dimanche 7 décembre 2008

Au pays du vinyle (II)

Gato Barbieri: Obsession
Affinity FA 5

Il y a deux Gato Barbieri. Le premier, disciple de Coltrane et Coleman, compagnon de route de Don Cherry, saxo ténor révolutionnaire du premier Liberation Music Orchestra, free-jazzman soucieux de ses racines tiers-mondistes (on se souvient de l'excellent "The Third World" (1969), entre autres), a disparu quelque part au milieu des années 1970. Le second, musicien populaire rendu célèbre par la bande sonore du "Dernier Tango à Paris" (1972), interprète vedette d'airs sud-américains folklorisants, se perdra assez vite dans des productions indignes de son talent. C'est au premier Gato, vous l'aurez deviné, qu'il faut attribuer ce disque méconnu et excellent. 

Après une association remarquable avec Don Cherry (son jeu est pour beaucoup dans le succès de deux de ses chefs-d'oeuvre, "Complete Communion" et "Symphony for Improvisers"), Barbieri devait réaliser en 1967 les deux premiers disques à paraître sous son nom, "In Search of the Mystery" pour ESP-Disk' (label emblématique des avant-gardistes de l'époque), et celui-ci, enregistré à Milan. À ses côtés, deux jeunes musiciens que Cherry avait déjà fait connaître: le français Jean-François Jenny-Clark à la contrebasse et l'italien Aldo Romano à la batterie. Dans ce format dépouillé, idéal pour le free jazz - le trio sans piano - Barbieri y va de deux longues improvisations passionnées, chacune couvrant toute une face de ce 33-tours. "Obsession", construit (en deux parties) sur un thème d'une grande simplicité (une variation rythmique de deux notes, qui revient tout au long de la performance), porte bien son titre. Ce pourrait être l'un des thèmes spontanés du dernier Coltrane, celui de "One Down, One Up", bâtissant des improvisations épiques sur un matériau thématique simplifié au maximum. C'est visiblement le modèle de Barbieri ici, tandis que Romano affiche volontiers, par moments, l'influence d'Elvin Jones. Occupant la deuxième face, "Michelle" débute comme une invocation torturée dans la lignée d'Albert Ayler (celui de "Spiritual Unity"), pour se poursuivre en une discussion élastique en trio, où le tempo peut disparaître au tournant d'une phrase pour réapparaître tout aussi soudainement quelques minutes plus tard. La contrebasse de Jenny-Clark, sonore à souhait, est particulièrement efficace dans les ensembles, alors que son jeu à l'archet, vers la fin de la pièce, donne une fondation solide au jeu excessif de Barbieri. Ce dernier, tout en phrases hachées et tonitruantes, en notes répétéees et en excursions exacerbées dans le registre suraigu, savait annoncer avec panache les boulversements à venir. C'est en tout cas l'un de ses plus beaux moments sur disque. 

Quoi de neuf?

Pour terminer, quelques nouvelles du monde du disque. 

-Les fans de William Parker peuvent se réjouir, AUM Fidelity vient de faire paraître un nouveau disque du quartette de l'infatigable contrebassiste baptisé "Petit Oiseau". L'album est aussi disponible en vinyle, pour ceux que ça intéresse. 

-Chez Ayler Records, en téléchargement seulement, un enregistrement du légendaire saxophoniste, pianiste et guitariste Arthur Rhames (1957-1989), en duo avec le batteur Charles Telerant, "Two in NYC". 

-Grande nouvelle pour les jazzophiles internautes: le catalogue des labels Black Saint et Soul Note, désormais détenu par Cam Jazz, est également disponible en téléchargement chez emusic! Une façon abordable d'entendre de nombreux titres des années 1970 et 1980, avec des classiques de Jimmy Lyons, David Murray, Frank Lowe, Bill Dixon, Roscoe Mitchell, Air, Steve Lacy, etc. 

-Encore une pelletée de nouveautés chez Clean Feed, notemment un alléchant DVD du quartette 4 Corners (Magnus Broo, Ken Vandermark, Adam Lane, Paal Nilssen-Love), dont l'explosif disque éponyme figurait sur ma liste des meilleurs disques de 2007. 

-Réédition, chez ECM, des trois disques du légendaire trio Codona (Colin Walcott, Don Cherry et Nana Vasconcelos), dans un joli coffret, semblable à celui dédié au trio de Keith Jarrett plus tôt cette année. 

-Remarquée dans les groupes d'Anthony Braxton et de Taylor Ho Bynum (voir plus bas), Mary Halvorson a un nouveau disque en trio chez Firehouse 12, "Dragon's Head". 

-Chez hatOLOGY, deux enregistrements récents qui mettent en vedette le cornettiste Taylor Ho Bynum, d'abord un disque de son sextette, "Asphalt Flowers Forking Paths", ensuite un disque du Joe Morris Bass Quartet, "High Definition". Un musicien à suivre. 

-Rencontre entre un groupe établi de vétérans improvisateurs (le Trio 3: Oliver Lake, Reggie Workman et Andrew Cyrille) et une grande dame de la musique improvisée européenne, Irène Schweizer, "Berne Concert" promet de la haute voltige. C'est publié chez Intakt, évidemment. 

-On retrouve Ken Vandermark chez OkkaDisk, avec un nouveau projet, une série de duos avec quatre contrebassistes, Kent Kessler, Nate McBride, Ingebrigt Håker Flaten et Wilbert De Joode. Le titre: "Collected Fiction". 

-Quelques nouveaux titres chez Reel Recordings (label dont je vous ai déjà parlé cet été à propos de Mike Osborne), notemment "Full Steam Ahead", une collection d'enregistrements de 1975 à 1977 par le sextette Isipingo, dirigé par Harry Miller. 

samedi 29 novembre 2008

Hors des limbes (II): Albert Mangelsdorff sur MPS

Le titre de cette chronique pourrait aussi bien s'appliquer à son chroniqueur: disons que je n'ai pas tellement vécu de musique ces derniers temps, et je ne sentais pas avoir quelque chose de vital à partager. Après m'être confondu en excuses pour cette longue interruption auprès de mon lecteur assidu (j'espère en avoir au moins un), revenons à nos moutons: 

2008 aurait dû marquer le quatre-vingtième anniversaire de l'un des jazzmen européens les plus célèbres: le tromboniste Albert Mangelsdorff, décédé en 2005. Pour l'occasion, le légendaire label allemand MPS a réédité, en deux coffrets et deux albums doubles, une bonne partie de l'oeuvre de ce grand virtuose, qui a enregistré pour cette étiquette de 1968 à 1982. Outre "Albert Mangelsdorff And His Friends", déjà réédité en 2003, c'est donc tout le catalogue MPS de Mangelsdorff qui est rendu disponible d'un coup: c'est, on l'aura deviné, une somme considérable, qui brosse un portrait assez complet d'un musicien dont l'oeuvre est, encore de nos jours, peu distribuée de ce côté-ci de l'Atlantique. Allons-y album par album, histoire de s'y retrouver un peu. 

Albert Mangelsdorff: Originals Vol. 1 (ZoKoMa; Wild Goose; Never Let It End; Trombone Workshop; Birds of Underground)
MPS 06025 17747

1. Album coopératif dans le meilleur sens du terme, "ZoKoMa" (1968) est une rencontre entre Mangelsdorff, le guitariste hongrois Attila Zoller et le saxophoniste américain Lee Konitz, grande influence sur le jazz européen des années 1950 et 1960. Sur quatre pièces, les trois musiciens sont rejoints par une rythmique solide (Barre Phillips à la contrebasse et Stu Martin à la batterie). Mais, fait plutôt rare à l'époque, le reste du disque fait place à des solos, des duos et des trios, permettant différentes configurations d'instruments. Mangelsdorff, encore sous l'influence du bop et du jazz cool, livre des improvisations distinguées et fréquemment excitantes. En solo, il n'avait pas encore développé les techniques qui devaient le rendre célèbre quelques années plus tard (multiphoniques, vocalises, etc.), mais son contrôle de l'instrument est déjà impressionant. Konitz, fasciné par le saxophone électrique Varitone, s'en servait souvent à l'époque; mais qu'il utilise cet outil technologique ou son bon vieil alto seul, on reconnaîtrait entre mille cette sonorité légèrement feutrée, ce phrasé décalé et ces phrases aux résolutions inhabituelles, qu'on ne saurait qualifier autrement que de "konitziennes". Dans les improvisations collectives, on se sent à mille lieues du free jazz énergique de l'époque. C'est plutôt du côté des improvisations libres de l'école Tristano ou du free jazz de chambre à la Jimmy Giuffre qu'il faut chercher une quelconque parenté: tout en puisant aux sources américaines, le jazz européen marquait déjà son originalité en démontrant ses affinités avec des courants marginaux. Les compositions de Zoller pour le quintette sont plus conventionnelles, plus près du bop, bien que "Rumpelstilzchen", qui ferme le disque, bénéficie d'une interprétation éclatée et vigoureuse. 

