samedi 26 juillet 2008

Au pays du vinyle (I)


Sam Rivers: Contrasts
ECM 1-1162 (vinyle)

Dans un récent sondage mené sur le forum de JazzCorner, on demandait aux participants quel disque ECM actuellement indisponible ils souhaitaient le plus voir réédité sur CD. C'est cet album de 1979 qui est finalement arrivé bon premier. Publié à une époque où l'étiquette munichoise semblait porter un intérêt grandissant aux représentants de l'avant-garde américaine (l'Art Ensemble of Chicago, Old & New Dreams et ses membres Don Cherry et Dewey Redman, dont on vient de rééditer le très beau "The Struggle Continues"), "Contrasts" demeure (en attendant, on le souhaite, sa réédition prochaine) l'un des trésors cachés de son catalogue. Après d'infructueuses tentatives pour trouver une copie LP abordable sur le web, j'ai fini par en dénicher une récemment dans les bacs de disques vinyles d'un vénérable marchand montréalais (Cheap Thrills, pour ne pas le nommer). 

Enregistré en décembre 1979, cet album venait clore de belle façon une décennie bien remplie pour Sam Rivers: une dizaine d'albums sous son nom, dont certains de ses plus mémorables comme "Hues" (Impulse!, 1971-73, partiellement réédité sur "Trio Live"), "Crystals" (Impulse!, 1974, en big band, réédité en 2002) et "Waves" (Tomato, 1978). Sans oublier les sessions historiques réalisées dans son Studio RivBea en 1976 et publiées sous le titre "Wildflowers", un véritable florilège des musiciens new-yorkais de cette époque. Et ses apparitions comme sideman, auprès de ses acolytes Dave Holland (le classique "Conference of the Birds", ECM, 1972) et Barry Altschul ("You Can't Name Your Own Tune", Muse, 1977, réédité par 32 Jazz). 

Entouré de George Lewis au trombone, Dave Holland à la contrebasse et Thurman Barker à la batterie, Rivers laisse ici le piano de côté pour se concentrer sur ses saxos ténor et soprano et sa flûte. Les quatre musiciens ouvrent le disque sans ambages avec le bref "Circles", Lewis claironnant et véloce, Holland à l'archet, Rivers espiègle au soprano et Barker d'abord aux balais. "Zip" est un thème caractéristique de Rivers, exposé au ténor, avant un solo swinguant et zigzaguant à souhait. Holland, dont le son plein et boisé est superbement servi par l'enregistrement, offre au saxophoniste un soutien en béton, avec des lignes de basse résonnantes. "Solace" débute et se termine avec un Rivers très lyrique au soprano, dialoguant avec Barker au marimba. Holland, à l'archet, et Lewis, explorant le registre grave, donnent à la permière partie un caractère plutôt sinistre, mais Rivers et Lewis peuvent aussi s'épancher un peu lorsque Barker retourne à sa batterie. "Verve" commence avec un thème plutôt funky, avec Rivers à la flûte, suivi d'un solo très efficace de Holland. Ouvrant la seconde face, "Dazzle" porte bien son titre, avec son swing rapide et une improvisation à toute allure de Rivers au ténor. Le thème, une séquence de notes disjointes, est exposé par Lewis et Holland, avant une improvisation collective débridée et swinguante, et des solos pleins de virtuosité de la part du contrebassiste et du tromboniste. Barker retrouve son marimba pour "Images", qui rappelle un peu le début de "Solace": un soprano flottant, une contrebasse et un trombone plutôt sombres. Finalement, "Lines" est un autre thème typiquement riversien, avec le leader au soprano, Holland et Barker concoctant un autre swing désarticulé. Encore une fois, le contrebassiste livre un solo remarquable de précision et de rondeur. Cette musique, qui aura bientôt trente ans, n'a pas pris une ride. On ne peut qu'espérer qu'ECM ajoute ce titre à la liste de rééditions qui marqueront bientôt son quarantième anniversaire. 

En fouillant un peu sur le web, j'ai découvert que Sam Rivers (qui aura 85 ans en septembre prochain), Dave Holland et Barry Altschul s'étaient réunis pour un concert en mai 2007. On peut voir des photos de l'évènement ici et lire deux témoignages, celui-ci, et celui de l'enthousiaste Rick Lopez ici. Il va sans dire que je serais bien curieux d'entendre un nouvel enregistrement de ce trio légendaire... 

