vendredi 18 septembre 2009

Adieu, Papa Joe!


Le 24 août dernier, le saxophoniste, clarinettiste, pianiste, enseignant et théoricien de la musique microtonale Joe Maneri nous a quittés. Bien que je ne tienne pas à transformer ce blogue en chronique nécrologique, j'estime que l'œuvre de ce musicien singulier est assez unique et relativement méconnue pour en faire le sujet d'un nouvel article.

Ayant d'abord rencontré la musique de Maneri à travers l'album intitulé Tenderly (hatOLOGY, illustré ci-dessus), j'ai été immédiatement saisi par l'originalité de la démarche du saxophoniste, par son sens du tempo génialement élastique, par sa souveraine lenteur, par son goût des mélodies traînantes et la grande liberté de son jeu. Et surtout par ce phrasé si particulier, par ces notes qui se glissaient apparemment entre les sons que nous entendons habituellement; Maneri semblait parfois littéralement jouer entre les lignes. Je me trouvais donc devant un véritable original, qui plus est un musicien que le public avait ignoré pendant tant d'années. (On ne l'avait vraiment "découvert" qu'en 1992, au Festival de Jazz de Montréal, aux côtés de Paul Bley. Le nouveau venu avait alors 65 ans!). À ses côtés, réalisant parfaitement sa vision, on retrouvait un groupe d'improvisateurs fidèles, dont son propre fils, Mat, violoniste et altiste de grand talent, et assurément devenu depuis l'une des figures marquantes du nouveau jazz. Celui-ci, à la fois accompagnateur et deuxième voix de cet ensemble, pouvait compléter la pensée du patriarche de façon presque télépathique. À la contrebasse, l'excellent Ed Schuller (dont le rôle devait être repris par John Lockwood, Cecil McBee et Michael Formanek, entre autres) savait aussi bien former une section de cordes avec Mat Maneri que remplir un rôle plus rythmique auprès du batteur. Ce dernier, Randy Peterson, était aussi central à la conception manerienne que Joe et Mat eux-mêmes (à tel point que son absence se fait sentir, par exemple, sur Blessed, leur album de duos publié sur ECM). Avec un jeu aérien, élastique, presque éthéré, Peterson met de l'avant une conception du temps résolument originale. Même des batteurs comme Gerry Hemingway, voire Tony Oxley, gardent une relation plus traditionnelle au temps que celle privilégiée par Maneri et Peterson. La capacité d'invention du batteur et son rôle déterminant dans la conception manerienne est telle que même en l'absence d'un contrebassiste, l'essence de cette musique est conservée telle quelle, comme en témoigne l'un des meilleurs documents sonores publiés sous le nom de Joe Maneri, l'album double The Trio Concerts (Leo). Les sceptiques auraient pu accuser Maneri d'être un aride théoricien, de manquer de liens avec la tradition. Que faire alors de ses interprétations de standards comme What's New et Tenderly? Non, Joe Maneri était bien un jazzman, ouvert à diverses influences certes, mais surtout un improvisateur de grand talent, comme pourront en témoigner tous ceux qui l'ont vu en action (j'ai moi-même eu ce privilège à deux reprises).