2. Projet étrange et quelque peu farfelu, "Wild Goose" (1969) met le quintette habituel de Mangelsdorff (Heinz Sauer (ténor, alto), Günter Kronberg (ici au baryton), Günter Lenz (contrebasse) et Ralf Hübner (batterie)), plus les souffleurs Joki Freund et Emil Mangelsdorff (frère d'Albert) aux prises avec le duo Colin Wilkie-Shirley Hart, deux chanteurs folk. Fusion bizarre et incongrue, cette rencontre est bien un produit de son époque, comme une mauvaise idée d'un producteur en mal de concept. Les chansons de Wilkie, arrangées par Freund, ne sont pas désagréables en elles-mêmes, et les musiciens s'en tirent comme ils peuvent, mais la juxtaposition de ces éléments irréconciliables donne un effet involontairement surréaliste. Pour inconditionnels seulement. 

3. "Never Let It End" (1970) marque un salutaire retour à l'essentiel. Le groupe est réduit à sa plus simple expression, un quartette avec Sauer, Lenz et Hübner. Le saxophoniste donne volontiers dans un expressionisme coltranien (spécialement dans l'apocalyptique "The 13th Color"), et Mangelsdorff commence à utiliser prudemment quelques effets multiphoniques. La pièce-titre, décrite comme une "valse espagnole" donne lieu à une inévitable introduction "à la Jimmy Garrison" de la part du contrebassiste, mais Lenz se montre aussi un soutien indéfectible pour la formation, ses ostinatos se révélant l'ingrédient essentiel pour faire lever la pâte. Le blues n'est jamais bien loin, comme le démontre de belle façon "Roitz And Spring" (composition de Sauer, comme le court "Nachwort" qui ferme le disque). Il y a peut-être un sentiment de transition dans ce disque, vers l'oeuvre plus achevée que sera "Birds of Underground" deux ans plus tard. Mais c'est aussi un album stimulant et dynamique, par l'un des groupes essentiels de cette époque, qui devait bientôt disparaître après presque une décennie d'activité. (Le même quartette est aussi responsable pour l'excellent "Live In Tokyo" de 1971 paru chez Enja). 

4. Mangelsdorff croise le fer avec Slide Hampton, Åke Persson et Jiggs Whigham dans ce "Trombone Summit" (1971) réjouissant mais quelque peu prévisible. Les cinq compositions (une de Hampton, deux de Mangelsdorff, deux de Whigham) sont surtout des véhicules pour une suite de solos, la plus élaborée étant peut-être "Trombone Suit" de Hampton. Les rythmes binaires funky ne sont jamais bien loin ("Uli's Dance" et "Ice-Nine", pour lesquels le pianiste George Gruntz passe évidemment au Fender Rhodes), mais l'introduction très libre de "Ice-Nine" offre un intéressant contraste dans cette session qui demeure avant tout une sympathique rencontre de collègues. 

5. Seul album studio de cette version du quintette, "Birds of Underground" (1972) est un chef-d'oeuvre. Seul Heinz Sauer (ici à l'alto) demeure de la formation initiale. À ses côtés, Gerd Dudek est au ténor, Buschi Niebergall à la contrebasse et Peter Giger à la batterie. Souvent collaborateur d'improvisateurs européens radicaux (il apparut souvent à l'époque avec le trio de Peter Brötzmann), Mangelsdorff sut intégrer ces expériences dans sa propre musique. L'ouverture de "Wobbling Notes and Fluted Crackle", la pièce de résistance placée en tête du disque, est saisissante: la contrebasse de Niebergall (à l'archet) et la batterie foisonnante de Giger poursuivent un dialogue féroce sous l'exposition d'un thème d'une grande simplicité. Dudek livre un solo puissant, alors que Sauer et Mangelsdorff bâtissent les leurs à partir de rien, d'abord en solo absolu, puis graduellement soutenus par la rythmique. "Grive Musicienne" est une courte improvisation collective, et il est aisé de constater le chemin parcouru par Mangelsdorff depuis "ZoKoMa": c'est désormais un idiome typiquement européen qui tient lieu de référence dans l'improvisation, et les recherches texturales ont désormais supplanté toute référence au bop. C'est aussi évident dans l'introduction de la pièce-titre, dont le thème semble bâti autour d'une pulsation rock désarticulée, procédé que Mangelsdorff reprendra souvent au cours de la décennie (voir plus bas). "Xenobiosis" est une nouvelle pièce collective, s'ouvrant sur une utilisation (roland)kirkienne de deux saxophones par Sauer, Dudek y allant de quelques commentaires au soprano, puis d'un beau solo alliant lyrisme et abstraction, le tout soutenu par des échanges complexes entre Niebergall et Giger. Véloce et sautillant, Mangelsdorff préfigure les prouesses d'un George Lewis, se perdant dans la stratosphère. Le ténor rugueux de Sauer fait monter, puis redescendre, la température, avant de revenir aux doubles saxophones pour la finale. "Birds of Underground" est un disque de son époque, certes, mais dans son alliage entre forme et improvisation, entre structures jazz et improvisation libre, il demeure un exemple à suivre. Il allait ouvrir une période particulièrement faste pour Mangelsdorff, documentée sur les autres volumes de cette série. 

Albert Mangelsdorff: Solo (Trombirds; Tromboneliness; Solo)
MPS 06025 1779743

L'exemple d'Anthony Braxton, puis de Steve Lacy, devait pousser dans les années 1970 beaucoup de musiciens à se lancer dans les performances en solo. Avec sa technique remarquable et son contrôle stupéfiant des multiphoniques, Mangelsdorff devint rapidement l'un des plus impressionants adeptes de cette discipline. Le premier des compacts doubles de cette série réunit les trois albums du tromboniste en solo. 

6. Moins radical que le "For Alto" de Braxton, "Trombirds" (1972) n'en demeure pas moins un disque important et essentiel, posant les bases des projets subséquents du tromboniste en solo. Exactement contemporain de "Birds of Underground", il marque aussi un sommet créatif pour Mangelsdorff. Tout comme Braxton, mais plus évidemment ancré dans le langage conventionnel du jazz, le tromboniste allait explorer avec chacune des six pièces un concept différent, une facette de l'instrument: blues et registre grave sur "Blues of a Cellar Lark", passages rapides et notes doubles sur "Trombirds", répétition rythmique et multiphoniques employés pour créer une mélodie sur "Yellow Hammer", réenregistrement et manipulation sur "Introducing Marc Suetterlyn", opposition aigu/grave et phrasé plus conventionnel sur "Espontaneo" (à plus de 12 minutes, un véritable tour de force), lignes brisées et longs multiphoniques sur "Sing A Simple Song For Change". Ce sont ces variations qui permettent de maintenir l'attention de l'auditeur et qui seront la recette du succès des projets solo du tromboniste. 

7. Suivant le modèle de "Trombirds", "Tromboneliness" (1976) est une suite plus qu'honorable. "Do Your Own Thing" est une remarquable introduction, bluesy à souhait. "Tromboneliness" (un très beau titre) est une étude pointilliste. Mangelsdorff se transforme en véritable section de cuivres pour une reprise mémorable du "Creole Love Call" de Duke Ellington, une pièce qu'affectionait aussi un autre virtuose des sons multiples, Roland Kirk (elle se trouve sur son album "The Inflated Tear", Atlantic, 1967). "Bonn" est un thème classique de Mangelsdorff, que l'on attend à chaque tournant de phrase, et le tromboniste joue à cache-cache avec l'auditeur, intégrant des motifs du thème un peu partout dans ce solo magistral. "Marc Suetterlyn's Boogie" est la suite de "Introducing Marc Suetterlyn" de l'album précédent. Ces deux pièces étranges, où la vitesse de l'enregistrement a été augmentée jusqu'à ce que le trombone de Mangelsdorff sonne comme une trompette, nous rappellent l'affection qu'avaient les musiciens européens pour l'oeuvre de Lennie Tristano, qui n'avait pas hésité, au grand dam des puristes, à utiliser le réenregistrement et l'accélération de la vitesse des bandes pour son album "Lennie Tristano" (Atlantic, 1955, écouter particulièrement "Line-Up" et "Turkish Mambo"). "Für Peter" est un autre classique de Mangelsdorff, que l'on retrouvera plus loin. 