Pour sa part, George Lewis vient de faire paraître son très attendu livre sur l'Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM), intitulé "A Power Stronger Than Itself", aux presses de l'Université de Chicago

Pour ceux qui se demanderaient ce que devient Thurman Barker, on peut visiter son site web

mardi 22 juillet 2008

Vu sous cet angle...

Angles: Every Woman is a Tree
Clean Feed CF112CD

Le free jazz est en lui-même un acte politique, une forme de protestation, une prise de parole. Mais dès les premiers temps de son histoire, certains musiciens, ces "jeunes hommes en colère", devaient y apposer un discours politique, révolutionnaire: qu'on se souvienne par exemple des prises de position d'un Archie Shepp dans les années 60 et 70. Le saxophoniste suédois Martin Küchen pourrait à cet égard être considéré comme un héritier de Shepp, un "homme en colère" du XXIe siècle. Les notes de pochette de "Every Woman is a Tree" dénoncent ainsi le discours officiel actuel, quasi-orwellien, sur la guerre, le racisme, le fascisme ordinaire, la violence, le tout avec un pessimisme et un cynisme plutôt morbides, reflets de notre époque désabusée. Le leader du dynamique quartette Exploding Customer livre avec son nouveau sextette Angles un disque puissant, dans lequel son alto semble à tout moment invectiver les "indispensables seigneurs de la guerre" ("The indispensable warlords", titre de la cinquième pièce). À ses côtés, un véritable all-stars de la scène de Stockholm: le trompettiste Magnus Broo, le tromboniste Mats Äleklint, le vibraphoniste Mattias Ståhl, le contrebassiste Johan Berthling et le batteur Kjell Nordeson. 

Alors qu'Exploding Customer donne plutôt dans le free-bop musclé, une sorte de version nordique de Masada, le ton de Angles est nettement plus sombre, dès l'ouverture de "Peace is not for us" ("la guerre, c'est la paix"): une contrebasse grave, à l'archet, puis un thème incantatoire déclamé par l'alto fiévreux de Küchen, auquel répond un vibraphone solennel. Un thème menaçant se transforme en solos déchaînés de Äleklint et Broo, sur un fond bien rempli. La contrebasse généreuse de Berthling introduit également "Don't ruin me", pizzicato cette fois, précédant un autre thème exposé par un alto plaintif. C'est Ståhl et Äleklint qui prennent les honneurs ici, soutenus par un motif de contrebasse solidement établi par Berthling. "My world of mines" est introduit par un thème obsessif des vents, sous lequel vient se glisser un riff rythmique plutôt... explosif! Encore une fois, le vibraphone de Ståhl sait bien retrouver sa route dans ce terrain miné, et, interrompant la machine rythmique, on laisse Äleklint soliloquer pendant quelques minutes avant la reprise obstinée du thème. "Every woman is a tree" est dédié aux femmes irakiennes. C'est Broo, remarquablement claironnant, qui se fait surtout remarquer ici. Küchen est littéralement déchirant dans son exposition de "The indispensable warlords", où un duo tout en nuances entre Broo et Äleklint fait place à un tutti furieux mené par le leader. "Let's talk about the weather (and not about the war)" ferme le disque; c'est une fanfare réjouissante, proche des compositions de Küchen pour Exploding Customer, et comme son titre l'indique, un salutaire changement d'atmosphère. Au-delà des contributions individuelles, c'est le jeu collectif des musiciens qui rend cette collaboration mémorable, et un exemple de plus de la vitalité du jazz de l'Europe du Nord. 

On retrouve les trois disques d'Exploding Customer, "Live at Glenn Miller Café", "Live at Tampere Jazz Happening" et "At Your Service" sur Ayler Records. Dans leur section de disques en téléchargement, on trouve aussi un disque de Martin Küchen en trio, "Live at Glenn Miller Café". 

Après "Sugarpromise", Magnus Broo vient de faire paraître un nouveau disque en quartette chez Moserobie, "Painbody". 

Mats Äleklint apparaît sur plusieurs disques chez Moserobie, notamment avec le groupe du saxophoniste/clarinettiste Alberto Pinton. Il co-dirige aussi un quartette avec le contrebassiste Nils Ölmedal, le batteur Jon Fält et le saxophoniste Joakim Milder: "Silent Room", paru chez Apart Records, est une collection de compositions d'Ornette Coleman et de Thelonious Monk. 

Du côté de chez Clean Feed, c'est en duo avec le pianiste norvégien Sten Sandell qu'on peut entendre Mattias Ståhl, sur "Grann Musik (neighbour music)". Je ne saurais assez recommander l'album de son quartette Ståhls Blå, paru en 2004 sur Moserobie, "Schlachtplatte". 

