samedi 20 septembre 2008

Rencontre au sommet

Anthony Braxton, Milford Graves, William Parker: Beyond Quantum
Tzadik TZ 7626

Milford Graves, né en 1941, participa à la "révolution d'octobre" du free jazz dans les années 60, auprès des Roswell Rudd, John Tchicai, Paul Bley, Albert Ayler et Don Pullen. Anthony Braxton, né en 1945, fut à la fin des années 60 l'un des membres de l'AACM à Chicago, et avec les Muhal Richard Abrams, Wadada Leo Smith et Leroy Jenkins, l'un des architectes de la nouvelle musique post-free jazz. William Parker, né en 1952, se fit d'abord connaître sur la loft scene new-yorkaise des années 70, avec les tenants de l'energy music comme Cecil Taylor et David S. Ware. Trois approches du jazz contemporain, donc, on pourrait presque dire trois générations d'improvisateurs, chacun avec un bagage considérable, dont les chemins devaient se croiser dans le studio de Bill Laswell, plus tôt cette année. Résultat: ce disque exceptionnel. 

Si Braxton travaille habituellement à l'intérieur de structures définies, ou du moins au sein du système qu'il a élaboré au fil des ans, il est rafraîchissant de l'entendre jouer sans filet, dans un contexte d'improvisation totale. Ce que Parker et Graves savent lui apporter ici, c'est un certain côté rituel, plus terrestre qui, sans être totalement absent dans la musique récente de Braxton (la Ghost Trance Music est au contraire basée sur cet aspect), aurait tendance à être plus intellectualisé chez lui. En d'autres termes, le saxophoniste a laissé de côté pour le temps d'une session ses ambitions de conceptualiste, faisant transparaître par la même occasion son ardent plaisir à jouer: dès l'ouverture du disque, il se lance dans une improvisation qui évoque ses grands moments des années 70 et 80. Passant tout au long de l'album de l'alto au soprano, du saxo basse au sopranino, il démontre avec sa verve habituelle sa grande maîtrise de la famille des anches. 

Graves est un percussioniste au jeu remarquablement ouvert, mais qui puise indéniablement aux sources de la musique afro-américaine. Contrairement à plusieurs de ses collègues, il porte une attention particulière à son jeu de cymbales, exceptionellement varié. Accompagnant occasionnellement son jeu de chants incantatoires, il fournit sans cesse un foisonnement percussif qui saisit l'auditeur à chaque instant.

Fidèle à lui-même, Parker fournit la fondation rythmique, le groove fondamental. Ce n'est pas un hasard si le contrebassiste joue occasionnellement (mais pas sur ce disque) du donso n'goni, cet instrument à cordes africain aux fonctions rythmiques et cérémoniales; sa contrebasse tient souvent un rôle similaire, avec ces phrases percussives et répétitives qui propulsent l'ensemble. Tout aussi dynamique à l'archet, il livre sur la quatrième plage un dialogue où ses harmoniques se mêlent au jeu disjoint du sopranino de Braxton. Délaissant la contrebasse sur la dernière plage, il utilise un instrument à anche double (qui semble faire de plus en plus partie de ses conceptions musicales, voir le récent "Double Sunrise Over Neptune" sur AUM Fidelity) pour défier férocement le sopranino de Braxton dans un duel énergique qui met un point final au disque. Après plusieurs écoutes, je peux maintenant garantir que cet album figurera sans aucun doute au sommet de mon palmarès des meilleurs disques de 2008. 

Le camarade Jason Guthartz tient à jour une (imposante) discographie d'Anthony Braxton en ligne sur Restructures. Un site à visiter souvent pour rester au courant des nombreux projets du grand musicien. On y trouve aussi des discographies de Hamid Drake, Mats Gustafsson et Clifford Thornton. 

Le site web de William Parker, au graphisme remarquable, mais un peu lourd, vaut aussi le détour. On parlera bientôt, j'espère, de son "Double Sunrise Over Neptune", paru récemment chez AUM Fidelity

Brèves (quelques nouvelles du disque): 

-Atavistic vient de faire paraître "Peace Concert" de Joe Maneri, un duo avec le batteur Peter Dolger. Cette publication d'une bande enregistrée vers 1963-64 nous permet d'entendre la performance de 24 minutes, plus une entrevue avec Maneri réalisée en 2006 par le critique Stu Vandermark, père d'un certain Ken Vandermark (!). Également, à paraître bientôt, une réédition de "Secrets of the Sun" de Sun Ra (1962), l'un des rares albums de cette période n'ayant pas été inclus dans le programme de rééditions chez Evidence dans les années 90. 