8. Contrairement aux deux albums précédents, le laconiquement titré "Solo" (1982) est surtout une suite de vignettes, douze pièces allant d'une cinquantaine de secondes à plus de sept minutes, d'où un besoin de contraste: au nerveux "Responsory", par exemple, succède le curieusement statique "Für G.K.". Encore une fois, on peut se rendre compte de l'importance du blues chez Mangelsdorff, implicitement dans "Nexus" ou dans "Der alte Dreiviertel" (qui sonne comme une variation de "Für Peter"), explicitement dans "Bone Blues". La pièce la plus longue, "Rooty Toot" découle du "Creole Love Call" de l'album précédent, avec encore cette (omni)présence du blues, et ce dédoublement de l'improvisateur, qui joue à la fois une mélodie (quelquefois deux) et son accompagnement. Il y a toujours une grande logique dans les solos de Mangelsdorff, même les plus abstraits, qui aurait dû le classer parmi les grands improvisateurs du jazz, de Coleman Hawkins à Ornette Coleman, ceux qui ont toujours en tête un fil directeur, un thème, un motif qui mène leurs improvisations. 

Albert Mangelsdorff: Originals Vol. 2 (The Wide Point; Solo Now; MUMPS: A Matter of Taste; A Jazz Tune I Hope; Triple Entente)
MPS 06025 1779753

9. Le trio devait désormais convenir à merveille à Mangelsdorff, ce format dépouillé lui permettant d'intégrer sans contraintes à un groupe les innovations développées dans ses albums en solo. Premier de ses albums en trio, "The Wide Point" (1975) est aussi l'un de ses meilleurs disques. La présence d'Elvin Jones y est pour beaucoup: comme dans la majorité des sessions auxquelles il a participé, son jeu incendiaire donne dès l'ouverture "The Up and Down Man" une dynamique exceptionnelle au groupe. Le grand batteur ne tire pourtant pas toute la couverture à lui, et le contrebassiste Palle Danielsson, l'un des piliers du jazz nordique, sait prendre la place qui lui revient. Mangelsdorff est au meilleur de sa forme, passant des multiphoniques graves au registre aigu avec aisance, exposant "Mayday Hymn" avec grâce et simplicité. "Oh Horn!" est un autre de ces thèmes au rythme insistant, dans la lignée de "Birds of Underground", qui permet encore une fois au tromboniste d'opérer des dédoublements entre les registres, passant de ces notes répétées dans le grave qui sont la fondation de la pièce, à ces phrases hachées dans l'aigu qui éclatent comme des feux d'artifice. "I Mo' Take You To My Hospital And Cut Your Liver Out" n'est pas le titre d'un obscur film d'horreur de série Z, mais un blues dans lequel Mangelsdorff donne de nouveau le meilleur de lui-même. Mais c'est l'extraordinaire version du "Mood Indigo" d'Ellington, dans lequel le tromboniste sonne comme un trio à lui tout seul alors que Danielsson improvise de subtils contrepoints, qui demeure le tour de force du disque. "The Wide Point" est une improvisation collective qui, inévitablement après une évocation du grand Duke, prend quelques couleurs jungle. L'album s'achève avec une nouvelle (et brève) interprétation solo de "For Peter" (le dédicataire étant nommé ici, il s'agit du contrebassiste Peter Trunk). Malgré la grande réussite de "Birds of Underground" et des albums solos, malgré le dynamisme de "Trilogue" et des albums ultérieurs en trio, si vous n'aviez à posséder qu'un album d'Albert Mangelsdorff, je vous recommanderais "The Wide Point" sans hésitation. 

10. Mangelsdorff partage la vedette de "Solo Now" (1976) avec Günter Hampel (vibraphone, flûte et clarinette basse), Joachim Kühn (piano) et Pierre Favre (batterie et percussions). Comme son titre l'indique, c'est un projet collectif dans lequel chaque musicien prend un (ou plusieurs) solo(s), ceux-ci entrecoupés de duos et d'un quartette final. C'est Kühn, l'autre grand virtuose du jazz germanique, qui ouvre le bal avec une jolie mélodie, "Rainbow Road". Mangelsdorff prend le second solo, "Ant Steps On An Elephant's Toe", un riff efficace que l'on retrouve aussi sur "Trilogue" (voir plus bas). Pianiste et tromboniste se rejoignent pour "Take Your Hit Kit", qui trouve une belle balance entre la sonorité rugueuse de Mangelsdorff et le lyrisme échevelé de Kühn. Hampel y va d'une démonstration de ses multiples talents sur "Schwwweeet", collage de quatre de ses compositions où il passe sans effort de la flûte au vibraphone, puis de nouveau à la flûte, et enfin à la clarinette basse, avec un égal bonheur. Les deux solos de Favre sont loin d'être des exercices de virtuosité, mais plutôt des suites de gestes, des études de timbre où les composantes métalliques sont à l'honneur. Seul standard du disque, "In a Sentimental Mood" est un autre solo lyrico-virtuose de Kühn. La pièce en quartette, "Ringelvier", vient à la toute fin de l'album. C'est une improvisation collective qui fonctionne comme par fragments, débutant avec une succession de courts passages solo, qui finissent par se chevaucher, s'entremêler. C'est une finale adéquate à cet étrange album-concept. 

11. Le quartette MUMPS marque en fait la réunion du célèbre groupe The Trio (John Surman, anches, Barre Phillips, contrebasse, et Stu Martin, batterie), dont l'album éponyme avait fait des vagues au début de la décennie 1970. "A Matter of Taste" (1977) est un titre plutôt espiègle, la pochette originale étant l'une des plus laides de l'histoire du jazz! Ayant déjà collaboré avec Michel Portal, le trio trouve en Mangelsdorff un interlocuteur stimulant. Cependant, depuis 1970, la dynamique du groupe a quelque peu changé, et l'intérêt grandissant de Surman et Martin dans l'outillage électronique et le multi-instrumentisme grandissant des participants viennent quelque peu émousser le potentiel explosif de la collaboration. La pièce-titre ouvre le disque: c'est, après un long thème contemplatif, un riff insistant sur lequel le reste de la pièce est bâti: on y entend Phillips (à l'archet), et Surman, dédoublant son soprano à l'aide de synthétiseurs. "Old Love Never Rusts" débute avec un solo à toute vapeur de Surman, à la clarinette basse, cette fois. La vapeur tombe pour un dialogue contrebasse-guitare entre Phillips et... Mangelsdorff (!). Surman se met au piano pour l'introduction de "Amber/Electric Waltz", un thème un peu insignifiant. La deuxième partie de la pièce est plus substantielle, avec un autre riff répétitif qui sert d'accompagnement au solo de Mangelsdorff et, de nouveau, à un Surman dédoublé. "Sparrow Knows" sonne comme un thème médiéval détourné, et c'est l'une des pièces les plus réussies de l'album, un morceau de free jazz sans compromis, tout comme "The Strange Tale of Mr. Misster". Martin introduit seul la pièce finale, "But the Accordion Stays", dans laquelle explose enfin un solo dynamique de Surman au baryton. Comme de nombreux projets de cette époque, "A Matter of Taste" a plutôt mal vieilli, et malgré quelques bons moments (surtout dans la deuxième partie), c'est un projet qui ne semble pas avoir su réaliser pleinement son potentiel, et qui pâlit quelque peu en comparaison de l'autre réunion du Trio, "Mountainscapes", paru chez ECM sous le nom de Barre Phillips. 