Johan Berthling est le contrebassiste du trio de Sten Sandell (je vous recommande particulièrement "Oval", sur Intakt) et de LSB (avec Fredrik Ljungkvist et Raymond Strid, "Fungus" sur Moserobie). 

Kjell Nordeson, en plus d'être le batteur d'Exploding Customer, joue avec le AALY Trio (avec Mats Gustafsson), Nacka Forum (avec le saxophoniste Jonas Kullhammar) et School Days (avec Ken Vandermark). Vibraphoniste avec ce dernier groupe, on peut l'entendre sur leur nouvelle collaboration avec le quintette Atomic, "Distil", sur OkkaDisk

jeudi 17 juillet 2008

À la recherche de Mike Osborne

Et voilà, le premier message de ce blogue.

Une page d'histoire pour commencer: je tenais à parler d'un musicien qui a connu une fin tragique, une auto-destruction involontaire, qui l'aura contraint à un quart de siècle de silence.

Mort en septembre 2007, le saxophoniste alto britannique Mike Osborne n'était pas très connu en dehors de la Grande-Bretagne, notamment à cause de son retrait de la scène musicale en 1982 pour raisons de santé. Souffrant de schizophrénie, il devait continuer de jouer en privé, mais ne retrouva jamais une santé mentale suffisante pour réapparaître en public. Doté d'un son puissant et d'un phrasé tranchant, initialement influencé par les Jackie McLean et Ornette Coleman, Osborne devait s'affirmer comme un musicien essentiel de la scène britannique, et assurément l'un des plus aisément identifiables. Son court solo sur Scarlet Mine, enregistré avec Harry Beckett en 1970 sur l'album "Flare Up" (Philips, réédition Jazzprint/Voiceprint), est un remarquable condensé de son style. On pourrait dire que sa carrière correspond à l'âge d'or du jazz anglais: d'abord révélé dans le Concert Band de Mike Westbrook à la fin des années 60, aux côtés de John Surman, Malcolm Griffiths, Harry Miller et Alan Skidmore, il devait croiser au fil des ans tout ce que la scène londonienne comptait de grands noms, des exilés sud-africains Chris McGregor, Dudu Pukwana et Louis Moholo aux pionniers de la musique improvisée de la trempe des John Stevens, Evan Parker et Paul Rutherford. Il allait disparaître de la scène au début des années 80, alors que le free jazz n'avait plus la cote, et que nombre des ses anciens collègues devaient soit changer de direction, soit revenir à un jazz plus sage, soit... ronger leur frein. Peu enclin à la composition à grande échelle, Osborne était avant tout un joueur, et ses meilleurs disques proviennent de concerts, où ce bouillant styliste pouvait s'épancher à loisir, alternant thèmes simples et chantants et improvisations débridées, un peu à la manière du Don Cherry des années 60. Deux parutions de 2008, une réédition augmentée et un inédit, nous permettent de l'entendre au sommet de sa forme.


Mike Osborne Trio: All Night Long: The Willisau Concert 
Ogun OGCD 029 

Après une reprise de "Border Crossing" (1974) et "Marcel's Muse" (1977), Ogun réédite maintenant ce qui est peut-être le meilleur disque d'Osborne, ce concert suisse de 1975. Le CD (dans une jolie pochette mini-LP, comme c'est l'habitude de la maison) ajoute une pièce au programme original, plus une longue plage du même trio et de la même époque. Ce trio, c'est le groupe le plus connu d'Osborne, avec le contrebassiste Harry Miller (lui aussi disparu au début des années 80, dans un accident de voiture) et le batteur Louis Moholo. All Night Long débute avec un thème d'une grande simplicité, exposé par l'alto et la contrebasse se répondant, puis Moholo entre, et on se retrouve rapidement dans un dialogue à trois, sans autre répit que les thèmes qui jaillissent tout au long de la performance, continue, mais séparée ici par les différentes plages du CD. Rivers est une cascade de notes d'alto, de contrebasse, et de ponctuations de la batterie, qui se résout dans une exposition surprenante de 'Round Midnight de Thelonious Monk. Miller est un interlocuteur parfait, saisissant au vol les idées du saxophoniste et les transposant immédiatement, soutenant l'ensemble et délivrant ses solos agiles avec une sonorité large qui n'aurait pas fait honte à un Charles Mingus. Moholo tire sur tout ce qui bouge, empilant les rythmes les uns par-dessus les autres, comme dans la première version de Scotch Pearl, où dans un swing accélérant sans cesse, il réussit à intégrer des accents à la caisse claire, comme dans une bossa-nova désarticulée. La performance se termine sur une reprise de ce même Scotch Pearl, qui se désagrège finalement dans quelques phrases du saxophoniste. À plus de 22 minutes, Now and Then, Here and Now (de provenance inconnue) représente un bonus substantiel, malgré un enregistrement plus étouffé (on perd un peu la magnifique sonorité de Miller ici). Mais l'invention et l'intensité d'Osborne sont intactes, et il se laisse même aller à quelques cris à la Albert Ayler. Une généreuse réédition (plus de 78 minutes!) et un document exceptionnel de cette période faste.

