasionellement robuste des contrebassistes. Wooley est un styliste subtil qui n'a pas froid aux yeux, et un improvisateur qui s'accorde bien au jeu de Gauci. L'une des plus grandes qualités de ce dernier est d'éviter la plupart des clichés inhérents à ce type de musique improvisée, par une grande concentration et une grande écoute. Jamais excessif, le saxophoniste déploie un jeu à mi-chemin entre la tradition et les territoires plus abstraits. Dhriti (steadfastness) débute avec une solide walking bass, alors que saxophoniste et trompettiste entremêlent des phrases complémentaires. Même dans les moments les plus chaotiques, les quatre musiciens conservent un grand sens de la direction, de la pulsation fondamentale. Wooley, avec un grand contrôle de son instrument, fait appel aux effets les plus saisissants. L'ouverture de Chitta Vilasa (play of mind), un duo ténor-contrebasse, est un exemple parfait du jeu de Gauci, qui intègre allègrement des références au bop, à Coltrane, à Rollins et aux saxophonistes pré-bop dans un phrasé on ne peut plus libre et naturel. Le passage suivant, un duo trompette-contrebasse à l'archet, basé sur des sonorités altérées, amène un salutaire contraste. Les contrebasses se font de nouveau foisonnantes sur le court Turyaga (beyond words), alors que saxophoniste et trompettiste y sont des plus volubiles. Avec ce disque et son récent album sur Ayler Records, on peut dire que Stephen Gauci offre une rafraîchissante vision de la musique improvisée, fermement ancrée dans la tradition du jazz sans tomber dans des formules éculées. Un nom à surveiller.
Empty Cage Quartet: Stratostrophic
Clean Feed CF103
Voici l'une des belles surprises de l'année 2008. J'avoue ne rien savoir de Jason Mears (saxo alto et clarinette), de Kris Tiner (trompette et bugle), de Paul Kikuchi (batterie, percussion et électroniques) et de Ivan Johnson (contrebasse), mais ce disque téléchargé un peu au hasard, puis acheté au gré d'une vente est une remarquable illustration de ce qu'est le jazz de notre époque. Sur onze compositions originales (sept par Mears et quatre par Tiner), le quartette passe d'un free-bop solide et (instrumentation oblige) colemanien (Again a Gun Again a Gun Again a Gun, Old Ladies) à une pièce répétitive (Feerdom is on the March); d'un abstrait à la Braxton (The Power of the Great) au déclamatoire We Are All Tomorrow's Food; de la fanfare de Steps of the Ordinarily Unordinary au méditatif Aurobindo; des quatorze minutes du multiforme Through the Doorways of Escape Come the Footsteps of Capture au fragmentaire Beedie and Bob (45 secondes); et finalement du duo dépouillé contrebasse-percussions sur The Illusion of Transparency à l'épique Don't Hesitate to Change Your Mind, qui demeure la pièce de résistance du disque à plus de 17 minutes. Voici donc un autre disque exemplaire, démontrant encore une fois que le jazz se porte bien au XXIe siècle.
Ces cinq albums ne sont bien sûr qu'une infime partie du catalogue du label portugais, qui en est maintenant à sa 134e parution (en l'occurence son premier DVD, une performance du quartette 4 Corners). On pourra bien entendu consulter le catalogue complet sur leur site web, ou encore télécharger la majorité de ces albums (dont les cinq chroniqués ici) sur eMusic.
Note: l'article sur l'album de Steve Lehman est une refonte d'un texte paru dans La Scena Musicale de mars 2008.