12. "A Jazz Tune I Hope" (1978) est aussi une réunion, avec Elvin Jones cette fois, et de nouveau la rencontre entre tromboniste et batteur donne le jour à l'un des meilleurs albums de cette série. Comme sur "The Wide Point", Jones fournit au groupe (complété par le grand contrebassiste Eddie Gomez et le pianiste Wolfgang Dauner) une énergie particulière. Le format appelle inévitablement la comparaison avec le quartette de John Coltrane, et l'ouverture "Wart G'schwind", avec sa structure modale et un solo tynérien de Dauner, semblerait renforcer ce rapprochement, mais la présence de courts duos entre Mangelsdorff et chacun de ses partenaires donne une dynamique variée au disque. Gomez, qui venait de quitter le trio de Bill Evans après une longue association, n'est pas le contrebassiste que l'on associe le plus volontiers à Jones, mais son accompagnement est excellent, et ses solos agiles dans le registre aigu de l'instrument sont inimitables. Le blues est de nouveau à l'honneur dans la pièce-titre, un autre classique de Mangelsdorff, alors que l'esprit de Thelonious Monk est invoqué dans le thème de "Lapwing". "Street of Loneliness" est une rare ballade aux accents vaguement jungle. Le disque se ferme avec le nerveux "Three Card Molly", une composition de Jones. Un autre incontournable, avec un solo magistral de Mangelsdorff dans chaque pièce. 

13. Chronologiquement, "Triple Entente" (1982) ferme le cycle des enregistrements MPS de Mangelsdorff. C'est un autre trio de haute volée, cette fois avec les suisses Léon Francioli (contrebasse) et Pierre Favre (batterie), deux anciens compagnons de route de Michel Portal, dans les belles années de son Unit. Si "Hüpf Thema" est une idée rythmique d'une grande simplicité (comme de nombreuses compositions du tromboniste), contrebassiste et batteur adoptent une approche beaucoup plus dépouillée que leurs prédécesseurs dans un contexte similaire (voir "Oh Horn!" sur "The Wide Point", par exemple): ici le contrebassiste laisse Mangelsdorff et Favre dialoguer en duo pendant quelques minutes avant d'attaquer son propre solo. À l'instar de Gomez et de Jenny-Clark, Francioli est un virtuose de premier plan, dont le phrasé inhabituel se distingue par une fréquente utilisation des silences. Favre est plus brouillon ici que sur "Solo Now", moins "percussionniste", mais le dynamisme de son jeu rachète amplement quelques excès. À près de 15 minutes, "Loose, Moose, Blues" est un tour de force, une improvisation épique patiemment développée, sans matériau thématique, à partir de quelques éléments simples, et qui finit par déboucher sur un blues abstrait. Le disque se termine sur une reprise de "Give Me Some Skin", qui fermait aussi l'album "Solo", mais qui devient ici, comme son titre l'indique, un véhicule pour le batteur. Il est évident qu'après les super-trios triomphants de "The Wide Point", "Trilogue" et "Live In Montreux", on pourrait être tenté de laisser "Triple Entente" de côté. Ce serait une erreur. 

Albert Mangelsdorff: Live (Trilogue-Live!; Live In Montreux)
MPS 06025 1779742

C'est avec ses apparitions dans les festivals européens que Mangelsdorff devait consolider sa réputation. Les deux albums apparaissant sur "Live", enregistrés respectivement au festival de Berlin et à celui de Montreux, sont à nouveau en trio, format que le tromboniste semblait privilégier à cette époque, et qui lui allait comme un gant. 

14. "Trilogue-Live!" (1976) est probablement l'album le plus célèbre de Mangelsdorff, sa réputation tenant sans doute à la présence des vedettes du jazz-fusion Jaco Pastorius (basse électrique) et Alphonse Mouzon (batterie), deux membres du groupe Weather Report. C'est aussi une performance de haut calibre de cinq compositions du tromboniste. "Trilogue" est un nouveau thème basé sur les multiphoniques, exposé par Mangelsdorff seul avant l'entrée des deux autres musiciens. Pastorius se montre relativement sobre et Mouzon, malgré quelques solos un peu trop exhibitionnistes, sait démontrer son sens de l'écoute dans les ensembles. "Zores Mores", un thème boppisant qui ouvrait "ZoKoMa", a droit ici à une interprétation musclée et swinguante. Dans "Foreign Fun", une introduction menaçante est suivie d'un solo typique de Mangelsdorff, alors que Mouzon intensifie la rythmique. Les échanges échevelés entre Pastorius et Mouzon dans "Accidental Meeting" donnent un côté décousu à la performance, qui est cependant marquée par un excellent solo du bassiste. Reprise d'un thème que Mangelsdorff avait joué sur "Solo Now", "Ant Steps On An Elephant's Toe" est une pièce funky joyeusement portée par les trois musiciens, qui vient placer un élément festif à la fin de cet album, dont la notoriété est plus que justifiée. 

15. "Live In Montreux" (1980) est une autre rencontre au sommet, cette fois avec le virtuose français Jean-François Jenny-Clark (contrebasse) et le batteur Ronald Shannon Jackson. On sent tout de suite que contrebassiste et batteur ont une conception de la pulsation moins figée que Pastorius et Mouzon, ce qui donne à une pièce comme "Dear Mr. Palmer" une dimension très ouverte, même dans les moments les plus exacerbés de cette performance de 16 minutes. Peut-on voir une référence à "Mood Indigo" dans "Mood Azur"? Ou un autre avatar du blues, élément essentiel de la musique de Mangelsdorff? C'est en tout cas une belle partie de contrebasse qui répond au trombone du leader tout au long de cette ballade désincarnée, Jackson maniant ici les balais. Négation de la marche militaire, boléro improvisé, "Stay On The Carpet" est la pièce la plus enlevante du disque, avec un thème qui ne fait surface qu'au milieu de la performance. Ici comme dans l'épique et remarquable "Rip Off", un solide thème de Mangelsdorff qui conclut la performance, le son plein et le phrasé zigzaguant de Jenny-Clark font merveille. Si les musiciens semblent se chercher quelque peu dans la première moitié du disque, la seconde partie compte sans aucun doute parmi les grandes performances de Mangelsdorff. 

Parmi la discographie de Mangelsdorff, on pourra aussi chercher: 

-European Tour '57 (LoneHill, 1957). 
-Die Opa Hirchleitner Story (Bear Family, 1958). 
-John Lewis: A Milanese Story/Animal Dance (Collectables, 1962). 
-Tension (L+R, disponible sur iTunes Store, 1963). 
-Now Jazz Ramwong (L+R, disponible sur emusic et iTunes Store, 1964). 
-Folk Mond & Flower Dream (Tropical Music, 1967). 
-Room 1220 (avec John Surman) (Konnex, 1970). 
-Live In Tokyo (Enja, 1971). 
-Art of the Duo (avec Lee Konitz) (Enja, 1983). 
-Purity (solo) (Mood, 1989). 

Figure incontournable du trombone contemporain, Albert Mangelsdorff a certainement ouvert la voie pour les George Lewis, Ray Anderson, Jeb Bishop et Joe Fielder, lequel a consacré un disque aux compositions du maître allemand, "Plays the Music of Albert Mangelsdorff" (Clean Feed, 2004). 

Une note pour finir: 

Je doute fort que ces albums, aussi remarquables soient-ils, puissent être facilement disponibles en magasin. À moins de commander directement de amazon en Allemagne, on devrait pouvoir les trouver encore chez Dusty Groove, un détaillant de Chicago qui stocke régulièrement des importations intéressantes. 

samedi 20 septembre 2008

Rencontre au sommet

Anthony Braxton, Milford Graves, William Parker: Beyond Quantum
Tzadik TZ 7626

Milford Graves, né en 1941, participa à la "révolution d'octobre" du free jazz dans les années 60, auprès des Roswell Rudd, John Tchicai, Paul Bley, Albert Ayler et Don Pullen. Anthony Braxton, né en 1945, fut à la fin des années 60 l'un des membres de l'AACM à Chicago, et avec les Muhal Richard Abrams, Wadada Leo Smith et Leroy Jenkins, l'un des architectes de la nouvelle musique post-free jazz. William Parker, né en 1952, se fit d'abord connaître sur la loft scene new-yorkaise des années 70, avec les tenants de l'energy music comme Cecil Taylor et David S. Ware. Trois approches du jazz contemporain, donc, on pourrait presque dire trois générations d'improvisateurs, chacun avec un bagage considérable, dont les chemins devaient se croiser dans le studio de Bill Laswell, plus tôt cette année. Résultat: ce disque exceptionnel. 