Mike Osborne: Force of Nature 
Reel Recordings R.R. 006 

Paru sur un label ontarien qui semble se spécialiser dans les bandes inédites de musiciens britanniques, "Force of Nature" est une autre addition de taille à la discographie d'Osborne, puisqu'il documente pour la première fois sur disque le dernier groupe du saxophoniste, un quartette qu'il dirigea de 1979 à 1982, avec le trompettiste Dave Holdsworth et différentes sections rythmiques. C'est l'excellent mais peu connu Marcio Mattos qui tient la contrebasse auprès du batteur Brian Abrahams pour la pièce de résistance de l'album, baptisée Ducking & Diving, un set de 42 minutes enregistré à Cologne en octobre 1980. La trompette de Holdsworth (dont la sonorité n'est pas sans rappeller Tomasz Stanko par moments) vient quelque peu tempérer le jeu volubile d'Osborne, qui semble toujours en pleine possession de ses moyens. Vers le milieu de la plage, Holdsworth improvise un remarquable duo avec Mattos, qui devient un trio, avant qu'Osborne ne relance les hostilités avec une série de thèmes bluesy qui semblent sortir tout droit d'une session Blue Note des années 50-60. Le trompettiste rend par ailleurs un bel hommage au saxophoniste dans les notes de pochette, mentionnant que, selon lui, le quartette n'a jamais mieux joué qu'à Cologne. On serait plutôt porté à être d'accord avec lui. Mais les deux pièces suivantes, enregistrées à Londres en avril 1981 celles-là, ne sont pas mal non plus. C'est Paul Bridge qui tient la contrebasse, et le dynamique Tony Marsh la batterie. Une autre parution importante, qui aide à compléter le portrait d'un musicien réduit trop tôt au silence.

La discographie d'Osborne est, on l'aura deviné, plutôt maigre. On pourra rechercher, entre autres:
"Outback" (Turtle, 1970, réédition FMR), avec Harry Beckett, Chris McGregor, en plus de Miller et Moholo. 

"Shapes" (inédit, 1972, publié par FMR), avec John Surman, Alan Skidmore, Miller, Earl Freeman et Moholo. 

"Trio & Quintet" ("Border Crossing + Marcel's Muse") (Ogun, 1974 & 1977), avec Miller et Moholo, et avec Marc Charig, Jeff Green, Miller et Peter Nykyruj. 

"SOS" (Ogun, 1975), avec Skidmore et Surman. 

John Stevens Trio: "Live at the Plough" (inédit, 1979, publié par Ayler Records), avec Paul Rogers. 

...plus les albums de Mike Westbrook, John Surman, Chris McGregor, Harry Beckett, Alan Skidmore, Kenny Wheeler (Song For Someone), Harry Miller (et son excellent sextette Isipingo) sur lesquels il apparaît. Sans oublier cet obscur joyau de 1969 réédité par amis de la Downtown Music Gallery: l'unique album du batteur Selwyn Lissack (et son groupe baptisé Friendship Next Of Kin): "Facets of the Universe". 

samedi 12 juillet 2008

Bienvenue!

Bienvenue sur Jazz Viking, un blogue sur le jazz et les musiques improvisées, en français et 100% fait au Québec! 

Quoi? 
Un endroit où suivre l'actualité du disque, et, selon mon inspiration, redécouvrir certains enregistrements classiques ou obscurs de l'histoire de cette musique. Un site tout à fait subjectif, donc, où partager une passion pour les gens qui font et qui ont fait le jazz. 

Pourquoi? 
Une façon de faire survivre un métier en voie de disparition, celui de disquaire. Pour propager évidemment un amour de la musique. Et pour le plaisir. 

Quand? 
Irrégulièrement, mais j'espère le plus souvent possible, je posterai ici des chroniques d'un ou plusieurs disques. 

Au plaisir de vous y voir souvent! 

Félix, le viking du jazz.