-Chuck Nessa, qui produisit certains des classiques du jazz chicagoan des années 70, vient de rééditer "Nonaah" de Roscoe Mitchell. On peut le trouver chez la plupart des distributeurs sérieux, ou en contactant M. Nessa lui-même, à info@nessarecords.com. 

-Même dans les mois les plus tranquilles côté nouvelles parutions, il y a toujours quelque chose d'intéressant chez Clean Feed. Parmi les albums parus ces derniers temps (une bonne dizaine au cours des derniers mois!), mentionnons un nouveau disque par le quintette du saxophoniste Fredrik Nordström, "Live in Coimbra" et "The Beautiful Enabler" par un trio baptisé Mauger, c'est à dire Rudresh Mahanthappa (saxo alto), Mark Dresser (contrebasse) et Gerry Hemingway (batterie). Une autre rencontre au sommet! 

-Voilà, c'est fait, notre compatriote François Carrier est le deuxième musicien à profiter des coffrets digitaux d'Ayler Records! Sept disques, disponibles en téléchargement, où Carrier et Michel Lambert s'y donnent à coeur joie en duo ("Unfolded" et "Dance"), en trio ("Far North" et "Kala", avec Pierre Côté, "Great Love", avec Ron Séguin et, sur une pièce, Dewey Redman), et en quartette avec Sonny Greenwich et Michel Donato ("Soulful South, parts 1 & 2"). 

-Les majors ne font pas souvent parler d'eux sur ce blogue, mais deux rééditions chez Blue Note, dans la série RVG, valent la peine d'être mentionnées: "Evolution" de Grachan Moncur III (enregistré en 1963 avec Jackie McLean, Bobby Hutcherson et Tony Williams, entre autres) et "Dimensions and Extensions" de Sam Rivers (une session inhabituelle de 1967). 

-Vous avez peut-être remarqué l'apparition dans les magasins de rééditions abordables du label ECM, en format mini-LP. On nous promet quarante titres pour les quarante ans du label. Malheureusement, cette série ne semble contenir aucun titre inédit sur CD. Dommage... 

-Parmi les titres récents parus chez hatOlogy, deux rééditions: "Sweet Freedom - Now What?", le bel hommage à Max Roach de Joe McPhee, Lisle Ellis et Paul Plimley, et "News for Lulu", première édition de ce projet de relecture de compositions hard bop par John Zorn, George Lewis et Bill Frisell. Leur section de disques à paraître fait saliver, mais l'étiquette suisse semble procéder au compte-gouttes! 

Voilà, c'est tout pour aujourd'hui. 

mercredi 3 septembre 2008

Hors des limbes (I)

Me voici de retour après deux trop courtes semaines de vacances: à peine le temps de se nettoyer le système un peu, et on retombe tout de suite dans la triste routine. Heureusement, il reste la musique. Voici donc la première chronique à classer sous la rubrique Hors des limbes, c'est à dire qu'on causera de rééditions et autres raretés historiques retrouvées. Aujourd'hui, je vous entretiendrai de deux parutions liées à la diaspora sud-africaine de l'époque de l'Apartheid, dont l'un des plus illustres représentants fut le pianiste, chef d'orchestre et compositeur Chris McGregor. 

The Chris McGregor Group: Very Urgent
Fledg'ling FLED 3059

Formation mixte dans un pays où le racisme était érigé en système, les Blue Notes de Chris McGregor devaient rapidement émigrer en Europe, après leur prestation au festival d'Antibes en 1964. McGregor, le trompettiste Mongezi Feza, le saxo alto Dudu Pukwana, le contrebassiste Johnny Dyani et le batteur Louis Moholo se fixèrent rapidement à Londres où leur musique, originalement un hard bop teinté de marabi, kwela et mbaqanga, connaîtra une mutation au contact des représentants de la "new thing". "Very Urgent" fut le premier disque de McGregor à paraître en Angleterre, en 1968, et deviendra par la suite un disque culte d'une grande rareté jusqu'à sa réédition, plus tôt cette année, par Fledg'ling, label autrement spécialisé dans le folk et le folk-rock britanniques. 