Mais d'où venait ce musicien si singulier? D'autres disques de la même période (Get Ready To Receive Yourself et Let The Horse Go sur Leo, Coming Down The Mountain sur hatOLOGY et In Full Cry sur ECM) illustraient de façon brillante les conceptions des Maneris; à croire que leur musique était un langage établi, avec ses codes et ses expressions particulières transmises depuis des générations. Mais ma découverte d'un document rare allait me donner quelques indices sur les origines de cette musique. Publié par les bons soins de John Zorn sur son étiquette Avant, Paniots Nine rendait disponible pour la première fois la musique d'un démo réalisé vers 1963 par le quartette de Maneri, avec le pianiste Don Burns, le contrebassiste John Beal et le batteur Peter Dolger. À cette époque, les influences de Maneri étaient assurément plus marquées, depuis un intérêt pour la musique sérielle (il avait étudié avec Josef Schmid, un disciple de Alban Berg, dans les années 1940) jusqu'aux musiques grecques et klezmer que Maneri et Dolger jouaient souvent lors d'engagements dans des clubs et pour des mariages, et enfin au jazz. C'est évidemment Charlie Parker qui était l'influence principale sur les saxophonistes de l'époque, mais Maneri devait aussi trouver des affinités avec des iconoclastes comme Lennie Tristano et Pee Wee Russell. De ce dernier et des clarinettistes klezmer Maneri a hérité cet amour pour les notes "fausses" et ce phrasé non-conventionnel que l'on retrouve dans Shift Your Tail, After Myself et The Horse, trois pièces à saveur très klez, tout comme le long Jewish Concert, enregistré quelque quinze ans plus tard, et qui constitue une sorte de pièce bonus à la fin du CD. Les rythmiques irrégulières issues des musiques turques sont rendues avec beaucoup plus de naturel et d'allant par le quartette de Maneri que par celui, contemporain mais beaucoup plus célèbre, de Dave Brubeck; le court Paniots Nine en est un exemple marquant. De l'intérêt de ces musiciens pour la musique atonale découle Sopra (où Joe joue pourtant du ténor), qui, malgré la présence d'un thème, s'avère remarquablement en avance sur son temps, comparable uniquement à certaines pièces de Jimmy Giuffre, Cecil Taylor et Sun Ra de la même époque. On ne s'étonnera donc pas que malgré les encouragements de Gunther Schuller, ce démo n'ait pas été retenu par Atlantic.


Plus récemment, un autre enregistrement historique tout aussi important a fait surface. Les vingt-quatre minutes extraites d'un concert pour la paix à l'église St. Peter de New York vers la même époque présentent Maneri et Dolger dans une situation plus informelle, plus près (historiquement, tout au moins) des manifestations du free jazz de cette époque. Publié par Atavistic dans sa série Unheard Music (qui semble malheureusement plutôt dormante en ce moment), Peace Concert souffre quelque peu d'une prise de son non-professionnelle (tout comme Paniots Nine d'ailleurs). Mais la performance de Maneri transcende toute considération technique. La possibilité de l'entendre à ce stade de son évolution et dans une improvisation de cette envergure permet de constater à quel point son style avait déjà largement atteint un niveau de profonde originalité. Avec un interlocuteur plus conventionnel que Randy Peterson (quoique tout de même assez ouvert aux innovations de l'époque), le saxophoniste n'est pas encore en mesure de déployer ses innovations par rapport au rythme. Mais son phrasé (bien que quelque peu bousculé par les circonstances), ses articulations, et surtout ses célèbres envolées microtonales sont déjà en place.

De la dizaine d'albums parus sous le nom de Joe Maneri entre 1993 et 1998, on retiendra, en plus de ceux cités plus haut, Dahabenzapple, paru chez hatART, mais à ma connaissance jamais réédité chez hatOLOGY. C'est le plus radical (et peut-être le meilleur) des albums du quartette, et il bénéficie grandement de la présence déterminante du vétéran Cecil McBee à la contrebasse. Bien que Maneri se soit produit assez régulièrement dans les années 2000 (apparaissant à l'occasion comme invité sur les disques de son fils), il a relativement peu enregistré. Une exception de taille : cette session de 2002 parue chez Aum Fidelity sous le titre Going To Church. Ajoutant Roy Campbell (trompette) et Matthew Shipp (piano) au quartette (c'est Barre Phillips qui tient la contrebasse), Maneri crée une œuvre collective qui pourrait bien passer pour son propre Free Jazz ou son Ascension. Inévitablement, d'autres sessions importantes pourraient faire surface (on en mentionnait déjà certaines dans les notes de pochettes de Paniots Nine), mais soyons déjà reconnaissants que Joe Maneri ait pu faire connaître au monde sa musique si unique et touchante. Dans un milieu où les héros meurent jeunes, il aura somme toute vécu un assez bel automne.