Anthony Braxton, Milford Graves, William Parker: Beyond Quantum
Tzadik TZ 7626
Milford Graves, né en 1941, participa à la "révolution d'octobre" du free jazz dans les années 60, auprès des Roswell Rudd, John Tchicai, Paul Bley, Albert Ayler et Don Pullen. Anthony Braxton, né en 1945, fut à la fin des années 60 l'un des membres de l'AACM à Chicago, et avec les Muhal Richard Abrams, Wadada Leo Smith et Leroy Jenkins, l'un des architectes de la nouvelle musique post-free jazz. William Parker, né en 1952, se fit d'abord connaître sur la loft scene new-yorkaise des années 70, avec les tenants de l'energy music comme Cecil Taylor et David S. Ware. Trois approches du jazz contemporain, donc, on pourrait presque dire trois générations d'improvisateurs, chacun avec un bagage considérable, dont les chemins devaient se croiser dans le studio de Bill Laswell, plus tôt cette année. Résultat: ce disque exceptionnel.
Si Braxton travaille habituellement à l'intérieur de structures définies, ou du moins au sein du système qu'il a élaboré au fil des ans, il est rafraîchissant de l'entendre jouer sans filet, dans un contexte d'improvisation totale. Ce que Parker et Graves savent lui apporter ici, c'est un certain côté rituel, plus terrestre qui, sans être totalement absent dans la musique récente de Braxton (la Ghost Trance Music est au contraire basée sur cet aspect), aurait tendance à être plus intellectualisé chez lui. En d'autres termes, le saxophoniste a laissé de côté pour le temps d'une session ses ambitions de conceptualiste, faisant transparaître par la même occasion son ardent plaisir à jouer: dès l'ouverture du disque, il se lance dans une improvisation qui évoque ses grands moments des années 70 et 80. Passant tout au long de l'album de l'alto au soprano, du saxo basse au sopranino, il démontre avec sa verve habituelle sa grande maîtrise de la famille des anches.
Graves est un percussioniste au jeu remarquablement ouvert, mais qui puise indéniablement aux sources de la musique afro-américaine. Contrairement à plusieurs de ses collègues, il porte une attention particulière à son jeu de cymbales, exceptionellement varié. Accompagnant occasionnellement son jeu de chants incantatoires, il fournit sans cesse un foisonnement percussif qui saisit l'auditeur à chaque instant.
Fidèle à lui-même, Parker fournit la fondation rythmique, le groove fondamental. Ce n'est pas un hasard si le contrebassiste joue occasionnellement (mais pas sur ce disque) du donso n'goni, cet instrument à cordes africain aux fonctions rythmiques et cérémoniales; sa contrebasse tient souvent un rôle similaire, avec ces phrases percussives et répétitives qui propulsent l'ensemble. Tout aussi dynamique à l'archet, il livre sur la quatrième plage un dialogue où ses harmoniques se mêlent au jeu disjoint du sopranino de Braxton. Délaissant la contrebasse sur la dernière plage, il utilise un instrument à anche double (qui semble faire de plus en plus partie de ses conceptions musicales, voir le récent "Double Sunrise Over Neptune" sur AUM Fidelity) pour défier férocement le sopranino de Braxton dans un duel énergique qui met un point final au disque. Après plusieurs écoutes, je peux maintenant garantir que cet album figurera sans aucun doute au sommet de mon palmarès des meilleurs disques de 2008.
Le camarade Jason Guthartz tient à jour une (imposante) discographie d'Anthony Braxton en ligne sur Restructures. Un site à visiter souvent pour rester au courant des nombreux projets du grand musicien. On y trouve aussi des discographies de Hamid Drake, Mats Gustafsson et Clifford Thornton.
Le site web de William Parker, au graphisme remarquable, mais un peu lourd, vaut aussi le détour. On parlera bientôt, j'espère, de son "Double Sunrise Over Neptune", paru récemment chez AUM Fidelity.
Brèves (quelques nouvelles du disque):
-Atavistic vient de faire paraître "Peace Concert" de Joe Maneri, un duo avec le batteur Peter Dolger. Cette publication d'une bande enregistrée vers 1963-64 nous permet d'entendre la performance de 24 minutes, plus une entrevue avec Maneri réalisée en 2006 par le critique Stu Vandermark, père d'un certain Ken Vandermark (!). Également, à paraître bientôt, une réédition de "Secrets of the Sun" de Sun Ra (1962), l'un des rares albums de cette période n'ayant pas été inclus dans le programme de rééditions chez Evidence dans les années 90.
-Chuck Nessa, qui produisit certains des classiques du jazz chicagoan des années 70, vient de rééditer "Nonaah" de Roscoe Mitchell. On peut le trouver chez la plupart des distributeurs sérieux, ou en contactant M. Nessa lui-même, à info@nessarecords.com.
-Même dans les mois les plus tranquilles côté nouvelles parutions, il y a toujours quelque chose d'intéressant chez Clean Feed. Parmi les albums parus ces derniers temps (une bonne dizaine au cours des derniers mois!), mentionnons un nouveau disque par le quintette du saxophoniste Fredrik Nordström, "Live in Coimbra" et "The Beautiful Enabler" par un trio baptisé Mauger, c'est à dire Rudresh Mahanthappa (saxo alto), Mark Dresser (contrebasse) et Gerry Hemingway (batterie). Une autre rencontre au sommet!
-Voilà, c'est fait, notre compatriote François Carrier est le deuxième musicien à profiter des coffrets digitaux d'Ayler Records! Sept disques, disponibles en téléchargement, où Carrier et Michel Lambert s'y donnent à coeur joie en duo ("Unfolded" et "Dance"), en trio ("Far North" et "Kala", avec Pierre Côté, "Great Love", avec Ron Séguin et, sur une pièce, Dewey Redman), et en quartette avec Sonny Greenwich et Michel Donato ("Soulful South, parts 1 & 2").
-Les majors ne font pas souvent parler d'eux sur ce blogue, mais deux rééditions chez Blue Note, dans la série RVG, valent la peine d'être mentionnées: "Evolution" de Grachan Moncur III (enregistré en 1963 avec Jackie McLean, Bobby Hutcherson et Tony Williams, entre autres) et "Dimensions and Extensions" de Sam Rivers (une session inhabituelle de 1967).
-Vous avez peut-être remarqué l'apparition dans les magasins de rééditions abordables du label ECM, en format mini-LP. On nous promet quarante titres pour les quarante ans du label. Malheureusement, cette série ne semble contenir aucun titre inédit sur CD. Dommage...
-Parmi les titres récents parus chez hatOlogy, deux rééditions: "Sweet Freedom - Now What?", le bel hommage à Max Roach de Joe McPhee, Lisle Ellis et Paul Plimley, et "News for Lulu", première édition de ce projet de relecture de compositions hard bop par John Zorn, George Lewis et Bill Frisell. Leur section de disques à paraître fait saliver, mais l'étiquette suisse semble procéder au compte-gouttes!
Voilà, c'est tout pour aujourd'hui.