Quelques notes d'alto suffisent pour identifier Dudu Pukwana, dont la composition "Marie My Dear" (alias "B My Dear"), mi-ballade ellingtonienne, mi-hymne, ouvre le disque. Pukwana domine cette pièce avec sa sonorité perçante; son bref et incisif solo introduit sans transition la seconde composition, "Travelling Somewhere" de McGregor. Et c'est le trompettiste Mongezi Feza qui prend le relais, suivi de Pukwana et du ténor Ronnie Beer, propulsés par le piano percussif de McGregor et la batterie explosive de Louis Moholo. Dans "Heart's Vibrations", un thème rapide jaillit d'un magma sonore qui doit beaucoup à la "fire music" américaine des Cecil Taylor et John Coltrane dernière manière. Beer, Feza et McGregor donnent de furieux solos, qui sont vaguement tempérés par un passage solo de Johnny Dyani à la contrebasse. "The Sound's Begin Again/White Lies" suit une progression similaire, le thème étant rapidement évacué au profit d'interventions musclées de Feza, Pukwana, Beer et McGregor. Et une fois le thème revenu, le groupe s'efface à nouveau devant la contrebasse de Dyani, bientôt rejoint par Moholo avant une ultime reprise du thème. Trompette, saxes et piano donnent à l'introduction de "Don't Stir The Beehive" un aspect menaçant qui cadre bien avec son titre. De longues notes exposées par les cuivres fournissent au piano un accompagnement strident auquel McGregor répond par une cascade d'accords, trilles et autres clusters, semblant rebondir sur toute l'étendue de son instrument. Une improvisation collective dense vient compléter le discours frénétique du pianiste. C'est encore la contrebasse résonnante de Dyani, en dialogue avec Moholo, qui précède la reprise du thème. Écho d'une autre époque, "Very Urgent" aurait pu n'être qu'un item un peu plus expérimental dans la discographie de McGregor, mais c'était sans compter sur... 

The Chris McGregor Septet: Up to Earth
Fledg'ling FLED 3069

Si "Very Urgent" est une redécouverte, "Up to Earth" est une découverte tout court. Enregistré en 1969, un peu plus d'un an après l'album ci-dessus, ce disque n'était jamais paru commercialement, dormant dans un fond de tiroir depuis 39 ans! Si le noyau dur de la formation reste le même (McGregor au piano, Feza à la trompette, Pukwana à l'alto et Moholo à la batterie), Beer est remplacé par deux saxophonistes, et pas n'importe lesquels: Evan Parker au ténor et John Surman au baryton et à la clarinette basse! Pour leur part, Danny Thompson et Barre Phillips (selon les pièces) remplacent Dyani, qui venait alors tout juste de déménager en Scandinavie. Pukwana se fait de nouveau remarquer sur "Moonlight Aloe" avec un solo particulièrement exacerbé. Parker est déjà reconnaissable, avec ses attaques inattendues et son inimitable déluge de notes, avec peut-être en plus une pointe de férocité, qui marque d'ailleurs les performances de ces deux albums, comme un écho de ces temps hélas! révolus où l'énergie contestataire était de mise. "Yickytickee" débute comme une pièce de Thelonious Monk, mais tourne rapidement en improvisation collective débridée, suivie par un court et déroutant solo de Parker. C'est le soprano de Surman (non identifié sur la pochette) qui mène la pièce à son apogée, avant un solo de McGregor qui (ici comme sur "Up To Earth") semble opérer une synthèse de Monk et Cecil Taylor. Une courte et féroce version de "Union Special" (immortalisé sur le premier album du Brotherhood of Breath l'année suivante) vient clore ce qui aurait dû être la face A du disque. "Up To Earth" est un nouveau thème à la fois angulaire et swinguant que Monk n'aurait pas renié. McGregor et Surman (au baryton cette fois) livrent chacun un solo fougueux. La pièce la plus longue du disque, "Years Ago Now", est aussi la plus chaotique; Pukwana s'y fait cependant remarquer avec un long solo bien senti. 

Pris ensemble, ces deux albums représentent une période de transition dans la musique de McGregor, entre le bop des Blue Notes des années 60 et la synthèse du Brotherhood of Breath, à partir de 1970, où thèmes typiquement sud-africains et improvisations libres devaient se mêler en un cocktail explosif, dans l'un des big bands les plus originaux de l'histoire du jazz. 

Outre "Very Urgent" et "Up To Earth", Feldg'ling a aussi réédité les deux premiers albums du Brotherhood of Breath, les classiques "Chris McGregor's Brotherhood of Breath" de 1970 et "Brotherhood" de 1971, et prévoit aussi la parution d'un inédit de McGregor, une session en trio de la même époque que "Up To Earth". À surveiller, donc. 

L'étiquette Ogun, pour sa part, vient de faire paraître un coffret des Blue Notes, incluant les albums "Blue Notes For Mongezi", "Blue Notes in Concert" et "Blue Notes for Johnny", en plus de la réédition de "Legacy-Live in South Afrika".