Si Braxton travaille habituellement à l'intérieur de structures définies, ou du moins au sein du système qu'il a élaboré au fil des ans, il est rafraîchissant de l'entendre jouer sans filet, dans un contexte d'improvisation totale. Ce que Parker et Graves savent lui apporter ici, c'est un certain côté rituel, plus terrestre qui, sans être totalement absent dans la musique récente de Braxton (la Ghost Trance Music est au contraire basée sur cet aspect), aurait tendance à être plus intellectualisé chez lui. En d'autres termes, le saxophoniste a laissé de côté pour le temps d'une session ses ambitions de conceptualiste, faisant transparaître par la même occasion son ardent plaisir à jouer: dès l'ouverture du disque, il se lance dans une improvisation qui évoque ses grands moments des années 70 et 80. Passant tout au long de l'album de l'alto au soprano, du saxo basse au sopranino, il démontre avec sa verve habituelle sa grande maîtrise de la famille des anches. 

Graves est un percussioniste au jeu remarquablement ouvert, mais qui puise indéniablement aux sources de la musique afro-américaine. Contrairement à plusieurs de ses collègues, il porte une attention particulière à son jeu de cymbales, exceptionellement varié. Accompagnant occasionnellement son jeu de chants incantatoires, il fournit sans cesse un foisonnement percussif qui saisit l'auditeur à chaque instant.

Fidèle à lui-même, Parker fournit la fondation rythmique, le groove fondamental. Ce n'est pas un hasard si le contrebassiste joue occasionnellement (mais pas sur ce disque) du donso n'goni, cet instrument à cordes africain aux fonctions rythmiques et cérémoniales; sa contrebasse tient souvent un rôle similaire, avec ces phrases percussives et répétitives qui propulsent l'ensemble. Tout aussi dynamique à l'archet, il livre sur la quatrième plage un dialogue où ses harmoniques se mêlent au jeu disjoint du sopranino de Braxton. Délaissant la contrebasse sur la dernière plage, il utilise un instrument à anche double (qui semble faire de plus en plus partie de ses conceptions musicales, voir le récent "Double Sunrise Over Neptune" sur AUM Fidelity) pour défier férocement le sopranino de Braxton dans un duel énergique qui met un point final au disque. Après plusieurs écoutes, je peux maintenant garantir que cet album figurera sans aucun doute au sommet de mon palmarès des meilleurs disques de 2008. 

Le camarade Jason Guthartz tient à jour une (imposante) discographie d'Anthony Braxton en ligne sur Restructures. Un site à visiter souvent pour rester au courant des nombreux projets du grand musicien. On y trouve aussi des discographies de Hamid Drake, Mats Gustafsson et Clifford Thornton. 

Le site web de William Parker, au graphisme remarquable, mais un peu lourd, vaut aussi le détour. On parlera bientôt, j'espère, de son "Double Sunrise Over Neptune", paru récemment chez AUM Fidelity

Brèves (quelques nouvelles du disque): 

-Atavistic vient de faire paraître "Peace Concert" de Joe Maneri, un duo avec le batteur Peter Dolger. Cette publication d'une bande enregistrée vers 1963-64 nous permet d'entendre la performance de 24 minutes, plus une entrevue avec Maneri réalisée en 2006 par le critique Stu Vandermark, père d'un certain Ken Vandermark (!). Également, à paraître bientôt, une réédition de "Secrets of the Sun" de Sun Ra (1962), l'un des rares albums de cette période n'ayant pas été inclus dans le programme de rééditions chez Evidence dans les années 90. 

-Chuck Nessa, qui produisit certains des classiques du jazz chicagoan des années 70, vient de rééditer "Nonaah" de Roscoe Mitchell. On peut le trouver chez la plupart des distributeurs sérieux, ou en contactant M. Nessa lui-même, à info@nessarecords.com. 

-Même dans les mois les plus tranquilles côté nouvelles parutions, il y a toujours quelque chose d'intéressant chez Clean Feed. Parmi les albums parus ces derniers temps (une bonne dizaine au cours des derniers mois!), mentionnons un nouveau disque par le quintette du saxophoniste Fredrik Nordström, "Live in Coimbra" et "The Beautiful Enabler" par un trio baptisé Mauger, c'est à dire Rudresh Mahanthappa (saxo alto), Mark Dresser (contrebasse) et Gerry Hemingway (batterie). Une autre rencontre au sommet! 

-Voilà, c'est fait, notre compatriote François Carrier est le deuxième musicien à profiter des coffrets digitaux d'Ayler Records! Sept disques, disponibles en téléchargement, où Carrier et Michel Lambert s'y donnent à coeur joie en duo ("Unfolded" et "Dance"), en trio ("Far North" et "Kala", avec Pierre Côté, "Great Love", avec Ron Séguin et, sur une pièce, Dewey Redman), et en quartette avec Sonny Greenwich et Michel Donato ("Soulful South, parts 1 & 2"). 

-Les majors ne font pas souvent parler d'eux sur ce blogue, mais deux rééditions chez Blue Note, dans la série RVG, valent la peine d'être mentionnées: "Evolution" de Grachan Moncur III (enregistré en 1963 avec Jackie McLean, Bobby Hutcherson et Tony Williams, entre autres) et "Dimensions and Extensions" de Sam Rivers (une session inhabituelle de 1967). 

-Vous avez peut-être remarqué l'apparition dans les magasins de rééditions abordables du label ECM, en format mini-LP. On nous promet quarante titres pour les quarante ans du label. Malheureusement, cette série ne semble contenir aucun titre inédit sur CD. Dommage... 

-Parmi les titres récents parus chez hatOlogy, deux rééditions: "Sweet Freedom - Now What?", le bel hommage à Max Roach de Joe McPhee, Lisle Ellis et Paul Plimley, et "News for Lulu", première édition de ce projet de relecture de compositions hard bop par John Zorn, George Lewis et Bill Frisell. Leur section de disques à paraître fait saliver, mais l'étiquette suisse semble procéder au compte-gouttes! 

Voilà, c'est tout pour aujourd'hui. 

mercredi 3 septembre 2008

Hors des limbes (I)

Me voici de retour après deux trop courtes semaines de vacances: à peine le temps de se nettoyer le système un peu, et on retombe tout de suite dans la triste routine. Heureusement, il reste la musique. Voici donc la première chronique à classer sous la rubrique Hors des limbes, c'est à dire qu'on causera de rééditions et autres raretés historiques retrouvées. Aujourd'hui, je vous entretiendrai de deux parutions liées à la diaspora sud-africaine de l'époque de l'Apartheid, dont l'un des plus illustres représentants fut le pianiste, chef d'orchestre et compositeur Chris McGregor. 

The Chris McGregor Group: Very Urgent
Fledg'ling FLED 3059

Formation mixte dans un pays où le racisme était érigé en système, les Blue Notes de Chris McGregor devaient rapidement émigrer en Europe, après leur prestation au festival d'Antibes en 1964. McGregor, le trompettiste Mongezi Feza, le saxo alto Dudu Pukwana, le contrebassiste Johnny Dyani et le batteur Louis Moholo se fixèrent rapidement à Londres où leur musique, originalement un hard bop teinté de marabi, kwela et mbaqanga, connaîtra une mutation au contact des représentants de la "new thing". "Very Urgent" fut le premier disque de McGregor à paraître en Angleterre, en 1968, et deviendra par la suite un disque culte d'une grande rareté jusqu'à sa réédition, plus tôt cette année, par Fledg'ling, label autrement spécialisé dans le folk et le folk-rock britanniques. 

Quelques notes d'alto suffisent pour identifier Dudu Pukwana, dont la composition "Marie My Dear" (alias "B My Dear"), mi-ballade ellingtonienne, mi-hymne, ouvre le disque. Pukwana domine cette pièce avec sa sonorité perçante; son bref et incisif solo introduit sans transition la seconde composition, "Travelling Somewhere" de McGregor. Et c'est le trompettiste Mongezi Feza qui prend le relais, suivi de Pukwana et du ténor Ronnie Beer, propulsés par le piano percussif de McGregor et la batterie explosive de Louis Moholo. Dans "Heart's Vibrations", un thème rapide jaillit d'un magma sonore qui doit beaucoup à la "fire music" américaine des Cecil Taylor et John Coltrane dernière manière. Beer, Feza et McGregor donnent de furieux solos, qui sont vaguement tempérés par un passage solo de Johnny Dyani à la contrebasse. "The Sound's Begin Again/White Lies" suit une progression similaire, le thème étant rapidement évacué au profit d'interventions musclées de Feza, Pukwana, Beer et McGregor. Et une fois le thème revenu, le groupe s'efface à nouveau devant la contrebasse de Dyani, bientôt rejoint par Moholo avant une ultime reprise du thème. Trompette, saxes et piano donnent à l'introduction de "Don't Stir The Beehive" un aspect menaçant qui cadre bien avec son titre. De longues notes exposées par les cuivres fournissent au piano un accompagnement strident auquel McGregor répond par une cascade d'accords, trilles et autres clusters, semblant rebondir sur toute l'étendue de son instrument. Une improvisation collective dense vient compléter le discours frénétique du pianiste. C'est encore la contrebasse résonnante de Dyani, en dialogue avec Moholo, qui précède la reprise du thème. Écho d'une autre époque, "Very Urgent" aurait pu n'être qu'un item un peu plus expérimental dans la discographie de McGregor, mais c'était sans compter sur... 

The Chris McGregor Septet: Up to Earth
Fledg'ling FLED 3069

Si "Very Urgent" est une redécouverte, "Up to Earth" est une découverte tout court. Enregistré en 1969, un peu plus d'un an après l'album ci-dessus, ce disque n'était jamais paru commercialement, dormant dans un fond de tiroir depuis 39 ans! Si le noyau dur de la formation reste le même (McGregor au piano, Feza à la trompette, Pukwana à l'alto et Moholo à la batterie), Beer est remplacé par deux saxophonistes, et pas n'importe lesquels: Evan Parker au ténor et John Surman au baryton et à la clarinette basse! Pour leur part, Danny Thompson et Barre Phillips (selon les pièces) remplacent Dyani, qui venait alors tout juste de déménager en Scandinavie. Pukwana se fait de nouveau remarquer sur "Moonlight Aloe" avec un solo particulièrement exacerbé. Parker est déjà reconnaissable, avec ses attaques inattendues et son inimitable déluge de notes, avec peut-être en plus une pointe de férocité, qui marque d'ailleurs les performances de ces deux albums, comme un écho de ces temps hélas! révolus où l'énergie contestataire était de mise. "Yickytickee" débute comme une pièce de Thelonious Monk, mais tourne rapidement en improvisation collective débridée, suivie par un court et déroutant solo de Parker. C'est le soprano de Surman (non identifié sur la pochette) qui mène la pièce à son apogée, avant un solo de McGregor qui (ici comme sur "Up To Earth") semble opérer une synthèse de Monk et Cecil Taylor. Une courte et féroce version de "Union Special" (immortalisé sur le premier album du Brotherhood of Breath l'année suivante) vient clore ce qui aurait dû être la face A du disque. "Up To Earth" est un nouveau thème à la fois angulaire et swinguant que Monk n'aurait pas renié. McGregor et Surman (au baryton cette fois) livrent chacun un solo fougueux. La pièce la plus longue du disque, "Years Ago Now", est aussi la plus chaotique; Pukwana s'y fait cependant remarquer avec un long solo bien senti. 

Pris ensemble, ces deux albums représentent une période de transition dans la musique de McGregor, entre le bop des Blue Notes des années 60 et la synthèse du Brotherhood of Breath, à partir de 1970, où thèmes typiquement sud-africains et improvisations libres devaient se mêler en un cocktail explosif, dans l'un des big bands les plus originaux de l'histoire du jazz. 

Outre "Very Urgent" et "Up To Earth", Feldg'ling a aussi réédité les deux premiers albums du Brotherhood of Breath, les classiques "Chris McGregor's Brotherhood of Breath" de 1970 et "Brotherhood" de 1971, et prévoit aussi la parution d'un inédit de McGregor, une session en trio de la même époque que "Up To Earth". À surveiller, donc. 

L'étiquette Ogun, pour sa part, vient de faire paraître un coffret des Blue Notes, incluant les albums "Blue Notes For Mongezi", "Blue Notes in Concert" et "Blue Notes for Johnny", en plus de la réédition de "Legacy-Live in South Afrika". 

mardi 5 août 2008

Je mange de ce pain-là...

Ideal Bread: The Ideal Bread
KMB Jazz KMB015

Voici un curieux produit: un CD-R numéroté (édition de 250 copies) emballé dans un digipack maison, sur lequel est collée une photocopie avec les titres des pièces et le dessin de la couverture (vous brûlez... pensez à une pièce baptisée "The Duck"...). À l'intérieur, deux autres feuilles photocopiées, l'une avec des renseignements biographiques, l'autre avec les notes du saxophoniste Josh Sinton, qui sait très bien saisir les problèmes liés au répertoire dans le jazz actuel. 

Derrière cette présentation peu invitante se trouve un excellent disque de jazz moderne, qui prend comme point de départ les compositions de Steve Lacy (vous l'aviez deviné), avec lequel Sinton a étudié au New England Conservatory à Boston dans les dernières années de la vie du grand sopraniste. Entouré de musiciens encore peu connus (le trompettiste Kirk Knuffke, le batteur Tomas Fujiwara) et du vétéran contrebassiste Reuben Radding, Sinton a transposé pour son baryton les cinq pièces de l'un de ses albums favoris de Lacy, "N.Y. Capers & Quirks" (hatOLOGY, 1979), plus quelques classiques de la même époque. Pas de déconstruction post-moderne ici, mais pas d'imitation servile non plus. Passée l'exposition des thèmes, les musiciens y vont d'improvisations constrastées, selon les pièces: crescendo menant à un solo de batterie sur "Trickles", solos plaintifs sur "Esteem", pointillisme sur "Capers" et "Kitty Malone", free jazz décapant sur "Bud's Brother" et "We Don't", free bop sur "Quirks" et "The Uh Uh Uh". 

Sinton est un baryton robuste et versatile, dans le sillage de Ken Vandermark. Knuffke est inventif à souhait. Fujiwara est un batteur subtil et efficace. Et Radding est solide comme un roc. Le quartette s'est donné comme mission de "faire pour Steve Lacy ce que Steve Lacy a fait pour Thelonious Monk". Vaste programme... Souhaitons-leur longue vie! 

Josh Sinton dirige également le quartette Holus-Bolus, qui, nous dit-on, combine le rock "garage", le jazz et autres expérimentations. Leur album s'intitule "All Together... All At Once". 

Kirk Knuffke a fait paraître un premier album, "Kirk Knuffke Quartet", chez Clean Feed le printemps dernier. 

Reuben Radding a un CV impressionnant. Ancien étudiant de Mark Dresser à la fin des années 80, il a ensuite joué avec la plupart des musiciens de la scène d'avant-garde new-yorkaise. Il a deux disques sur son étiquette Pine Ear Music: "Fugitive Pieces" et "Intersections". 

Tomas Fujiwara collabore souvent avec le cornettiste Taylor Ho Bynum (il apparaît sur l'excellent "The Middle Picture", Firehouse 12) et avec la saxophoniste Matana Roberts ("The Calling", Utech Records). 

samedi 26 juillet 2008

Au pays du vinyle (I)


Sam Rivers: Contrasts
ECM 1-1162 (vinyle)

Dans un récent sondage mené sur le forum de JazzCorner, on demandait aux participants quel disque ECM actuellement indisponible ils souhaitaient le plus voir réédité sur CD. C'est cet album de 1979 qui est finalement arrivé bon premier. Publié à une époque où l'étiquette munichoise semblait porter un intérêt grandissant aux représentants de l'avant-garde américaine (l'Art Ensemble of Chicago, Old & New Dreams et ses membres Don Cherry et Dewey Redman, dont on vient de rééditer le très beau "The Struggle Continues"), "Contrasts" demeure (en attendant, on le souhaite, sa réédition prochaine) l'un des trésors cachés de son catalogue. Après d'infructueuses tentatives pour trouver une copie LP abordable sur le web, j'ai fini par en dénicher une récemment dans les bacs de disques vinyles d'un vénérable marchand montréalais (Cheap Thrills, pour ne pas le nommer). 

Enregistré en décembre 1979, cet album venait clore de belle façon une décennie bien remplie pour Sam Rivers: une dizaine d'albums sous son nom, dont certains de ses plus mémorables comme "Hues" (Impulse!, 1971-73, partiellement réédité sur "Trio Live"), "Crystals" (Impulse!, 1974, en big band, réédité en 2002) et "Waves" (Tomato, 1978). Sans oublier les sessions historiques réalisées dans son Studio RivBea en 1976 et publiées sous le titre "Wildflowers", un véritable florilège des musiciens new-yorkais de cette époque. Et ses apparitions comme sideman, auprès de ses acolytes Dave Holland (le classique "Conference of the Birds", ECM, 1972) et Barry Altschul ("You Can't Name Your Own Tune", Muse, 1977, réédité par 32 Jazz). 

Entouré de George Lewis au trombone, Dave Holland à la contrebasse et Thurman Barker à la batterie, Rivers laisse ici le piano de côté pour se concentrer sur ses saxos ténor et soprano et sa flûte. Les quatre musiciens ouvrent le disque sans ambages avec le bref "Circles", Lewis claironnant et véloce, Holland à l'archet, Rivers espiègle au soprano et Barker d'abord aux balais. "Zip" est un thème caractéristique de Rivers, exposé au ténor, avant un solo swinguant et zigzaguant à souhait. Holland, dont le son plein et boisé est superbement servi par l'enregistrement, offre au saxophoniste un soutien en béton, avec des lignes de basse résonnantes. "Solace" débute et se termine avec un Rivers très lyrique au soprano, dialoguant avec Barker au marimba. Holland, à l'archet, et Lewis, explorant le registre grave, donnent à la permière partie un caractère plutôt sinistre, mais Rivers et Lewis peuvent aussi s'épancher un peu lorsque Barker retourne à sa batterie. "Verve" commence avec un thème plutôt funky, avec Rivers à la flûte, suivi d'un solo très efficace de Holland. Ouvrant la seconde face, "Dazzle" porte bien son titre, avec son swing rapide et une improvisation à toute allure de Rivers au ténor. Le thème, une séquence de notes disjointes, est exposé par Lewis et Holland, avant une improvisation collective débridée et swinguante, et des solos pleins de virtuosité de la part du contrebassiste et du tromboniste. Barker retrouve son marimba pour "Images", qui rappelle un peu le début de "Solace": un soprano flottant, une contrebasse et un trombone plutôt sombres. Finalement, "Lines" est un autre thème typiquement riversien, avec le leader au soprano, Holland et Barker concoctant un autre swing désarticulé. Encore une fois, le contrebassiste livre un solo remarquable de précision et de rondeur. Cette musique, qui aura bientôt trente ans, n'a pas pris une ride. On ne peut qu'espérer qu'ECM ajoute ce titre à la liste de rééditions qui marqueront bientôt son quarantième anniversaire. 

En fouillant un peu sur le web, j'ai découvert que Sam Rivers (qui aura 85 ans en septembre prochain), Dave Holland et Barry Altschul s'étaient réunis pour un concert en mai 2007. On peut voir des photos de l'évènement ici et lire deux témoignages, celui-ci, et celui de l'enthousiaste Rick Lopez ici. Il va sans dire que je serais bien curieux d'entendre un nouvel enregistrement de ce trio légendaire... 

Pour sa part, George Lewis vient de faire paraître son très attendu livre sur l'Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM), intitulé "A Power Stronger Than Itself", aux presses de l'Université de Chicago

Pour ceux qui se demanderaient ce que devient Thurman Barker, on peut visiter son site web

mardi 22 juillet 2008

Vu sous cet angle...

Angles: Every Woman is a Tree
Clean Feed CF112CD

Le free jazz est en lui-même un acte politique, une forme de protestation, une prise de parole. Mais dès les premiers temps de son histoire, certains musiciens, ces "jeunes hommes en colère", devaient y apposer un discours politique, révolutionnaire: qu'on se souvienne par exemple des prises de position d'un Archie Shepp dans les années 60 et 70. Le saxophoniste suédois Martin Küchen pourrait à cet égard être considéré comme un héritier de Shepp, un "homme en colère" du XXIe siècle. Les notes de pochette de "Every Woman is a Tree" dénoncent ainsi le discours officiel actuel, quasi-orwellien, sur la guerre, le racisme, le fascisme ordinaire, la violence, le tout avec un pessimisme et un cynisme plutôt morbides, reflets de notre époque désabusée. Le leader du dynamique quartette Exploding Customer livre avec son nouveau sextette Angles un disque puissant, dans lequel son alto semble à tout moment invectiver les "indispensables seigneurs de la guerre" ("The indispensable warlords", titre de la cinquième pièce). À ses côtés, un véritable all-stars de la scène de Stockholm: le trompettiste Magnus Broo, le tromboniste Mats Äleklint, le vibraphoniste Mattias Ståhl, le contrebassiste Johan Berthling et le batteur Kjell Nordeson. 

Alors qu'Exploding Customer donne plutôt dans le free-bop musclé, une sorte de version nordique de Masada, le ton de Angles est nettement plus sombre, dès l'ouverture de "Peace is not for us" ("la guerre, c'est la paix"): une contrebasse grave, à l'archet, puis un thème incantatoire déclamé par l'alto fiévreux de Küchen, auquel répond un vibraphone solennel. Un thème menaçant se transforme en solos déchaînés de Äleklint et Broo, sur un fond bien rempli. La contrebasse généreuse de Berthling introduit également "Don't ruin me", pizzicato cette fois, précédant un autre thème exposé par un alto plaintif. C'est Ståhl et Äleklint qui prennent les honneurs ici, soutenus par un motif de contrebasse solidement établi par Berthling. "My world of mines" est introduit par un thème obsessif des vents, sous lequel vient se glisser un riff rythmique plutôt... explosif! Encore une fois, le vibraphone de Ståhl sait bien retrouver sa route dans ce terrain miné, et, interrompant la machine rythmique, on laisse Äleklint soliloquer pendant quelques minutes avant la reprise obstinée du thème. "Every woman is a tree" est dédié aux femmes irakiennes. C'est Broo, remarquablement claironnant, qui se fait surtout remarquer ici. Küchen est littéralement déchirant dans son exposition de "The indispensable warlords", où un duo tout en nuances entre Broo et Äleklint fait place à un tutti furieux mené par le leader. "Let's talk about the weather (and not about the war)" ferme le disque; c'est une fanfare réjouissante, proche des compositions de Küchen pour Exploding Customer, et comme son titre l'indique, un salutaire changement d'atmosphère. Au-delà des contributions individuelles, c'est le jeu collectif des musiciens qui rend cette collaboration mémorable, et un exemple de plus de la vitalité du jazz de l'Europe du Nord. 

On retrouve les trois disques d'Exploding Customer, "Live at Glenn Miller Café", "Live at Tampere Jazz Happening" et "At Your Service" sur Ayler Records. Dans leur section de disques en téléchargement, on trouve aussi un disque de Martin Küchen en trio, "Live at Glenn Miller Café". 

Après "Sugarpromise", Magnus Broo vient de faire paraître un nouveau disque en quartette chez Moserobie, "Painbody". 

Mats Äleklint apparaît sur plusieurs disques chez Moserobie, notamment avec le groupe du saxophoniste/clarinettiste Alberto Pinton. Il co-dirige aussi un quartette avec le contrebassiste Nils Ölmedal, le batteur Jon Fält et le saxophoniste Joakim Milder: "Silent Room", paru chez Apart Records, est une collection de compositions d'Ornette Coleman et de Thelonious Monk. 

Du côté de chez Clean Feed, c'est en duo avec le pianiste norvégien Sten Sandell qu'on peut entendre Mattias Ståhl, sur "Grann Musik (neighbour music)". Je ne saurais assez recommander l'album de son quartette Ståhls Blå, paru en 2004 sur Moserobie, "Schlachtplatte". 

Johan Berthling est le contrebassiste du trio de Sten Sandell (je vous recommande particulièrement "Oval", sur Intakt) et de LSB (avec Fredrik Ljungkvist et Raymond Strid, "Fungus" sur Moserobie). 

Kjell Nordeson, en plus d'être le batteur d'Exploding Customer, joue avec le AALY Trio (avec Mats Gustafsson), Nacka Forum (avec le saxophoniste Jonas Kullhammar) et School Days (avec Ken Vandermark). Vibraphoniste avec ce dernier groupe, on peut l'entendre sur leur nouvelle collaboration avec le quintette Atomic, "Distil", sur OkkaDisk

jeudi 17 juillet 2008

À la recherche de Mike Osborne

Et voilà, le premier message de ce blogue.

Une page d'histoire pour commencer: je tenais à parler d'un musicien qui a connu une fin tragique, une auto-destruction involontaire, qui l'aura contraint à un quart de siècle de silence.

Mort en septembre 2007, le saxophoniste alto britannique Mike Osborne n'était pas très connu en dehors de la Grande-Bretagne, notamment à cause de son retrait de la scène musicale en 1982 pour raisons de santé. Souffrant de schizophrénie, il devait continuer de jouer en privé, mais ne retrouva jamais une santé mentale suffisante pour réapparaître en public. Doté d'un son puissant et d'un phrasé tranchant, initialement influencé par les Jackie McLean et Ornette Coleman, Osborne devait s'affirmer comme un musicien essentiel de la scène britannique, et assurément l'un des plus aisément identifiables. Son court solo sur Scarlet Mine, enregistré avec Harry Beckett en 1970 sur l'album "Flare Up" (Philips, réédition Jazzprint/Voiceprint), est un remarquable condensé de son style. On pourrait dire que sa carrière correspond à l'âge d'or du jazz anglais: d'abord révélé dans le Concert Band de Mike Westbrook à la fin des années 60, aux côtés de John Surman, Malcolm Griffiths, Harry Miller et Alan Skidmore, il devait croiser au fil des ans tout ce que la scène londonienne comptait de grands noms, des exilés sud-africains Chris McGregor, Dudu Pukwana et Louis Moholo aux pionniers de la musique improvisée de la trempe des John Stevens, Evan Parker et Paul Rutherford. Il allait disparaître de la scène au début des années 80, alors que le free jazz n'avait plus la cote, et que nombre des ses anciens collègues devaient soit changer de direction, soit revenir à un jazz plus sage, soit... ronger leur frein. Peu enclin à la composition à grande échelle, Osborne était avant tout un joueur, et ses meilleurs disques proviennent de concerts, où ce bouillant styliste pouvait s'épancher à loisir, alternant thèmes simples et chantants et improvisations débridées, un peu à la manière du Don Cherry des années 60. Deux parutions de 2008, une réédition augmentée et un inédit, nous permettent de l'entendre au sommet de sa forme.


Mike Osborne Trio: All Night Long: The Willisau Concert 
Ogun OGCD 029 

Après une reprise de "Border Crossing" (1974) et "Marcel's Muse" (1977), Ogun réédite maintenant ce qui est peut-être le meilleur disque d'Osborne, ce concert suisse de 1975. Le CD (dans une jolie pochette mini-LP, comme c'est l'habitude de la maison) ajoute une pièce au programme original, plus une longue plage du même trio et de la même époque. Ce trio, c'est le groupe le plus connu d'Osborne, avec le contrebassiste Harry Miller (lui aussi disparu au début des années 80, dans un accident de voiture) et le batteur Louis Moholo. All Night Long débute avec un thème d'une grande simplicité, exposé par l'alto et la contrebasse se répondant, puis Moholo entre, et on se retrouve rapidement dans un dialogue à trois, sans autre répit que les thèmes qui jaillissent tout au long de la performance, continue, mais séparée ici par les différentes plages du CD. Rivers est une cascade de notes d'alto, de contrebasse, et de ponctuations de la batterie, qui se résout dans une exposition surprenante de 'Round Midnight de Thelonious Monk. Miller est un interlocuteur parfait, saisissant au vol les idées du saxophoniste et les transposant immédiatement, soutenant l'ensemble et délivrant ses solos agiles avec une sonorité large qui n'aurait pas fait honte à un Charles Mingus. Moholo tire sur tout ce qui bouge, empilant les rythmes les uns par-dessus les autres, comme dans la première version de Scotch Pearl, où dans un swing accélérant sans cesse, il réussit à intégrer des accents à la caisse claire, comme dans une bossa-nova désarticulée. La performance se termine sur une reprise de ce même Scotch Pearl, qui se désagrège finalement dans quelques phrases du saxophoniste. À plus de 22 minutes, Now and Then, Here and Now (de provenance inconnue) représente un bonus substantiel, malgré un enregistrement plus étouffé (on perd un peu la magnifique sonorité de Miller ici). Mais l'invention et l'intensité d'Osborne sont intactes, et il se laisse même aller à quelques cris à la Albert Ayler. Une généreuse réédition (plus de 78 minutes!) et un document exceptionnel de cette période faste.

Mike Osborne: Force of Nature 
Reel Recordings R.R. 006 

Paru sur un label ontarien qui semble se spécialiser dans les bandes inédites de musiciens britanniques, "Force of Nature" est une autre addition de taille à la discographie d'Osborne, puisqu'il documente pour la première fois sur disque le dernier groupe du saxophoniste, un quartette qu'il dirigea de 1979 à 1982, avec le trompettiste Dave Holdsworth et différentes sections rythmiques. C'est l'excellent mais peu connu Marcio Mattos qui tient la contrebasse auprès du batteur Brian Abrahams pour la pièce de résistance de l'album, baptisée Ducking & Diving, un set de 42 minutes enregistré à Cologne en octobre 1980. La trompette de Holdsworth (dont la sonorité n'est pas sans rappeller Tomasz Stanko par moments) vient quelque peu tempérer le jeu volubile d'Osborne, qui semble toujours en pleine possession de ses moyens. Vers le milieu de la plage, Holdsworth improvise un remarquable duo avec Mattos, qui devient un trio, avant qu'Osborne ne relance les hostilités avec une série de thèmes bluesy qui semblent sortir tout droit d'une session Blue Note des années 50-60. Le trompettiste rend par ailleurs un bel hommage au saxophoniste dans les notes de pochette, mentionnant que, selon lui, le quartette n'a jamais mieux joué qu'à Cologne. On serait plutôt porté à être d'accord avec lui. Mais les deux pièces suivantes, enregistrées à Londres en avril 1981 celles-là, ne sont pas mal non plus. C'est Paul Bridge qui tient la contrebasse, et le dynamique Tony Marsh la batterie. Une autre parution importante, qui aide à compléter le portrait d'un musicien réduit trop tôt au silence.

La discographie d'Osborne est, on l'aura deviné, plutôt maigre. On pourra rechercher, entre autres:
"Outback" (Turtle, 1970, réédition FMR), avec Harry Beckett, Chris McGregor, en plus de Miller et Moholo. 

"Shapes" (inédit, 1972, publié par FMR), avec John Surman, Alan Skidmore, Miller, Earl Freeman et Moholo. 

"Trio & Quintet" ("Border Crossing + Marcel's Muse") (Ogun, 1974 & 1977), avec Miller et Moholo, et avec Marc Charig, Jeff Green, Miller et Peter Nykyruj. 

"SOS" (Ogun, 1975), avec Skidmore et Surman. 

John Stevens Trio: "Live at the Plough" (inédit, 1979, publié par Ayler Records), avec Paul Rogers. 

...plus les albums de Mike Westbrook, John Surman, Chris McGregor, Harry Beckett, Alan Skidmore, Kenny Wheeler (Song For Someone), Harry Miller (et son excellent sextette Isipingo) sur lesquels il apparaît. Sans oublier cet obscur joyau de 1969 réédité par amis de la Downtown Music Gallery: l'unique album du batteur Selwyn Lissack (et son groupe baptisé Friendship Next Of Kin): "Facets of the Universe". 

samedi 12 juillet 2008

Bienvenue!

Bienvenue sur Jazz Viking, un blogue sur le jazz et les musiques improvisées, en français et 100% fait au Québec! 

Quoi? 
Un endroit où suivre l'actualité du disque, et, selon mon inspiration, redécouvrir certains enregistrements classiques ou obscurs de l'histoire de cette musique. Un site tout à fait subjectif, donc, où partager une passion pour les gens qui font et qui ont fait le jazz. 

Pourquoi? 
Une façon de faire survivre un métier en voie de disparition, celui de disquaire. Pour propager évidemment un amour de la musique. Et pour le plaisir. 

Quand? 
Irrégulièrement, mais j'espère le plus souvent possible, je posterai ici des chroniques d'un ou plusieurs disques. 

Au plaisir de vous y voir souvent! 

Félix, le viking du jazz.